Le livre de Jean-François Colosimo, La religion française (Cerf, 2019) intéressera tous ceux qui sont attachés à la défense de la laïcité, mais déplaira aux thuriféraires de la coexistence des religions selon les principes de la tolérance à l'anglo-saxonne. Théologien (orthodoxe), philosophe et historien, Colosimo soutient une thèse: la laïcité n'est ni une invention de la révolution française, ni une création de la IIIe république, mais l'essence même de la France, une France qu'il fait commencer aux Capétiens (987) et dont il souligne la profonde continuité politique. La "religion française" au sens où la religion est ce qui relie et structure le politique est fondée sur la séparation du temporel et du spirituel et l'absolue souveraineté de l'Etat dans l'ordre temporel. Toute l'histoire des conflits de la monarchie avec la papauté pour se lire par cette grille de lecture. La monarchie est non le propriétaire de la France (vieille conception franque des Carolingiens) mais l'incarnation du peuple (laos) et à ce titre elle est laïque! A condition de ne pas assimiler laïcité et neutralité religieuse. La IIIe République a créé une religion avec ses rites, ses textes sacrés et ses commémorations et elle s'inscrit dans une histoire millénaire.
Colosimo en tire quelques leçons pour aujourd'hui, notamment dans la confrontation de la "religion française" avec l'islam. Le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme se sont accommodés de la suprématie de l'Etat en échange d'une totale liberté théologique. Avec l'islam, les choses sont profondément différentes. Inutile d'attendre, nous dit l'auteur, une réforme de l'islam, puisque celle-ci a eu lieu au XIXe et XXe siècle et elle a été une réforme anti-moderne fondée sur deux piliers politiques, la charia et le halal. Si la France essaie de s'accommoder de l'islam suivant la mode anglo-saxonne, elle périra, avertit Colosimo. S'il y a une chance à saisir, elle passe par la réaffirmation de l'autorité de l'Etat laïque et l'appui aux courants qui, dans l'islam, veulent regagner une liberté théologique en échange du renoncement à légiférer et à imposer des comportements dans l'ordre temporel. Je ne suis pas certain que Colosimo soit complètement confiant dans cette voie et il est sans doute plus pessimiste qu'il n'y paraît. Mais son amour de la patrie lui fait concilier le pessimisme de l'intelligence et l'optimisme de la volonté.
le 1/12/2019
dimanche 1 décembre 2019
jeudi 21 novembre 2019
Du néolibéralisme à l'islamisme, n'est-ce pas de gauche que viennent ces entraves à la liberté ?
Denis Collin analyse les menaces qui pèsent sur la liberté, incarnées par le libéralisme économique, le "politiquement correct" et l'islamisme. Selon lui, aussi curieux que cela puisse paraître, la gauche joue un rôle néfaste sur les trois plans. (Article publié le 12/11/2019 sur le site Marianne.net)
En 2011, j’avais publié un "essai sur la liberté au XXIe siècle" sous le titre La longueur de la chaîne (éditions Max Milo). Les années passées n’ont fait que confirmer les craintes qu’exprimait ce livre. Si Ronald Dworkin avait pu qualifier l’égalité de "valeur en voie de disparition" (cf. La vertu souveraine, Gallimard), je soutenais que la liberté, elle aussi, était en voie de disparition. Quant à la fraternité, inutile d’en parler, plus personne n’a la moindre idée de ce que cela pourrait vouloir dire.
Que la liberté suive l’égalité dans les "poubelles de l’histoire", c’est tout à fait compréhensible. La liberté n’a de sens que si elle est la liberté égale pour tous, sinon la liberté des uns a pour corollaire la servitude des autres. Les balivernes "libérales" qui opposent la liberté à une égalité qui serait une intolérable oppression ne font que reprendre, en inversant les signes, les balivernes staliniennes d’antan qui prétendaient qu’on devait sacrifier la liberté à l’égalité.
LA TRAHISON DE LA GAUCHE
L’égalité est un principe politique et moral qu’ont abandonné ceux qui étaient censés le défendre : les "partis de gauche" convertis au libéralisme économique et au "chacun pour sa pomme" depuis le "grand tournant" des années 80, depuis ces horribles années 80 qui ont vu les triomphes politiques, à la Pyrrhus, des Blair, Schröder et Mitterrand (un Mitterrand que l’exercice du pouvoir avait converti en un rien de temps à tout ce qu’il avait dénoncé avant son élection). Mais une fois que le renard est libéré dans le poulailler encore faut-il empêcher les poules de faire front contre le renard, d’appeler le fermier à leur secours ou de cribler de coups de becs cette horrible bête. C’est pourquoi, partout, à des degrés divers cependant, les pouvoirs répressifs des États se sont renforcés. Les dispositifs de surveillance, plus efficaces et plus raffinés que ceux imaginés par Orwell dans 1984, s’emparent de nos vies.
Des lois qui eussent horrifié les libéraux d’antan sont adoptées en rafale au motif de "lutte contre le terrorisme" (du Patriot Act américain à l’institutionnalisation française de l’état d’urgence). Même dans la patrie de la Magna Carta et de l’habeas corpus, Julien Assange est jeté dans un cul de basse fosse et jugé par une parodie de tribunal britannique aux ordres de son maître, l’État américain, celui d’Obama autant que celui de Trump. Dans la France "mère des droits de l’homme", les Gilets jaunes ont subi une répression impitoyable, éborgnant, blessant grièvement et jetant en prison des milliers de braves citoyens qui ne réclamaient qu’un peu de justice.
"C’est bien (...) un retour de l’ordre moral qui s’annonce, mais un ordre moral qui ne vient pas du côté où on l’attendait"
Mais on savait qu’on ne peut rien attendre des pouvoirs d’État tant qu’ils sont entre les mains des fondés de pouvoir de la classe dominante. La classe dominante domine, rien que très normal. Ce qui l’est moins, c’est l’apport venu de "l’extrême gauche" à cette entreprise de destruction de la liberté. La pulvérisation de la communauté politique consécutive au triomphe du néolibéralisme et de la marchandisation totalitaire a produit la naissance d’ "identités" nouvelles plus extravagantes les uns que les autres et de nouvelles "communautés" fantasmatiques qui prolifèrent comme les métastases du cancer capitaliste.
Chacun son identité, chacun sa volonté d’être reconnu et de faire taire tous ceux qui pourraient ne pas s’extasier devant les revendications folles de ces gens. Ainsi le "politiquement correct "qui a déjà ravagé les universités américaines et fourni les troupes réactionnaires (ou plutôt réactionnelles) qui ont fait Trump, a-t-il gagné la France. La censure la plus impitoyable commence à s’exercer dans le domaine de la culture – contre telle pièce de théâtre antique, contre tel auteur au programme de l’agrégation de lettres, contre telle philosophe accusée d’homophobie au motif qu’elle est opposée à la pratique des "mères porteuses". C’est bien comme le dit Pierre Jourde dans L’Obs un retour de l’ordre moral qui s’annonce, mais un ordre moral qui ne vient pas du côté où on l’attendait.
"La gauche de gauche, au nom d’un faux antiracisme s’est mise à la remorque de ceux qui pendent les communistes, battent les femmes et emprisonnent les syndicalistes"
En embuscade, le troisième parti des ennemis de la liberté a engagé le combat. Les islamistes (Frères Musulmans sous leurs divers faux nez, prédicateurs salafistes tous plus obscurantistes les uns que les autres, "antisionistes" enragés) ont engagé sous le drapeau de la "lutte contre l’islamophobie" une offensive de conquête politique visant à gagner l’hégémonie, d’abord sur les musulmans vivant en France à qui ils veulent imposer les coutumes et accoutrements des pays du Golfe. Cette hégémonie gagnée, ils pourront passer à la phase II, celle très bien décrite dans le roman de Houellebecq Soumission. Pour la phase I, ça marche comme sur des roulettes : la gauche de gauche, au nom d’un faux antiracisme s’est mise à la remorque de ceux qui pendent les communistes, battent les femmes et emprisonnent les syndicalistes dans les pays où ils ont le pouvoir.
