jeudi 19 avril 2018

Introduction à la pensée de Marx (recension)

Recension par Laurent Joffrin dans Libération

Le philosophe Denis Collin signe un ouvrage utile pour redécouvrir la pensée du fondateur du marxisme qui aurait eu 200 ans cette année. Les idolâtres le rejetteront, ceux qui se demandent si Marx serait devenu social-démocrate aussi.

 Marx aujourd’hui
Le marxisme est mort, mais Marx est vivant. Tel est le mantra de Denis Collin, philosophe qui livre une introduction à la pensée de l’auteur du Capital à la fois utile, bienvenue et quelque peu frustrante. Le marxisme, dit-il, citant Michel Henry, autre philosophe, n’est que «la somme des contresens commis sur Marx». Formule juste, tant les orthodoxes et les dévots ont ossifié, rigidifié, dogmatisé la vaste pensée qui a dominé pendant quelques décennies une grande partie du mouvement ouvrier et a servi sous cette forme aux très orwelliennes dictatures marxistes-léninistes qui ont défiguré l’idéal socialiste.
Cette idéologie, transformée en catéchisme par les responsables communistes, n’a pas survécu à l’échec historique retentissant des expériences menées en son nom, sinon dans les écrits de l’Hibernatus Badiou et de quelques autres.
Denis Collin revient donc aux sources, aux textes, pour en donner une synthèse claire et une interprétation argumentée qui seront précieuses à quiconque veut s’initier.
Marx est d’abord un philosophe puissant, inspiré par Hegel, par Feuerbach et quelques autres qui placent au centre de sa réflexion le concept d’aliénation. Pour Hegel, l’esprit s’aliène dans la matière avant de reprendre dialectiquement ses droits ; pour Feuerbach, l’homme s’aliène dans la religion qu’il voit à la source de toutes choses, alors que c’est l’homme qui crée la religion.
Pour Marx, qui étudie d’abord le capitalisme de son temps, l’homme s’aliène dans la marchandise devenue fétiche, qui gouverne le travail et la consommation alors qu’elle en est le produit. Il inaugure ainsi une double critique de la consommation et du travail salarié qui reste aujourd’hui encore d’actualité.
Marx passe au scalpel la science économique de son temps, qui n’a pas beaucoup changé depuis. Il élucide le mystère du capital qui se nourrit du «sur-travail» fourni par le salarié pour se lancer dans la course sans fin de l’accumulation. Denis Collin, une fois cet héritage clarifié, note que Marx est un penseur de la liberté plus que du déterminisme, qu’il croit au progrès matériel et à l’émancipation humaine par l’action consciente.
De la même manière, en politique, les textes qu’il consacre à la Révolution de 1848, au coup d’Etat du 2 décembre ou à la Commune de Paris font preuve d’une nuance d’analyse qui laisse toute sa place à l’autonomie des acteurs, et donc à celle de l’instance politique. Les hommes - et les femmes - agissent dans ces conditions sociales et historiques déterminées, mais ils gardent dans ce cadre un pouvoir de décision qui rend l’Histoire bien plus complexe et imprévisible que les mécaniques analyses des marxistes ne le soutiennent avec force certitude.
Denis Collin montre encore que la «dictature du prolétariat», prônée par Marx au moment des convulsions révolutionnaires du milieu du XIXe siècle, n’exclut pas l’acceptation du parlementarisme une fois l’occasion révolutionnaire passée, et encore moins l’établissement d’une démocratie fondée sur les libertés publiques.
Très utiles mises au point, donc, qui seront évidemment rejetées par les disciples restant du marxisme-léninisme, ceux qui lisent les textes sacrés, comme les salafistes lisent le Coran.
Restent les questions traitées à la fin du livre, mais guère résolues. Pourquoi les régimes politiques se réclamant du marxisme ont-ils à ce point échoué ? Denis Collin répond par un tour de passe-passe et non par l’analyse concrète des situations concrètes. Si le socialisme réel a failli, dit-il, c’est parce qu’il a… maintenu le capitalisme, et donc que son échec se ramène à celui du capitalisme. Pirouette simpliste.
Les chefs communistes étaient plus violents que d’autres, mais ils n’étaient pas plus bêtes. Ils ont remplacé l’économie de marché par un système où l’essentiel des moyens de production était collectivisé, selon l’idée de Marx, qui voyait le socialisme fonctionner «comme la poste allemande», et où les besoins n’étaient plus définis par le marché ou par la logique du profit, mais par celle des intérêts généraux des pays concernés, définis par un pouvoir central.
Les pays communistes sont donc bien sortis de la logique capitaliste pour lui substituer un système de planification centrale étranger au marché. Denis Collin évite soigneusement de s’engager dans cette voie, qui tendrait à montrer que la collectivisation produit aussi de la bureaucratie et des erreurs tragiques nées du volontarisme des fonctionnaires centraux, bloquant la productivité et instaurant une contrainte totalitaire sur la vie quotidienne des ouvriers «émancipés».
Rejetant le soviétisme, Denis Collin semble plaider pour «l’association libre des travailleurs», formule défendue par Marx. Mais s’il s’agit de petites unités de production décentralisées, à la manière d’une coopérative, il laisse entière la question du marché, auquel l’association en question sera forcément confrontée dès lors que subsistent la concurrence et la liberté du consommateur.
Marx décrivait le capitalisme impitoyable de son temps. Ses analyses restent utiles, par exemple pour décrypter la mondialisation et le fonctionnement du capitalisme «sauvage» à l’œuvre dans les pays émergents. Mais on peut faire le pari qu’il aurait amendé sa doctrine en observant l’échec des socialismes réels et le succès des économies de marché tempérées par les conquêtes du mouvement ouvrier, qu’il avait lui-même préconisées dans le Manifeste du Parti communiste : droit social, démocratie politique, Etat-providence. L’introduction à l’œuvre de Marx est utile. Denis Collin recule devant la conclusion…
Laurent Joffrin
Denis Collin Introduction à la pensée de Marx Seuil 256 pp., 14 €

samedi 7 avril 2018

La voix du corps

Dans son Cours De Linguistique Générale, Saussure annonce la naissance d’une science générale des signes ou sémiologie qui, parmi les différents systèmes de signification, comprend ce système particulier qui trouve son expression dans le langage. Roland Barthes, considérant qu’il n’y a pas de sens qui ne soit nommé propose la réduction de la sémiologie à la linguistique du moment que le monde des significations passe toujours par la médiation du langage qui les nomme. Le contenu de toute culture, en effet, est toujours exprimable dans la langue de cette culture et il n’existe pas de matériaux linguistiques qui ne soient les symboles de signifiés réels. Le progrès linguistique de l’humanité a toujours synchrone avec le développement technique des cultures : c’est la même structure mentale et cérébrale qui permet à l’homme de se rapporter au monde aux moyens de la fabrication d’outils ou au moyen de symboles linguistiques.

