Quel rapport y a-t-il entre le républicanisme et l’écologie ? Si l’écologie
est conçue comme science de la nature, aucun. Si l’écologie est le
terme sous lequel on range les préoccupations environnementalistes, la
réponse est tout sauf évidente. Après tout, la défense de
l’environnement semble à peu près indifférente au type de régime
politique : la république capitaliste des États-Unis d’Amérique moque
presque du sort de la planète presque autant que son ex-ennemie, l’Union
Soviétique, et l’Allemagne nazie glorifiait la nature et les droits des
animaux. Pour les partis qui se disent écologistes, comme les Verts
français ou les Grünen allemands, il leur
faudra bien se définir par rapport aux grandes doctrines politiques,
faute de quoi ils seront condamnés à rester des groupes de pression
« thématiques » annexés à telle ou telle majorité.
Je
voudrais tout d’abord rappeler en quoi consiste le républicanisme comme
théorie politique, au moment où le vocabulaire républicain est galvaudé
par toutes les forces politiques qui s’en servent comme d’un sésame
magique pour masquer leur propre vide théorique. Je montrerai ensuite
que le républicanisme est incompatible avec les conceptions
« intégristes » de l’écologie politique, du type « deep ecology »
mais que, en revanche, le souci de préserver un monde habitable pour
les hommes peut et doit s’appuyer sur la conception républicaine de la
liberté. Je soulèverai enfin quelques questions cruciales auxquelles
sont confrontés tous ceux qui croient que la survie d’une humanité
raisonnable nécessite des transformations structurelles profondes de nos
sociétés.
Qu’est-ce que le républicanisme ?
Il
y a déjà un certain temps, Régis Debray avait essayé de définir la
République par différence avec la démocratie, la démocratie du côté des
droits individuels et la république du côté du bien public. Mais ces
définitions un peu formelles ne nous avancent guère. Faute d’avoir formé
un concept clair de la république, les républicains forment une grande
famille, où l’on peut être en désaccord sur à peu près tout et se
réconcilier dès que sont prononcées les phrases sacramentelles aussi
creuses qu’énigmatiques.
Il est cependant
possible de définir dans l’histoire de la pensée politique un courant
« républicaniste » au profit bien affirmé. Aristote est
« républicaniste », contre son maître Platon. Sa « politéia »
fondée sur le droit égal de tous les citoyens à gouverner et à être
gouvernés, son régime mixte fondé sur la classe la plus nombreuse sont à
l’origine d’une tradition qui sera celle d’un Cicéron – adversaire
farouche du « césarisme », c'est-à-dire du pouvoir personnel fondé sur
la force armée. Cette tradition républicaine est encore celle de
Machiavel, non pas tant l’auteur du Prince que celui des Discours sur la seconde décade de Tite-Live,
celui qui affirme qu’ « un peuple qui commande et qui est réglé par des
lois est prudent, constant, reconnaissant autant et même, à mon avis,
plus qu'un prince même réputé sage ». Ce sont bientôt les disciples
anglais du Florentin pendant la révolution qui établira l’éphémère
république dirigée par Cromwell : Harrington, avec son Oceana est le véritable théoricien de ce régime dont l’influence se fera encore sentir chez les « insurgeants »
américains plus d’une siècle plus tard. On a souvent cru que les
philosophes des Lumières étaient des partisans soit du despotisme
éclairé, soit de la monarchie constitutionnelle. C’est oublier deux
républicains fameux, Rousseau et Kant. Et, à bien des égards, on peut
adjoindre Montesquieu à cette famille. Chez les auteurs contemporains,
nous n’avons que l’embarras du choix, de Arendt à Habermas et de Rawls à
Sandel, de Skinner à Pettit, toutes les variantes de la pensée
républicaine constituent la contribution majeure à la philosophie
politique d’aujourd’hui.