"Espérons pourtant que la lutte de classe sera la plus forte, qu’elle balayera les miasmes de la décomposition de la gauche et que nous pourrons sortir de cette étreinte mortelle"
Telle est la situation désespérante dans laquelle nous sommes. Alors que l’offensive antisociale du gouvernement se poursuit à marche forcée et alors que les forces de résistances se manifestent, comme elles s’étaient manifestées l’an passé avec les Gilets jaunes, l’issue politique du mouvement social semble bouchée. Espérons pourtant que la lutte de classe sera la plus forte, qu’elle balayera les miasmes de la décomposition de la gauche et que nous pourrons sortir de cette étreinte mortelle.
lundi 18 novembre 2019
Nation
Il y a toute une tradition de débats sur la « question
nationale » dans le marxisme et le mouvement ouvrier et bien évidemment,
nous ne pouvons pas ici entrer dans ces polémiques passionnantes et qui
rappellent un temps, aujourd’hui disparu, où le marxisme était quelque chose de
vivant. Il reste que nous avons affaire encore et toujours avec la question de
la nation. La lecture la plus intéressante sur cette question reste l’ouvrage d’Otto
Bauer[1],
La question des nationalités et la social-démocratie, publié en 1907 à
Vienne et traduit en français seulement en 1987 (EDI, 2 volumes). Otto Bauer
commence par montrer qu’on ne peut aborder la question nationale qu’à partir de
l’étude du caractère national, sachant que ce caractère national n’a rien de
figé, qu’il est un produit historique susceptible de varier et que d’autres caractères
déterminent l’individu (par exemple le caractère de classe). Les utilisations
abusives qui ont pu être faites de ce concept ne doivent pas conduire à le
rejeter. Ainsi Bauer en vient à cette première définition : « La nation
est une communauté relative de caractère, c'est-à-dire une communauté de
caractère en ce sens que, dans la grande masse des membres d’une nation à une
époque donnée, on remarque une série de traits qui concordent ». Il n’y a
pas à chercher dans la nature l’origine de cette communauté de caractère qui n’est
pas autre chose que le produit d’une sédimentation historique. Ce qui conduit Otto
Bauer à une deuxième définition : une nation est une « communauté de
vie et de destin ».
Loin de conduire à l’effacement des nations, le développement
du mode de production capitaliste en constitue l’aliment. Bauer analyse la montée
des revendications nationales en Europe – singulièrement dans l’empire austro-hongrois
comme manifestation que ces peuples sont entrés dans la danse infernale de l’accumulation
du capital. Toute l’histoire du siècle passé confirme ces hypothèses de Bauer
et la « décolonisation » est une dimension saillante de l’expansion
mondiale et de l’approfondissement de la domination du capital. Mais ce qui
vaut pour les nations jadis soumises à la domination directe des puissances
coloniales, vaut aussi pour les vieilles nations dominantes, confrontées au
rouleau compresseur de la « mondialisation ».
Ce « caractère national » renvoie à ce que les
Grecs désignaient par ethos. Dans une communauté politique, il y a un
certain nombre de dispositions acquises par l’éducation et qui permettent la
vie commune. Penser que l’on peut faire abstraction du « caractère
national » au nom de constructions juridiques (le « patriotisme
constitutionnel » d’Habermas par exemple), c’est se fourvoyer
complètement.
La nation joue un rôle politique considérable en Europe
aujourd’hui. Nous avons déjà eu l’occasion de nous exprimer sur les tendances
nouvelles de la politique italienne, mais aussi sur la Pologne et la Hongrie.
Quand on n’a rien ou presque rien et qu’on risque encore de descendre dans l’échelle
sociale ou de disparaître, quand on est menacé de n’être plus – les gens « qui
ne sont rien » pointés par Macron – il ne reste plus comme seule propriété
que ce « caractère national ». Je n’ai pas de logement à moi, j’ai du
mal à payer mon loyer, mais au moins en France « je suis chez moi ».
Les petits bourgeois aisés, drogués au « politiquement correct » et
au cerveau lessivé par la mondialisation des réseaux et de la high tech
dénonceront les « beaufs », les fascistes, les franchouillards, etc. Mais
ces petits-bourgeois vont bientôt être précipités dans la poubelle à précaires
parce que leur utilité pour le capital tend vers zéro et ils ne se maintiennent
socialement que parce que la classe capitaliste transnationale a besoin de classes-tampons
et tous les managers, commerciaux, communicants, etc. sont une classe purement
parasitaire. Quant aux professions intellectuelles « utiles », « l’intelligence
artificielle » (ainsi dénommée parce qu’elle exprime à merveille la bêtise
humaine) va les renvoyer pointer chez Pôle Emploi.
La nation c’est le peuple constitué, le peuple qui se sent
peuple, le peuple politique. Vouloir parler au peuple sans parler de la nation ?
des calembredaines ! La « gauche » a disparu parce qu’elle a
abandonné la nation. La révolution se fait au cri de « Vive la Nation ! »
La Commune de Paris naît comme un mouvement national révolutionnaire, contre l’occupation
allemande et contre la couardise de la bourgeoisie française qui pactise avec
les « boches ». La plus grande avancée sociale de notre histoire, le
programme du CNR, c’est l’alliance de la nation et du mouvement ouvrier. Ayant
troqué la nation pour le mondialisme, la gauche a abandonné la défense des
revendications populaires au nom de la soumission à la « gouvernance »
mondiale. Partout elle a perdu la confiance populaire et contraint les citoyens
à l’abstention ou au vote pour les partis réactionnaires qui semblent les seuls
à défendre la nation tout entière et non ses seules couches privilégiées. Ainsi
en Pologne le PIS ultra-catholique et nationaliste est-il le dernier parti à
revendiquer une sorte « d’État-providence » contre une gauche européiste
et libérale. Ainsi en Italie, la Lega de Salvini est-elle le seul parti à
proposer une renaissance de la nation italienne, plongée dans le marasme après
avoir été le meilleur élève des règles de l’ordo-libéralisme des euroïnomanes.
Et ainsi de suite.
La situation présente est chaotique et si on ne sort pas du
marasme, c’est tout simplement parce que, l’extrême droite mise à part,
personne n’ose parler franchement. Pour ne pas parler de souveraineté nationale,
on parle de souveraineté populaire. C’est la même chose, direz-vous. Eh bien,
non ! La déclaration de 1789 stipule que la souveraineté réside
essentiellement dans la nation. La nation a des limites, des frontières et des
institutions. Le peuple, c’est beaucoup plus vague et certains n’hésitent pas à
parler d’un peuple européen. Pour reprendre en la précisant la formule de
Rousseau, la nation, c’est le peuple qui s’est fait peuple, le pouvoir constituant
enfin constitué. La nation ainsi conçue est fondée sur la séparation entre ceux
qui sont dedans, qui en sont les membres et les étrangers. Le sans-frontiérisme
est l’adversaire farouche de la nation et l’adversaire non moins farouche du
peuple existant réellement. « Le patriote est dur aux étrangers »,
disait Rousseau. Pourquoi ? « Ils ne sont qu’hommes, ils ne sont
rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible.
L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. […] Défiez-vous de ces cosmopolites
qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir
autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. »
Quelle meilleure description de nos modernes cosmopolites pleins de compassion
pour la terre entière mais indifférents à ce que pensent, disent et souffrent
les « petites gens » qui sont leurs compatriotes. En réalité les cosmopolites
de gauche sont les frères jumeaux des cosmopolites de droite, ils ne sont que l’aile
gauche de la classe capitaliste transnationale (cf. l’excellent livre de Leslie
Sklair, The transnational capitalist class, Oxford, 2001).
Le nationalisme est la maladie de la nation. Et ce n’est pas
en crachant sur la nation qu’on chassera le nationalisme, bien au contraire. La
consolidation et la poussée lepéniste n’ont été possibles que parce que la
gauche a délaissé la nation et le peuple avec elle. Il est temps de tirer de
tout cela les conséquences qui s’imposent.