vendredi 6 avril 2018

L'homme est-il un loup pour l'homme

Conférence à Philopop, Le Havre, 5 avril 2018 par Marie-Pierre Frondziak

De l’antiquité à l’époque moderne (XVIIe siècle), on ne pense l’homme qu’à partir de la société : celle-ci est naturelle à l’homme. En effet, chez les Anciens, notamment pour Aristote (IVe s. av. JC), l’homme est considéré comme animal politique, c’est-à-dire animal fait naturellement pour vivre en société, et doué de raison. Pour Cicéron (1er s. av. JC), dans la tradition stoïcienne, le monde forme un tout où chaque être vivant a sa place, l’être humain au même titre que les autres, et qui tend à l’harmonie universelle. Pourvus de la raison, la finalité des hommes est d’appliquer à la société humaine le même ordre rationnel que celui qui régit l’ordre du monde. On a ainsi affaire à un holisme dans lequel l’homme n’est pas pensé comme sujet face au monde mais comme être dans le monde, comme être du monde. Le monde constitue ainsi une harmonie à ne surtout pas mettre en question et donc l’idée de guerre de chacun contre chacun n’y a pas de sens, même si évidemment cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de conflits entre individus. La seule guerre possible est la guerre contre les autres cités, contre les autres pays. C’est d’ailleurs en ce sens que Plaute (-195), le premier à utiliser cette formule, l’envisagera puisqu’il dit : « Quand on ne le connaît pas, l’homme est un loup pour l’homme. » Asinaria (comédie). Cette expression a été beaucoup reprise (Pline l’Ancien, Érasme, Montaigne, Schopenhauer et Freud pour les plus connus), mais nous nous attacherons ici au sens que lui donne Hobbes. Il est à noter que cette citation a souvent été utilisée de manière incomplète et à contresens.
Avec la philosophie du sujet (Descartes au xviie siècle), on a un changement radical de perspective. En quelques mots : jusqu’au XVIe on croit que la terre est au centre du monde et qu’elle est immobile (sauf Aristarque IIIe siècle av. JC). C’est le géocentrisme et le système de Ptolémée (IIe s. ap. JC). On croit cela car c’est ce que nous indique la perception. Avec Copernic puis Galilée, on apprend que c’est la terre qui tourne et qu’elle n’est pas au centre, c’est l’héliocentrisme. De plus, le monde ne résulte plus d’une harmonie universelle orientée par une finalité, mais constitue un univers physique, reposant sur le principe de causalité (A noter, c’est au XVIIe que la physique apparaît comme science). À partir de cette découverte, Descartes est celui qui va tirer les conséquences si je puis dire philosophiques de cela. On ne peut plus partir du monde qui ne nous dévoile rien, il faut partir du sujet. Ainsi, comme la révolution scientifique (cf. Galilée, Newton, …) qui pense la nature à partir de ses éléments et l’explique à l’aide de lois, l’analyse politique va elle aussi prendre une nouvelle perspective. Pour comprendre l’ordre politique, les penseurs vont partir des individus (= des éléments) et affirmer que l’ordre politique est artificiel et donc non naturel, construit (comme d’ailleurs la science), c’est-à-dire issu d’une convention entre les hommes. On ne part plus du monde mais de l’homme, naît ainsi l’individualisme par opposition au holisme et on trouve alors l’idée de la concurrence et du conflit entre les hommes, non plus seulement entre les sociétés. 
Au XVIIe siècle vont naître nombre de réflexions avec des gens comme Grotius (Du droit de la guerre et de la paix – 1625) et Pufendorf (Du droit de la nature et des gens – 1672), respectivement hollandais et allemand, tous deux juristes, ou avec Hobbes et Locke (Traité du Gouvernement civil – 1690), Spinoza (TTP – 1670), puis Rousseau au XVIIIe siècle qui sont philosophes. Ils partent de l’idée que l’individu, en tant que tel, possède un certain nombre de droits. En effet, naturellement, les hommes sont indépendants et égaux, et nul n ‘a droit de commander aux autres. Mais cet état de nature est un état très instable, voire violent, d’où cette affirmation de Hobbes dans le De Cive : « l’homme est un loup pour l’homme », après avoir dit que « l’homme est un dieu pour l’homme », car sans l’autre nous ne pouvons survivre. Cet état de violence ne peut être dépassé que par une autorité politique. Ils vont alors réfléchir au moyen de régler les relations entre les hommes, puisque visiblement le droit naturel de la droite raison ne suffit pas.  
La question qui se pose donc à nous est la suivante : l’homme est-il un loup pour l’homme ? Est-ce en permanence la guerre de chacun contre chacun ? Dans la tradition philosophique, à partir du 17èmesiècle, on trouve en général une anthropologie qui l’affirme, excepté chez Rousseau, pour lequel l’homme solitaire est plutôt neutre et que c’est la vie avec ses semblables qui le rend mauvais. Mais dans la mesure où l’homme ne peut vivre seul, cela ne revient-il pas à la même conclusion ? À savoir, l’homme est constamment en concurrence, voire en conflit avec ses semblables, ce qui suppose une certaine dose d’agressivité. Certes, classiquement la guerre est un conflit armé entre États, qui induit les notions d’agression et /ou de défense, mais ne rencontre-t-on pas aussi cet état entre individus ?
 Je vous propose donc pour analyser cette question de partir dans un premier temps de deux conceptions anthropologiques qui semblent s’opposer, celles de Hobbes et de Rousseau. Dans un second moment, d’envisager, très succinctement mais pour illustrer notre propos, la volonté de la philosophie de l’Histoire de trouver un sens à ces conflits et de les dépasser. Je m’appuierai sur Kant. Enfin nous terminerons avec l’anthropologie pessimiste de Freud.
I L’OPPOSITION (APPARENTE) ENTRE HOBBES ET ROUSSEAU
Hobbes = philosophe anglais (1588-1679). Du Citoyen (De Cive) a été écrit en 1642, le Léviathan en 1651. Il faut savoir que la réflexion politique de Hobbes est liée au contexte politique de son époque, à savoir la guerre civile anglaise en 1642 (Charles 1er est jugé et exécuté en 1649, République de 1649 à 1660, sous Cromwell). Il s’agit pour lui d’éclairer les hommes sur la nécessité de l’État, afin d’éviter la discorde et la guerre. Ainsi, il cherche à expliquer et légitimer l’ordre politique existant, à savoir l’Absolutisme. Sa démarche est descriptive et explicative, et nous dit ce qui est.
J.J. Rousseau (1712-1778), philosophe français, né à Genève a écrit un certain nombre d’ouvrages importants, parmi lesquels nous retiendrons ici : le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) et Du contrat social (1762). Sous des aspects parfois lyriques, il nous faut souligner ici que la pensée politique de Rousseau est particulièrement rigoureuse et conséquente. Son objectif est d’énoncer les principes du droit politique. A la différence de Hobbes, Rousseau refuse de légitimer le fait par le droit et sa démarche est normative, il nous dit ce qui doit être.
Néanmoins, ils affirment tous deux un état d’égalité des hommes à l’état de nature. Leur opposition viendra de l’interprétation de cette égalité et des conséquences qu’ils en tireront, quant à l’ordre politique tel qu’il est et tel qu’il doit être. 
Hobbes, pour étayer sa philosophie politique, part de l’hypothèse de l’homme à l’état de nature pour expliquer et justifier la nécessité d’un pouvoir politique. Le but de Hobbes est de montrer que, sans un accord primordial des hommes entre eux, sans un pacte reconnu par tous, la vie humaine est une vie d’insécurité et d’état de guerre permanent. Ainsi, selon lui, l’état de nature concernant l’homme est un état d’indépendance, ce que l’on appelle aussi liberté naturelle. Cela signifie que, dans cet état, il n’existe pas de subordination à une quelconque autorité, qu’elle soit celle d’un autre homme ou divine.
Hobbes commence par un constat : naturellement (= sur le plan de la nature), les hommes disposent quasiment des mêmes facultés corporelles et donc aussi de la même force.
De même, ils disposent pratiquement des mêmes capacités intellectuelles, la preuve = chacun croit être plus sage que les autres : « Car, ordinairement, il n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot. » Chap. XIII (Léviathan - De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère). Donc, tous les hommes sont égaux naturellement, car ils sont constitués de la même façon. Chacun est fondamentalement libre et puissant, possède le droit de se préserver par tous les moyens. Conséquence: tous les individus désirent les mêmes choses. Désirant les mêmes choses, et essentiellement la conservation de leur vie (que Hobbes considère comme étant une loi naturelle dictée par la raison), ils entrent en concurrence et deviennent ennemis : c’est la guerre de chacun contre chacun, idée qui reprend celle de Plaute : « l’homme est un loup pour l’homme» De cive. Selon Hobbes, trois causes sont à l’origine de cette situation : la rivalité, la défiance et la fierté, lesquelles entraînent l’attaque pour le gain, la fierté et la réputation qu’il obtient ou maintient par la violence. Donc, tant qu’il n’existe pas de lois, pas de souverain, pas de structures d’obéissance et donc pas d’objectif mis en commun, c’est l’état de guerre permanent. Pour Hobbes, l’état de guerre ne renvoie pas seulement à des combats ou des batailles mais aussi à une disposition au combat et ce serait le cas quand il n’y a pas de lois autoritaires et dissuasives, l’homme est ennemi de tout homme.
De cette incapacité à s’entendre, Hobbes tire les conséquences : pas de savoir, pas de progrès, pas de société, pas d’évolution, seulement une vie solitaire (puisque tous les autres sont de potentiels ennemis) et animale (liée au seul instinct de survie).
Pour étayer son propos et nous signifier qu’en nous demeurent des traces de cet état d’insécurité et de méfiance vis-à-vis de nos semblables, Hobbes énumère toutes les précautions que nous prenons encore à l’état civilisé (ou socialisé), et ce malgré tous les moyens de sécurité mis en place, comme si la résurgence de cet état de nature pouvait intervenir à tout instant (on ferme la porte à clé, quand on part en voyage, on s’arme, on se méfie de ses domestiques, etc.). Cela montre bien que sans les institutions, sans les lois, l’homme reste un loup pour l’homme.
