lundi 30 décembre 2002

Morale et justice sociale (Denis COLLIN, 2001). Recensions

Recension sur "La science politique" (Université d'Aix en Provence)

S'appuyant sur les grands théoriciens de la morale (Marx, Hegel, Rousseau…), Denis Colin prend, dans cet essai, du recul pour définir une morale praticable dans notre société contemporaine. Alors que l'impératif d'égalité est confronté à la réalité sociale, l'auteur propose les contours d'un socialisme démocratique fondé sur l'émancipation.
Si les sciences sociales ne produisent pas de politiques publiques, Denis Colin se risque à franchir le pas. Il veut définir les " grandes lignes d'une politique de l'émancipation ". Redéfinir, en somme, la liberté, un concept qu'il entend faire sortir de son hibernation. L'auteur affirme d'ailleurs se placer sur le terrain du " sollen ". Un " devoir " qui n'est pas l'obligation (le " müssen, " de Marx), mais une invitation, presque un conseil pour mener une " vie véritablement humaine ". L'analyse ne s'apparente pourtant pas à un " prêt-à-penser ". La portée est avant tout scientifique et les pistes de réflexions offertes nombreuses.
L'auteur tente de penser l'éthique, en constante évolution temporelle, qui se vit au jour le jour. La morale, elle, peut être appréhendée comme universelle, détachée de toute concrétude. Elle n'est pas soluble dans les sciences, qu'elles soient sociales ou de la nature. C'est pourquoi, pour penser la politique, il est indispensable de penser la morale.

Le terrain mouvant de la morale
Dans la première partie de son ouvrage, Denis Colin analyse les principes moraux et juridiques qui peuvent régir la vie en société. Si la morale est un terrain mouvant, la politique ne peut être séparée des conceptions morales, et inversement. Il suffit pour cela de remonter à Aristote, pour qui une action (et par prolongement une réflexion politique) ne peut se faire que dans un cadre moral. Les formes de gouvernement reproduisent ainsi les formes de sociabilités du foyer familial. Nos rapports aux autres, politiques, s'opèrent donc dans le cadre restrictif de la morale. Denis Colin cite par ailleurs l'analyse kantienne selon laquelle la morale est légitime parce qu'elle fonde les règles juridiques. Nous pouvons également avoir recours à Durkheim : le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale. L'Etat est appréhendé comme un agent parmi d'autres de la conscience collective ; il est le garant des formes du lien social, ainsi que de son expression. Ainsi, la 3ème République a développé une morale laïque qu'elle concevait comme facteur de cohérence et de stabilité.
L'auteur recense les conditions d'existence d'un système moral : accessibilité à tous, compatibilité avec les intuitions de chacun, possibilité d'un large consensus, primauté du juste sur le bien, épanouissement et autonomisation de l'individu. Il tente par ailleurs de donner une " fin " à la morale. En la faisant, par exemple, coïncider avec la quête du bonheur. S'appuyant sur les exemples de l'eudémonisme aristotélicien ou de l'éthique de Spinoza, il prend cependant systématiquement du recul par rapport à ces raisonnements trop simplificateurs. Denis Colin recentre ainsi l'interprétation de Spinoza, en mettant l'accent non sur la rationalité permanente de nos comportements, mais au contraire sur leur caractère instable qui nécessite une régulation. Le ressenti et la raison ne sauraient être opposés.
Le problème central est alors sans doute celui du référent. Comment légitimer les normes, qu'elles soient morales ou juridiques ? Qu'est-ce qui peut faire pencher la balance du côté du bien et du juste, plutôt que du mal et de l'injuste ? Selon les théories du choix rationnel, il s'agit du fruit d'un calcul prudentiel, visant à la maximisation du bien-être. Cette théorie se révèle dans la théorie pessimiste de Hobbes (seule la contrainte des forces peut engendrer une organisation sociale viable) ou celle des économistes " classiques ", par le biais de la célèbre " main invisible ". Le principal défaut de la philosophie de Hobbes est qu'elle exclut la morale. Le vol n'est mauvais que si l'Etat l'interdit.
Reprenant en particulier le raisonnement de Freud, Denis Colin parvient à la conclusion que la morale ne peut pas être transitoire, même si ses formes varient avec le temps et l'évolution des sociétés. La tentation est alors forte d'appliquer une vision " darwiniste " de la morale, c'est-à-dire en termes de sélection naturelle. Le parallèle s'avère pourtant illusoire : la conception d'une évolution vers la perfection ne tient pas en place scientifiquement.