Denis Collin. Le 18 novembre 2019
[1] Otto
Bauer a été un des principaux dirigeants du SPÖ, le parti socialiste autrichien
et un des théoriciens de « l’austro-marxisme », une tendance du
marxisme très souvent critiquée par Lénine et ses héritiers mais qui reste une
des tendances intellectuelles les plus riches de celles qui se sont mises à l’école
de Marx.
jeudi 14 novembre 2019
Internationalisme
Le mot internationalisme a un sens très clair. Il désigne le
rapport entre les nations. Si la Manifeste du Parti de Communiste de 1848
annonçait que « les ouvriers n’ont pas de patrie » et donc
« prolétaires de tous les pays unissez-vous », il s’agissait d’abord
de prendre acte d’une situation où la bourgeoisie considérait les ouvriers
comme des apatrides, puisque, la plupart du temps, ils n’étaient pas considérés
comme des citoyens (le suffrage universel masculin n’est gagné en France qu’en
1848 et au Royaume-Uni en 1867). Mais dans le même temps, Marx et Engels, à
l’encontre des anarchistes donnaient comme tâche aux partis ouvriers la
conquête du pouvoir d’État. Et ainsi ils se donneraient une patrie. Il
s’agissait, en deuxième lieu, de refuser les guerres entre nations et de
réaffirmer l’engagement des ouvriers de tous les pays à s’unir contre la
bourgeoisie. Ce fut d’ailleurs la doctrine de tous les partis socialistes
jusqu’en ce funeste mois d’août 1914.
Mais l’internationalisme n’est ni le mondialisme ni le
cosmopolitisme. Pour qu’il y ait internationalisme, il faut des nations !
L’internationalisme est la reconnaissance des nations et la revendication de
leur égalité. Marx le dit et le répète : « un peuple qui en opprime
un autre ne saurait être libre ». Et donc les ouvriers anglais ne
pourraient s’émanciper que lorsque l’Irlande serait libre ! Au meeting de
Saint-Martin’s Hall, en 1864, lorsque fut fondée l’Association Internationale
des travailleurs, la première Internationale, était à l’ordre du jour la
libération nationale de l’Irlande et de la Pologne, deux nations qui tenaient
particulièrement au cœur des « pères fondateurs » du mouvement
ouvrier international.
À l’inverse, le capitalisme est mondialiste, car son
expansion est sans limites, ni politiques, ni morales. Les capitalistes
états-uniens considèrent que la seule nation ayant droit à l’existence est
celle qu’ils dominent complètement et que les autres doivent leur être
asservies. Les impérialismes en général nient les droits des nations qu’ils
envahissent ou décomposent de l’intérieur jusqu’à en contrôler tous les rouages
en s’appuyant sur les classes dominantes locales, ces bourgeoisies
« compradores » d’acheteurs achetés, comme on le voit avec la plus
grande clarté en Amérique du Sud. Mais, autant que possible, le capitalisme
aimerait bien se passer des États-nations. C’est pourquoi la destruction des
plus vieux États-nations est à l’ordre du jour sur le continent européen, via
cette machine de guerre atlantiste qu’est l’Union Européenne.
Il y a donc deux règles de base de
l’internationalisme : premièrement, défendre la souveraineté nationale de
sa propre nation, deuxièmement interdire à son propre État d’engager des
guerres de conquête et toute forme d’impérialisme. Ces deux règles sont indissociables.
Un citoyen ne peut être libre que dans une république libre.
Cette maxime du républicanisme suppose que l’on s’oppose à toute soumission à
l’égard de quelque puissance extérieure, mais également à toute les formes de
désagrégation intérieure de la communauté politique par les diverses factions
« communautaristes » ou religieuses.
Denis Collin – 13 novembre 2019
(à suivre)
mercredi 13 novembre 2019
Communisme
Comme dit l’autre, les mots sont importants. Commençons par
le mot communisme.
Un communiste est tout simplement un partisan du commun. Et
le commun est ce qui existe dans une commune et dans toute association plus
large qui regrouperait de nombreuses communes. Le commun est le bien commun :
par exemple, l’air que nous respirons, les paysages dont nous jouissons, les
chemins et les routes que nous empruntons, la langue et la culture que nous
partageons. Le commun est aussi l’assurance (autant que faire se peut !)
que ceux que nous rencontrons ne nous agresserons pas, respecterons comme nous
les règles de base de la civilité. Le commun consiste aussi à partager quand
cela est nécessaire et donner à chacun selon ses besoins, sachant que chacun œuvrera
au bien commun selon ses capacités. Celui qui meurt de faim sera nourri et l’enfant
sera dispensé du travail. Dans toute société, il y a du commun et dans toute
société des gens pour défendre ce commun et qu’on pourrait appeler des
communistes. Une société sans commun est tout simplement invivable et pour tout
dire impossible. Ce serait le monde de l’état de nature que décrit Hobbes, la
guerre de chacun contre chacun.
On peut établir une loi : plus la vie sociale se
développe, plus la moralité des individus se perfectionne, plus il y a de commun.
Quand on établit des lois qui fixent la durée maximale de la journée ou de la
semaine de travail, on fait du communisme puisqu’on abolit la concurrence que
les vendeurs de travail se font entre eux en établissant une loi commune. Quand
on rend l’école gratuite et obligatoire, on fait encore du communisme :
voilà un bien qui appartient à tous et dont chacun peut jouir selon ses
besoins. C’est la même chose quand on institue des caisses de retraites, quand
on fonde la sécurité sociale, etc.
Le communisme n’est donc pas un projet utopique. C’est le mouvement
historique réel que nous avons sous nos yeux, mouvement qui a pu subir des
reculs et des défaites mais qui reste au cœur de nos sociétés. Mouvement aussi
que l’on peut voir dans les sociétés où l’on ne dispose pas encore de lois
sociales étendues, de dispositions de protection sociale, etc.
Le communisme est un mouvement. Rien d’autre. Un mouvement qui
va vers l’élargissement des biens communs. Comment lutter pour la défense de l’environnement
sans faire de l’eau, de la nature, de l’habitat global des hommes un bien commun
qui doit être protégé des atteintes par la force commune ? Comment faire
sans coordonner les efforts, sans fixer un plan ?
Mais le communisme n’est pas qu’un mouvement. Il est aussi
une perspective : celle d’une humanité pacifiée, d’une humanité
débarrassée non pas des inégalités en général – comme le croient ou feignent de
le croire les ennemis du communisme – mais des inégalités sociales, celles qui
sont liées aux positions de classe. C’est aussi la marche vers une société où le
produit de l’effort commun ne sera pas capté par quelques-uns mais profitera à
tous et où chacun trouvera les moyens de son épanouissement personnel. D’une
société aussi où, une vie décente étant garantie à tous, on pourra privilégier
l’être sur l’avoir, le plaisir de la vie commune sur la frénésie de la
consommation.
Rien de tout cela n’est utopique. C’était déjà, en partie,
dans le programme du Conseil National de la Résistance, symboliquement intitulé
« Les jours heureux ». Rien de tout cela n’est utopique puisque c’est
précisément ce qui est au cœur des avancées sociales des « trente glorieuses ».
(à suivre)
Denis Collin – 12 novembre 2019
vendredi 8 novembre 2019
Athéisme, laïcité et république
Philosophiquement, je suis athée. Dieu est une hypothèse
inutile pour qui suit la raison. Sauf si on appelle Dieu ce que les Grecs
appelaient l'Être et qu'on pourrait appeler le réel, qui existe nécessairement,
est éternel et absolument infini, omniprésent et tout-puissant... Mais cela n'a
aucun rapport avec le Dieu transcendant des religions abrahamiques. Si on
voulait chipoter d'ailleurs on pourrait tirer une certaine interprétation
du Dieu biblique vers autre chose – voir Athéisme dans le christianisme d’Ernst
Bloch.
