mercredi 27 novembre 2002

M comme Marxisme


Marxisme (n, m) : (1) Philosophie de Karl Marx (1818-1883). (2) L’ensemble des courants intellectuels qui, à quelque degré que ce soit, se rattachent à la pensée de Karl Marx. (3) « Moi, je ne suis pas marxiste » (Karl Marx).
Le destin de la pensée de Marx a conduit à la confusion des sens (1) et (2) en dépit de l’avertissement (3). En bonne logique et pour respecter les dénominations en usage dans la langue française, le substantif « marxisme » s’il est construit comme kantisme ou platonisme devrait signifier : caractère de la pensée marxienne. C’est l’adjectif « marxien » construit sur le modèle de kantien, platonicien, etc., et non pas « marxiste » qui convient pour parler de Marx. Pour « marxien », donc,  voir Marx.
On doit distinguer divers usages du terme « marxisme » et diverses phases de l’histoire du « marxisme », au croisement de la philosophie, de l’histoire des idées … et de l’histoire tout court.
I.                Le marxisme orthodoxe. Le marxisme devient la doctrine officielle des principaux partis socialistes et sociaux démocrates européens à la fin du xixe siècle. Sous l’influence de quelques textes de Engels, mais surtout de August Bebel (1840-1913) et Karl Kautsky (1854-1938), de Georges Plekhanov (1858-1918) en Russie ou encore de Jules Guesde en France, se construit ce qu’on appellera le « marxisme orthodoxe ». L’Internationale Communiste et les divers partis qui lui sont affiliés reprendra a son compte ce marxisme orthodoxe dont Georges Politzer (1903-1942) puis Roger Garaudy (né en 1913) seront les principaux propagateurs en France. Le marxisme orthodoxe  se présente comme une conception du monde cohérente articulant une philosophie moniste matérialiste (le « matérialisme dialectique »), une théorie de l’histoire (le « matérialisme historique »), une analyse socio-économique fondée sur l’analyse des classes sociales en lutte, le concept d’exploitation et la distinction entre infrastructure économique et superstructure politique, juridique, idéologique et religieuse. Engels est fréquemment rendu responsable de la transformation de la pensée de Marx en ce « marxisme orthodoxe ». Il est nécessaire de faire des distinctions et de ne pas jeter tous les « marxistes orthodoxes » dans les « poubelles de l’histoire » auxquelles leurs adversaires étaient fréquemment voués.
On trouvera des travaux spécialisés intéressants et parfois originaux comme La question agraire de Karl Kautsky ou en avance sur l’évolution des mœurs et des préoccupations comme Le socialisme et la femme d’August Bebel. Les trotskystes, bien que se situant philosophiquement dans le « marxisme orthodoxe produisent d’importantes contributions à la compréhension de la réalité sociale du xxe siècle. La Révolution trahie de Trotsky est la première tentative systématique de penser la nature de l’URSS. C’est encore un trotskyste, C.L.R. James qui s’intéresse parmi les premiers à comprendre les problèmes spécifiques de l’émancipation des Noirs. Il faut enfin accorder une place de choix à l’œuvre d’Ernest Mandel, notamment son Spätkapitalismus. On se gardera de confondre ces travaux honorables avec la production « intellectuelle » courante du stalinisme, qu’il s’agisse des écrits de Staline sur la linguistique ou des thèses ( ?) de Lissenko sur la « science prolétarienne ».
II.              Le marxisme occidental. Sous le syntagme « marxisme occidental », Perry Anderson (éditeur de la revue britannique New Left Review) regroupe toutes les tentatives, principalement faites en Europe occidentale, de reprendre la façon de Marx en sortant du dogmatisme du « marxisme orthodoxe ». Il ne s’agit pas d’une école mais d’un ensemble de penseurs et de courants qui se caractérisent par leur prise de distance à l’égard du matérialisme orthodoxe, qualifié de mécaniste, la réintégration des questions de la culture et de la psychologie ou encore la prise en compte plus directe des questions proprement politiques. Les « marxistes occidentaux » se réclament volontiers de Marx mais réfutent la plupart du temps l’apport de Engels, suspecté de réintroduire dans la pensée de Marx une métaphysique matérialiste. On peut également remarquer la tentative de réaliser des synthèses entre la tradition issue de Marx et les courants classiques de la philosophie ou des sciences humaines. Avec Karl Korsch (1886-1961), Georg Lukacs (1885-1971), c’est principalement un retour à la philosophie de Hegel qui est censé sortir le marxisme de son dogmatisme. On retiendra ici l’ouvrage clé de Lukacs, Histoire et Conscience de classe. Avec Antonio Gramsci (1891-1937), le marxisme italien se marie avec la philosophie hégélienne revue et corrigée par Benedetto Croce et Giovanni Gentile. Si certains marxistes autrichiens, Max Adler en tête, avaient déjà tenté une synthèse entre les pensées de Kant et de Marx, en Italie, Galvano della Volpe (1895-1968) et son disciple Lucio Colletti (1924) reprennent cette question à nouveaux frais. L’École de Francfort – nom sous lequel est connu l’Institut für Sozialforschung, fondé en 1923 par Theodor Adorno (1903-1969)  et Max Horkheimer (1895-1973) – est très fortement imprégné de psychanalyse, mais aussi de la sociologie de Max Weber. Avec Herbert Marcuse ou Erich Fromm, l’école de Francfort jouera un rôle important dans l’histoire intellectuelle des « trente glorieuses ». C’est encore de cette école que sortent Jürgen Habermas et aujourd’hui Axel Honneth. En France, Jean-Paul Sartre, surtout à partir de la Critique de la raison dialectique, fait le lien entre marxisme et existentialisme. Enfin, le structuralisme issu de la linguistique de Saussure et de l’ethnologie de Lévi-Strauss imprègne le marxisme de Louis Althusser (1918-1990).
III.            L’influence de Marx dans les sciences sociales.  Que ce soit en tant que doctrine des partis socialistes et communistes ou dans les diverses formes du « marxisme occidental », la pensée de Marx est utilisée de manière critique à l’égard de la société capitaliste. Mais on peut aussi se référer à Marx simplement en tant que savant. L’influence de la conception marxienne de l’histoire est particulièrement notable. Toute une école historique anglaise, dont le nom saillant est celui d’Eric Hobsbawn revendique clairement sa filiation marxiste. En France, Fernand Braudel ne manqua jamais de signaler sa dette à l’égard de Marx – dette particulièrement nette dans son ouvrage monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme – xv – xviiie siècle. Immanuel Wallerstein, disciple de Braudel développera la théorie de « l’économie monde ». L’inspiration marxiste se révélera un outil fécond dans l’exploration des processus historiques par lesquels la société européenne issue de la féodalité donner naissance au capitalisme moderne – voir la longue discussion entre Maurice Dobb, Paul Sweezy, etc. sur la transition du féodalisme au capitalisme. De nombreuses écoles économiques, enfin, se sont d’abord pensées dans le rapport au marxisme, ainsi ce qu’on a appelé « l’école de la régulation », représentée par des chercheurs comme Michel Aglietta, André Dorléans, Anton Brender … Des économistes libéraux, adversaires politiques décidés des marxistes reconnaissent la valeur scientifique des travaux de Marx – ainsi Milton Friedmann considère comme un apport décisif la théorie marxienne de la monnaie. Il faudrait faire sa place enfin au « marxisme analytique anglo-saxon » dont les travaux de John Elster (Making sense of Marx) ou de John Roehmer sont emblématiques.
IV.            Le marxisme aujourd’hui. Politiquement, le marxisme semble défait. Les partis qui s’en réclament encore sont des petits groupes sans véritable influence politique – ou s’ils gagnent de l’influence, c’est en abandonnant leur marxisme. Reste seulement une constellation de chercheurs qui continuent de « travailler avec Marx » et parfois contre Marx, dans tous les domaines de la philosophie et des sciences sociales. Les trois « congrès Marx » tenus en France à l’initiative de l’équipe de la revue Actuel Marx, témoignent à la fois de cette fin du marxisme et de la vitalité de la pensée de Marx. On peut même espérer que, débarrassé du marxisme, il soit possible maintenant procéder à réévaluation de la pensée de Marx.
Bibliographie
Labica (Georges) & Bensussan (Gérard) : Dictionnaire critique du marxisme (PUF, réédition « Quadrige »).