Mythes et réalités de l'égalité
L'auteur aborde le thème de l'égalité. Selon lui, le langage commun et partagé est le facteur premier et primordial d'égalité entre les individus/locuteurs.
Quel que soit le raisonnement qui conduit à la justifier, voire à la prôner, l'égalité n'existe pas dans nos sociétés contemporaines : " si le réel est rationnel, explique Denis Colin, la raison doit rendre compte de ce fait ". Il prend alors en exemple la critique hégélienne du contrat social de Rousseau. Selon le philosophe allemand, l'égalité n'existe que dans le respect du droit de propriété (y compris, et d'abord, la propriété de soi-même). Cette égalité juridique peut seule engendrer la liberté. " La loi libère ", ainsi que le souligne l'adage. Mais ce raisonnement mène, d'après Denis Colin, à une impasse. D'autant que Hegel fait aussi coïncider liberté et inégalité, puisque la jouissance de ses droits en fonction de ses talents conduit forcément à l'inégalité entre individus différents.
Un problème que ne traite pas l'auteur est la perception des inégalités et du degré de tolérance à leur égard dans une société. " Les mécanismes de la comparaison envieuses " (Boudon) sont complexes. Il est vain de comparer la situation de deux individus A et B, s'ils ne sont pas dans le même contexte social qui produit des logiques d'incitation. Dans un cas, telle inégalité pourra être considérée comme légitime et inacceptable, ou négligeable dans un cas et intolérable dans un autre. " Malheureusement, déplore R. Boudon, une politique d'égalité ne peut reposer et être appréciée que sur des critères simples, même s'ils sont faiblement significatifs " (Egalité et inégalités sociales, Encyclopaedia Universalis, p.958.). Denis Colin cite l'exemple des constitutions françaises depuis 1946, proclamant une République " sociale ", faisant ainsi de l'égalitarisme un principe à défendre, au moins dans les apparences, parce qu'il fait partie des fondements de la vie politique.
Pourtant, cet impératif ne se traduit souvent que sous forme de contradiction. Tout au plus, c'est une égalité de droits qui est défendue, position intenable si l'égalité des conditions sociales n'existe pas.

Sortir de l'abstraction républicaine

La théorie de Rawls est séduisante pour sortir de l'égalitarisme républicain. C'est sur cette utopie que s'est développé le déni des allégeances particulières. Le républicanisme à la française fait du citoyen, toujours indifférencié, le seul sujet de droit. L'article 2 de la constitution de 1958 est symptomatique, puisqu'elle souligne que la République française assure l'égalité des citoyens " sans distinction d'origine, de race et de religion ". L'individu n'est plus qu'une entité abstraite. Le principe de l'Etat laïque est en contradiction avec le droit à vivre en pratiquant une religion. Plus généralement, l'égalité universelle s'applique difficilement à la multiplicité des communautés qui composent une . Et Denis Colin de se demander : " peut-il y avoir une véritable égalité si certains individus ne peuvent réaliser leurs aspirations, bâtir leur vie selon leurs propres croyances ou le passé qu'ils veulent assumer ? " (p.317.). Les lacunes du principes de représentation sont alors stigmatisées. La démocratie directe, quant à elle, ne s'établit que dans l'attente de stabilisation d'une situation dynamique et souvent conflictuelle. La notion de démocratie sociale requiert alors une redéfinition de la souveraineté du citoyen, forme politique de son autonomie. " Etre libre, c'est se gouverner soi-même ", martèle l'auteur. La liberté individuelle est perçue à la fois comme une autonomie individuelle et la reconnaissance de l'autonomie d'autrui. Le même raisonnement se transpose à l'échelle du grand ensemble : une société libre se gouverne d'elle-même ; elle se donne pour cela une loi et renonce à sa toute puissance. A cet égard, la liberté d'expression politique et de participation à la vie politique est une condition fondamentale de toute autre liberté individuelle.