Comme on peut le voir l’anthropologie hobbesienne est très pessimiste : sans lois, sans un état civil, les hommes ne peuvent s’entendre, ils sont trop méfiants et dominateurs.
Pour autant, il croit que l’être humain est à même de sortir de cet état de nature grâce à deux facultés : les passions et la raison. Ces passions sont la peur de la mort et le désir de confort, passions capables de contrecarrer l’agressivité inhérente à l’homme. De même, il possède la raison, faculté qui lui permet de comprendre son intérêt et de mettre en place les structures (ordre politique, lois, …) qui lui permettent de le satisfaire.
Donc, la loi naturelle, qui exige la conservation de soi, va entraîner la recherche de la paix, car la guerre nuit à la conservation de soi. Cette compréhension de l’intérêt bien compris est possible grâce à la raison.
Ainsi, pour vivre en paix, et donc assumer l’obligation de la loi naturelle, qui consiste à persévérer dans son être, un pouvoir commun doit être mis en place par un pacte, c’est-à-dire une convention qui présuppose la réciprocité (d’où « que l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l’on pensera que c’est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu’on a sur toute chose ; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concèderait aux autres à l’égard de soi-même. » Ibid. Je renonce à mon droit naturel et reconnais un droit propre à l’autre qui délimite le mien, c’est le pacte d’association. Ma liberté est conservée, à condition qu’elle ne nuise pas à autrui et réciproquement, c’est ce qu’on appelle la « règle d’or » (qu’on retrouve notamment chez Confucius au Vème siècle avant J.C. : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse à vous-même »)).
C’est une toute autre perspective, une perspective opposée, que l’on trouve avec Rousseau. Comme Hobbes, il émet aussi l’hypothèse d’un état de nature, dans lequel les hommes sont naturellement égaux (mêmes capacités, mêmes facultés). Même affirmation aussi que chez Hobbes : à l’état de nature, il n’y a pas d’évolution, pas de progrès. Cependant, dans cet état de nature, les hommes sont pacifiques, ou à tout le moins sont neutres, car la possession n’est pas assez stable et les besoins sont très limités. De plus, les passions, comme l’orgueil ou l’amour-propre, ne sont pas développées, car les hommes vivent isolés. Les hommes n’ont donc pas à se comparer, ni à s’agresser. Mais ils sont également stupides et bornés (C.S L.I., chap. VIII.) -> ils ne sont donc pas libres. Comme chez Hobbes encore, on retrouve la loi naturelle comme idée de la conservation de soi, que Rousseau appelle amour de soi et à laquelle il ajoute la pitié pour autrui. Mais, là où diverge essentiellement Rousseau, c’est qu’il réfute justement cette idée d’un état de guerre permanent de chacun contre chacun : « C'est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre, et l'état de guerre ne pouvant naître des simples relations personnelles, mais seulement des relations réelles, la guerre privée ou d'homme à homme ne peut exister, ni dans l'état de nature où il n'y a point de propriété constante, ni dans l'état social où tout est sous l'autorité des lois. (…) La guerre n'est donc point une relation d'homme à homme, mais une relation d'État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. »C.S. Chap. IV De l’esclavage. Ce que décrit ici Rousseau, c’est ce qui doit ou devrait être et cela signifie que pour lui naturellement, l’homme n’est pas belliqueux envers ses semblables, mais c’est la vie en société qui entraine la guerre de chacun contre chacun, car c’est la vie sociale qui crée les relations de pouvoir et de subordination. Il montre d’ailleurs que le contrat d’association passé entre les hommes est un véritable marché de dupes. Il le dit de façon très ironique dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes « Unissons-nous (…) pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer (…). En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association (…). »Ce qui se passe dans la société est selon lui un véritable coup de force. En effet, Rousseau réaffirme que ce qui est naturel, c’est la possession. La propriété suppose une reconnaissance comme telle. Or, selon lui, ceux qui possédaient ont imaginé un accord qui viserait à garantir leur possession. En remettant tous leur droit à un souverain, les possédants gagnaient par là-même la perpétuation de leur possession transformée en propriété et donc garantie par l’ordre public. C’est dans la société que règne la loi du plus fort, les faibles ont été dupés : croyant être protégés par les lois, celles-ci ne font que légaliser la violence. Ainsi, par leur pauvreté, ils deviennent dépendants. Or, si les peuples se sont donné des chefs, c’est pour défendre leur liberté, non pour la supprimer. Rousseau dénonce cette légitimation du fait par le droit, qui ne profite qu’aux plus puissants. C’est en cela que Rousseau diverge de Hobbes. Selon le premier, le second avec sa théorie politique ne fait que légitimer l’ordre politique existant fondé sur la force. Cependant, la force relève du fait, elle est changeante, aléatoire. Et là où il y a soumission à la force, il ne peut y a voir de liberté. Or, pour Rousseau, un contrat suppose des obligations mutuelles, non pas un engagement unilatéral, comme c’est le cas dans la soumission, en particulier dans l’Absolutisme. En effet, pour Rousseau l’État doit être garant de la liberté et de l’égalité auxquelles les hommes ont naturellement droit. Aussi, la liberté n’est-t-elle possible qu’à travers l’ordre politique, à travers le pacte d’association, qui fait que chacun se donnant à tous ne se donne à personne. Mais cet état politique n’existe pas, il est à faire. L’état politique que nous connaissons est bien fait de conflits entre individus. C’est pourquoi, le contrat social de Rousseau ne cherche pas à légitimer ce qui existe, comme il reproche à Hobbes de le faire. Selon lui, ce que les hommes ont fait, ils peuvent le défaire. De même donc, l’ordre social et politique peut également être mis en question.
Finalement ce que montrent Hobbes et Rousseau c’est que du fait que les hommes ont des relations entre eux, celles-ci sont sources de conflits, dues notamment au développement des différentes passions. Pour assurer une paix relative, ils ont dû instaurer par convention une autorité qui les départage et qui limite cette guerre de chacun contre chacun.
Il n’en reste pas moins que l’on peut s’interroger sur les raisons de cette inimitié entre les hommes. C’est ce que vont faire les philosophies de l’Histoire.
II COMMENT COMPRENDRE CET ETAT DE GUERRE DE CHACUN CONTRE CHACUN : LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
Kant est le premier à faire une véritable « Philosophie de l'Histoire ». Ce terme désigne les doctrines qui prétendent donner un sens à l'histoire de l'humanité prise dans son ensemble. En effet, parce qu’il portait un jugement désenchanté sur la nature humaine, Kant a cherché à comprendre le sens d’une histoire dont l’absurdité saute aux yeux. Il va se demander pourquoi l’Histoire des hommes est tragique et s’ils peuvent échapper à cette tragédie. C’est pourquoi, il lui apparaît essentiel de chercher à y voir clair au-delà du spectacle des atrocités insoutenables. Il est certes sans illusion concernant la méchanceté des hommes. Mais en même temps, c’est à cause de cette méchanceté qu’il faut mener une réflexion afin de comprendre que les hommes ne sont pas nécessairement voués au malheur, mais que l’espèce humaine est susceptible de progrès. En effet, l’homme est à la fois un être de nature et un être raisonnable. Si les hommes étaient gouvernés uniquement par la raison, ils feraient régner la raison dans le monde. Mais l’être humain est un mixte, dual, tiraillé, dont on ne peut prévoir toutes les réactions. Ainsi, en cherchant le sens de notre condition, Kant tente de comprendre comment cet antagonisme fondamental peut engendrer la culture et il va montrer que c'est au niveau de l’espèce, non de l’individu, donc dans l'Histoire que se réalise le progrès de la raison et de la liberté. Ainsi, l’homme a l’idée de ce qu’est une conduite raisonnable, qui fait la différence entre lui et l’animal, mais elle est raisonnable en puissance, c’est une potentialité, elle n’est pas en acte (=effective). L’originalité de Kant va consister à affirmer que le progrès humain n’est possible que malgré et en même temps par la méchanceté des hommes. En effet, pour que les hommes parviennent à développer la raison et la liberté, ils doivent s’opposer et c’est cette opposition qui rend possible la société, lieu propice au développement des facultés humaines. C’est ainsi la recherche égoïste des intérêts privés et la concurrence entre les hommes qui stimulent et développent leurs dispositions naturelles.