lundi 11 novembre 2002

Un républicanisme écologique?

Quel rapport y a-t-il entre le républicanisme et l’écologie ? Si  l’écologie est conçue comme science de la nature, aucun. Si l’écologie est le terme sous lequel on range les préoccupations environnementalistes, la réponse est tout sauf évidente. Après tout, la défense de l’environnement semble à peu près indifférente au type de régime politique : la république capitaliste des États-Unis d’Amérique moque presque du sort de la planète presque autant que son ex-ennemie, l’Union Soviétique, et l’Allemagne nazie glorifiait la nature et les droits des animaux. Pour les partis qui se disent écologistes, comme les Verts français ou les Grünen allemands, il leur faudra bien se définir par rapport aux grandes doctrines politiques, faute de quoi ils seront condamnés à rester des groupes de pression « thématiques » annexés à telle ou telle majorité.
Je voudrais tout d’abord rappeler en quoi consiste le républicanisme comme théorie politique, au moment où le vocabulaire républicain est galvaudé par toutes les forces politiques qui s’en servent comme d’un sésame magique pour masquer leur propre vide théorique. Je montrerai ensuite que le républicanisme est incompatible avec les conceptions « intégristes » de l’écologie politique, du type « deep ecology » mais que, en revanche, le souci de préserver un monde habitable pour les hommes peut et doit s’appuyer sur la conception républicaine de la liberté. Je soulèverai enfin quelques questions cruciales auxquelles sont confrontés tous ceux qui croient que la survie d’une humanité raisonnable nécessite des transformations structurelles profondes de nos sociétés.

Qu’est-ce que le républicanisme ?