L'émancipation pour revivifier la société contemporaine
En filigrane de cet ouvrage, l'auteur développe sa thèse d'une société guidée par un fil conducteur qui déferait les rapports d'exploitation : l'émancipation. Après avoir en profondeur analysé la thèse de Marx, sur le thème " à chacun selon ses besoins ", Denis Colin tente d'extraire le " noyau relationnel " de cette pensée pour en donner une version plus réaliste, tout en réfutant toute vision de société idéale. Il tente d'éviter le double écueil de l'utopie et de la rationalisation à outrance des principes dits " démocratiques " pour proposer une alternative politique " renouvelante ". Celle-ci ne peut être selon lui qu'une pensée de l'émancipation. Telle serait la visée de notre société. L'autonomie ; la liberté, mais aussi l'égalité et la fraternité sont autant de termes qui deviennent rhétoriques et qui auraient besoin d'être revivifiés.
L'économique puise, pour l'auteur, son fondement dans le principe d'efficacité, lui-même issu de notre impérieuse nécessité de produire et de nous reproduire. Les deux grands courants antagonistes classiques qui peuvent guidés l'action sociale sont explicités : la première, la pensée libérale, se fonde sur le droit à la propriété ; la seconde, la pensée communiste ou socialiste, considère que la terre appartient à tous, et donc que le droit à la propriété est injuste. Evidemment, ce schéma est trop simpliste. Des " 3èmes voies " sont souvent inventées. L'auteur tente de donner quelques pistes de réflexion " pour une société juste ". Il s'agit, en quelque sorte, de faire cohabiter les logiques capitalistes et égalitaire. L'idée du progrès émancipateur est défendue avec force, sous le terme de " socialisme démocratique " que Denis Colin tente de libérer de ses présupposés. Il tente d'expliquer les faillites historiques des courants socialiste et communiste, notamment par le biais d'une étude fouillée du cas soviétique. Le triomphant n'apporte pas d'alternative, du fait du risque de dérive totalitaire de cette pensée sans ennemi idéologique.

La demande d'éthique dans une société permissive

Mais y a-t-il encore une place pour la morale dans notre société, c'est-à-dire un ensemble de règles acceptées par tous, non soumises à la sanction et qui s'accordent à la pluralité culturelle ? La morale ascétique, fondée sur les commandements divins disparaît aujourd'hui. L'avènement du règne de l'individu a produit une ère de la jouissance immédiate, un rejet de la contrainte, le culte du corps, la séduction, l'expression et le culte de soi. Mais, Denis Colin le souligne avec force, les préoccupations morales demeurent car elles sont ancrées dans les exigences de la vie en société. Ainsi que l'explique Olivier Abel (Quelle place pour la morale ?, Desclée de Brouwer, 1996), " là où l'habitude et les principes généraux ne servent à rien, dans les situations les plus insolites, la morale doit pouvoir éclairer, apporter quelque chose " (p.18.). La morale doit être une exigence pour que soit rendue possible la cohabitation de chacun.
La demande d'éthique est liée à plusieurs facteurs : tout d'abord, la mutation de nos sociétés ne peut engendrer que des espoirs. Elle fait également naître des craintes, des demandes de justification, des volontés de prise de recul. La demande d'éthique est aussi liée à la hausse du niveau culturel. Michel Falise met également en lumière l'affaiblissement de la notion de système, qui conduit à une vision plus culturelle et moins totalitaire de l'économie.

Le philosophe américain Richard Rorty s'est fait le grand défenseur du relativisme, qu'il considère comme la seule position théorique cohérente dans les sociétés libérales. Selon lui, dans une société n'est vrai que ce qui est justifiable (ce qui exclut toute métaphysique traditionnelle, tout essentialisme), et exprimable. La vérité ne pourrait naître que de la confrontation d'opinions librement émises. Toute morale, impliquant des obligations universelles, est mise de côté. Tout du moins, elle ne peut exister que s'il y a solidarité au sein d'un groupe défini et restreint. En fait, pour parler de morale, il faut " voir notre voix à nous en tant que membres de la collectivité qui parlons une langue commune " (Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité, Armand Colin, 1993, p.53.). Cette société libérale, où les individus s'acceptent tels qu'ils sont, où les idées les plus contradictoires sont également accueillies, est forcément utopique. Tel n'est pas le parti pris de Denis Colin, qui tente de proposer une morale avant tout praticable.