Politiquement, je suis partisan de la laïcité, la laïcité
sans adjectif qualificatif, la séparation absolue de la sphère privée de la foi
et de la sphère publique. Si l’on entend par religion le « fait social
total » analysé par Durkheim, la laïcité est « antireligieuse puisqu’elle
dénie à la religion sa vocation traditionnel d’organisation de l’espace public,
d’organe régenté les conduites des hommes, d’institutions sacralisant les grands
moments de la vie (naissance, mariage, mort). La laïcité est sous cet angle,
anticléricale. Et donc, ceux pour qui la religion n’est pas la foi mais l’ordre
social, ceux-là se sentent sans doute brimés par la laïcité, ils la trouvent « liberticide »,
bien que le cléricalisme ne reconnaissant pas le principe de liberté de
conscience des individus n’est aucunement fondé à réclamer pour lui-même l’application
d’un principe qu’il ne reconnait pas. Mais si au contraire de l’institution
religieuse, on entend par religion (comme dans l’expression « avoir de la
religion) la foi, toute subjective, c'est-à-dire un ensemble de règles de vie
et une manière que chacun trouve pour s’arranger avec la mort, la laïcité admet
toutes les religions et tous les religieux sincères peuvent parfaitement être
laïques. Plus : s’ils tiennent vraiment à leur foi, ils doivent désirer qu’elle
soit pure de toute intrusion politique. Rendre à César ce qui est à César et à
Dieu ce qui est à Dieu, voilà la bonne règle. Dès lors on peut être un musulman
laïque, un chrétien laïque, un Juif laïque et un athée tout aussi laïque.
Rappelons d’ailleurs que les athées ne sont pas, loin de là, les seuls acteurs
qui ont permis les lois laïques en France : protestants et Juifs y ont
pris toute leur place et on trouvait même des catholiques à la Libre Pensée.
Tout cela est assez simple, finalement. Où les choses se
compliquent c’est quand on y mêle d’autres considérations. Il va de soi que l’universalisme
républicain dont je me réclame est universaliste et donc le racisme est
évidemment impensable dans ce contexte. Mais on ne doit pas appeler « racisme »
n’importe quel type d’animosité à l’égard d’un groupe humain. Traditionnellement,
les militants ouvriers n’aiment pas particulièrement le patronat. Font-ils preuve
d’un racisme « antipatrons » ? Nullement ! On peut même
être ami à titre personnel d’un patron sans renoncer à son animosité contre le
patronat. Je n’aime pas spécialement l’Église catholique ni son Pape, devenu
une vedette de la « gauche », mais je n’ai rien contre les chrétiens
en général et beaucoup de mes mais embrassent cette foi respectable. Je n’ai
aucune dilection pour l’islam mais je n’ai rien contre les musulmans, parmi
lesquels je compte un certain nombre d’amis. L’universalisme laïque refuse
toute discrimination envers les individus en raison de leur foi, mais se
réserve évidemment le droit absolu de critiquer toutes les religions !
Que des questions aussi simples soient devenues incompréhensibles
en dit long de la décomposition de l’ethos républicain dans notre pays.
Le refus de voir une religion en particulier empiéter sans cesse sur l’espace
public, imposer ses règles ségrégationnistes contre toute la décence commune sur
laquelle repose la communauté politique est maintenant assimilé à du racisme !
Et d’éminents membres de la « gauche » apportent leur caution à cette
imposture. C’est à désespérer de tout.
vendredi 18 octobre 2019
Changement de monde
Toute une partie de l’opinion publique
républicaine, socialiste, communiste, progressiste (employons tous les
qualificatifs que nous jugerons bons) est paralysée par la crainte d’être taxée
d’islamophobie et de racisme à chaque fois qu’il s’agit de parler des multiples
provocations organisées par les réseaux islamistes, fréristes ou salafistes.
C’est pourquoi le ministre Blanquer qui se veut un républicain impeccable ne
veut pas prendre de circulaire interdisant aux femmes voilées d’accompagner les
sorties scolaires. Il se contente de dire que les accompagnatrices voilées,
« ce n’est pas souhaitable. » Tout cela lui a cependant une volée de
bois vert de la part des spécialistes de l’islamophilie. Il avait pourtant
entre les mains tous les outils juridiques pour trancher une bonne fois pour
toutes la question. Interrogée sur France-Inter, la sénatrice socialiste
Laurence Rossignol finit par dire que « les professeurs n’ont qu’à se
débrouiller », cri du cœur qu’elle a ensuite tenté, en vain, de rattraper.
On déploie des trésors d’ingéniosité pour garder un jugement balancé
(« oui, mais les catholiques, hein, ils n’en font pas autant ») et
éviter de regarder en face la bête qui s’apprête à nous dévorer tout crus. Tous
se sentent obligés de prendre des tas de précautions oratoires (variations sur
le mode « pas d’amalgame »), si bien que ce brouhaha des bonnes
intentions antiracistes est devenu inaudible et que le seul à parler clair est
le RN/FN. Et quand une provocatrice vient voilée dans une assemblée politique,
le seul à lui faire remarquer qu’elle contrevient à la loi est un élu RN qui va
devenir le bouc émissaire parfait. Dans une tribune, 90
« intellectuels » dénoncent la haine contre les musulmans au lendemain
de l’attentat islamiste qui coûte la vie à quatre policiers. On finit par se
demander si on ne vit pas dans un cauchemar où toute la réalité aurait été
inversée. Car les propagateurs de la haine, aujourd’hui, ce sont d’abord les
prédicateurs salafistes et fréristes, qui enseignent que toutes les idées et
valeurs des républicains sont haïssables et que les seuls purs, les seuls
dignes d’estime sont les musulmans. Et leurs prédications sont suivies
d’effets. Aurions-nous déjà oublié « Charlie », ce massacre inouï de
la rédaction d’un journal ? Et le Bataclan, serait-ce le fait des
évangélistes ou des chrétiens intégristes ?
Nous sommes paralysés parce que nous croyons que le
capitalisme, l’économie de marché et la « démocratie » (c'est-à-dire
la domination de l’oligarchie avec mise en scène pseudo-démocratique) dominent
le monde et que les conflits entre peuples, nations, civilisations ne peuvent
plus exister. Nous sommes victimes de ce que Jean Birnbaum appelle « la
religion des faibles » : « ils » veulent devenir comme nous
et s’« ils » ne nous aiment pas, c’est de l’envie que nous pourrons
finalement extirper avec de la bienveillance – le coup de la « maman
voilée » est un grand classique.
Il serait plus utile de regarder la réalité globalement,
dans l’espace et dans le temps. Le temps de la domination totale des
impérialismes occidentaux est terminé et l’utile contrepoids qu’était le
« socialisme réellement existant » a disparu. Nous vivons l’émergence
de nouveaux impérialismes et de nouvelles puissances qui cherchent à leur tour
l’hégémonie au moins régionale. La Chine est la deuxième puissance mondiale et
peut-être la première sur le plan économique et elle avance, selon son génie
propre, ses pions sur la grande scène du monde. En Inde, Modi, rompant avec
tous les poncifs occidentaux sur l’Inde, « la plus grande démocratie du
monde », fait carburer le « nationalisme » hindouiste à plein
régime et envie son voisin chinois. L’Iran se souvient d’avoir été l’empire
perse et cherche une hégémonie régionale et se heurte au néo-ottoman Erdogan.
Tous ces gens-là ne sont pas des « pauvres opprimés » mais des
leaders de grands ensembles à qui l’Occident ne fait plus peur. La
condescendance méprisante (pléonasme) avec laquelle l’intelligentsia
bobo-parisienne traite de l’islam est celle des aveugles qui aiment s’aveugler
et croient ou font semblant de croire qu’ils appartiennent toujours à la classe
des maîtres du monde. Mais voilà, Trump bat en retraite et ne veut plus envoyer
les « boys » se battre aux quatre coins de la planète parce que, plus
ou moins clairement, il sait que la puissance absolue des USA, c’est fini.
« L’Europe puissance » a toujours été une mauvaise blague et les
Européens ne dominent plus, sans espoir d’inverser le cours des choses, les
autres nations. Il va leur falloir apprendre à vivre en milieu hostile !
Défendre pied à pied ce à quoi ils croient, s’ils croient encore à quelque
chose, ce qui n’est pas garanti.