Pour préciser tout ceci, je vais m’appuyer sur l’analyse de la proposition IV de l’IHU (1784) dans laquelle Kant affirme qu’il existe chez l’homme 2 penchants contradictoires qu’il nomme insociable sociabilité et qui poussent l’individu à s’associer avec ses semblables, mais aussi à s’opposer à eux, afin d’obtenir une satisfaction égoïste de ses intérêts. Ainsi, le 1er de ces penchants le conduit à rechercher ses semblables, car pour survivre les hommes ont besoin les uns des autres et doivent s’organiser pour lutter contre la nature. De plus, grâce aux autres, ils peuvent développer toutes leurs potentialités, telles que le langage, la pensée, la technique, etc. en s’éduquant les uns, les autres. L’homme est donc naturellement sociable. Cependant, son 2ème penchant, naturel lui aussi, le pousse à s’isoler. En effet, chaque homme est mû par ses intérêts et ses passions, et ne vise qu’à les satisfaire. Chaque homme ne pense qu’à son intérêt particulier quand il agit, ne pense pas à l’intérêt général, ou à l’intérêt de l’espèce. Mais, ce faisant, les hommes servent sans s’en rendre compte cet intérêt commun. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine suppose ici que lorsque chaque individu agit en visant son intérêt particulier, il contribue sans le savoir, et malgré lui, par son propre égoïsme, au progrès de l’espèce. On retrouve ici la théorie de la main invisible d’Adam Smith (La richesse des nations – 1776), que Kant a lue, ainsi que l’idée que développera Hegel, à savoir la ruse de la raison qui utilise les passions humaines pour s’accomplir. Ce faisant, l’individu va donc constamment s’opposer aux autres et ses relations avec eux vont être le plus souvent conflictuelles. Ce que je désire, les autres le désirent également, comme nous l’avons vu avec Hobbes. Et, paradoxalement, c’est justement le fait que nous désirions les mêmes choses qui va amener à développer nos qualités proprement humaines. En effet, l’autre représente un obstacle que chacun doit surmonter en mettant en œuvre toutes ses facultés et c’est cette contrainte qui lui permet de développer son humanité. En effet, l’opposition à autrui va avoir pour conséquence d’éveiller les forces humaines. Pour s’imposer parmi les autres, l’homme doit mettre en œuvre une grande énergie et une grande capacité d’invention. Et, si les autres hommes représentent autant d’obstacles à surmonter et nécessitent la mise en œuvre de toutes ses facultés, ils sont en même temps le moyen de satisfaire ces passions. C’est pourquoi chacun cherche à se faire une place parmi ses semblables. Par exemple, l’ambition n’a de sens que parce que les autres existent. Ainsi, ce mécanisme naturel est à l’origine du développement de l’humanité. Voulant être toujours plus fort, plus puissant, l’homme développe toutes ses dispositions. Ce sont donc les passions qui vont entraîner le développement de l’humanité et pousser l’homme à dépasser sa nonchalance. S’il ne rencontrait aucun obstacle, l’homme demeurerait un simple animal. L’homme n’est donc pas pacifique par nature. C’est parce qu’il est naturellement méchant, qu’il peut accéder à une certaine grandeur. L’Histoire semble alors n’avoir rien de moral. Mais, c’est justement parce que les passions, qui n’ont rien de remarquable, ni de digne en elles-mêmes, mettent les hommes en concurrence, qu’elles les forcent à se discipliner et à se cultiver, pour l’emporter sur leurs semblables. Sans cette insociabilité, les facultés humaines resteraient à l’état de possibilité, elles ne seraient jamais effectives. Kant fait ainsi une comparaison. Si les hommes n’étaient pas belliqueux, ils ressembleraient à de doux animaux domestiques. Certes, nous pouvons regretter une vie, hypothétique, d’innocence et d’ignorance. Cependant, et Rousseau l’avait déjà remarqué dans le Contrat social, dans cet état de nature, l’homme est un animal stupide et borné, et sa vie n’a pas vraiment de valeur, dans la mesure où elle n’est pas orientée par la liberté. L’Histoire des hommes est certes faite de violence, mais elle fait également des hommes intelligents et libres. Et si les passions sont porteuses de souffrance, elles impliquent également que par la perte de son innocence, l’homme a obtenu en retour la possibilité d’utiliser sa raison et de donner ainsi un sens à l’existence humaine.
C’est donc grâce à ses passions que l’homme passe de l’état de nature à l’état de culture, au développement de la pensée et de la connaissance. Celles-ci ont pour base la vie des hommes en société. Sans rapprochement avec leurs semblables, les hommes resteraient à l’état de nature. De même, leur antagonisme contraint les hommes à se mettre d’accord sur des règles de vie en société, sans lesquelles cette dernière ne pourrait subsister. Mais cet accord est « pathologiquement extorqué », c’est-à-dire qu’il n’est pas librement décidé, mais provoqué, déterminé par la nature, par leur nature.
C’est pourquoi le caractère d’insociabilité constitue paradoxalement un bienfait de la nature, car il stimule continuellement l’homme. Même si en apparence la nature a mis en nous la méchanceté, elle ne nous abandonne pas complètement à notre sort. C’est ici le côté optimiste de Kant qui nous demande de remercier la nature pour toute la violence et toute l’agressivité qu’elle a mises en nous, ce qui peut sembler choquant. Cependant, ce qu’il faut comprendre ici est que ces attitudes négatives sont pour nous des moyens d’accéder à une réelle humanité. La nature n’a pas mis en vain le conflit en nous. Celui-ci doit nous stimuler, éveiller en nous la raison et la liberté, qui fondent proprement notre humanité. Or, par cet antagonisme de l’insociable sociabilité, la nature nous oblige à nous discipliner et à n’obéir non plus aux passions, c’est-à-dire à la nature en nous, mais à nous-mêmes, à notre raison. Toutes les violences sont des moyens dont la nature se sert pour nous éduquer et nous libérer de nos passions et de notre méchanceté. Le mal devient « providentiel » selon Kant.
Néanmoins, il ne s’agit pas de dire que la nature a fait les hommes méchants, pour qu’ils puissent justement devenir bons. Les hommes seuls sont responsables de leur méchanceté, sont responsables de leurs actes, sinon la liberté est impossible.
En effet, si les hommes écoutaient leur raison ou leur conscience, ils vivraient dans un monde parfaitement ordonné. Aussi, nous devons nous en prendre à nous-mêmes si l’Histoire est une tragédie. C’est justement parce qu’ils ne sont pas raisonnables comme ils le devraient que les hommes font leur propre malheur.
Le jugement que Kant porte sur l’histoire des hommes est donc un jugement moral. Il accuse les hommes. Car s’ils sont libres, cela signifie aussi qu’ils sont responsables de l’Histoire qu’ils font et des maux qu’ils perpétuent. Sinon, nous ne pourrions plus juger les actes des hommes, ils ne seraient plus ni bons, ni mauvais. Or, selon Kant, les hommes ont « soif de destruction », témoignage le plus dégradant de l’immaturité de l’homme.
Faut-il alors désespérer de l’espèce humaine ? Les hommes se croient supérieurs aux autres êtres parce qu’ils possèdent la liberté, la raison et la puissance. Pourtant, c’est en utilisant mal ces facultés qu’ils sont les pires êtres de tous et sont moralement mauvais. Il est donc urgent pour le philosophe (celui qui veut comprendre) de trouver une « issue », une solution. Comment reprendre espoir en l’humanité ? En l’éduquant, afin qu’elle réalise l’Humanité, c’est-à-dire qu’elle développe les germes de raison et de liberté qui sont en elle.
Kant est finalement assez optimiste, il vit en plein siècle des Lumières et croit à l’idée de progrès. C’est pourquoi il pense sincèrement que l’humanité, en développant sa raison, en faisant bon usage de sa liberté, ne pourra que devenir meilleure.
Avec Freud, qui lui aussi au-delà de la psychanalyse élabore une anthropologie, nous allons avoir une toute autre conception de l’homme, bien plus pessimiste.
III UNE DURE REALITE OU LA FIN D’UNE ILLUSION : FREUD
Dans son analyse, Kant essaie de montrer les causes, les raisons de la méchanceté humaine. Il essaie de lui donner un sens. Freud part du fait que l’homme est méchant, agressif et en analyse les conséquences. La différence entre ces deux penseurs, c’est que le premier croit en l’idée d’une finalité naturelle alors que le second est positiviste.
Freud a mené au-delà de ses recherches thérapeutiques, toute une analyse de l’homme et a élaboré une psychologie sociale. Sa réflexion mène ainsi à une théorie de la civilisation, comme l’avaient fait avant lui des penseurs comme Rousseau ou Marx. Dans tous ces systèmes de pensée, il s’agit de comprendre l’homme dans ses relations aux autres mais aussi à lui-même.
Freud est ainsi parvenu à l’idée que le développement individuel est la résultante de l’action de deux tendances opposées qui semblent inconciliables et qui s’exigent en même temps l’une l’autre : l’aspiration égoïste au bonheur et l’aspiration à la réunion avec les autres dans la , un peu comme chez Kant. En effet, Freud va montrer que le sujet ne se comprend que dans son rapport aux autres, car il ne peut se constituer comme sujet que grâce aux autres. Les hommes se construisent par mimesis réciproque. Sans les autres nous ne pouvons nous humaniser : ce sont eux qui nous apprennent à nous tenir debout, qui nous apprennent à parler, qui nous enseignent les moyens et les règles de la vie commune, bref ce sont les autres qui nous permettent d'entrer dans la culture.Les hommes vont donc se regrouper et créer la civilisation. La civilisation c’est l’état civil opposé à l’état de nature, c’est ce que l’homme a créé de lui-même, c’est-à-dire ce qui n’existe pas sans l’existence humaine : les institutions, les règles, les savoirs, etc. La civilisation est selon Freud « la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. » p.37 MC. En effet, les hommes mettent en place des institutions pour organiser ensemble leur survie, et cela passe par l’organisation entre autres du travail. Cette organisation est bien culturelle, puisqu’elle n’est pas la même partout. Mais le fait d’organiser le travail, d’une manière ou d’une autre, existe dans tout groupe humain. Ainsi, pour survivre, les hommes doivent travailler, c’est-à-dire doivent transformer la nature afin de produire des biens consommables. Ils pourront d’autant plus satisfaire leurs besoins qu’ils seront organisés pour les satisfaire et pourront donc vivre dans une situation de relative paix. En effet plus les hommes travaillent et sont à même de satisfaire leurs besoins, moins ils s’entre-tuent car moins il n’y a de rareté. Pour cela, ils doivent être capables justement de vivre ensemble et cela n’est possible que par la mise en place de règles communes (contrat de travail, mariage, etc.). La mise en place de règles est d’autant plus cruciale que les hommes ont du mal à supporter la frustration. Donc pour vivre, les hommes ont besoin les uns des autres, mais cela signifie qu’ils doivent renoncer à certains de leurs désirs pour respecter les règles du groupe. Ils doivent donc refouler : on ne peut pas faire tout et n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand, etc. La socialisation a donc un lourd coût, il faut que l’individu renonceà l’expression et à la satisfaction de tous ses désirs, qui vont se trouver incompatibles avec la vie commune. Pour Freud, la civilisation ne peut exister que dans et par le renoncement aux pulsions dont sont animés tous les humains.Ainsi en s’associant, les hommes ont renoncé de fait à une part de liberté et de bonheur en échange de sécurité. Il est donc illusoire selon Freud d’espérer construire une société sans conflits, en niant les caractères destructeurs de la nature humaine.