Pour comprendre ce
qu’est le républicanisme, le plus simple est de partir de la théorie de
la liberté qui le sous-tend. Dans les années 1870, le philosophe
britannique Thomas H. Green, disciple de Hegel, définit un concept de la
liberté qui s’oppose directement à celui de la tradition libérale
anglo-saxonne, depuis Hobbes et Locke. Là où on considérait que la
liberté consistait seulement dans le fait de n’être pas empêché d’agir,
Green la définit au contraire dans le fait que « l’homme dans sa
plénitude a trouvé son objet »
et qu’il s’est « mis en harmonie avec la loi véritable de son être »
Sans
employer ces termes, Green oppose ainsi la « liberté positive » – celle
pour l’homme de se réaliser – et la « liberté négative » qui consiste
simplement à ne pas subir ou à subir le moins d’ingérence possible de la
part des autres. C’est cette opposition qui sera thématisée dans le
célèbre article d’
Isaiah Berlin,
Two concepts of liberty.
Prenant le contre-pied de Green, Berlin soutient que le seul concept
raisonnable de la liberté est celui de la liberté négative, alors que la
« liberté positive » conduit plus ou moins à une société tyrannique,
voire totalitaire. Pour Berlin, Rousseau, Hegel et Marx sont des
exemples typiques de cette conception catastrophique de la liberté comme
affirmation de soi – si Rousseau figure dans la liste, c’est parce que,
selon un des lieux communs de la pensée anglo-saxonne depuis Burke, la
théorie du contrat social, en tant que théorie rationaliste artificielle
conduit à la liquidation de la liberté au sens que ce mot a pris dans
la tradition anglaise.
Dans la manière dont la question est posée par Berlin et reprise ensuite,
ad nauseam, par les libéristes
et les néolibéraux, il y a un côté philosophie pour guerre froide assez
anachronique. Disons seulement que la position républicaine, qui ne se
place pas dans ce cadre de guerre froide, consiste à rejeter aussi bien
la liberté négative que la liberté positive.
Pour
ce qui concerne la liberté négative, on peut rappeler les critiques
traditionnelles qui sont portées contre cette conception. La liberté de
ne pas être empêché de faire ceci ou cela est généralement de pure forme
puisqu’elle est soumise à des capacités extra-juridiques qui font
qu’elle se résume bien souvent, selon le mot d’Anatole France, au fait
que le pauvre et le riche ont également le droit de coucher sous les
ponts… Mais le point le plus grave est que la liberté négative est
compatible avec toutes sortes de formes de domination. La première
liberté consiste à pouvoir jouir librement de ce dont on est
propriétaire, sans subir de contrainte extérieure. C’est pourquoi les
théoriciens libéraux admettent si volontiers l’esclavage, rebaptisé
« volontaire ». Se vendre soi-même pour payer ses dettes est
parfaitement admis par des libéraux aussi patentés de Locke ou l’abbé
Sieyès, le célèbre auteur de Qu’est-ce que le Tiers-État ? Et si les relations du couple sont des affaires privées, nul ne peut être privé de la liberté de battre sa femme…
En
ce qui concerne la liberté comme affirmation de soi, elle trouve son
plein développement dans l’exercice direct du pouvoir par les citoyens
et fait de la cité le cadre dans lequel l’homme peut être réellement
lui-même. Cette conception, qu’on désigne parfois par l’expression
« humanisme civique ». La principale objection à laquelle se heurte
cette conception est celle de toutes les expériences de démocratie
directe. Elles sont généralement éphémères : l’homme ne vit pas que de
politique, l’enthousiasme des commencements laisse souvent la place à la
lassitude et les organismes de démocratie directe sont occupés par les
professionnels de la politique. En deuxième lieu, les organismes de
démocratie directe semblent mal adaptés à des organisations de taille
suffisamment vaste ; il faut en effet transformer les assemblées de base
en une pyramide d’instances élues qui se révèle souvent bien plus
bureaucratiques que les appareils politiques traditionnels et bien plus
facilement soumises aux manœuvres de groupes minoritaires bien
organisés. Enfin la démocratie directe est particulièrement prompte à se
transformer en tyrannie de la majorité.