Le dialogue de la morale et du social

recension de "Morale et justice sociale" in"Liaisons sociales"

Sur quels critères et quelles valeurs fonder la vie sociale ? Dans cet ouvrage savant, Denis Collin montre comment les «pères fondateurs» de la philosophie ont tenté de répondre à cette question d'actualité. La foi s'étant progressivement « dissociée de la vie sociale et politique », c'est à la morale qu'ils ont fait appel. L'ouvrage suggère que cette morale doit trouver sa source «dans les exigences les plus profondes de la vie sociale humaine ». Appliquée trop littéralement ou trop automati- quement cette position peut aboutir à l'inverse du but recherché. Chez Adam Smith, père du libéralisme économique, comme chez Marx, l'auteur condamne la même tentation d'instrumentalisation ou de « sociologisation » de la morale. Smith a vite fait de réfuter la cha- rité comme une attitude morale contre-productive puisque, en fai- sant la charité, on diminue l'effica- cité des lois du marché du travail. Quant au marxisme, il se réclame d'un «amoralisme » scientifique qui s'inscrit pourtant dans une perspective morale: l'émancipation des travailleurs considérée comme le moyen d'une émanci- pation générale de l'humanité. C'est donc une autre voie, empruntée partiellement à Kant et à Rousseau, qu'il invite à suivre en posant la morale comme le résultat d'une réflexion conduite dans le silence des passions ». Autrement dit, l'exigence de l'autonomie de l'individu et celle de l'universalité des principes moraux sont inséparables d'un certain stade de rationalité, elle-même étroitement corrélée à un certain état de développement culturel et social. Plus la société se sophistique, plus le débat social touche au débat moral: de la bioéthique aux problèmes liés au développement durable, les syndicats sentent bien aujourd'hui cette force d'attraction du débat moral sur le social. Le principe d'égalité constitue la clé de voûte de toutes ces réflexions, où la morale surplombe le social. Denis Collin constate que la société moderne n'arrive pas à dépasser une contradiction de fond: «l'égalité semble ne pouvoir aller au-delà de l'égalité des droits et, cependant, l'inégalité des conditions sociales remet en cause cette égalité des droits ». Comment dépasser cette reconnaissance formelle de l'égalité? Pour étayer sa réflexion, le philosophe s'appuie sur l'exemple de l'inégalité des salaires. Plus loin, il s'emploie à montrer que le capitalisme financier a d'autant plus besoin de l'État qu'il veut déréguler, mais qu'inversement «l'interventionnisme étatique ne conduit pas forcément à plus de justice sociale ». Ces va-et-vient entre réflexion philosophique et critique sociale font le prix de cet essai exigeant, même s'il prône une peu opérationnelle société d'autonomie fondée sur «l'égalisation des conditions sociales ».
H. G.

Morale et justice sociale

recension dans "Vie Sociale" (1/2002)

L'auteur a pour objectif de contribuer à la refondation de la politique. Il s'agit pour lui de reconstruire et redonner un sens à l'histoire, sens fondé sur l'affirmation de la dignité de l'Homme. Pour cela, il repense le lien entre la morale, la justice sociale et le problème de l'égalité. Il s'intéresse à l'articulation entre la morale et la structure de l'État. La première partie de l'ouvrage concerne les questions théoriques générales relatives à la morale et les principes de la philosophie politique. La seconde partie traite de leurs conséquences pratiques dans la société contemporaine et notamment d'économie, de rapports de propriété, de la dialectique de l'intérêt général et de l'intérêt particulier. L'auteur veut esquisser une « politique de I 'émancipation qui sera égalitaire ou ne sera pas ». 11 démontre en effet que l'égalité est un genre d'idée politique en danger. Faisant référence aux principaux philosophes dont l'auteur critique les théories, cet ouvrage demande une lecture attentive ; mais dans le même temps, les questions contemporaines ramènent le lecteur à une compréhension plus facile.

Brigitte Bouquet

Morale et justice sociale

Recension la "Revue Parlementaire" (nov. 2001)

C'est un ouvrage fort érudit que nous propose Denis Collin autour de l'idée de justice sociale. Après plusieurs chapitres introductifs, dont la vocation est de donner une définition satisfaisante de la morale, le professeur revient sur le mouvement historique dans lequel se sont forgés les concepts de liberté et d'égalité, et sur la rupture libérale du 20ème , siècle. Par une relecture critique des grands économistes, et avec l'apport des grands penseurs, cet essai de philosophie politique revient sur les concepts qui ont donné naissance à notre société et s'interroge sur les nombreux décalages entre les théories et leurs applications concrètes, qui ont souvent débouché sur ces réalisations opposées à leurs fins premières. Si la démonstration de. l'auteur est convaincante, sa lecture nécessitera cependant un solide bagage politique et philosophique, sans lequel ses idées resteront inaccessibles, ce qui serait au demeurant dommage. M. J.