Il y a déjà un certain temps, Régis Debray avait essayé de définir la République par différence avec la démocratie, la démocratie du côté des droits individuels et la république du côté du bien public. Mais ces définitions un peu formelles ne nous avancent guère. Faute d’avoir formé un concept clair de la république, les républicains forment une grande famille, où l’on peut être en désaccord sur à peu près tout et se réconcilier dès que sont prononcées les phrases sacramentelles aussi creuses qu’énigmatiques.
Il est cependant possible de définir dans l’histoire de la pensée politique un courant « républicaniste » au profit bien affirmé. Aristote est « républicaniste », contre son maître Platon. Sa « politéia » fondée sur le droit égal de tous les citoyens à gouverner et à être gouvernés, son régime mixte fondé sur la classe la plus nombreuse sont à l’origine d’une tradition qui sera celle d’un Cicéron – adversaire farouche du « césarisme », c'est-à-dire du pouvoir personnel fondé sur la force armée. Cette tradition républicaine est encore celle de Machiavel, non pas tant l’auteur du Prince que celui des Discours sur la seconde décade de Tite-Live, celui qui affirme qu’ « un peuple qui commande et qui est réglé par des lois est prudent, constant, reconnaissant autant et même, à mon avis, plus qu'un prince même réputé sage ». Ce sont bientôt les disciples anglais du Florentin pendant la révolution qui établira l’éphémère république dirigée par Cromwell : Harrington, avec son Oceana est le véritable théoricien de ce régime dont l’influence se fera encore sentir chez les « insurgeants » américains plus d’une siècle plus tard. On a souvent cru que les philosophes des Lumières étaient des partisans soit du despotisme éclairé, soit de la monarchie constitutionnelle. C’est oublier deux républicains fameux, Rousseau et Kant. Et, à bien des égards, on peut adjoindre Montesquieu à cette famille. Chez les auteurs contemporains, nous n’avons que l’embarras du choix, de Arendt à Habermas et de Rawls à Sandel, de Skinner à Pettit, toutes les variantes de la pensée républicaine constituent la contribution majeure à la philosophie politique d’aujourd’hui.
Pour comprendre ce qu’est le républicanisme, le plus simple est de partir de la théorie de la liberté qui le sous-tend. Dans les années 1870, le philosophe britannique Thomas H. Green, disciple de Hegel, définit un concept de la liberté qui s’oppose directement à celui de la tradition libérale anglo-saxonne, depuis Hobbes et Locke. Là où on considérait que la liberté consistait seulement dans le fait de n’être pas empêché d’agir, Green la définit au contraire dans le fait que « l’homme dans sa plénitude a trouvé son objet »  et qu’il s’est « mis en harmonie avec la loi véritable de son être »[1]
Sans employer ces termes, Green oppose ainsi la « liberté positive » – celle pour l’homme de se réaliser – et la « liberté négative » qui consiste simplement à ne pas subir ou à subir le moins d’ingérence possible de la part des autres. C’est cette opposition qui sera thématisée dans le célèbre article d’Isaiah Berlin, Two concepts of liberty.[2] Prenant le contre-pied de Green, Berlin soutient que le seul concept raisonnable de la liberté est celui de la liberté négative, alors que la « liberté positive » conduit plus ou moins à une société tyrannique, voire totalitaire. Pour Berlin, Rousseau, Hegel et Marx sont des exemples typiques de cette conception catastrophique de la liberté comme affirmation de soi – si Rousseau figure dans la liste, c’est parce que, selon un des lieux communs de la pensée anglo-saxonne depuis Burke, la théorie du contrat social, en tant que théorie rationaliste artificielle conduit à la liquidation de la liberté au sens que ce mot a pris dans la tradition anglaise.
Dans la manière dont la question est posée par Berlin et reprise ensuite, ad nauseam, par les libéristes[3] et les néolibéraux, il y a un côté philosophie pour guerre froide assez anachronique. Disons seulement que la position républicaine, qui ne se place pas dans ce cadre de guerre froide, consiste à rejeter aussi bien la liberté négative que la liberté positive.
Pour ce qui concerne la liberté négative, on peut rappeler les critiques traditionnelles qui sont portées contre cette conception. La liberté de ne pas être empêché de faire ceci ou cela est généralement de pure forme puisqu’elle est soumise à des capacités extra-juridiques qui font qu’elle se résume bien souvent, selon le mot d’Anatole France, au fait que le pauvre et le riche ont également le droit de coucher sous les ponts… Mais le point le plus grave est que la liberté négative est compatible avec toutes sortes de formes de domination. La première liberté consiste à pouvoir jouir librement de ce dont on est propriétaire, sans subir de contrainte extérieure. C’est pourquoi les théoriciens libéraux admettent si volontiers l’esclavage, rebaptisé « volontaire ». Se vendre soi-même pour payer ses dettes est parfaitement admis par des libéraux aussi patentés de Locke ou l’abbé Sieyès, le célèbre auteur de Qu’est-ce que le Tiers-État ? Et si les relations du couple sont des affaires privées, nul ne peut être privé de la liberté de battre sa femme…
En ce qui concerne la liberté comme affirmation de soi, elle trouve son plein développement dans l’exercice direct du pouvoir par les citoyens et fait de la cité le cadre dans lequel l’homme peut être réellement lui-même. Cette conception, qu’on désigne parfois par l’expression « humanisme civique ». La principale objection à laquelle se heurte cette conception est celle de toutes les expériences de démocratie directe. Elles sont généralement éphémères : l’homme ne vit pas que de politique, l’enthousiasme des commencements laisse souvent la place à la lassitude et les organismes de démocratie directe sont occupés par les professionnels de la politique. En deuxième lieu, les organismes de démocratie directe semblent mal adaptés à des organisations de taille suffisamment vaste ; il faut en effet transformer les assemblées de base en une pyramide d’instances élues qui se révèle souvent bien plus bureaucratiques que les appareils politiques traditionnels et bien plus facilement soumises aux manœuvres de groupes minoritaires bien organisés. Enfin la démocratie directe est particulièrement prompte à se transformer en tyrannie de la majorité.
En suivant Philip Pettit, nous pouvons maintenant définir la liberté républicaine comme non-domination : être libre, c’est ne pas subir la domination d’un autre homme et n’accepter d’autre joug que celui de la loi commune. De la liberté négative, la conception républicaine retient que les hommes n’aiment pas tant gouverner que n’être pas gouvernés. Autrement dit, le gouvernement représentatif et la séparation des pouvoirs font partie des réquisits du républicanisme qu’on ne confondra donc pas avec la démocratie directe. Mais, d’un autre côté, la conception républicaine rejette l’idée que toute ingérence soit condamnable. Bien au contraire, si l’ingérence est faite en vue de la protection de la liberté et du bien-être de l’individu, elle participe de sa liberté. Ainsi les lois qui protègent les ouvriers contre l’arbitraire patronal ou qui défendent les droits des femmes contre la domination masculine sont-elles typiquement des lois républicaines, bien que s’ingérant dans la liberté des personnes de passer des contrats.
La loi protège également les individus contre eux-mêmes, par exemple en les obligeant à s’assurer contre la maladie ou en leur interdisant certaines conduites « à risque » même lorsque ces conduites ne mettent en danger que leur propre vie et non celle d’autrui. On notera qu’un thème de combat de la droite dite « républicaine » est justement la critique de cette conception de la loi. Les idéologues de la droite, au nom de la « responsabilité », dénoncent le fait que la loi puisse protéger les individus contre eux-mêmes. Ce que l’on a appelé, bien souvent à tort, l’État-providence ou, pour parler comme les Anglo-saxons, l’état du bien-être, ressortit encore à cette conception républicaine : la protection des individus contre la misère, le chômage, ou l’arbitraire des employeurs, l’instruction publique et la possibilité pour le plus grand nombre de participer à la culture de son pays font partie des conditions de la liberté comme non-domination, même si cela exige que l’État s’ingère dans les revenus des citoyens plus favorisés par le biais de l’impôt.
La loi républicaine, si elle assure la liberté comme non-domination, doit également protéger les individus contre la tyrannie de la majorité. Une décision politique n’est légitime en effet que si elle respecte les droits de tous. Ainsi, une politique économique qui sacrifie telle  ou telle catégorie de la population, par exemple en organisant les licenciements des ouvriers les moins qualifiés au motif que cela est nécessaire pour la croissance et le bien-être général, est typiquement une mesure tyrannique de ce genre.
Alors que la conception libérale de la liberté négative oppose la loi au droit et revendique la limitation drastique du domaine de la loi, pour les républicanistes au contraire, c’est la loi qui crée la liberté. Philip Pettit montre qu’une telle conception constitue à la fois un idéal égalitaire – puisque l’égalité est la meilleure protection contre la domination – et communautaire – il s’agit non pas d’une liberté pour un individu isolé, comme dans les fictions de l’état de nature, mais d’une liberté dans la vie sociale. Cette conception peut en même temps être l’objet d’un consensus par recoupement entre diverses conceptions raisonnables de la vie bonne.