En effet, pour Freud, l’homme n’est pas foncièrement bon, mais animé de pulsions agressives, qui sont des pulsions de vie et qui le poussent à entrer continuellement en conflit avec les autres, car il est en compétition avec eux pour la réalisation de ses désirs. De plus nous désirons tous les mêmes choses : d’abord survivre certes, et le travail en représente la condition de possibilité, mais aussi nous désirons la reconnaissance, l’attestation de notre existence, d’où l’expression de toute une série d’affects, comme le dit Spinoza : désir de puissance, de domination, de gloire, de richesse, d’exclusivité, mais aussi d’amour, et donc souvent de haine et de jalousie.L’homme a ainsi naturellement une bonne somme d’agressivité et a tendance à satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain. Et ces pulsions agressives sont plus fortes que ses intérêts rationnels, car l’être humain cherche constamment la satisfaction de ses désirs, il est à la poursuite du plaisir. Or : « la civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique » nous dit Freud p.65 MC. En effet, si nous laissions exprimer sans retenue tous ces désirs, nous ne pourrions plus nous organiser ensemble pour survivre. Il faut donc envisager des barrières, des contraintes à ces flots de pulsions pour que la civilisation puisse persister. Il faut donc aimer son prochain comme soi-même. Cette injonction chrétienne apparaît comme un des impératifs de la civilisation. Mais un tel commandement ne se soucie guère de la constitution psychologique des hommes. Freud en arrive à l’idée que cela ressemble au « credo quia absurdum » (Tertullien ? – 2ème-3ème s ap. JC), car aimer son prochain comme soi-même n’est pas naturel ! En effet, le précepte chrétien se heurte à une réalité humaine fondamentale, la haine de l’autre. Mais d’où vient cette haine de l’autre ? Dans MC, Freud revient sur cette thèse illustrée par Hobbes : « L’homme est un loup pour l’homme ». Comme nous l’avons vu, cette thèse s’oppose à la sociabilité naturelle de l’homme (Aristote). Freud considère comme Hobbes que l’homme échange sa liberté absolue et son droit de jouissance contre la sécurité dans la civilisation. Cependant, pour Hobbes, l’homme est un être rationnel capable de connaître la loi de nature qui lui commande de tout faire pour préserver sa propre vie et donc de chercher la paix par un accord (contrat social) avec les autres hommes. Or la culture chez Freud ne se maintient pas grâce à la rationalité des acteurs mais par les procédés « qui doivent inciter les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées quant au but », les hommes doivent s’identifier aux hommes de leur culture. Ainsi le sentiment primitif d’hostilité ne pouvant être satisfait, se transforme en attachement et fait naître les sentiments sociaux.Toutefois, le renoncement à l’agressivité rend les hommes malheureux. C’est pourquoi, on peut déceler chez tous les hommes, ou presque tous, une agressivité, une hostilité envers la civilisation.Ils ne peuvent l’accepter qu’à l’intérieur d’un groupe relativement restreint et à condition de tourner cette agressivité vers l’extérieur, qui permet de limiter les conflits à l’intérieur du groupe en tournant l’agressivité vers les autres groupes : « En effet, pour qu’un sentiment de solidarité puisse être solidement établi dans les masses, il faut qu’il existe une certaine hostilité à l’égard de quelque minorité étrangère, et la faiblesse numérique de cette minorité incite à la persécuter. »[1]
Ainsi l’agressivité, cette pulsion de vie mais anti-culturelle apparaît maintenant comme une figure de la pulsion de mort, un retournement de la pulsion initialement tournée vers l’intérieur et maintenant retournée vers l’extérieur (sachant que l’homme s’aime d’abord lui-même suivant ses pulsions d’autoconservation, mais cela ne convient pas avec la réalité, d’où l’émergence de la haine contre soi puisque le désir ne peut se réaliser). Ainsi, plus la civilisation « progresse », plus elle inflige de contraintes car plus elle discipline, mais en même temps elle augmente la frustration. Ainsi, les pulsions de vie, agressives, qui peuvent de moins en moins s’exprimer se transforment en pulsions de mort et cette haine de soi peut alors se retourner en haine des autres, c’est ce que Freud appelle la désintrication de la pulsion de mort.Le racisme qui est la haine de soi retournée vers l’extérieur est prototypique de cette pulsion de mort qui hait la différence – et qui la hait d’autant plus qu’elle est plus petite (l’antisémitisme comme exemple même de ce racisme des petites différences). Au cœur du racisme on trouve toujours cette passion de l’identique, du même, passion incestueuse au sens strict du terme (je préfère ma fille à ma cousine, ma cousine à ma voisine …). C’est le « narcissisme de la petite différence », symptôme du désir toujours présent d’anéantir l’autre en tant qu’autre. Le rejet de l’autre est toujours l’expression du narcissisme.Ainsi, tout renoncement à l’agression se paie nécessairement d’une autre agression. Et nous ne pouvons que constater que lorsque les interdits moraux de la civilisation ne fonctionnent plus, nous revenons à l’état primitif, c’est-à-dire à l’état animal que, lorsqu’il s’agit des humains, nous appelons barbarie.
Pour Freud, le mal est dans l’homme. Il ne peut que constater que la civilisation ne peut empêcher les individus de chercher à donner libre cours à leurs pulsions (cupidité, avidité, convoitise, mensonge, roublardise, exploitation …). Ainsi, lorsqu’il s’agit d’interdits « moindres », on s’aperçoit que la contrainte intérieure (le Surmoi) n’est pas suffisante, qu’il faut y ajouter la contrainte extérieure (société, police, justice, …).Ainsi, l’agressivité est-elle inhérente à l’être humain, elle ne constitue pas seulement une réaction de défense vis-à-vis du monde extérieur, elle est aussi cause de jouissance (usage violent du corps d’autrui dans le plaisir sexuel, humiliation, domination, oppression, enfin meurtre -> cf. Texte). Croire que les hommes peuvent s’accorder en développant les savoirs, la moralisation, le respect des droits est en partie illusoire pour Freud, en tout cas ça n’y suffit pas.
Contre ceux qui croient que c’est la société qui rend l’homme mauvais, à l’instar de Rousseau, Freud affirme que c’est elle qui le civilise. A l’origine, l’agressivité devait être maximal et le développement de la civilisation, n’a pas créé cette agressivité mais l’a plutôt limitée en exigeant le refoulement des désirs incompatibles avec la vie sociale. Mais quand il n’y a plus d’institutions, plus de lois, le refoulé fait son retour sans fard, c’est le chaos comme lors des guerres civiles par exemple, lesquelles nous permettent de constater hélas que l’homme est un loup pour l’homme et qu’il l’est foncièrement et que seule la culture (les institutions, les lois, la justice, etc.) peut tenter de canaliser.
C’est pourquoi Freud fait preuve d’une véritable prise de position militante : « le développement de la culture doit être, sans plus de détour qualifié de combat vital de l’espèce humaine » MC.
Nous l'avons vu, c'est la vie avec les autres qui nous contraint à refouler nos pulsions. C'est parce que nous vivons avec les autres que nous ne pouvons pas nous soumettre uniquement au principe de plaisir, qui est parfaitement égoïste. Aussi, la civilisation, ou la culture, repose sur la sublimation des pulsions, et donc dans une certaine mesure à leur renoncement. En effet, l'agressivité représente l'entrave la plus redoutable pour la survie d'une civilisation. C’est pourquoi l’éducation, comme apprentissage de la frustration, est absolument nécessaire et met en place le Surmoi, lequel intègre les interdits de la société et permet l’auto-surveillance de l’individu.
CONCLUSION
On sait bien que les hommes sont aussi, sinon plus, animés par les passions que par leur raison. Comment contredire Hobbes lorsqu’il nous décrits (méfiants, torves, susceptibles, médisants, etc.) ? C’est une dimension à ne pas omettre si l’on veut comprendre l’incapacité que nous avons à nous conduire de manière autonome et pacifique.
À travers l’histoire de la philosophie, on retrouve cette idée que l’homme est un être égoïste, préoccupé uniquement de lui-même. À travers l’histoire de la philosophie, on rencontre aussi cette idée que pour accomplir complètement son humanité, l’homme doit être éduqué (cf. Platon, Aristote, Épicure, Descartes, Spinoza, etc., etc.). Les Philosophes se sont toujours demandé comment pallier cette dimension agressive de ce que nous sommes, cela signifie qu’il est peut-être possible de la contrecarrer. Et si cela est possible c’est qu’au fond nous ne sommes peut-être pas si mauvais que cela … Comme le soulignait Rousseau un des premiers sentiments qu’éprouve l’homme, c’est la pitié, l’autre étant l’amour de soi. Et si nous pouvons éprouver de la pitié, c’est parce que nous sentons bien que nous appartenons au fond à une humanité commune, que sans les autres nous ne pouvons exister. D’ailleurs la possibilité de la  ne peut reposer que sur ce sentiment, même si elle doit évidemment aussi s’appuyer sur la raison et la liberté. Mais on ne voit pas bien à quoi pourrait être utile une  sans sentiment, et surtout quel sens elle pourrait avoir. Ainsi si l’homme est pourvu d’une insociable sociabilité, comme nous le dit Kant, c’est aussi avec ses semblables qu’il peut espérer progresser, comprendre davantage le monde dans lequel il existe. L’être humain est, par définition, éducable, « bonifiable » ou perfectible, comme l’affirme Rousseau. Soit on s’y emploie, et c’est en partie la direction que choisissent la connaissance en général et la philosophie en particulier, soit on y renonce par paresse, confort, conformisme mais aussi intérêt. Dans ce cas, on en reste au stade du droit naturel, fardé de civilisation, on en reste à une apparence d’humanisation.Finalement, la civilisation est peut-être loin d’être acquise et sous ce «si fragile vernis d’humanité », pour reprendre le titre du livre de Terestchenko, affleure toujours la barbarie.