En
suivant Philip Pettit, nous pouvons maintenant définir la liberté
républicaine comme non-domination : être libre, c’est ne pas subir la
domination d’un autre homme et n’accepter d’autre joug que celui de la
loi commune. De la liberté négative, la conception républicaine retient
que les hommes n’aiment pas tant gouverner que n’être pas gouvernés.
Autrement dit, le gouvernement représentatif et la séparation des
pouvoirs font partie des réquisits du républicanisme qu’on ne confondra
donc pas avec la démocratie directe. Mais, d’un autre côté, la
conception républicaine rejette l’idée que toute ingérence soit
condamnable. Bien au contraire, si l’ingérence est faite en vue de la
protection de la liberté et du bien-être de l’individu, elle participe
de sa liberté. Ainsi les lois qui protègent les ouvriers contre
l’arbitraire patronal ou qui défendent les droits des femmes contre la
domination masculine sont-elles typiquement des lois républicaines, bien
que s’ingérant dans la liberté des personnes de passer des contrats.
La
loi protège également les individus contre eux-mêmes, par exemple en
les obligeant à s’assurer contre la maladie ou en leur interdisant
certaines conduites « à risque » même lorsque ces conduites ne mettent
en danger que leur propre vie et non celle d’autrui. On notera qu’un
thème de combat de la droite dite « républicaine » est justement la
critique de cette conception de la loi. Les idéologues de la droite, au
nom de la « responsabilité », dénoncent le fait que la loi puisse
protéger les individus contre eux-mêmes. Ce que l’on a appelé, bien
souvent à tort, l’État-providence ou, pour
parler comme les Anglo-saxons, l’état du bien-être, ressortit encore à
cette conception républicaine : la protection des individus contre la
misère, le chômage, ou l’arbitraire des employeurs, l’instruction
publique et la possibilité pour le plus grand nombre de participer à la
culture de son pays font partie des conditions de la liberté comme
non-domination, même si cela exige que l’État s’ingère dans les revenus
des citoyens plus favorisés par le biais de l’impôt.
La
loi républicaine, si elle assure la liberté comme non-domination, doit
également protéger les individus contre la tyrannie de la majorité. Une
décision politique n’est légitime en effet que si elle respecte les
droits de tous. Ainsi, une politique économique qui sacrifie telle ou
telle catégorie de la population, par exemple en organisant les
licenciements des ouvriers les moins qualifiés au motif que cela est
nécessaire pour la croissance et le bien-être général, est typiquement
une mesure tyrannique de ce genre.
Alors que
la conception libérale de la liberté négative oppose la loi au droit et
revendique la limitation drastique du domaine de la loi, pour les
républicanistes au contraire, c’est la loi qui crée la liberté. Philip
Pettit montre qu’une telle conception constitue à la fois un idéal
égalitaire – puisque l’égalité est la meilleure protection contre la
domination – et communautaire – il s’agit non pas d’une liberté pour un
individu isolé, comme dans les fictions de l’état de nature, mais d’une
liberté dans la vie sociale. Cette conception peut en même temps être
l’objet d’un consensus par recoupement entre diverses conceptions
raisonnables de la vie bonne.
Républicanisme et écologie
Le
républicanisme est typiquement un humanisme et comme tel il s’oppose
donc à toutes les formes d’écologisme intégriste, y compris les versions
modérées du type de Hans Jonas. En affirmant qu’il faut traiter les
hommes comme des enfants et qu’un pouvoir autoritaire paternel est le
meilleur garant pour assurer l’avenir de la planète contre les appétits
insatiables de l’individu démocratique, Jonas se heurte directement aux
conceptions de base de la république. Le rejet républicaniste de ce
genre d’écologie n’exclut pas cependant la prise en compte d’un certain
nombre de revendications non anthropocentriques, par exemple celles
concernant les « droits des animaux », même si le terme de droit est
employé ici dans un sens extrêmement douteux. On peut aussi justifier la
protection des espèces vivantes pour des motifs non utilitaristes et la
conception républicaine de la liberté est donc compatible avec les
conceptions écologiques fondées sur la valeur intrinsèque de la nature.