Républicanisme et écologie

Le républicanisme est typiquement un humanisme et comme tel il s’oppose donc à toutes les formes d’écologisme intégriste, y compris les versions modérées du type de Hans Jonas. En affirmant qu’il faut traiter les hommes comme des enfants et qu’un pouvoir autoritaire paternel est le meilleur garant pour assurer l’avenir de la planète contre les appétits insatiables de l’individu démocratique, Jonas se heurte directement aux conceptions de base de la république. Le rejet républicaniste de ce genre d’écologie n’exclut pas cependant la prise en compte d’un certain nombre de revendications non anthropocentriques, par exemple celles concernant les « droits des animaux », même si le terme de droit est employé ici dans un sens extrêmement douteux. On peut aussi justifier la protection des espèces vivantes pour des motifs non utilitaristes et la conception républicaine de la liberté est donc compatible avec les conceptions écologiques fondées sur la valeur intrinsèque de la nature.
De la même façon, le républicanisme exclut toute nostalgie des sociétés passées traditionnelles, souvent patriarcales et toujours fondées sur l’absorption de l’individu dans le groupe. Si les droits des minorités doivent être protégés, doivent encore plus être protégés les droits des individus à sortir de ces minorités. Dans la mesure où les traditions communautaires représentent une forme de domination, elles se heurtent directement au principe républicain. Ainsi les droits des enfants sont-ils supérieurs au « droit » traditionnel des familles – par exemple dans les affaires d’excision, de mariages arrangés, ou encore concernant l’instruction, la vaccination, etc.
En revanche, si nous sommes républicains, nous sommes nécessairement concernés par les questions concernant le genre de nature dans laquelle nous sommes amenés à vivre. Nous habitons la nature, nous respirons un air qui a tôt fait d’être commun à toutes les espèces aérobies et ce que nous sommes dépend largement de la relation que nous entretenons avec notre environnement naturel. Il s’en déduit facilement que dès lors que notre environnement est mis à mal, nous subissons une domination indirecte. Nos choix de vie se trouvent restreints et nos possibilités d’autoréalisation se trouvent potentiellement détruites. On voit bien qu’un monde étouffant sous la pollution est incompatible avec la liberté non seulement positive, non seulement républicaine, mais même avec la liberté négative des libéraux puisqu’un tel monde serait soumis à un rationnement drastique des biens naturels de base et par conséquent demanderait la mise en place, d’une manière ou d’une autre d’un État policier.
La protection d’un monde habitable pour tous est, sans contestation possible, une partie de la liberté comme non-domination. Inversement, si la république est un idéal structurellement communautaire – non pas au sens du communautarisme mais au sens de la réalité effective des communautés politiques, c’est dans le domaine environnemental qu’un tel idéal peut montrer son efficacité. Il est impossible en effet de défendre l’environnement sans s’appuyer sur la loi et sans un contrôle rigoureux des activités qui pourraient mettre en péril l’environnement. Pour un libéral, la loi qui lui interdit de construire comme il l’entend sur le terrain dont il est propriétaire au bord de la mer, est une loi qui limite sa liberté, il s’agit d’une ingérence qu’il peut éventuellement supporter, mais cela reste une ingérence. Pour un républicain, une telle loi est au contraire une loi de liberté puisqu’elle garantit la jouissance pour tous d’un paysage et d’un environnement qui font partie des notions communes que nous avons du bien-être.
Nous pouvons donc suivre ici, sans restriction, les propos de Philip Pettit : « L’État républicain que nous envisageons ici, l’État qui est consacré à promouvoir la liberté comme non-domination, est attaché à épouser ce que nous avons décrit assez largement comme la cause environnemental. Le fait qu’il parte de préoccupations anthropocentriques peut signifier qu’il ne peut pas endosser directement les philosophies les plus « écocentriques » des environnementalistes radicaux. Mais cela ne signifie pas que les environnementalistes vont trouver en lui un instrument étranger et non compréhensif. Au contraire, la philosophie républicaine pourrait donner aux environnementalistes un moyen particulièrement persuasif et efficace de poser leurs revendications principales. »[4]
On fera remarquer que ceux qui se disent républicains en France, et pas seulement en France, semblent assez indifférents aux revendications environnementales. Ils mettent même parfois un point d’honneur à opposer leurs affirmations républicaines aux préoccupations écologistes, un peu comme si le souci du bien public devait nécessairement mépriser des revendications environnementales comprises comme des revendications particulières. Mais l’argument ne peut être utilisé pour opposer revendications écologistes et républicanisme, car la vie politique dans ce pays s’est décomposée à un tel point que les étiquettes politiques cachent de plus en plus souvent de la marchandise de contrebande très frelatée : les socialistes sont rarement socialistes, et les écologistes eux-même ne le sont pas toujours. Cette confusion des étiquettes nous interdit de voir que le langage républicain tel que nous venons de le définir pourrait devenir assez facilement le langage commun des véritables socialistes attachés d’abord à la défense des intérêts des classes laborieuses, des écologistes sincères et plus généralement de tous ceux qui sont attachés au bien commun.