Il est nécessaire de revenir à l’histoire, car le
contemporain n’est qu’un concentré d’une histoire très longue. Quand la crise
yougoslave a commencé, aboutissant à la disparition de ce pays, on sait le rôle
important qu’y ont joué la république musulmane de Bosnie et le Kosovo et,
comme si les années n’étaient pas passées par là, on retrouvait les lignes de
fracture entre les Ottomans et la chrétienté. Pendant longtemps les immigrés
turcs ou maghrébins n’étaient que de la main-d’œuvre, qu’éventuellement on
prenait en pitié. Aujourd’hui les immigrés de confession musulmane sont les
plus convaincus par l’islamisme pour lequel ils votent massivement. On l’a
vu : Erdogan n’a sauvé sa peau aux dernières élections générales que par
le vote massif des émigrés turcs en faveur de l’AKP. Les dernières élections
tunisiennes suivent un schéma analogue : Ennahda et Kaïs Saïed font carton
plein chez les émigrés de France. On a assez décrit les « territoires
perdus de la république » et gagnés par les islamistes (archétype :
la Seine-Saint-Denis) et on pourrait faire des constats semblables en Belgique
ou en Allemagne. Le djihad armé est l’arbre qui cache la forêt :
l’infiltration frériste est bien plus importante, bien plus insidieuse et
progresse presque à vue d’œil. Entre la « terre de l’islam » et la « terre
de la guerre », les frontières sont en train de changer. Les
revendications islamistes, de plus en plus insolentes, finissent toujours par
l’emporter et les islamistes – c'est-à-dire une part croissante des musulmans –
pensent que le moment est venu où ces vieux pays chrétiens deviendront enfin
« dar-al-islam ». En réalité, tout cela exprime la poussée de
nouveaux capitalismes, en Turquie, dans les pays du Golfe (pensons au poids d’un
petit pays comme le Qatar) ou en Iran. Le dynamisme de ces nations emprunte les
habits de l’islam comme les mouvements anticolonialistes d’hier avaient pris
les habits du marxisme.
L’image de l’immigré soumis est en voie de s’effacer.
Beaucoup se sentent maintenant des conquérants et à juste titre. En face
personne ne résiste. Erdogan peut faire ce qu’il veut : tout au plus, les
dirigeants européens froncent les sourcils. Nos hommes politiques courtisent,
qui le Qatar, qui l’Arabie Saoudite. « Nous » croyons avoir enrayé la
poussée des Frères Musulmans en Égypte en soutenant la dictature militaire de
Sissi. Encore une funeste erreur qui fait suite à un long cortège d’autres erreurs
aussi funestes.
Peut-être sommes-nous condamnés à commettre encore de
nouvelles erreurs et à perdre encore plus de terrain parce que nous n’avons
plus aucun objectif historique. Ravagées par l’individualisme et la
toute-puissance du fétichisme de la marchandise, nos sociétés semblent privées
de tout ressort vital. Qui croit encore à la raison, aux Lumières, à l’idéal
noble du XVIIe et du XVIIIe siècle ? Qui exige
encore le gouvernement du demos ? Le peuple qui se fait peuple a
cédé à la place aux communautaristes les plus extravagants et aux théories les
plus folles – y compris chez les philosophes qui se veulent pourtant en quête
de sagesse (voir le livre de Jean-François Braunstein, La philosophie
devenue folle). Dans le chaos et la décomposition actuelle, l’islam
apparaît comme un facteur d’ordre, comme une idéologie qui redonne sens à la
vie ! Quelle misère ! La soumission devient et deviendra sans doute
plus demain la voie du salut, ou du moins de ce que certains croient être leur
salut et le livre éponyme de Michel Houellebecq est d’un réalisme glaçant.
Une remarque en passant : sans doute existe un islam
non conquérant, un islam purement spirituel et prêt à faire sa réforme –
réforme toujours avortée jusqu’à présent. Nous connaissons d’assez nombreux
représentants de cet islam éclairé mais ultra-minoritaire. Et peut-être conviendrait-il
d’appuyer ces gens de bonne volonté, mais cela suppose qu’on reste ferme face
aux islamistes.
Chacun des points évoqués plus haut pourrait être développé
et étayé et ce pourrait être le travail d’une équipe ou le résultat d’une vaste
collaboration. On pourrait aussi remarquer combien le capital est malléable et
combien il peut s’adapter à toutes les situations. Un capitalisme avec
idéologie « communiste » s’est développé en Chine. L’islam est tout
autant une religion « pro-business », autant pro-business que le
protestantisme tel que l’avait analysé Max Weber. Il nous faudrait une analyse
précise des liens entre la remontée des religions fanatiques et le stade actuel
du capitalisme.
Dans l’immédiat, il faut nous demander si une issue est
possible ou si on doit attendre la catastrophe en reprenant à notre compte les
thèses de l’histoire cyclique et du déclin de l’Occident à la Spengler.
Machiavel disait que notre sort dépend pour moitié de la fortune mais que
l’autre moitié nous est laissée. Si on prolonge simplement les tendances
actuelles, la vérité est « qu’on est foutus » ! Mais il n’y a
aucune raison de se contenter de prolonger les tendances actuelles. Une
appréciation lucide de la situation permet de combattre pour défendre
l’essentiel, c'est-à-dire la liberté, la laïcité, l’égalité, égalité des hommes
et des femmes, mais aussi égalitarisme social, le recherche d’un monde
débarrassé de l’exploitation, parce que, finalement, c’est dans l’exploitation
et la domination que résident les principaux maux qui nous menacent.
Le 20 octobre 2019
lundi 7 octobre 2019
Luttes de classes, guerres sociales
lundi 30 septembre 2019
Extinction des Lumières
Pour une analyse de l’idéologie
post-moderne en décomposition
Marx et Engels s’en prenaient, aux alentours des années
1843-1846 à L’Idéologie Allemande et à ses diverses figures. Ils avaient
de la chance, puisqu’il y avait un noyau commun à tous ces jeunes hégéliens
contre qui ils rompaient des lances, l’idéalisme philosophique. Nous sommes,
quant à nous, confrontés à une floraison – mais des fleurs peuvent être
putrides – d’idéologies qui font mine de s’opposer au néolibéralisme dominant.
La diversité est telle d’ailleurs qu’il faudrait parler des diverses idéologies,
au pluriel et non de l’idéologie en général. Ces idéologies se présentent comme
des doctrines soit religieuses, soit sociologico-philosophiques, soit
politiques et visent des publics différents ; mais elles ont un point
commun : la haine de la raison, la violence sectaire, la guerre contre
toute forme d’universalisme et la perte du sens commun. De quoi
s’agit-il ?
On pourrait commencer par faire une liste – mais comme
toutes les classifications, une telle liste est nécessairement
schématique :
-
Les diverses théories du « genre »,
c'est-à-dire toutes ces doctrines qui remplacent le sexe biologique par la
construction sociale du genre, ou plutôt de genres aussi nombreux qu’on le
souhaite. Le tableau des genres élémentaires ne cesse de s’allonger.
-
Le véganisme et son petit frère l’animalisme qui
prônent plus ou moins l’abolition de la séparation entre les hommes et les
animaux.
-
L’islamisme politique, dont le point de départ
est religieux, parce qu’il prétend s’ancrer dans une foi, mais est engagé dans
une entreprise conquérante qui vise à casser tous les cadres de la république
laïque et tous les acquis philosophiques des Lumières.
Quels sont les points communs ? D’abord, ils ont tous
les trois une cible et c’est la même, c'est-à-dire, précisément, la
civilisation européenne telle qu’elle a été remodelée par les Lumières. Les uns
voient en « l’homme blanc » le croisé et le colonisateur, se basant
d’ailleurs sur une singulière conception de l’histoire. Les autres y voient le
prédateur absolu et le dominateur de la nature dont le temps doit s’achever.
Les derniers y voient l’hétéronormé binaire, l’exploiteur par excellence qui
doit disparaître au profit des nouveaux genres flottants. Ces trois grandes
formes d’idéologie ont réussi à capter des militants, des intellectuels, des
philosophes venant de « la gauche », parce qu’elles se présentent
comme des doctrines opposées à la domination (la domination des colonisateurs,
la domination des humains ou la domination machiste). Mais elles se distinguent
immédiatement de la gauche à l’ancienne par le refus radical de
l’universalisme, le communautarisme le plus sectaire et l’indifférence radicale
à la lutte des classes et aux rapports sociaux de production. Au moment où le
vieux mouvement ouvrier semble agonisant, où la classe capitaliste est engagée
dans une offensive contre tous les acquis sociaux, ces trois idéologies
renvoient la classe ouvrière à son néant supposé. L’ouvrier blanc, macho, qui
mange des saucisses, et roule en diesel est l’être le plus méprisable que
puissent trouver ces nouveaux héros et hérauts de la lutte contre la
domination.