dimanche 1 avril 2018

Quelle science doit éclairer le dirigeant politique?

Commençons par préciser le sens de notre interrogation. Dans Le politique Platon s’interroge sur la science qui doit être celle du politique, sur ce que doit être la « science royale ». Il ne s’agit pas de savoir quelle est la « bonne politique », quel modèle de cité doit être visé (c’est dans La République et dans Les lois que Platon essaie de répondre à ces questions. Si la polis peut durer, si l’ordre juste qui la caractérise est instauré, c’est seulement parce que ses principes découlent d’une connaissance vraie. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes sérieux. Si la politique en tant qu’action des gouvernants repose sur une science, elle est donc nécessairement réservée à la minorité de ceux qui sont instruits de cette science et donc la démocratie, dans son sens strict est impossible ou vouée au chaos – ce qui est précisément la position que soutient Platon.
En second lieu, selon Platon, la science politique est une science théorétique, une science qui procède de l’activité de l’esprit et non une science « immanente à l’action », c’est-à-dire d’une technique comme celle de la charpente ou du tisserand. Mais la science politique doit se prouver dans l’action politique, puisque précisément sa justification est de guider l’homme politique dans l’organisation de la cité, une action que Platon compare à celle de toutes sortes d’artisans possédant une « tekhnê » ou un art, comme les médecins, les pasteurs, les tisserands ou les bouchers. Si l’art désigne toute activité opératoire procédant par des règles générales, la science politique ne sera pas une pure science contemplative décrivant ce qui est, mais aussi une science appliquée (ou une technique).
En premier lieu, il semble que tout homme qui veut se mêler de politique, même le simple citoyen, doit posséder un savoir minimum de la chose politique. Ce que sont les différents régimes politiques, quel est, s’il existe, le meilleur des régimes, qu’est-ce qui doit fonder les lois, toutes ces questions forment l’essentiel des réflexions en matière de philosophie politique, de Platon et Aristote, jusqu’à Rousseau et Hegel et il est difficilement imaginable de donner son mot sans avoir été éclairé, au moins de façon rudimentaire, de ces questions. C’est pourquoi d’ailleurs, si dans l’Ancien Régime on se préoccupait de l’éducation des Princes, dans la République on se préoccupe de l’éducation des futurs citoyens. L’école républicaine en apprenant à lire et à écrire, en enseignant l’histoire nationale et les principes de l’organisation politique constitutionnelle avait ce but. Former des citoyens éclairés ou aptes à s’éclairer en écoutant les débats contradictoires de ceux qui sollicitent les suffrages du corps électoral, tel est le fondement noble[1] de la loi de 1882 qui organise l’instruction publique, laïque et obligatoire en France. Si Platon est hostile à la démocratie, c’est parce qu’il estime que des hommes occupés à pourvoir aux besoins de la vie matérielle (artisans et paysans) ne peuvent avoir le loisir de s’instruire de la chose publique et, occupés qu’ils sont à satisfaire les désirs de la partie la plus basse de l’âme humaine, l’épithumé, ne peuvent cultiver la partie intellective qui seule peut produire un savoir désintéressé. Mais dès lors que l’on organise un loisir (skholé) suffisant pour permettre l’instruction de tous, l’objection platonicienne pourrait tomber.
En second lieu, il semble naturel de penser que l’action politique comme toute action, doit être soumise à des connaissances précises et validées qui lui procurerait la rigueur et la certitude dont elle manque trop souvent. Auguste Comte se plaignait que la politique soit surtout déterminée par les opinions non fondées et par les passions humaines et plaidait pour un « physique sociale », une science des sociétés humaines, à partir de laquelle on fonderait une politique scientifique. Des sortes « d’ingénieurs sociaux » remplaceraient avantageusement les hommes politiques traditionnels. Dans cette perspective, la sociologie et la science économique constitueraient les sciences maîtresses sur lesquelles peut s’appuyer une politique réellement « scientifique ». Par la même occasion, les débats politiques disparaitraient pour laisser place à l’autorité de la science dictant ses applications techniques. On passerait, selon la formule de Saint-Simon, « du gouvernement des hommes à l’administration des choses ». Ce gouvernement de la technique qui est une partie très importante de la conception moderne et contemporaine de la vie publique s’appelle au sens strict et en partant de l’étymologie grecque, une technocratie.
Mais cette idée se heurte à deux objections. La première est que ni la sociologie ni la science économique ne sont des sciences au même titre que la physique ou la biologie ; elles n’ont ni démarche, ni objet ni théories communes l’immense majorité des chercheurs en ces matières. Et le conflit politique, qu’on croyait évacué, revient sous la forme de conflits entre écoles de pensée. En second lieu, une science qui se veut parfaitement doit être seulement descriptive et non normative sauf à tomber dans le « sophisme naturaliste » dénoncé par G.E. Moore[2]. Si la science est neutre quand aux valeurs, comme l’affirme Max Weber, la politique suppose des « valeurs » qui ne peuvent donc déterminées scientifiquement. Il s’en déduit que les sciences sociales peuvent éclairer le jugement du politique, à condition d’en reconnaître le caractère problématique et de ne pas faire d’une théorie particulière un dogme intangible. Mais ces mêmes sciences sociales ne peuvent fonder une politique scientifique qui ne sera jamais qu’une dangereuse chimère. Ajoutons qui s’appelle aujourd’hui « science politique » n’est qu’une de ces sciences sociales, incluant l’étude des systèmes politiques ou de la sociologie électorale.
En troisième lieu, la politique étant indissociable de l’action, étant même l’action par excellence, elle présuppose des qualités morales et une formation du jugement qui sont nécessaires (bien que non suffisantes) pour la réussite de l’action. Le Prince de Machiavel n’est nullement un manuel de cynisme politique ou un traité de la fourberie. C’est une tentative de penser systématiquement les conditions réelles (et non chimériques) de l’action politique. Il ne dit pas ce qu’il faudrait vouloir dans l’idéal, il décrit seulement la « vérité effective des choses » : comment on prend et on garde le pouvoir. Se présentant comme un guide pour l’instruction des princes, c’est bien un manuel destiné à l’éducation des peuples ainsi que Rousseau l’avait remarqué avec perspicacité. Ceux qui se laissent abuser par les grands mots et l’apparat du pouvoir[3] peuvent être désillusionnés quand ils lisent Le Prince et ainsi acquérir le savoir nécessaire non pas pour gouverner peut-être, mais au moins ne pas être trompé par les gouvernants, chose fort utile. Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, consacrés à la République, Machiavel indique que tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il faut pour cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais, reprenant ainsi une tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du suffrage du grand nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit nombre des meilleurs. Sous cet angle, il n’y a donc pas de contradiction entre le principe aristocratique et le principe populaire, puisque le premier procède finalement du second. Cela vient des dispositions particulières du peuple. En effet, « bien que les hommes se trompent dans les jugements généraux, ils ne se trompent pas dans les détails » (Discours I, p. 268 des Œuvres de Machiavel chez Robert Laffont). Ce que Machiavel traduit ainsi : le peuple ne sait pas bien ce qu’il faut faire mais il se trompe rarement pour désigner celui qui occuper les dignités et les charges. En considérant les choses sous cet angle, on voit que le petit livre du « très pénétrant florentin » (Spinoza) peut éclairer le citoyen, c’est-à-dire le politique par excellence dans une démocratie.
Le Prince nous donne aussi d’autres indications précieuses concernant les sciences qui peuvent éclairer le politique. La première maîtresse ici est l’histoire. L’étude de l’histoire permet donc de connaître la nature des hommes et connaissant cette nature et ses lois, le politique peut agir. Elle fournit la base expérimentale nécessaire à la science politique. Ainsi Machiavel écrit : « Comme les hommes marchent presque toujours sur les voies frayées par d’autres et procèdent dans leurs actions par des imitations, comme l’on ne peut suivre tout à fait les voies des autres ni atteindre à la valeur de ceux que l’on imite, un homme sage doit toujours s’engager dans des voies frayées par de grands hommes et imiter ceux qui ont été tout à fait supérieurs, afin que, si sa vaillance n’y arrive point, il s’en exhale au moins quelque parfum ; et faire comme les archers avisés qui, le lieu où ils veulent frapper leur semblant trop éloigné, connaissant la puissance de leur arc, fixent leur visée beaucoup plus haut que le lieu indiqué, non pas pour atteindre de leur flèche une telle hauteur, mais pour, avec l’aide de cette si haute visée parvenir à leur dessein. » (Le Prince)
L’histoire a donc une visée pratique (la métaphore de l’archer le dit assez) et la politique se fonde sur l’expérience et le plus souvent sur ce que nous pouvons le plus facilement tirer de l’expérience, à savoir l’exemple des hommes « eccelentissimi ». L’imitation est toujours moins bonne que le modèle, dit ici Machiavel et donc il faut imiter les meilleurs si on veut atteindre à un niveau honorable. Cela indique aussi, en creux, que les enseignements de l’histoire sont toujours approximatifs et qu’il faut savoir les interpréter et ensuite ajuster le tir.
L’histoire nous apprend aussi l’histoire des guerres et son étude est indispensable à qui veut connaître l’art de la guerre sans lequel il n’est pas de politique assurée. Mais la politique et la connaissance de ses règles commandent à l’art de la guerre. Josué, Saint-Just ou Trotski furent des chefs militaires. Mais les deux derniers perdirent ensuite sur le plan politique. Comme Savonarole, Trotski devint un « prophète désarmé ».
L’histoire machiavélienne est aussi une sorte d’initiation à la psychologie puisqu’elle enseigne les grandes constantes et la diversité des passions humaines, toutes choses dont il faut tenir le plus grand compte lorsqu’on s’intéresse à la politique pratique. Ce sont là les enseignements plus fondamentaux que Le Prince veut transmettre à tous ceux qui veulent se mêler de politique. C’est encore un enseignement précieux que celui qui montre que  et politique ne font pas bon ménage et qu’on loue le vainqueur parce qu’il le vainqueur et pas pour sa moralité exemplaire…
Tous ces précieux savoirs fondés en raison ne suffisent cependant pas pour former un bon politique. Il y faut encore des choses qui ne peuvent pas s’apprendre, des vertus, c’est-à-dire au sens d’Aristote des dispositions acquises par habitude. Savoir qu’il faut utiliser la ruse en politique ne rend pas rusé, pas plus que la connaissance de la nécessité du courage ne rend courageux. Si la connaissance de l’histoire peut aider à juger du moment propice de l’action, de ce jugement presque instantané dont doit faire preuve le dirigeant, il reste que cela ne s’apprend pas vraiment. Et à cela il faut ajouter la « fortune », bonne ou mauvaise, qu’on peut certes bousculer, comme le dit Machiavel mais qui offre ou non les possibilités de l’action.
En conclusion, la politique n’est pas une science mais, éventuellement, un art, un art dont la valeur réside dans les effets produits. Mais la politique doit s’appuyer sur des savoirs, et si possible sur la culture la plus vaste possible. La vénérable culture humaniste, bien mal en point de nos jours, étaient entièrement une véritable éducation politique. Son remplacement par les techniques dites « managériales » indique une transformation fondamentale de l’essence même de la politique.


lundi 26 mars 2018

Limiter l'expérimentation sur le corps humain?