Des questions en suspens

En posant les questions de l’environnement sous l’angle de la liberté, il apparaît qu’on va à contre-courant de la perception générale qu’on en peut avoir. Les écologistes placent volontiers leur action sous l’emblème de l’interdit, plus que sous celui de la liberté. Ou s’ils parlent de liberté, c’est dans des domaines qui ne relèvent pas directement des préoccupations environnementales. En adoptant le point de vue républicain, les militants de l’écologie politique, des deux côtés du Rhin et d’ailleurs, devraient sortir de ce mélange instable d’idéologie post-soixante-huitarde et d’éco-centrisme, de libertarisme et de philosophie à la Jonas, qui les caractérise. En renonçant à quelques unes de leurs idiosyncrasies, les écologistes politiques risqueraient peut-être de perdre ce qui fait leur singularité dans le paysage politique et leur permet de délimiter leur « marché » électoral, quelles qu’en soient les ambiguïtés. Être écologiste ou être un républicain à préoccupations écologiques, ce n’est pas exactement la même chose. Cependant, l’heure des choix semble avoir sonné pour les écologistes.
Cela ne manquera pas de poser de nombreuses questions. Si on se place d’un point de vue anthropocentrique, c'est-à-dire si on ne considère par l’homme comme un parasite et un prédateur dont l’action est en soi dangereuse pour la planète, on admettra que la protection de la nature est abordée exclusivement du point de vue du bien commun et non du point de vue de quelques droits « naturels » que ce soit. Les critères de jugement des décisions politiques et économiques sont alors assez simples. Dans l’ordre, il s’agit (1) de savoir si l’action est conforme aux principes généraux du droit qui définit les individus comme personnes égales ; et (2) d’en juger l’utilité pragmatiquement – ce qu’on envisage permet-il d’améliorer la conditions des hommes ? Cependant, la prise en compte des questions écologiques se heurte à des difficultés sérieuses.

Les limites de la communauté humaine

Tout d’abord, la définition des limites de la communauté humaine, celle qui est visée par les principes républicains, reste problématique. Quels sont les individus auxquels s’appliquent les principes de droit universels ? Le souci des générations futurs fait partie à juste titre des principes de l’écologie. On trouve aussi cette idée dans la « démocratie radicale » de Habermas telle qu’elle est définie à partir de Morale et Communication.
Le problème, c’est que le droit repose sur la souveraineté populaire – si on ne veut pas le renvoyer aux tables de loi – et donc qu’il ne peut être dit que par les vivants. Ni les morts, ni les « Nachgeborenen[5] » ne participent à une communauté politique effective. Ils ne participent qu’à une communauté virtuelle. Il faut donc que les vivants parlent à leur place. Ce qui est contradictoire avec la conception que nous faisons des normes comme résultant d’une délibération menée sur les principes de l’éthique de la discussion. Il n’est pas difficile d’étendre la formulation de l’impératif kantien aux générations futures : « agis comme si tu voulais que la maxime de ton action puisse valoir aussi pour les générations futures ». Mais pour pouvoir appliquer effectivement ce principe, il faudrait savoir ce que seront ces générations futures, dans quel contexte elles se situeront, etc.. Il faut donc réintroduire d’une manière ou d’une autres considérations téléologiques que les morales déontologiques et les systèmes juridiques cherchent précisément à éviter. Un accord politique n’est en effet possible que si on s’abstient de mettre les fins suprêmes de l’humanité en délibération et si on s’en tient à la recherche d’un « consensus par recoupement » pouvant recevoir l’assentiment d’individus qui soutiennent différentes conceptions raisonnables du bien.
Si nous prenons comme maxime, par exemple : « laisse la planète dans l’état où tu souhaiterais la trouver … », il existe des cas où l’application des principes de justice est simple : ne gaspille pas les ressources naturelles non renouvelables afin que les générations futures puissent aussi en profiter : c’est une généralisation temporelle du suum cuique, un principe déontologique qui vaut indépendamment des conceptions particulières (Rawls dirait « compréhensives ») de ce qui est bon pour soi et pour l’humanité. Mais les générations passées ont trouvé bon de nous laisser une terre déjà largement sillonnée de routes goudronnées et voies ferrées et nous les en remercions. Elles ont agi en estimant que ce qu’elles trouvaient bon devait l’être aussi pour les générations futures et n’ont pas jugé particulièrement éthique de laisser la planète dans l’état où elles l’avaient trouvée.