Morale et Justice sociale

Recension dans "Le Royaliste" (février 2002)

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Publications
Par Aziz LARHAOUI, le Dimanche 27 Mars 2005, 15:56 - aucun commentaire - Lu 8722 fois
Voici un grand et beau travail de réflexion sur les philosophies morales et de critique des théories sociales. Il permet aux citoyens de retrouver des repères dans les actuels débats, noyés dans une bouillie idéologique touillée par les « communicateurs » de tous bords.
En philosophie politique et morale, la confusion est aujourd'hui totale dans le champ politico-médiatique. Les officines de « communication » fonctionnent comme des machines à broyer les idéologies, à concasser les concepts, à réduire en bouillie les idées, à tordre les mots dans tous les sens jusqu'au point où, privés de signification, ils agissent comme des leurres.
Quel invraisemblable baragouin ! On confond allègrement la morale et l'éthique, on remplace (non sans intention maligne) l'égalité par l'équité, on fait croire que la « régulation » de l'économie ultra-libérale marque le retour à une intervention de l'État sur le mode keynésien et des prétentieux de sérails nous assomment avec des « impératifs kantiens » et des professions de foi « humanistes ».
Préciosités ridicules ? Non pas. Derrière la brumasse moralisante, se déroulent des luttes sociales acharnées qui se traduisent par le triomphe d'un moralisme parfaitement abject : domination sans partage des forts, qui jouissent des fruits de l'exploitation et de la corruption, et qui enseignent aux faibles les vertus de l'effort, du sacrifice et de la pénitence infinie. Il faut prendre garde à cet état de fait l'inégalité conduit au despotisme comme le rappelle Denis Collin en prélude à l'ouvrage indispensable, roboratif, que ce professeur de philosophie vient de publier (1).
Indispensable car il présente les grandes philosophies Morales qui marquent de manière indélébile la conscience européenne - celles d'Aristote, de Kant de Hegel - et des ceuvres contemporaines qui nourrissent les débats sur la justice sociale, notamment celle de John Rawls. Ceci sans oublier, comme trop souvent de nos jours, la pensée marxienne judicieusement relue et critiquée par Denis Collin.
Roboratif parce que cet excellent pédagogue est un citoyen engagé. Son ouvrage magistral n'est pas un froid dictionnaire des idées morales et sociales mais le manuel raisonné, rigoureusement fondé et référencé, d'un militant qui a entrepris de repenser politiquement la question fondamentale de l'égalité en vue d'une « théorie étendue » de la justice sociale.
Telles sont quelques-unes des qualités qui risquent d'intimider celles et ceux qui ne sont pas frottés de philosophie. L'obstacle de la densité peut être aisément franchi si l'on garde le livre à portée de la main pour y puiser des explications et des arguments selon les nécessités de jour.
Vous ne savez pas la différence entre la morale etl'éthique ? Denis Collin l'établit en quelques lignes. Vous savez qu'un bateleur comme Alain Minc nous a embobinés en jonglant avec les concepts d'égalité et d'équité ? Tout s'éclaire lorsqu'on remonte aux sources. Vous voulez pénétrer une pensée authentiquement libérale ? Celle de Hayek est présentée de manière accessible et dûment critiquée. Le nom de Rawls vous était inconnu ? Ce penseur mérite le détour, même si sa théorie de la justice ne tient pas ses promesses. Les économistes keynésiens trouveront quant à eux une forte analyse de leur maître à penser qui souligne les ambiguïtés, les limites et les carences de cette oeuvre utile - dès lors qu'elle est mise dans une perspective de justice sociale.
Au fil des interrogations et des recherches, on s'apercevra que la démarche de Denis Collin, apparemment très éloignée de la nôtre en son point de départ, devient proche et presque familière. A cause de l'exigence d'égalité et du souci commun de justice sociale ? Sans aucun doute. Mais aussi parce que l'auteur ne se contente pas de dénoncer le capitalisme et la globalisation : il veut apporter une « contribution à la nécessaire refondation de la politique » - politique étant le dernier mot d'une conclusion qui ouvre sur d'autres travaux et sur d'autres débats.Le beau travail de Denis Collin mérite en effet la critique. On aimerait que la question de l'État soit approfondie. On regrette des absences, tout particulièrement celle de François Perroux, le plus grand économiste français du XX° siècle qui ordonnait l'économie « d'intention scientifique » à une philosophie morale. Sans abandonner un point de vue rigoureusement laïque, il est permis de s'étonner de l'absence de toute référence aux théologiens et aux philosophes juifs et chr
étiens alors que la morale sociale incluse dans le judéochristianisme est fondatrice - ainsi que la philosophie grecque - de notre civilisation. Rien sur la tsedaka ? Aucune référence à Thomas d'Aquin ? Pas de référence au « juste prix » ? A la prohibition religieuse de l'usure ? A l'aumône ? Emmanuel Kant efface-t-il Augustin d'Hippone ?
Le manque d'intérêt de Denis Collin pour les notions et les auteurs évoqués est révélateur des « oublis » de l'enseignement scolaire et universitaire. Comment établir des généalogies exactes, comment faire l'histoire véridique des concepts en passant sous silence ce que nous devons, croyants ou pas, aux pensées juive, chrétienne et musulmane. Dette immense, source d'une richesse qu'il faut aujourd'hui dépenser sans mesure si nous voulons refonder, après le double échec du matérialisme utilitaire et des religiosités fanatiques, une société de justice et de paix.
Aziz LARHAOUI
(1) Denis Collin, Morale et justice sociale, Seuil, 2001. prix franco 22 f. Denis Collin est l'auteur. avec Jacques Cotta, d'un ouvrage qu'il est bon de lire ou de relire pendant la campagne présidentielle L'illusion plurielle, Pourquoi la gauche n'est plus la gauche (J.-C. Lattès, 2001 - prix franco 17 E), dont nous avons rendu compte. dans Royaliste n° 774 