Quelques penseurs ont cru ou voulu croire que tout cela
pourrait se compléter harmonieusement. La lutte de classes des ouvriers devait
se fondre dans un mouvement « intersectionnel », dont les premières
manifestations en France remontent à « Nuit debout ». Mais par
nature, dès lors que l’on refuse l’universalisme (encore une invention du mâle
blanc européen), il est impossible de faire « converger » ou
d’intersectionner les luttes. L’intersectionnalité des luttes est tout aussi
chimérique que l’union des nationalistes. Chacun pour soi ! On a même vu
des protestations venant de certains groupes de lesbiennes contre les
« trans », ces hommes qui se veulent femmes et ces femmes qui se
veulent hommes ne peuvent coller avec « l’hyperespace lesbien ». Quant
à l’intersectionnalité de l’islamisme, du féminisme et des LGBT, elle est une
chimère au sens biologique du terme, bien que cette chimère ait quelque
existence (les féministes qui soutiennent le port du burqini et du foulard).
C’est un dernier point curieux : bien que chacun défende son pré carré,
ces divers groupes communautaires évitent de trop s’attaquer les uns les
autres. Les végans évitent soigneusement de s’en prendre aux boucheries hallal alors
que les élevages « bio » ne trouvent à leurs yeux aucune grâce. Les
genristes se gardent bien de critiquer l’islam et trouvent dans l’hostilité des
végans à la nature des convergences d’idées… Pas d’intersectionnalité donc,
mais des convergences souterraines qui tiennent au terreau commun dont ils sont
issus.
Essayer de « déconstruire » ces idéologies, c’est
un peu comme nettoyer les écuries d’Augias. On sait que seul Héraclès a réussi
cet exploit. Je ne suis pas Héraclès ! Il faut pourtant essayer de montrer
en quoi tous ces discours (1) sont autant d’attaques violentes contre la
raison, ou si on veut faire moins grandiloquent, contre le sens commun ; (2)
qu’ils manifestent des tendances profondes des formations sociales soumises à
la dictature du « capitalisme absolu », ce « capitalisme du
troisième âge » qui a déjà fait l’objet de nombreuses analyses, et, (3) qu’ils
ont une fonction politique précise.
Irrationalisme
Genrisme
Quand on lit dans la presse que s’est tenu un festival
féministe qui propose ni plus ni moins que de « sortir de
l’hétérosexualité » qui est un « régime politique » et un
système d’exploitation, on se demande comment ces gens trouvent de l’argent et
des moyens matériels pour soutenir leur folie. Car c’est évidemment pure folie.
Si l’humanité sort de l’hétérosexualité, alors son sort va être assez vite
réglé, à moins qu’avant cette révolution et en attendant la généralisation de
la parthénogenèse, on ait congelé suffisamment de sperme – on pourrait par
exemple enfermer tous les machos dans des grands hangars pour qu’ils se masturbent
en cadence dans des tubes ou des bocaux stériles jusqu’à épuisement de l’espèce
« macho », le sperme ainsi récupéré pouvant alimenter les désirs de
PMA pour toutes qui est en train de se généraliser… Revenons aux choses plus
sérieuses.
La « théorie du genre » n’existe pas disent tous
ses défenseurs et propagateurs. De leur point de vue, cela se comprend :
ce n’est pas une théorie (discutable) mais une vérité scientifique
indiscutable, et les « marchands de doute » peuvent aller voir
ailleurs. Il est certain que les comportements sexuels sont conditionnés
socialement. Être femme ensachée dans une burqa et être une femme occidentale à
peu près libre et qui peut aller boire un pot avec un homme qui n’est ni son
mari ni son père, c’est effectivement une construction sociale. Mais les règles
des rapports entre les hommes et les femmes sont toujours articulées au
substrat biologique. Il s’agit d’organiser la reproduction de la société, dans
toutes ses dimensions, non seulement la simple reproduction biologique, mais
aussi la reproduction institutionnelle, sociale et idéologique. Mais il s’agit
toujours de reproduction ! Les règles qui conditionnent les comportements
sexuels (ou de genre pour être compris des modernes) sont elles-mêmes rendues
indispensables, quelle que soit la forme d’organisation sociale précisément
parce que la pulsion doit être domestiquée. Qu’on excuse ici cette référence à
Freud qui a dit des choses fondamentales sur toutes ces questions, quoi que
l’on puisse en médire aujourd’hui.
Il n’y a pas de théorie du genre qui puisse se prévaloir du
nom de théorie pour une autre raison : il n’y a ni hétérosexuels, ni
homosexuels, ni tout ce que l’on veut d’autre. Il y a quelque chose qu’on
appelle sexualité et dont les variations infinies n’ont absolument rien à voir avec
les catégorisations maniaques des docteurs en LGBT+. La sexualité est
l’ensemble des modalités par lesquelles s’exprime le désir, désir qui, fort
heureusement, est ensuite soumis à la surveillance vigilante du Surmoi. J’ai
dit « heureusement » parce que, Freud l’a bien montré, la pulsion
sexuelle est toujours intriquée à la pulsion de mort – voir les jeux sadomasochistes
qui sont une tentative de jouer là-dessus. Le désir sexuel est le désir d’abolir
toute tension, d’atteindre cette « petite mort » orgastique. En même
temps, il est l’expression de la vitalité même. Contradiction ? Eh oui, la
vie est dialectique, de la dialectique en chair et en os.
Pour sortir du « binaire », les docteurs en LGBT+
nous proposent des catégories plus absurdes les unes que les autres. Lesbienne,
gay, on connaît. Les choses se compliquent ensuite avec les « bi » et
surtout avec les « trans » : où mettre les trans homos –
une femme qui devient homme et préfère les hommes ou l’inverse ? On
introduit ensuite ceux qui ne choisissent pas et jouent sur tous les tableaux –
les « queer » – sans parler des « asexuels » et même les
autosexuels… Chose curieuse, peu nombreux sont ceux qui revendiquent la
zoophilie (on en trouve tout de même chez les disciples de Peter Singer), les
nécrophiles se cachent et les pédophiles se font discrets – on se demande bien
pourquoi… Si ces catégorisations sont si minutieuses, c’est parce qu’il faut en
quelque sorte légitimer tous les comportements sexuels et refouler tout le
savoir freudien qui explore, lui, les perversions.
Les prétentieuses
« gender studies », à commencer par les ouvrages abscons de Judith
Butler, représentent une terrible régression par rapport au savoir hérité de la
tradition de la psychanalyse, mais aussi par rapport à ce que nous ont appris
la sociologie et l’histoire. La caisse de résonnance dont bénéficient ces
élucubrations ne laissent pas d’interroger. Quels intérêts sociaux poussent à
la roue ? Il est toutefois très clair que ces « théories » sont
marquées au sceau du fantasme infantile de la toute-puissance. Je serai ce que
je veux ! Homme, femme, les deux à la fois, autre chose encore,
qu’importe ! Quand on est tout-puissant, c’est toujours sur les autres que
s’exerce cette puissance et le complément de la toute-puissance est la
réification qui atteint ses sommets dans les opérations de « réattribution
de genre » (chirurgies de changement de sexe) ou dans la PMA et la GPA (je
désire un enfant, j’ai droit à un enfant). Le refus de toute limite et de toute
frustration, le déni du réel, tel est le substrat du genrisme.
Animalisme et véganisme
Après ceux qui nient la différence des sexes, une autre
tribu de délirants, ceux qui nient la différence entre humains et animaux et
proclament que les humains n’ont aucun droit sur les animaux, qu’ils doivent
s’abstenir de les manger, de faire de la fourrure ou du cuir avec leur peau, ou
de les utiliser au cirque ou au cinéma.