Autrement dit, la définition de règles pour protéger les générations futures suppose déjà que nous avons une certaine conception du bien des générations futures, donc une idée du bonheur de l’humanité. Or, nous ne pouvons ni ne devons rechercher un consensus sur le bien en général, puisque nous vivons dans des sociétés pluralistes, par conséquent il ne peut pas y avoir d’accord suffisamment consensuel sur ce qu’est le bien des générations futures. C’est pourquoi il est à craindre que l’introduction dans la réflexion de ce point de vue ne soient qu’un artifice rhétorique en faveur des règles de prudence traditionnelles et non une véritable transformation de nos principes moraux et juridiques présents.
Le principe de précaution est censé prendre en compte cette dimension du futur. Il en existe plusieurs versions.
(1)   Selon la théorie du choix rationnel en situation d’incertitude, il est nécessaire de chercher à maximiser la pire des situations (MAXIMIN). En pratique, il s’agit soit de s’abstenir si les maux possibles apparaissent plus clairement que les gains espérés, soit de se livrer à un estimation probabiliste des avantages et des risques. Mais cette interprétation du principe de précaution tombe sous le coup des objections de Jean-Pierre Dupuy : reposant sur une surestimation de ce que l’application des principes de la causalité linéaire peut  nous procurer en matière de connaissance du futur, il se révèle en pratique impuissant à prévenir les catastrophes. Si je prends l’exemple de l’énergie nucléaire, le même principe de précaution peut être invoqué aussi bien « sortir du nucléaire » (position commune des Verts des deux côtés du Rhin) ou de développer l’industrie nucléaire puisqu’on peut tout aussi bien penser raisonnablement que le développement de cette filière permettra de financer une recherche qui trouvera bien le moyen de régler la question des déchets. Je ne veux pas trancher dans l’une ou l’autre hypothèse mais simplement montrer le caractère fondamentalement indéterminé du principe de précaution dans cette première version.
(2)   Dans une version plus dure du principe de précaution, assimilé au principe de responsabilité de Jonas, on peut considérer que c’est le pire qui arrivera et raisonner à rebours en cherchant dans nos actions présentes ce qui permettra de dire que la catastrophe était inévitable. C’est la thèse développée par Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé – Seuil 2002) qui formalise plus rigoureusement « l’heuristique de la peur » de Hans Jonas. J’ai déjà eu l’occasion de montrer – en m’appuyant sur Jonas lui-même, les rapports que cette heuristique de la peur entretenait à la mystique religieuse : la crainte de Dieu est un ingrédient essentiel de la foi. Mais c’est surtout la méthode qui pose problème. Reconstruire après coup la chaîne des évènements, et de surcroît la reconstruire à partir d’une expérience de pensée et non d’une expérience, cela peut avoir effectivement une valeur heuristique, mais ne peut jamais fournir une preuve décisive dans une discussion rationnelle. Relier des faits à des hypothèses selon un schéma cohérent, il n’y a, au fond, rien de plus facile et toutes les fantaisies pseudo-scientifiques procèdent de cette manière. Les rétro-anticipations terrifiantes  ne peuvent, par définition, convaincre personne. Il me semble que la position de Jean-Pierre Dupuy repose sur cette illusion qu’on peut se débarrasser de la contingence des futurs, cette illusion qu’il critique par ailleurs.
Mais surtout, en posant la question du futur en termes de catastrophes probables, on réduit singulièrement et de manière finalement assez « terroriste » la discussion à « ne pas choisir ce qui conduit à la catastrophe ». Qui pourrait vouloir la catastrophe ? Mais comment faire quand nous sommes face à plusieurs options qui sont également catastrophistes ? Comment faire quand nous sommes face à deux options non catastrophistes et cependant très différentes ? Par exemple, en matière d’aménagement et d’organisation du territoire, plusieurs hypothèses sont possibles dont aucune n’est catastrophiste au sens précis et hyperbolique du terme. On peut soutenir une première option qui prolongeant les tendances actuelles concentreraient la population dans quelques grands pôles urbains avec ne poursuite de la désertification de certaines régions qui seraient rendues progressivement à une nature sauvage ; une deuxième option consiste à définir des politiques publiques permettant de maintenir une activité agricole bien répartie sur tout le territoire. Comment prendre en compte dans ce cas l’intérêt des générations futures ? Pourtant les options que nous choisissons aujourd’hui influent de manière peut-être décisive sur le genre de planète que nous laisserons à nos enfants.
Il semble bien que nous disposions pas de principe scientifique qui nous permette même d’envisager ce dont nous ne voulons pas pour l’avenir – si j’excepte évidemment les hypothèses cataclysmiques. Donc nous n’avons pas d’autre moyen que de nous en remettre à la délibération des citoyens vivants et d’accepter comme postulat ce principe si contestable qui dit que « la volonté générale ne peut errer » parce que personne n’est assez fou pour vouloir se nuire à soi-même. Par conséquent l’inclusion des « Nachgeborenen » à la communauté future reste certainement une pétition de principe, en dehors du rejet de quelques horreurs manifestes.