Morale et justice sociale

Recension dans "Etudes" (dec. 2001)

Ce livre ne manque pas d'ambition intellectuelle, puisqu'il se donne comme but d'« établir ce que seraient les principes de base d'une société qui, au nom de la justice, refuserait d'admettre l'éternité (sic!) des rapports d'exploitation capitaliste, tout en prolongeant le grand mouvement émancipateur qui constitue le fil directeur de l'histoire moderne » (p. 188). A la croisée, donc, des Lumières, de la démocratie représentative et des socialismes, cet ouvrage se donne le projet de formuler les grandes lignes d'un « socialisme démocratique, » qui ne verserait pas dans les excès du stalinisme (lequel succomba, nous dit-on, non pas par trop d'égalité, mais à cause de sa structure foncièrement inégalitaire) et qui n'ignorerait pas non plus la liberté, fondée sur la souveraineté du peuple. La morale doit être mise au point de départ de toute théorie politique, puisqu'elle permet de penser un vivre-ensemble dans la justice, laquelle implique l'égalité la plus effective possible. Vie politique qui ne peut donner congé à l'idée de souveraineté, même dans le contexte de la mondialisation, puisque c'est ce contrat fondamental qui permet à la société de se comprendre dans son auto-institution permanente et de « soumettre les objectifs individuels "égoïstes" à des principes de justice ». Redisons-le, l'ambition est vaste, et elle passe par une discussion serrée de grands philosophes anciens et récents, dans un net souci d'avancer pas à pas et d'argumenter soli dement les thèses proposées; mais, en regard de l'ambition, les propositions concrètes sont ténues, voire légèrement désuètes (ainsi des pages sur la démocratie sociale ou le droit de propriété dans le contexte financier et boursier actuel); surtout, l'absence de considérations sur le droit et les graves problèmes de justice qu'ils posent de nos jours surprend, mais cet oubli porte la trace de la ligne marxisante dans laquelle s'inscrit l'auteur. Malgré lui, ce livre atteste de l'épuisement d'une tradition de pensée.
Paul Valadier

Morale et justice sociale

Recension dans "Actuel Marx"