Voilà quelques siècles maintenant que le corps humain n’est plus tabou. Les dissections et même les vivisections avaient, certes, été pratiquées dans l’Antiquité, dans l’Égypte des Ptolémée, sur les condamnés. Interdites par le droit romain, mais jamais condamnées formellement par l’Église catholique, en dépit du respect dû au corops promis à la résurrection à la fin des temps, elles se pratiquent assez fréquemment dès le XIIIe siècle (notamment pour le diagnostic des épidémies). Avec la science moderne, ce qui était encore exceptionnel va se généraliser aussi bien pour les autopsies que pour l’étude de l’anatomie humaine. Les travaux de Vésale et la « leçon d’anatomie du Docteur Tulp » de Rembrandt (un tableau commandé par la guilde des chirurgiens) ne sont donc pas des événements inauguraux ! L’idée cartésienne du « corps machine » contribue aussi à lever les scrupules concernant les expérimentations sur les cadavres : depuis longtemps on peut faire figurer dans les dispositions testamentaires le don de son corps à la science. Et désormais le consentement au prélèvement d’organes est supposé, sauf indication contraire manifestée clairement du vivant du sujet. Ce qui pose des problèmes plus délicats, c’est l’expérimentation sur le corps humain vivant.
Comprenons bien : celle-ci a toujours existé. Les progrès de la médecine se sont presque toujours faits par une expérimentation initiale. Quand Jenner soutient le principe de la vaccination ou quand Pasteur teste son vaccin contre la rage, ils ont expérimenté sur le corps humain vivant. Dans Madame Bovary, de Flaubert, on trouve aussi une expérimentation malheureuse conduite par le pharmacien Homais (un « progressiste » qui se veut scientifique) et qui tente d’opérer le pied bot d’Hyppolite, le garçon d’écurie de Charles Bovary !
Le problème qui se pose n’est donc pas de savoir si on l’on peut conduire des expérimentations sur le corps humain, mais plutôt de déterminer s’il est nécessaire d’imposer des limites à ces expérimentations, tant est-il que le progrès médical en est étroitement dépendant. Ce qui a fait surgir cette question sur le plan juridique, ce sont les « expérimentations » prétendument scientifiques conduites par les nazis sur les déportés. Joseph Mengele y avait gagné la sinistre réputation qui est la sienne. Du procès des médecins nazis qui s’est tenu en 1946-1947 est issu le code de Nuremberg qui définit les conditions dans lesquelles l’expérimentation sur les humains vivants est autorisée. Ce texte développe les principes déjà énoncés, au moins partiellement depuis au moins le début du XIXe siècle.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de s’appuyer sur les réflexions contenues dans les grandes doctrines morales. La condition minimale que nous accepterons sans difficulté est que l’expérimentation doit viser le plus grand bien pour l’humanité. Les expériences nazies s’inscrivaient clairement dans une perspective de terreur et d’extermination d’une partie de l’humanité et représentent presque le comble de l’abomination morale. Pour autant, la défaite nazie n’a pas fait disparaître ces sinistres pratiques. L’assistance médicale aux séances de torture a été largement pratiquée dans les tyrannies les plus récentes ou dans les guerres coloniales. Mais ces exemples extrêmes ne doivent pas masquer d’autres directions de l’expérimentation sur le corps humain, beaucoup moins horribles, qui ne visent absolument pas le bien de l’humanité. Ainsi le dopage n’a pas d’autre finalité que les profits du sport-spectacle. Il en va de même pour toutes les tentations pour créer un « surhomme ».
Donc, la finalité (bonne) de l’expérimentation constitue la seule justification. En outre ces bénéfices attendus pour l’humanité doivent être impossibles à atteindre par d’autres moyens ; ils ne doivent être ni arbitraires ni superflus.
En second lieu, en partant de l’impératif catégorique kantien (« tu respecteras en ta propre personne comme en la personne de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen »), il s’en déduit clairement que le sujet d’une expérimentation doit consentir clairement à entrer dans un protocole expérimental. Il doit s’agir, précise la loi, d’un consentement « libre et éclairé ». Le consentement ne peut pas être extorqué par la contrainte, y compris la contrainte indirecte qui est celle que fait peser la misère matérielle ou la condition carcérale, par exemple, et pourtant l’expérimentation sur des prisonniers a été longtemps pratiquée, plus ou moins clandestinement dans certains pays. Le consentement doit être éclairé, c’est-à-dire que le sujet doit pouvoir appréhender sans la moindre ambiguïté les objectifs de l’expérimentation et les risques encourus. Ce critère n’est pas aisé à vérifier : un malade atteint d’une très grave maladie peut être prêt à tout ce qui lui permettrait d’échapper à la douleur, y compris des expériences aux résultats très incertains. Il existe aussi des cas où le sujet ne peut pas donner son consentement : par exemple, quand on a affaire à un sujet inconscient dont le pronostic vital est engagé, faut-il tenter une expérience qui pourrait le sauver ? Mais comment peut-on être assuré qu’on ne le précipite pas vers la mort alors que d’autres traitements connus auraient retardé l’échéance. Il y a toujours une grande part d’incertitude qui oblige les médecins et les chercheurs à faire des paris qui outrepassent les droits stricts du sujet. Il existe également des cas épineux : dans le cas d’une expérimentation en double aveugle, ceux qui prennent le médicament et ceux qui prennent le placebo sont par définition dans l’ignorance de leur situation réelle.  Comment peut-il y avoir véritablement dans ce cas un consentement éclairé.
En troisième lieu, le sujet doit avoir une garantie raisonnable que l’expérimentation n’aura pas de dommages graves pour lui. Mais il ne peut y avoir dans ce domaine de garantie absolue. La  question du risque est un des éléments importants, pris en considération dans la décision d’engager une expérimentation. Elle s’inscrit dans le calcul coût/avantages et donne nécessairement une large place au mode de pensée utilitariste. Est-il possible de procéder autrement ? Sans doute pas. Mais à partir de ce calcul coût/avantages, il est très facile de glisser vers la mise en œuvre de toute expérimentation sur le corps humain dont on peut penser que l’humanité, dans sa majorité, tirerait profit, c’est-à-dire à accepter sans scrupule moral excessif un utilitarisme sacrificiel.
Les principes généraux de bioéthique ne peuvent donc pas fixer de limites garanties et intangibles. Il demeure toujours une marge indécise qui est laissé au jugement individuel de ceux qui sont engagés dans ces expérimentations. En revanche on peut essayer de déterminer ce qui ne doit pas être visé dans la recherche médicale, c’est-à-dire déterminer les limites absolues des ambitions humaines. La première et la plus évidente est que nous ne pouvons chercher l’immortalité et il y a certainement un point où la tentative de prolonger indéfiniment la vie humaine n’a plus aucun sens. La vie humaine suppose justement que les anciens laissent la place aux jeunes. Une société où la grande majorité des hommes vivraient deux cents ou trois cents ans, pour ne rien dire de l’immortalité, risquerait fort de ressembler à un enfer. D’autant plus que nous savons que l’augmentation de l’espérance de vie ne s’est pas du tout accompagnée d’une augmentation de la durée maximale de la vie : le record de Jeanne Calment, 114 ans, n’est toujours pas battu ! Nous pouvons espérer diminuer l’importance de maladies graves et qui touchent des millions d’individus (le paludisme, par exemple) mais nous devons aussi revenir aux leçons les plus anciennes de la philosophie : comment devons-nous nous comporter face à la mort qui est certaine, même si l’heure est incertaine. Notre avenir individuel est bien la déchéance inéluctable de notre corps, sachant que nous tentons toujours d’en ralentir les effets, en vain.
S’il faut éviter de courir après l’impossible, nous devons également nous méfier de certains possibles qui semblent être le moyen d’augmenter notre puissance et que, pourtant, nous devrions clairement refuser. Sans doute la maîtrise positive de la procréation serait-elle un bien pour les humains. Notre maîtrise pour l’heure est uniquement négative : empêcher les naissances non voulues grâce à la contraception, empêcher la naissance d’enfants lourdement handicapés avec l’avortement thérapeutique dans un certain nombre de cas bien connus (trisomie 21, par exemple). Mais, sauf à la marge et dans des conditions qui sont souvent encore interdites dans un pays comme la France, nous ne pouvons définir à l’avance les caractéristiques de l’enfant à naître. L’eugénisme « positif » produirait des conséquences morales catastrophiques. Il ferait naître deux catégories d’humains, un peu comme dans Le meilleur des mondes, justifierait la stérilisation forcée, bref réaliserait « l’idéal » nazi. La seule question est de savoir si nous serons assez sages pour refuser une augmentation démesurée de notre puissance sur notre propre corps et sur le corps humain en général. Ou si, au contraire, il faut nous résigner à accepter que tout ce qui est possible sera réalisé…
En conclusion, Descartes proposait dans la VIe partie du Discours de la méthode une « philosophie pratique » qui nous rendrait « comme maîtres et possesseurs de la nature » et serait fort utile pour la santé qui est « le plus grand de tous les biens ». Ce programme prométhéen a été en bonne partie accompli depuis le XVIIe siècle. Mais si Descartes, modestement, disait « comme maîtres », nous avons eu tendance à supprimer le « comme » et nous penser comme les maîtres de la nature et au premier chef de notre propre nature. Les limitations morales qui s’imposer à l’expérimentation sur le corps humain viennent opportunément nous rappeler que nous ne serons jamais les maîtres de notre propre nature et que « la puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme » (Spinoza).


lundi 19 mars 2018

L’homme est-il hors de son propre corps ?