Le conflit des droits

Les « écologistes profonds » ont un gros avantage : ils disposent d’un critère ultime permettant de trancher toutes les questions : le respect de la vie naturelle, de Gaïa ou de tout ce qu’on veut du même type. Si on refuse ce genre de position métaphysique ou mystique, et si on se place d’un point de vue anthropocentrique, on doit convenir que la réalité politique et sociale est d’abord marquée par le conflit des droits et des devoirs et que les défenseurs de l’environnement ne disposent plus d’une ligne de défense inexpugnable. Il est donc nécessaire de penser 1) l’ordre d’application de nos principes – donc la place des priorités – ; et 2) les procédures décisionnelles conformes aux principes républicains. Or ces deux points sont aussi problématiques l’un que l’autre.
Tout d’abord, si nous admettons le droit de tous à jouir d’une nature non polluée, d’un air sain, etc., nous admettons aussi le droit au travail – chacun doit pouvoir gagner sa vie et les solutions qui consistent à penser qu’une partie de l’humanité travaillera pour l’autre et que le droit au travail n’est pas une priorité, sont des plus contestables. Si le droit à ne pas être pollué entre en conflit ici et maintenant avec le droit au travail, lequel de ces deux droits doit avoir la priorité ? On peut dire qu’il vaudrait mieux ne pas avoir à faire ce genre de choix. Mais en pratique, c’est à ce genre de choix qu’on est confronté. Si on fait jouer le principe démocratique, comme tous les habitants sont concernés par la pollution, ils devraient avoir priorité sur les travailleurs dont l’emploi est lié à des industries polluantes et qui sont nécessairement une minorité. Pourtant, ce serait là typiquement une manifestation de la « tyrannie de la majorité », les droits de la minorité étant bafoués par le pouvoir absolu de la majorité – en fait nous n’avons là, comme bien souvent dans les revendications de la démocratie directe qu’une expression particulière du droit du plus fort, c'est-à-dire de l’absence radicale de droit.
Inversement, les revendications écologistes partent souvent du point de vue local – ce qui est normal, car les individus partent toujours d’eux-mêmes. Cependant, ces revendications n’ont de sens que si on est prêt à généraliser à tous ce qu’on exige pour soi-même. Faute de quoi on entretient la vision trop souvent justifiée selon laquelle les mobilisations écologistes sont essentiellement du genre « not in my back-yard ». Ces problèmes sont particulièrement criants en matière de transport. Le mieux, encore une fois, est assez facile à trouver : il faudrait faire baisser la pression des transports routiers. Mais pour cela, il faut (1) être prêt à payer ce que coûtera le changement de mode de transport – car si les capitalistes préfèrent le transport routier, ce n’est parce qu’ils aiment empoisonner l’atmosphère de leurs concitoyens, mais parce que cela apparaît comme le plus rentable. Et (2) accepter les inconvénients qui surgiront des transports alternatifs (tunnels, voies ferrées, canaux …) qui ne sont pas indolores. Dans tous les cas, se pose la question du périmètre et des procédures de la décision démocratique : pendant que les habitants de la vallée de Chamonix s’opposaient à la réouverture du tunnel du Mont-Blanc aux camions, dans le Val d’Aoste se multipliaient les initiatives pour le retour d’un trafic dont le poids économique est important. On peut estimer que les valdotains méconnaissaient leurs véritables intérêts. Personne cependant ne peut prétendre décider quelle est la meilleure façon d’être heureux pour les autres. 
Les exemples pourraient être multipliés à l’envi. Ils démontreraient tous que la prise en compte des questions environnementales se heurte à des problèmes réels et pas seulement au complot de méchants lobbies (qui, par ailleurs, existent bel et bien). Il s’agit de problèmes politiques, c'est-à-dire concernant le gouvernement des hommes, et, plus spécifiquement, de problèmes qui confrontent la pensée républicaine : comment articuler la défense des droits des individus et des minorités et le souci du bien commun. Si on écarte le pouvoir des experts – les experts scientifiques écologistes n’ont pas plus de légitimité que les autres – la solution classique, héritée des années 70 et d’une idéologie à bout de souffle, est de renvoyer à l’exercice d’une très contestable démocratie directe. Cette solution à l’évidence n’en est pas une. Sans doute existe-t-il des solutions à long terme, c'est-à-dire une transformation profonde des rapports sociaux qui feraient que, comme disait Marx, « les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. »[6] Mais, à long terme, nous sommes morts.
Nous savons qu’en elle-même la décision démocratique n’offre pas de solution optimale. Les travaux déjà anciens de Ken Arrow (reprenant le paradoxe de Condorcet) montrent que l’agrégation de préférences individuelles rationnelles ne satisfait généralement pas aux conditions de rationalité. Si les individus qui participent à un vote ne s’en tiennent qu’à leurs propres préférences sans être influencés par les autres, alors ce qui est décidé en général c’est ce qui ne satisfait personne. On l’a vu en avril et mai 2002. L’explosion politique du corps électoral a abouti à l’élection triomphale d’un candidat qui représente moins de 1 électeur sur 8. Toutes les théories purement procédurales fondées sur les choix individuels conduisent à de tels résultats. Le modèle de Rawls de justice procédural ne paraît convaincant que précisément parce qu’il n’est pas purement procédural et suppose que les citoyens possèdent déjà un sens commun de la justice et de l’impartialité[7]. La prise en compte des demandes écologiques dans la décision politique suppose donc que l’écologie soit intégrée dans l’horizon des attentes communes des citoyens et donc dans la définition du bien public autour de laquelle peut se refonder la République. Autrement dit, on ne peut pas défendre les revendications écologiques dans défendre en même l’existence d’une communauté plus amicale pour tous les citoyens, c’est-à-dire sans que soit reposée, à nouveau frais, la question de l’exploitation et celle des rapports de propriété capitalistes.
© Denis COLLIN – 11 novembre 2002
(Une version de ce travail est parue dans la revue Cosmopolitique, éditions de l'Aube) 


[1] TH Green : Lectures on Principles of political obligation, P.Harris & J.Morrow ed., 1986
[2] Isaiah Berlin : repris dans Éloge de la liberté, Calmann-Levy, 1994
[3] Le vocabulaire « libéral » est fort confus : le libéralisme, défini par la liberté de conscience, l’égalité juridique et le gouvernement représentatif est une théorie politique honorable. Ce qui se vend aujourd’hui sous ce nom est autre chose : il s’agit de la thèse selon laquelle le marché est le modèle de toute organisation sociale et qu’il n’est au fond aucun problème social qui ne trouverait sa solution par la libre concurrence. À ce genre de thèse, suivant l’exemple italien, je préfère réserver le qualificatif « libériste », ou pour suivre un usage français, « néolibéral », le mot « libéral » désignant seulement le libéralisme politique classique. Ainsi Keynes est politiquement un libéral, mais non un libériste. Le gouvernement chilien de M.Pinochet fut libériste mais pas libéral pour deux sous.
[4] P. Pettit : Republicanism, A Theory of Freedom and Government, OUP, 1997, page 138
[5] « Ce qui seront nés après (nous) » : C’est le titre d’un beau poème de Berthold Brecht.
[6] Capital, livre III, Conclusion
[7] voir mon livre Morale et justice sociale : je montre que la Théorie de la justice, contrairement à ce que dit Rawls, n’est pas seulement procédurale, mais exige aussi un accord substantiel qui rapproche Rawls du républicanisme classique et de l’humanisme civique.

lundi 4 novembre 2002

Note de lecture Marcel Hénaff : Le prix de la vérité – le don, l’argent, la philosophie.


Marcel Hénaff : Le prix de la vérité – le don, l’argent, la philosophie.(Seuil, collection « La couleur des idées », 2002, 560 pages)