De
la même façon, le républicanisme exclut toute nostalgie des sociétés
passées traditionnelles, souvent patriarcales et toujours fondées sur
l’absorption de l’individu dans le groupe. Si les droits des minorités
doivent être protégés, doivent encore plus être protégés les droits des
individus à sortir de ces minorités. Dans la mesure où les traditions
communautaires représentent une forme de domination, elles se heurtent
directement au principe républicain. Ainsi les droits des enfants
sont-ils supérieurs au « droit » traditionnel des familles – par exemple
dans les affaires d’excision, de mariages arrangés, ou encore
concernant l’instruction, la vaccination, etc.
En
revanche, si nous sommes républicains, nous sommes nécessairement
concernés par les questions concernant le genre de nature dans laquelle
nous sommes amenés à vivre. Nous habitons la nature, nous respirons un
air qui a tôt fait d’être commun à toutes les espèces aérobies et ce que
nous sommes dépend largement de la relation que nous entretenons avec
notre environnement naturel. Il s’en déduit facilement que dès lors que
notre environnement est mis à mal, nous subissons une domination
indirecte. Nos choix de vie se trouvent restreints et nos possibilités
d’autoréalisation se trouvent potentiellement détruites. On voit bien
qu’un monde étouffant sous la pollution est incompatible avec la liberté
non seulement positive, non seulement républicaine, mais même avec la
liberté négative des libéraux puisqu’un tel monde serait soumis à un
rationnement drastique des biens naturels de base et par conséquent
demanderait la mise en place, d’une manière ou d’une autre d’un État
policier.
La protection d’un monde habitable
pour tous est, sans contestation possible, une partie de la liberté
comme non-domination. Inversement, si la république est un idéal
structurellement communautaire – non pas au sens du communautarisme mais
au sens de la réalité effective des communautés politiques, c’est dans
le domaine environnemental qu’un tel idéal peut montrer son efficacité.
Il est impossible en effet de défendre l’environnement sans s’appuyer
sur la loi et sans un contrôle rigoureux des activités qui pourraient
mettre en péril l’environnement. Pour un libéral, la loi qui lui
interdit de construire comme il l’entend sur le terrain dont il est
propriétaire au bord de la mer, est une loi qui limite sa liberté, il
s’agit d’une ingérence qu’il peut éventuellement supporter, mais cela
reste une ingérence. Pour un républicain, une telle loi est au contraire
une loi de liberté puisqu’elle garantit la jouissance pour tous d’un
paysage et d’un environnement qui font partie des notions communes que
nous avons du bien-être.
Nous pouvons donc
suivre ici, sans restriction, les propos de Philip Pettit : « L’État
républicain que nous envisageons ici, l’État qui est consacré à
promouvoir la liberté comme non-domination, est attaché à épouser ce que
nous avons décrit assez largement comme la cause environnemental. Le
fait qu’il parte de préoccupations anthropocentriques peut signifier
qu’il ne peut pas endosser directement les philosophies les plus «
écocentriques »
des environnementalistes radicaux. Mais cela ne signifie pas que les
environnementalistes vont trouver en lui un instrument étranger et non
compréhensif. Au contraire, la philosophie républicaine pourrait donner
aux environnementalistes un moyen particulièrement persuasif et efficace
de poser leurs revendications principales. »
On
fera remarquer que ceux qui se disent républicains en France, et pas
seulement en France, semblent assez indifférents aux revendications
environnementales. Ils mettent même parfois un point d’honneur à opposer
leurs affirmations républicaines aux préoccupations écologistes, un peu
comme si le souci du bien public devait nécessairement mépriser des
revendications environnementales comprises comme des revendications
particulières. Mais l’argument ne peut être utilisé pour opposer
revendications écologistes et républicanisme, car la vie politique dans
ce pays s’est décomposée à un tel point que les étiquettes politiques
cachent de plus en plus souvent de la marchandise de contrebande très
frelatée : les socialistes sont rarement socialistes, et les écologistes
eux-même ne le sont pas toujours. Cette confusion des étiquettes nous
interdit de voir que le langage républicain tel que nous venons de le
définir pourrait devenir assez facilement le langage commun des
véritables socialistes attachés d’abord à la défense des intérêts des
classes laborieuses, des écologistes sincères et plus généralement de
tous ceux qui sont attachés au bien commun.