Comme dans le cas précédent, ce qui frappe de prime abord,
c’est la haine résolue de la nature. Si les humains mangent de la viande, c’est
une construction sociale ! Que l’homme ne soit pas un ruminant capable de
transformer directement la cellulose en protéine, qu’il ne soit pas comme le
panda, un carnivore, comme tous les ours, condamné à passer sa journée à manger
du bambou, voilà qui ne peut frapper les têtes creuses de végans. Toute
l’idéologie végan repose non seulement sur la méconnaissance de la nature, mais
aussi et surtout sur une véritable haine de la nature. Si, en effet, on
interdit la viande aux humains et si toutes les espèces sont égales, alors il
faut interdire aux lions de manger gazelles et antilopes et il faut transformer
les loups en agneaux … mais comme on veut faire disparaître les animaux
d’élevage… Dans cette étrange faune du véganisme, on trouve toutes sortes de
zigotos. Certains estiment que seul l’homme est concerné par les interdits
alimentaires du véganisme puisqu’il a une conscience, ce qui contredit évidemment
le dogme antispéciste de l’égalité de toutes les espèces. Les végans condamnent
non seulement l’élevage, mais évidemment toutes ses conséquences comme
l’insémination artificielle assimilée à un viol. Ce qui n’empêche pas de très
nombreux végans d’être partisans de la PMA.
On peut sans problème admettre que la consommation de viande
dans les pays riches est excessive et que limiter l’apport de protéines
animales peut être une idée juste (lesquelles, à quelle dose, tout cela est une
autre affaire). On peut sans mal dénoncer l’élevage industrielle et la transformation
du métier d’éleveur en celui de « producteur de viande ». Mais rien
de tout ce qui ouvrira la voie à une discussion raisonnable n’entre en ligne de
compte. Le véganisme est un dogme religieux, et l’absurdité en est une partie
nécessaire (« credo quia absurdum »). Il est donc insensible à toute
réfutation rationnelle et ce d’autant moins qu’il entre en harmonie avec les
industries du « green washing » et du remplacement de la viande par
des protéines produites par la chimie (« biftecks » de synthèse et
compléments alimentaires de tous poils). Son frère jumeau l’animalisme est non
moins absurde. Les animalistes respectent-ils araignées et cafards ? Il
est vrai qu’on en voit protester contre la dératisation. Sont-ils candidats
pour vivre avec les rats et les cancrelats ? Sur l’animalisme, on ne peut
que renvoyer à l’excellent livre de Jean-François Braunstein (La philosophie
devenue folle).
L’islamisme
Ici nous retrouvons une forme plus classique
d’irrationalisme, celui qui procède des superstitions religieuses, dans le
cadre d’une religion où la dimension spirituelle joue un rôle assez mince alors
que la stricte observance de préceptes ridicules ou odieux remplace tout élan
du cœur. Disons-le clairement : l’islamisme n’est pas une foi, une de ces
nombreuses inventions qu’ont fabriquées les hommes pour trouver un arrangement
avec leur angoisse de la mort. L’islamisme est une entreprise totalitaire de
contrôle de la société et c’est pourquoi le contrôle des habitudes alimentaires
et des vêtements y joue un rôle central. Comme les sectes précédentes,
l’islamisme est un antihumanisme. Les genristes nient l’universalité du genre
humain et dénoncent la culture humaniste comme un produit du « mâle blanc
hétérosexuel ». Les animalistes et autres végans dénoncent la prétention
de l’humanisme à placer l’homme au-dessus des autres vivants. Les islamistes
dénoncent la vanité de l’homme qui se croit libre au lieu de se soumettre à
Dieu. Pour eux le genre humain se divise en deux : les soumis qui appartiennent
à la bonne communauté et les autres qu’il faut soumettre, y compris par la
violence.
Pas plus que les autres sectes, les islamistes n’admettent
le débat fondé sur la raison. Les plus subtils, qu’on trouve chez les
intellectuels « frères musulmans », ne contestent pas ouvertement les
sciences de la nature : les défenseurs de la « terre plate » ne
sont qu’une minorité, mais ils y cherchent une preuve que cette nature ordonnée
par des lois ne peut être que l’œuvre de Dieu et, au demeurant, ils s’évertuent
à trouver dans le Coran sous une forme cryptique, les manifestations de la
théorie de la relativité, par exemple. Pour la théorie de l’évolution, c’est
une autre affaire, car celle-ci percute le dogme, mais ils peuvent s’y adapter
en évoquant le « dessein intelligent ». En revanche, dès qu’il s’agit
des affaires humaines, on ne badine plus. Le Coran est une vérité indiscutable
et ses préceptes doivent être mis en œuvre sans faiblir, même si Tariq Ramadan
concédait la nécessité de mettre un moratoire sur la lapidation des femmes.
Le point commun le plus important avec les deux types de
sectes précédents est la volonté de se présenter comme des victimes. Les
musulmans sont les victimes de l’homme blanc, chrétien, occidental et
rationaliste et, éventuellement, allié des Juifs. Que l’islam ait toujours été
une religion de guerriers, une religion qui a organisé la soumission des
peuples (par exemple ceux d’Afrique du Nord), que l’empire ottoman musulman ait
été le premier empire colonisant les Arabes (qui eux-mêmes avaient colonisé
chrétiens et juifs : tout cela ne compte pas, parce que les faits ne
comptent pas dans le « story telling » de l’islamisme). C’est
parce qu’ils sont des victimes qu’ils ont aujourd’hui tous les droits :
bénéficier de la liberté de culte et de manifestation au nom des droits de
l’homme (occidental) et appliquer la sharia là où ils le peuvent au nom de leur
propre droit.
Les ressorts de l’idéologie
L’idéologie n’est pas un système d’idées mais une
représentation renversée du monde. Les trois grandes sectes modernes véhiculent
chacune à sa manière et non sans contradiction une représentation du monde où
tout est mis cul par-dessus tête. Leur discours veut s’imposer, y compris par
le terrorisme intellectuel et le cas échéant la terreur pure, contre toute
pensée critique, contre toute volonté de libre examen. Si vous n’admettez pas
que l'hétérosexualité soit une construction du capitalisme, vous n’êtes qu’un
hétérosexuel qui veut perpétrer sa domination à moins que vous ne soyez qu’une
femme aliénée, vendue à l’ennemi. Les
animalistes, végans et antispécistes ne reculent devant rien : un abattoir
est un camp d’extermination, les bêtes dans un élevage sont des personnes
retenues en otage. Éleveurs, bouchers et employés des abattoirs sont des sortes
de nazis contre lesquels on est fondé à employer les moyens de la résistance
(attentats, par exemple).
Dans toutes ces sectes, les mécanismes de la domination
jouent à plein :
-
Imposer une idéologie, aussi aberrante que
possible pour s’assurer que le sectateur est bien devenu un fidèle et non un
esprit rationnel déguisé.
-
Exclure et interdire autant que possible la
liberté de pensée. Tous ces gens utilisent massivement les tribunaux
contre leurs adversaires et font un lobbying forcené pour imposer des lois
interdisant les « mauvaises paroles » ou les mots qui pourraient
exprimer de mauvaises pensées.
-
Occuper les postes de pouvoir en attendant
d’occuper le pouvoir lui-même.
Reste à savoir pourquoi ça marche. Il y faudrait une
psychanalyse. Les liens entre croyance et soumission dans leur soubassement
inconscient ont été bien exposés (Marie-Pierre Frondziak, Croyance et
soumission, L’Harmattan, 2019). Dans le cas de l’islamisme on pourrait
ajouter qu’il bénéficie du ressentiment contre une société qui a déboulonné les
mâles et assure à des adolescents et des jeunes hommes des compensations
narcissiques nécessaires face à l’angoisse portant sur leur virilité. Dans Soumission,
Michel Houellebecq montre assez bien cet aspect de la question qui n’est
peut-être pas du tout secondaire – un des personnages du roman a deux femmes
(au moins), une de quarante ans, experte en gâteaux et l’autre de quinze ans,
visiblement experte en gâteries, et toutes deux très obéissantes. Islamisme et
genrisme pourraient être considérés comme se renvoyant l’un l’autre dans un
miroir qui inverse les valeurs. Dans un monde où domine l’indifférenciation
pendant que triomphe le narcissisme, affirmer d’une manière ou d’une autre,
« je ne suis pas comme vous » procure sans doute une certaine
jouissance – il est bien possible que les filles et les jeunes femmes voilées ne
le fassent pas seulement par obligation des mâles, mais aussi par la jouissance
particulière qu’elles en éprouvent.