Voilà un livre d’une grande richesse et qui pose quelques-unes des questions les plus cruciales auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui. Marcel Hénaff commence par une réflexion sur la polémique de Platon contre les sophistes, et particulièrement sur le reproche constant qu’ils font payer leur enseignement. Il ne s’agit pas d’un mépris général de l’argent, ni même comme chez Aristote d’une opposition entre le bon usage de l’argent, son usage économique comme moyen d’échange, et son mauvais usage, « contre nature », son usage chrématistique. « Entre l’argent et la philosophie, il y a d’emblée une querelle, il y a une profonde incompatibilité. » Si la philosophie est la recherche de la vérité, il s’agit d’abord de savoir en quoi la philosophie « a affronté de manière spécifique la question de l’argent et de la vénalité ». C’est à l’évidence quelque chose qui nous interroge aujourd’hui sous les espèces particulières de la réflexion sur la gratuité et le « hors-de-prix » d’un côté, de la propriété intellectuelle de l’autre. Comment peut-on fonder l’idée d’une propriété intellectuelle ? Il y a un prix de la vérité au sens où la quête de la vérité coûte en effort sur soi et en travail à l’amant de la vérité, mais il n’y a pas de prix car la vérité ne fait pas partie des choses qui s’achètent et se vendent.
Mais ce serait faire fausse route que d’y voir principalement une étude sur la propriété intellectuelle et la valeur du savoir ou encore sur le « hors de prix »– encore que tout cela fasse partie du livre. C’est un travail qui s’inscrit dans une tradition, explicitement revendiquée et approfondie, celle de la sociologie de Marcel Mauss et en particulier de son fameux Essai sur le don dont Marcel Hénaff cherche à prolonger le propos en dégageant de ce texte canonique ce que son auteur lui-même ne parvint pas encore à formuler clairement. Le noyau central du livre porte sur les relations entre l’échange et l’argent. Il est fréquent d’assimiler le don cérémoniel à une forme primitive de l’échange économique ou, au contraire, de le priver de toute valeur en y voyant simplement un rituel accompagnant une vie sociale dont le centre est ailleurs. Or, dans les sociétés traditionnelles dont part Mauss, le don cérémoniel est « un fait central de leur mode d’être ». Mais il est essentiellement distinct du troc, bien que la règle réciprocité qui caractérise le don cérémoniel puisse justement faire penser qu’il s’agit de troc. Les travaux de Mauss, utilisant le matériel ethnographique recueilli par Malinowski aux îles Tobriand montrent la coexistence de deux circuits distincts, le circuit du don cérémoniel (l’échange kula) glorieux et festif  et le circuit de l’échange utile (le gimwali) qui est le lieu d’échanges souvent âpres. Ce qui caractérise l’échange kula, c’est qu’il est d’abord « une affaire de reconnaissance réciproque ». C’est cela qui, à mon avis, constitue le nœud de l’ouvrage de Marcel Hénaff. En partant de l’antagonisme entre argent et philosophie, puis en passant à la sphère du don et à la distinction entre don et échange utile, en poursuivant par l’analyse du sacrifice (le don aux dieux) et de la grâce (le don gracieux), pour terminer par la monnaie, Marcel Hénaff nous livre une véritable généalogie de la reconnaissance, c'est-à-dire de la manière dont les individus se situent les uns par rapport aux autres et s’assignent leurs places sociales réciproques et donc finalement se pensent eux-mêmes.
On sait l’importance qu’à la question de la reconnaissance dans la philosophie de Hegel — elle constitue l’élément central de la Phénoménologie de l’Esprit. On sait qu’Axel Honneth, le dernier héritier de l’École de Francfort, tente de reconstruire une critique sociale à partir de la problématique hégélienne de la reconnaissance. Par une approche très différente, c’est à la même question que s’attaque Marcel Hénaff. Il ne situe pas dans les lieux communs du mépris de l’argent. Il montre au contraire ce qui explique l’extension de l’échange économique intermédié par l’argent, alors même que la défiance à l’égard du pouvoir potentiellement illimité de l’argent est profondément ancrée dans la tradition occidentale. C’est qu’en effet l’apparition de l’outil monétaire pourrait bien aller de pair avec celle de l’idée même de justice. À l’encontre de Platon qui, dans Les lois définit une « sorte d’utopie de société anti-marchande délivrée même du numéraire », la conception aristotélicienne de l’économique fait de la monnaie le grand égalisateur, ce qui permet de rendre commensurable les produits de l’activité humaine qui en eux-mêmes n’ont aucune mesure commune. Ainsi, « il se pourrait bien que, dans les sociétés politiques, la mesure monétaire des biens soit une des conditions essentielles de l’équité et du même coup de la démocratie. » En effet, « l’histoire de l’affirmation de l’outil monétaire est liée à celle de la liberté, celle qui a été conquise à l’encontre des anciennes dépendances statutaires. » Marcel Hénaff souligne, à ce propos l’apport des analyses de Georg Simmel dont la Philosophie de l’argent est revisitée avec profit.
De même que dans le don, ce ne sont pas des choses qui se donnent mais des êtres humains, l’argent, comme le dit Marx, n’est pas une chose mais un rapport social, qui prend l’apparence d’un rapport entre les choses. Le livre de Marcel Hénaff constitue une remarquable contribution à l’élucidation de cette thèse. Alors que notre compréhension de la réalité sociale est de plus en plus obscurcie par le « caractère fétiche de la marchandise », Le prix de la vérité fournit quelques clés essentielles.
Le 4 novembre 2002 – Denis COLLIN

dimanche 15 septembre 2002

Si Dieu n’existe pas …

La loi semble, au moins dans la tradition judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne, vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de Dostoïevski : " si Dieu n’existe pas, tout est permis. "
L’idée d’un fondement de la dans l’autorité transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les doctrines providentialistes du xviie siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son " droit de nature " sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou encore qui fonde la séparation du tien et du mien, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de la par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la qui ne vaudrait que pour les croyants. Une telle suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans les critiques modernes de la en général, on retrouve d’ailleurs cette même problématique mais inversée : puisque la découle de la religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les hommes au profit des tyrans et des parasites, la elle-même n’est qu’une superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du nécessaire fondement théologique de la se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi pouvait fonder la , cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien placés pour donner l’exemple de la régénération aux libre-penseurs goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin préférable au bigot superstitieux.
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique de la font comme si la révélation religieuse était unique et comme si ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à la  ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun. Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut fort bien s’en passer.
En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la . Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc, sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre teuronique, " Dieu le veut ". " C’est le revers du nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute atrocité est possible ". Le développement, à nouveau, des diverses formes de fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre n’est qu’une vie misérable qui en saurait en rien être comparée avec la vie dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi, ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?
Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin de et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? – que la , une autonome, humaine, rien qu’humaine, est véritablement possible.
Denis Collin - sept 2002

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...