Le livre de Denis Collin est aussi carré dans ses propositions théoriques que subtil dans ses analyses. Car ce qui se présente presque comme un traité de philosophie morale et politique, avec des chapitres impeccablement agencés, est en même temps un livre de combat.
Il part d'une défense de la morale, mais d'une morale intimement liée à la politique : " la morale suppose la politique ", et inversement " la politique suppose la morale ". On voit bien qu'il s'oppose ainsi au moralisme aujourd'hui en vogue, qui tend à les dissocier, mais également à l'amoralisme porté par une certaine tradition marxiste, qui ne fait de la morale qu'une superstructure, voire un reflet, des rapports sociaux (ainsi dans un texte de Trotsky). D'où la thèse, énoncée de manière intransigeante : la morale est universelle et éternelle. Entendons bien : il peut y avoir un progrès moral, et notre époque, en dépit de toutes sortes de régressions, en donne quelques signes, comme l'abolition dans de nombreux pays de la peine de mort. De même l'exigence morale ne prend son plein essor qu'avec la modernité, c'est-à-dire avec le principe de l'égalité des hommes en droits. Mais la morale, dans ses fondements même, ne saurait être relative.
C'est donc d'un retour à Kant qu'il s'agit, en tant qu'il a introduit une " innovation majeure " : toute la morale repose sur l'accès des sujets à l'autonomie et sur un principe d'universalisation (c'est en ce sens qu'elle est " procédurale "). Le défaut de Kant est d'avoir coupé la morale de la sphère sociale, celle des besoins et de " l'insociable socialité ", et ajouté un fondement transcendant, alors que la morale ne peut s'actualiser que dans la société, lieu de l'égalisation effective (ce que Rousseau, l'autre pionnier, avait, lui, bien compris).
Denis Collin suit une démarche comparable à celle de Rawls, qu'il critique sur bien des points, mais dont il partage l'ambition : viser un " consensus par recoupement ", qui puisse consoner avec le sens commun. La morale n'est pas l'éthique, qui est toujours particulière, variant selon les individus, leurs choix de vie, leurs positions philosophiques et religieuses. C'est exactement la même différence que fait Yvon Quiniou, lui aussi s'inscrivant dans l'horizon de la pensée marxiste. Une telle morale a des implications politiques extrêmement fortes : elle permet de définir une politique de l'émancipation, qui " sera égalitaire ou ne sera pas ", car liberté et égalité sont en fait la même chose. Ce fil conducteur permet de passer au crible les critères de l'égalité (par exemple en matière de rémunération), de critiquer au fond non seulement les théories néo-libérales, ouvertement inégalitaires, mais encore le keynésianisme ou le social-libéralisme, et d'esquisser ce que pourraient être un socialisme démocratique et ses institutions politiques. Ce livre fournit des aperçus lumineux sur les grandes théories politiques et surtout est formidablement clarificateur. Pour ne prendre qu'un exemple la question de la souveraineté du peuple est libérée des confusions auxquelles elle prête. Denis Collin montre que la démocratie ne peut se penser qu'en partant de la société, et que l'ordre international ne prend un sens (non impérial) qu'à partir d'elle. Signer des traités internationaux est encore un acte souverain. Quant à la dérive nationaliste, il montre qu'elle se produit précisément là où le peuple n'est pas souverain.
On mettra seulement en exergue une difficulté. Le bonheur et la morale, pour Denis Collin, appartiennent à deux ordres différents, d'où sa critique des morales téléologiques et de l'utilitarisme en particulier. La moralité finalement est quelque chose de supérieur au bonheur, elle est le propre de l'humain, ce qui se révèle à travers l'existence de l'interdit dans toute société humaine (interdit dont le déclin aujourd'hui est signe de dégénescence, ce qui conduit à des formes de " social-sadisme "). Mais peut-on aimer la vertu ? Ne faut-il pas rétablir un pont non seulement avec la société et ses individus en quête d'autonomie, mais encore avec la sphère des besoins et du bonheur, si évanouissant que soit ce dernier ? Il suffirait de considérer que les hommes ont, du fait de leur nature biologique et de leur organisation en société, suffisamment de traits en commun pour que l'idée d'un progrès dans la satisfaction des besoins prenne aussi un sens, sans aucunement mettre en cause la diversité des individus et des formes de groupement social (et heureusement ! Il en va de la diversité des civilisations comme de la bio-diversité). Les besoins " génériques " pourraient alors servir de mobiles à la vertu civique, et une anthropologie matérialiste conforter l'engagement pour une société égalitaire.
Tony Andréani

Morale et justice sociale

Recension dans "Res Publica"