Des questions en suspens
En
posant les questions de l’environnement sous l’angle de la liberté, il
apparaît qu’on va à contre-courant de la perception générale qu’on en
peut avoir. Les écologistes placent volontiers leur action sous
l’emblème de l’interdit, plus que sous celui de la liberté. Ou s’ils
parlent de liberté, c’est dans des domaines qui ne relèvent pas
directement des préoccupations environnementales. En adoptant le point
de vue républicain, les militants de l’écologie politique, des deux
côtés du Rhin et d’ailleurs, devraient sortir de ce mélange instable
d’idéologie post-soixante-huitarde et d’éco-centrisme,
de libertarisme et de philosophie à la Jonas, qui les caractérise. En
renonçant à quelques unes de leurs idiosyncrasies, les écologistes
politiques risqueraient peut-être de perdre ce qui fait leur singularité
dans le paysage politique et leur permet de délimiter leur « marché »
électoral, quelles qu’en soient les ambiguïtés. Être écologiste ou être
un républicain à préoccupations écologiques, ce n’est pas exactement la
même chose. Cependant, l’heure des choix semble avoir sonné pour les
écologistes.
Cela ne manquera pas de poser de
nombreuses questions. Si on se place d’un point de vue
anthropocentrique, c'est-à-dire si on ne considère par l’homme comme un
parasite et un prédateur dont l’action est en soi dangereuse pour la
planète, on admettra que la protection de la nature est abordée
exclusivement du point de vue du bien commun et non du point de vue de
quelques droits « naturels » que ce soit. Les critères de jugement des
décisions politiques et économiques sont alors assez simples. Dans
l’ordre, il s’agit (1) de savoir si l’action est conforme aux principes
généraux du droit qui définit les individus comme personnes égales ; et
(2) d’en juger l’utilité pragmatiquement – ce qu’on envisage permet-il
d’améliorer la conditions des hommes ? Cependant, la prise en compte des
questions écologiques se heurte à des difficultés sérieuses.
Les limites de la communauté humaine
Tout
d’abord, la définition des limites de la communauté humaine, celle qui
est visée par les principes républicains, reste problématique. Quels
sont les individus auxquels s’appliquent les principes de droit
universels ? Le souci des générations futurs fait partie à juste titre
des principes de l’écologie. On trouve aussi cette idée dans la
« démocratie radicale » de Habermas telle qu’elle est définie à partir
de Morale et Communication.
Le
problème, c’est que le droit repose sur la souveraineté populaire – si
on ne veut pas le renvoyer aux tables de loi – et donc qu’il ne peut
être dit que par les vivants. Ni les morts, ni les «
Nachgeborenen »
ne participent à une communauté politique effective. Ils ne participent
qu’à une communauté virtuelle. Il faut donc que les vivants parlent à
leur place. Ce qui est contradictoire avec la conception que nous
faisons des normes comme résultant d’une délibération menée sur les
principes de l’éthique de la discussion. Il n’est pas difficile
d’étendre la formulation de l’impératif kantien aux générations
futures : « agis comme si tu voulais que la maxime de ton action puisse
valoir aussi pour les générations futures ». Mais pour pouvoir appliquer
effectivement ce principe, il faudrait savoir ce que seront ces
générations futures, dans quel contexte elles se situeront, etc.. Il
faut donc réintroduire d’une manière ou d’une autres considérations
téléologiques que les morales déontologiques et les systèmes juridiques
cherchent précisément à éviter. Un accord politique n’est en effet
possible que si on s’abstient de mettre les fins suprêmes de l’humanité
en délibération et si on s’en tient à la recherche d’un « consensus par
recoupement » pouvant recevoir l’assentiment d’individus qui soutiennent
différentes conceptions raisonnables du bien.