En suivant encore Freud, on peut remarquer à quel point,
chacune dans son « trip », ces idéologies expriment une pulsion de
mort en voie de désintrication. Pulsion de mort et désir de castration dans le
genrisme, évidente pulsion de mort dans le véganisme qui ne tolère pas la
nature telle qu’elle est, pulsion de mort dans l’islam par l’enfermement des
femmes et l’exaltation du sacrifice. Si dans le mode de production capitaliste,
« le mort saisit le vif » comme l’a montré Marx, nous voyons pourquoi
ces idéologies sont en parfaite harmonie avec la dynamique capitaliste tout en
se donnant l’air de le critiquer.
Mais le soutien assez large que reçoivent ces idéologies et la
place qu’occupent ces mouvements dans le monde des médias obligent à chercher
d’autres raisons. L’effondrement du mouvement ouvrier sous les coups de la
globalisation, la sécession des élites, la rupture du lien entre classes
moyennes et classe ouvrière et entre classes moyennes supérieures et classes
moyennes, concourent à la montée de cet irrationalisme mortifère. Le capital
n’est absolument pas menacé par ces idéologies.
Il y trouve au contraire un soutien précieux. L’islam et l’argent font
bon ménage et l’enrichissement ne pose aucun problème doctrinal. Le véganisme
recoupe les intérêts de l’industrie chimique mondiale et de nombreux secteurs
de l’agro-alimentaire sont déjà très actifs sur ces nouveaux marchés. Quant au
genrisme, il présente l’avantage de substituer la lutte des sexes à la lutte
des classes. Donc aucun problème pour faire de la place à ces idéologies et à
ces sectes quelque étranges qu’elles puissent paraître. Seuls les niais des
mouvements soixante-huitards ont pu croire que le capitalisme adorait la
famille et haïssait tout ce qui n’était pas chrétien, mais en réalité le
capital n’aime que le profit pour accumuler du capital, quels que soient les
moyens employés. Les rayons « veggies » dans les supermarchés,
le burqini chez Décathlon, tout cela fait du profit parce que tout cela est
« capital-friendly ». Le commerce de la GPA et de la PMA se porte
bien et la chirurgie est un secteur d’avenir.
Et pour la suite ?
On ne doit jamais oublier que l’idéologie est imperméable à
l’argumentation rationnelle et donc les chances de faire reculer ces idéologies
sont extrêmement minces. Ceux qui ne voudront devenir ni islamisé ni queer
n’auront plus beaucoup de place. Ils rejoindront la cohorte de tous ceux que
les belles gens vouent aux gémonies : les fumeurs qui mangent des
saucisses et font des plaisanteries, grasses, les « beaufs », les
« réacs », tout ce populo qu’exècre la classe dominante. Ce
« populo » n’a déjà plus guère d’autre solution que de faire
sécession d’une société qui, de toutes façons, est déjà très cloisonnée ou de
voter pour les partis de l’extrême-droite, comme c’est le cas en Europe de
l’Est et comme cela se développe à l’Ouest (RN, AfD, Lega…) Prise dans cette
étreinte morale, la vieille revendication de la révolution sociale risque fort
de ne plus trouver aucune place et les partis qui se disent révolutionnaires
(NPA, LFI en France) auront fait tout ce qu’il faut pour qu’on en arrive là.
Le 30 septembre 2019.
Annexe : sur l’islam et l’islamisme
On a pu croire, et certains y croient encore, à la
possibilité d’une « réforme » de l’islam, un islam qui, en se basant
sur les ressources de la « théologie naturelle » voudrait réconcilier
les musulmans avec le monde moderne, la rationalité et la liberté de conscience.
Il est à craindre que ce temps de cette réforme ne soit passé. Ce qui triomphe
aujourd’hui, même chez les « modérés », c’est un islam intégriste,
bien plus soucieux de séparer le pur et l’impur et d’imposer l’obéissance
stricte à une loi stupide que de spiritualité et de théologie. En prétendant
que le Coran est incréé et qu’il est de toute éternité la parole de Dieu
lui-même, l’islam (surtout sunnite) barre largement la voie à l’interprétation.
Quant à admettre comme Averroès dans son Discours décisif que foi et
raison ne peuvent se contredire et que la foi ne peut contredire la raison,
c’est tout bonnement impossible parce que tous les préceptes de la sharia
pourraient être remis en cause et la « communauté » exploserait. À
l’époque du pourrissement du capitalisme, c’est l’islam le plus fou qui a le
vent en poupe.
vendredi 6 septembre 2019
Vers un changement anthropologique majeur?
La PMA pour toutes (j’ai récemment écrit un papier sur la
PMA « pour tou.te.s ») introduit un changement anthropologique
majeur. Sur sa demande, une femme pourra bientôt obtenir des gamètes mâles en
vue de concevoir un enfant sans père – car on ne peut guère appeler
« père » un homme réduit à être un donneur de sperme. Ce pourrait
facilement être une opération démédicalisée et on ira vers toujours plus de facilité :
on achètera sa fiole de sperme comme achète le vaccin contre la grippe. mutatis
mutandis, pour les homosexuels. À moins qu’on admette qu’il y a une
différence essentielle entre hommes et femmes, une différence qui tient à la
nature (les femmes portent les enfants et non les hommes) et là les
« genristes » vont hurler contre ce retour inopiné du sexe.
Bernini: Enée fuyant Troie |
Bernini: Enée fuyant Troie |
Évidemment, j’exagère ! Au lendemain du vote de la
nouvelle loi bioéthique promise pour l’automne, rien n’aura changé… en
apparence. Mais une nouvelle étape aura été franchie sur un chemin qui conduit
au-delà de l’humain. Foucault l’avait annoncé : l’homme est voué à disparaitre
comme un visage de sable. L’au-delà de l’homme est annoncé depuis un siècle et
demi. Le post-humain, quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, est dans
l’air du temps.
C’est peut-être plus ancien : le christianisme repose
sur l’histoire d’un homme né d’une femme et de l’intervention du saint Esprit.
Cet homme n’a pas de père au sens ordinaire du terme, Joseph ayant été dûment
chapitré par l’ange sur la place à laquelle il devait se tenir. Ce Jésus devenu
« Christos », « oint », est aussi celui qui affirme :
« Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez
qu’un seul Père, celui qui est aux cieux. » (Matthieu, 23,9). Mise
à la place de Dieu, la technoscience réalise la prédication. Toutes les femmes
pourront devenir des vierges maries et on sera définitivement débarrassé du
péché de la chair. Une autre humanité naîtra ou renaîtra grâce à la nouvelle
normativité qui n’est plus dans le livre mais dans la science.
Mais, comme toujours, la réalisation s’effectue comme négation.
Ce qui dans le christianisme était symbolique et seulement symbolique –
c'est-à-dire renvoyant à l’effort spirituel – se réalise sous la forme barbare,
grâce aux colifichets de la technique. Quand Paul dit « il n’y a plus ni
hommes ni femmes », il n’a évidemment pas voulu dire « devenez
transgenres » ! Invoquera-t-on le progrès ? Si les Lumières ont
commencé à envisager l’égalité des femmes et des hommes (voir Condorcet … et
même Descartes qui écrit en français pour être compris « même des
femmes »), leur progressisme n’a jamais même imaginé l’abolition de la
séparation sexuelle de l’humanité, même si les hermaphrodites fascinaient
Diderot.
Le christianisme tout comme les Lumières annonçaient un
accomplissement plein et entier de l’humanité. Ce qui se joue aujourd’hui,
c’est tout autre chose : arracher l’humanité à sa condition – l’homme a
été créé homme et femme, dit la Genèse – pour préparer l’advenue d’un autre
genre, celui d’après l’homme. Délire d’un philosophe en mal de
prophétisme ? Hélas, non ! Pendant que l’on se prépare à procréer
sans rapport sexuel (l’idéal des curés enfin réalisé), on greffe des cellules
humaines sur des souris et on tente de réduire toute ce qui mental à du machinal
(IA).
« On n’arrête pas le progrès ! » C’est
possible. Ce monde radicalement nouveau, nous avons tous contribué à sa venue
et les nouvelles générations l’adopteront avec enthousiasme – les « vieux
cons » étant priés de se taire avant que les lois « anti-haine »,
qu’on adopte un peu partout, de l’Allemagne à la France en passant par le
Canada, ne les conduisent en prison pour le délit de haine des post-humains.
Le 19 août 2019 – Denis Collin
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