Où suis-je ? La question est moins commune que « qui suis-je ? », mais elle n’est pas moins retorse. Où suis-je ? Je peux répondre en donnant mes coordonnées géographiques ou en criant pour qu’on m’entende bien : « je suis ici ! ». Cependant, cette localisation spatiale n’épuise pas la question. Je localise mon corps, mais « je », où est-il ? Peut-on réduire le sujet (« je »), l’homme au sens propre et complet du terme au corps propre ? Peut-on affirmer sans plus que le « je » est localisé dans un corps que je sais localiser par ses coordonnées spatio-temporelles ? Si on définit le sujet comme l’auto-perception, le phénomène de conscience propre à l’être humain, il n’est pas absolument certain que je puisse dire que « je suis dans mon propre corps » ou encore que mon ami Paul est dans le corps humain qui est assis dans le fauteuil à ma droite. Ne devons-nous pas déduire de ces interrogations qu’il y a du sens à affirmer que l’homme est hors de son propre corps ? Et donc nous devons d’abord nous demander si l’homme est d’abord dans son corps afin, éventuellement, de pouvoir être hors de son propre corps. Ensuite, nous verrons s’il nous faut concevoir que l’homme puisse réellement être hors de son corps. Et enfin, comme cette idée peut paraître étrange, ou réservée aux situations pathologiques (comme le cas du schizophrène), nous pourrons comprendre pourquoi l’existence de l’homme suppose qu’il est un entre-deux, entre son corps propre, charnel, et le monde.
En premier lieu, nous devons admettre que l’homme ne peut être réduit à un ensemble d’organes vivants. « L’homme pense », dit Spinoza. Non seulement, il se perçoit lui-même, il a une idée de lui-même mais encore il a une idée de cette idée. La biologie ne peut saisir ce qu’est l’homme. Pour la biologie, il n’est qu’un primate parmi les primates ; l’éthologue pourrait en étudier les comportements sociaux, comme on le fait des chimpanzés, des gorilles des oies cendrées ou des fourmis. Mais l’homme n’est pas seulement un objet des sciences de la nature, il est aussi sujet, se pensant lui-même. De ce constat, il en a souvent été tiré que l’homme était un composé, le composé d’un corps matériel et d’une substance immatérielle, l’âme ou l’esprit. Mais cette conclusion ne s’impose pas d’elle-même, elle va bien au-delà de ce que l’expérience de la conscience peut nous donner. Il suffit d’accorder que nous ne pouvons saisir l’homme en nous contentant de le considérer sous l’attribut de l’étendue, objectivement, mais qu’il doit aussi être considéré sous l’attribut de la pensée, subjectivement. Même si nous réduisons l’homme à la pensée, nous pouvons dire avec Descartes que l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire, car l’âme est étroitement conjointe au corps, au corps tout entier et à chacune de ses parties. Si nous nous plaçons dans un optique monisme, a fortiori il n’y a guère de sens à dire que l’homme est dans son propre corps : l’homme n’est pas dans son corps, il est ce corps, son corps propre. Celui-ci n’est ni une enveloppe, ni un abri pour le sujet. Il est le sujet lui-même, en acte. Dans une célèbre aporie, l’aporie du cerveau dans la cuve, Hilary Putnam imagine le dispositif suivant : on place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) : si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Ainsi l’homme n’est pas « dans » son propre corps précisément parce qu’il « est » ce corps et que, sous ce premier aspect, du même coup, l’homme ne peut pas plus être hors de son propre corps, puisque si l’expression « être dans son propre corps » n’a pas de sens, l’antonyme, « être hors de son propre corps » n’a pas plus de sens.
Mais si nous admettons que l’homme n’est pas « dans » son corps, puisqu’il est ce corps, ou encore lui est étroitement conjoint, il semble qu’on ne peut pas admettre non plus qu’il soit « hors de son propre corps ». Mais c’est là que les choses se compliquent. Le sujet est le sujet conscient : un sujet non conscient est une contradiction dans les termes, puisque le sujet non conscient est sujet incapable de dire « je » et rapporter à ce « je » toutes ses représentations. Or comment ce sujet existe-t-il ? On peut dire que les choses « sont », elles n’ont d’existence qu’en un sens affaiblit. Au sens fort le mot « exister » signifie tirer sa réalité d’autre chose. L’antonyme d’exister est insister… En tant qu’être vivant, l’homme est ou vit, tout simplement, il insiste, c’est-à-dire qu’il persiste dans son être. Mais en tant qu’être conscient, il tire sa réalité d’autre chose, ou plus exactement de trois autres choses. D’abord le monde : la conscience, c’est d’abord la perception d’un monde, d’un monde qui est donné au corps et qu’il est construit relativement à ce corps. En deuxième lieu, les autres. L’être conscient se perçoit face à d’autres êtres conscients comme lui. Et comme le soutient Hegel, c’est bien dans le rapport avec d’autres « consciences de soi » que le sujet acquiert la vérité et la certitude de la conscience de soi. Enfin, le sujet conscient se perçoit comme corps, il perçoit son corps, à la fois comme un corps semblable aux autres corps qui sont dans le monde, mais aussi et surtout comme son corps propre. Donc l’être conscient n’émerge donc qu’en plaçant « hors de » (ex) : hors du monde, hors des autres, hors de son propre corps, car s’il ne faisait qu’un avec corps comme avec les autres choses et les autres êtres du monde, il ne pourrait se percevoir, c’est-à-dire ramener ses perceptions à une unité postulée, celle du « je ».
C’est donc l’idée que la conscience n’est pas une chose, pas une substance, mais bien un rapport qui oblige à reconnaître que, sous un certain aspect, mais seulement sous un certain aspect, sous un certain rapport, l’homme est en dehors de son propre corps.
Abordons encore le problème d’une autre manière. Quand je suis confronté au corps d’un homme mort, suis-je devant cet homme ? Évidemment non. Ce qui est présentement dans le champ de ma perception, c’est un cadavre. Mais ce cadavre est pourtant celui de M.X décédé. Le cadavre ressemble à l’homme vivant et pourtant il lui est profondément étranger. Je peux évidemment dire que M.X n’existe plus et pourtant il possède encore un certain mode d’existence sociale. Dans quelques jours on va lire ses dernières volontés : le mort a encore une volonté qui doit être suivie. Les humains morts sont bien hors de leur propre corps puisque je peux tout de même par une série d’opérations sociales et psychiques les considérer d’une certaine manière comme s’ils étaient encore présents. Combien de fois, en philosophie, sommes-nous amenés à dire ou à écrire : « Platon nous enseigne que… », « Rousseau affirme que …», comme si Platon et Rousseau pouvaient encore parler. Pour savoir ce que dit Rousseau, je ne vais pas aller voir son squelette dans sa tombe au Panthéon (et encore moins dans son cénotaphe à Ermenonville !), mais ouvrir ses livres et les lire. C’est parce que nous sommes des êtres sociaux, des êtres de culture qu’il existe pour les hommes un mode d’être en dehors de leur propre corps.
Ainsi nous admettons qu’en quelque manière l’homme peut être hors de son propre corps. Mais ceci ne nous reconduit pas au dualisme cartésien. D’ailleurs le dualisme cartésien lui-même ne dit pas que l’homme puisse en dehors de son corps. Si, comme le dit Descartes nous pouvons connaître l’âme clairement et distinctement comme séparée du corps, il ne s’ensuit pas que l’homme puisse  être conçu indépendamment de son corps ! L’homme est au contraire cette conjonction étroitement de l’âme et du corps, une âme dont toute la nature n’est que de penser et un corps, « substance étendue » qui n’a nul besoin d’une âme pour l’animer. Et le problème fondamental que se pose Descartes n’est pas de séparer l’âme du corps mais bien de savoir comment ils sont si étroitement conjoints, cette énigme sur laquelle il butte face aux objections de Hobbes ou de Gassendi. En réalité si l’homme peut être en une certaine manière hors de son propre corps, c’est d’abord parce qu’il est un être social qui n’existe qu’avec les autres, par les autres dans lesquels il reconnait presque spontanément son propre corps.  C’est cette « inter-corporéité » dont parle Merleau-Ponty qui le constitue comme humain parmi les humains, comme être sensible parmi les êtres sensibles. Et c’est sa corporéité qui le pose comme constituant le monde qui se donne à lui dans la perception. Il n’est donc pas simplement (esse), il « est entre » (interesse). Quand on dit qu’il s’intéresse aux autres et au monde, il faut prendre ce verbe dans son sens premier : être parmi, être entre. Peut-être faudrait-il décalquer du latin le verbe « interêtre » et dire que l’homme n’est pas mais « interest » ! Et c’est parce qu’il est ainsi, entre son corps propre et le monde qu’il constitue que l’homme peut être « présent au monde », la présence (du latin praesum, praeesse¸ qui signifie « être devant ») étant à la fois la présence de l’homme face au monde et la présence devant soi-même – et si l’homme est devant il n’est donc pas dedans.
L’homme comme être conscient est donc cet « entre », cette relation qui le place devant (présent). On pourrait ainsi renvoyer les antinomies du corps et de l’esprit à leurs querelles déjà surmontées. La conscience est la manière dont le corps humain se dispose dans le monde, organise le monde et se projette ainsi hors de lui-même.

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...