Si
nous prenons comme maxime, par exemple : « laisse la planète dans
l’état où tu souhaiterais la trouver … », il existe des cas où
l’application des principes de justice est simple : ne gaspille pas les
ressources naturelles non renouvelables afin que les générations futures
puissent aussi en profiter : c’est une généralisation temporelle du suum cuique,
un principe déontologique qui vaut indépendamment des conceptions
particulières (Rawls dirait « compréhensives ») de ce qui est bon pour
soi et pour l’humanité. Mais les générations passées ont trouvé bon de
nous laisser une terre déjà largement sillonnée de routes goudronnées et
voies ferrées et nous les en remercions. Elles ont agi en estimant que
ce qu’elles trouvaient bon devait l’être aussi pour les générations
futures et n’ont pas jugé particulièrement éthique de laisser la planète
dans l’état où elles l’avaient trouvée.
Autrement
dit, la définition de règles pour protéger les générations futures
suppose déjà que nous avons une certaine conception du bien des
générations futures, donc une idée du bonheur de l’humanité. Or, nous ne
pouvons ni ne devons rechercher un consensus sur le bien en général,
puisque nous vivons dans des sociétés pluralistes, par conséquent il ne
peut pas y avoir d’accord suffisamment consensuel sur ce qu’est le bien
des générations futures. C’est pourquoi il est à craindre que
l’introduction dans la réflexion de ce point de vue ne soient qu’un
artifice rhétorique en faveur des règles de prudence traditionnelles et
non une véritable transformation de nos principes moraux et juridiques
présents.
Le principe de précaution est censé prendre en compte cette dimension du futur. Il en existe plusieurs versions.
(1) Selon
la théorie du choix rationnel en situation d’incertitude, il est
nécessaire de chercher à maximiser la pire des situations (MAXIMIN). En
pratique, il s’agit soit de s’abstenir si les maux possibles
apparaissent plus clairement que les gains espérés, soit de se livrer à
un estimation probabiliste des avantages et des risques. Mais cette
interprétation du principe de précaution tombe sous le coup des
objections de Jean-Pierre Dupuy : reposant sur une surestimation de ce
que l’application des principes de la causalité linéaire peut nous
procurer en matière de connaissance du futur, il se révèle en pratique
impuissant à prévenir les catastrophes. Si je prends l’exemple de
l’énergie nucléaire, le même principe de précaution peut être invoqué
aussi bien « sortir du nucléaire » (position commune des Verts des deux
côtés du Rhin) ou de développer l’industrie nucléaire puisqu’on peut
tout aussi bien penser raisonnablement que le développement de cette
filière permettra de financer une recherche qui trouvera bien le moyen
de régler la question des déchets. Je ne veux pas trancher dans l’une ou
l’autre hypothèse mais simplement montrer le caractère fondamentalement
indéterminé du principe de précaution dans cette première version.
(2) Dans
une version plus dure du principe de précaution, assimilé au principe
de responsabilité de Jonas, on peut considérer que c’est le pire qui
arrivera et raisonner à rebours en cherchant dans nos actions présentes
ce qui permettra de dire que la catastrophe était inévitable. C’est la
thèse développée par Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé
– Seuil 2002) qui formalise plus rigoureusement « l’heuristique de la
peur » de Hans Jonas. J’ai déjà eu l’occasion de montrer – en m’appuyant
sur Jonas lui-même, les rapports que cette heuristique de la peur
entretenait à la mystique religieuse : la crainte de Dieu est un
ingrédient essentiel de la foi. Mais c’est surtout la méthode qui pose
problème. Reconstruire après coup la chaîne des évènements, et de
surcroît la reconstruire à partir d’une expérience de pensée et non
d’une expérience, cela peut avoir effectivement une valeur heuristique,
mais ne peut jamais fournir une preuve décisive dans une discussion
rationnelle. Relier des faits à des hypothèses selon un schéma cohérent,
il n’y a, au fond, rien de plus facile et toutes les fantaisies
pseudo-scientifiques procèdent de cette manière. Les rétro-anticipations
terrifiantes ne peuvent, par
définition, convaincre personne. Il me semble que la position de
Jean-Pierre Dupuy repose sur cette illusion qu’on peut se débarrasser de
la contingence des futurs, cette illusion qu’il critique par ailleurs.
Mais
surtout, en posant la question du futur en termes de catastrophes
probables, on réduit singulièrement et de manière finalement assez
« terroriste » la discussion à « ne pas choisir ce qui conduit à la
catastrophe ». Qui pourrait vouloir la catastrophe ? Mais comment faire
quand nous sommes face à plusieurs options qui sont également
catastrophistes ? Comment faire quand nous sommes face à deux options
non catastrophistes et cependant très différentes ? Par exemple, en
matière d’aménagement et d’organisation du territoire, plusieurs
hypothèses sont possibles dont aucune n’est catastrophiste au sens
précis et hyperbolique du terme. On peut soutenir une première option
qui prolongeant les tendances actuelles concentreraient la population
dans quelques grands pôles urbains avec ne poursuite de la
désertification de certaines régions qui seraient rendues
progressivement à une nature sauvage ; une deuxième option consiste à
définir des politiques publiques permettant de maintenir une activité
agricole bien répartie sur tout le territoire. Comment prendre en compte
dans ce cas l’intérêt des générations futures ? Pourtant les options
que nous choisissons aujourd’hui influent de manière peut-être décisive
sur le genre de planète que nous laisserons à nos enfants.
Il
semble bien que nous disposions pas de principe scientifique qui nous
permette même d’envisager ce dont nous ne voulons pas pour l’avenir – si
j’excepte évidemment les hypothèses cataclysmiques. Donc nous n’avons
pas d’autre moyen que de nous en remettre à la délibération des citoyens
vivants et d’accepter comme postulat ce principe si contestable qui dit
que « la volonté générale ne peut errer » parce que personne n’est
assez fou pour vouloir se nuire à soi-même. Par conséquent l’inclusion
des « Nachgeborenen » à la communauté future reste certainement une pétition de principe, en dehors du rejet de quelques horreurs manifestes.
Le conflit des droits
Les
« écologistes profonds » ont un gros avantage : ils disposent d’un
critère ultime permettant de trancher toutes les questions : le respect
de la vie naturelle, de Gaïa ou de tout ce qu’on veut du même type. Si
on refuse ce genre de position métaphysique ou mystique, et si on se
place d’un point de vue anthropocentrique, on doit convenir que la
réalité politique et sociale est d’abord marquée par le conflit des
droits et des devoirs et que les défenseurs de l’environnement ne
disposent plus d’une ligne de défense inexpugnable. Il est donc
nécessaire de penser 1) l’ordre d’application de nos principes – donc la
place des priorités – ; et 2) les procédures décisionnelles conformes
aux principes républicains. Or ces deux points sont aussi problématiques
l’un que l’autre.
Tout d’abord, si nous
admettons le droit de tous à jouir d’une nature non polluée, d’un air
sain, etc., nous admettons aussi le droit au travail – chacun doit
pouvoir gagner sa vie et les solutions qui consistent à penser qu’une
partie de l’humanité travaillera pour l’autre et que le droit au travail
n’est pas une priorité, sont des plus contestables. Si le droit à ne
pas être pollué entre en conflit ici et maintenant avec le droit au
travail, lequel de ces deux droits doit avoir la priorité ? On peut dire
qu’il vaudrait mieux ne pas avoir à faire ce genre de choix. Mais en
pratique, c’est à ce genre de choix qu’on est confronté. Si on fait
jouer le principe démocratique, comme tous les habitants sont concernés
par la pollution, ils devraient avoir priorité sur les travailleurs dont
l’emploi est lié à des industries polluantes et qui sont nécessairement
une minorité. Pourtant, ce serait là typiquement une manifestation de
la « tyrannie de la majorité », les droits de la minorité étant bafoués
par le pouvoir absolu de la majorité – en fait nous n’avons là, comme
bien souvent dans les revendications de la démocratie directe qu’une
expression particulière du droit du plus fort, c'est-à-dire de l’absence
radicale de droit.
Inversement, les
revendications écologistes partent souvent du point de vue local – ce
qui est normal, car les individus partent toujours d’eux-mêmes.
Cependant, ces revendications n’ont de sens que si on est prêt à
généraliser à tous ce qu’on exige pour soi-même. Faute de quoi on
entretient la vision trop souvent justifiée selon laquelle les
mobilisations écologistes sont essentiellement du genre « not in my back-yard ».
Ces problèmes sont particulièrement criants en matière de transport. Le
mieux, encore une fois, est assez facile à trouver : il faudrait faire
baisser la pression des transports routiers. Mais pour cela, il faut (1)
être prêt à payer ce que coûtera le changement de mode de transport –
car si les capitalistes préfèrent le transport routier, ce n’est parce
qu’ils aiment empoisonner l’atmosphère de leurs concitoyens, mais parce
que cela apparaît comme le plus rentable. Et (2) accepter les
inconvénients qui surgiront des transports alternatifs (tunnels, voies
ferrées, canaux …) qui ne sont pas indolores. Dans tous les cas, se pose
la question du périmètre et des procédures de la décision
démocratique : pendant que les habitants de la vallée de Chamonix
s’opposaient à la réouverture du tunnel du Mont-Blanc aux camions, dans
le Val d’Aoste se multipliaient les initiatives pour le retour d’un
trafic dont le poids économique est important. On peut estimer que les
valdotains méconnaissaient leurs véritables intérêts. Personne cependant
ne peut prétendre décider quelle est la meilleure façon d’être heureux
pour les autres.
Les
exemples pourraient être multipliés à l’envi. Ils démontreraient tous
que la prise en compte des questions environnementales se heurte à des
problèmes réels et pas seulement au complot de méchants lobbies (qui,
par ailleurs, existent bel et bien). Il s’agit de problèmes politiques,
c'est-à-dire concernant le gouvernement des hommes, et, plus
spécifiquement, de problèmes qui confrontent la pensée républicaine :
comment articuler la défense des droits des individus et des minorités
et le souci du bien commun. Si on écarte le pouvoir des experts – les
experts scientifiques écologistes n’ont pas plus de légitimité que les
autres – la solution classique, héritée des années 70 et d’une idéologie
à bout de souffle, est de renvoyer à l’exercice d’une très contestable
démocratie directe. Cette solution à l’évidence n’en est pas une. Sans
doute existe-t-il des solutions à long terme, c'est-à-dire une
transformation profonde des rapports sociaux qui feraient que, comme
disait Marx, « les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de
manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à
leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de
ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie
possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à
leur nature humaine. »
Mais, à long terme, nous sommes morts.
Nous
savons qu’en elle-même la décision démocratique n’offre pas de solution
optimale. Les travaux déjà anciens de Ken Arrow (reprenant le paradoxe
de Condorcet) montrent que l’agrégation de préférences individuelles
rationnelles ne satisfait généralement pas aux conditions de
rationalité. Si les individus qui participent à un vote ne s’en tiennent
qu’à leurs propres préférences sans être influencés par les autres,
alors ce qui est décidé en général c’est ce qui ne satisfait personne.
On l’a vu en avril et mai 2002. L’explosion politique du corps électoral
a abouti à l’élection triomphale d’un candidat qui représente moins de 1
électeur sur 8. Toutes les théories purement procédurales fondées sur
les choix individuels conduisent à de tels résultats. Le modèle de Rawls
de justice procédural ne paraît convaincant que précisément parce qu’il
n’est pas purement procédural et suppose que les citoyens possèdent
déjà un sens commun de la justice et de l’impartialité
.
La prise en compte des demandes écologiques dans la décision politique
suppose donc que l’écologie soit intégrée dans l’horizon des attentes
communes des citoyens et donc dans la définition du bien public autour
de laquelle peut se refonder la République. Autrement dit, on ne peut
pas défendre les revendications écologiques dans défendre en même
l’existence d’une communauté plus amicale pour tous les citoyens,
c’est-à-dire sans que soit reposée, à nouveau frais, la question de
l’exploitation et celle des rapports de propriété capitalistes.
© Denis COLLIN – 11 novembre 2002
(Une version de ce travail est parue dans la revue
Cosmopolitique, éditions de l'Aube)