Tandis que, sans surprise, le débat français s’abîme dans sa cuisine pré-électorale, que les hautes toques des partis adaptent le menu mondial du néo-libéralisme aux particularités gustatives des consommateurs hexagonaux et battent les œufs de la mayonnaise sécuritaire, le banquet républicain semble ne plus faire recette. Serait-ce que l’on ait oublié, sur les cartons d’invitation, d’indiquer le lieu où il se tient ? Serait-ce que les citoyens ne sachent plus comment s'y rendre, ni pourquoi ? Peut-être, nous souffle Denis Collin, mais pas seulement. Pour quelle raison, en effet, devrions-nous, ensemble, attablés, faire bonne figure devant celui ou celle dont on s’imagine, selon la fable de Hayek, être l’ennemi économique ? Devant ceux avec lesquels nous ne partageons rien et dont la propriété nous menace ? Attablés enfin, avec les loups de Hobbes, au banquet d’un démocrate quelconque, cathodique ne s’adressant à personne puisque nous confondant tous ?
Denis Collin pose la question, celle que chacun de nos ténors élude : la politique peut-elle se passer de toute réflexion sur le bon, le bien, l’égalité, la liberté, la justice, la fraternité... tous concepts moraux qui ont sous-tendu l’émancipation de nos sociétés en vue de l’acmé démocratique, tous concepts qui invitaient à la table de la discussion républicaine ?
Contrastant avec les dénis politico-médiatiques, plus préoccupés de clientélisme que de vérité, la perspective défendue dans cet essai est celle d’une nécessaire conjugaison de la réflexion idéologique et de la pratique politique. Un livre absolument juste.

Jérôme-Alexandre Nielsberg(http://www.revuerespublica.com/index.php3?page=livres/critique&id=67 )


L'autonomie pour tous

Le Monde (20/11/2001)

MORALE ET JUSTICE SOCIALE, de Denis Collin, Seuil, 385 p., 22 E,144,31 F
Encore un livre de morale ?!! Pourquoi pas ? A condition qu'il ne sacrifie pas au « Moloch de l'abstraction », comme disait Nietzsche. Si la morale sans la politique est une impasse, la politique sans la morale un cul-de-sac, le défi consiste toujours à les penser ensemble sans les confondre ; la morale n'est pas soluble dans la politique, la réciproque, aussi, est vraie. Denis Collin, philosophe de formation et auteur de plusieurs ouvrages de philosophie politique, a tenté de naviguer entre ces écueils. Il s'est demandé comment penser l'« articulation » entre la morale et l'Etat. Sa thèse ? L'égalité est un genre d'idée politique en danger. Il est urgent « de redonner sens à cet idéal multiséculaire d'émancipation, liberté-égalité fraternité, menacé de devenir simple formule morte au fronton de nos monuments. » Le problème de l'égalité est le suivant: elle est une norme juridique (un principe abstrait). Elle est aussi un fait. La seule égalité devant la loi aboutit souvent, on le sait, à des inégalités insupportables. Mais trop d'égalité tue la liberté. Le problème de la justice est celui du Mal (sujet d'actualité). Envie, jalousie, ressentiment, frustrations... Le Mal est banal, c'est devenu - aussi - une banalité de le dire. Pourquoi un penseur aussi avisé qu'Hayek considérait-il la question de la morale en économie (et de la justice sociale) comme « non pertinente » ? Parce que le Mal n'a pas de place dans la théorie économique. John Rawls, l'auteur de la Théorie de la justice, l'atteste: « Un individu rationnel n'est pas sujet à l'envie, du moins quand il pense que les différences entre lui-même et les autres ne sont pas le résultat de l'injustice et qu'elles ne dépassent pas certaines limites. » La politique moderne veut supprimer l'envie, c'est son honneur, et sa limite. Pour elle, l'immoraliste n'est plus l'avare ou le jaloux, mais le passager clandestin, le «free rider ». Tartuffe, plutôt qu'Harpagon ou Alceste. L'égoïste qui profite du système, au lieu de coopérer (par exemple, qui abuse de l'assurance-chômage). Mais le libéralisme seul est impuissant à justifier l'une ou l'autre des deux attitudes. L'égoïsme rationnel se justifie. Le marché est incapable de produire une morale positive. Mais n'est-ce pas, aussi, profondément rassurant ? Alors quel est le vrai, le seul tabou des sociétés libérales ? C'est la propriété, affirme Denis Collin. Le tort de Rawls, selon lui, est de ne pas aborder la question des rapports de propriété. « Rawls fait abstraction de la structure sociale. » Or la propriété est aujourd'hui la première source d'inégalités. Alors oui, pour l'auteur, il faut affirmer, à l'heure des fonds de pension et de l'actionnariat salarié, que « la propriété capitaliste [n'est pas] l'horizon indépassable dans lequel devrait s'inscrire toute pensée ». Mais comme « le socialisme est mort », que les libéraux font du keynésianisme sans le savoir, que celui-ci a montré ses limites, la question se pose: que faire ? Emboîtant le pas au Prix Nobel d'économie Amartya Sen, l'auteur se demande sur quoi peut porter aujourd'hui une exigence d'égalité concrète (« égalité de quoi ? »). Il répond: l'économie devrait pouvoir parvenir à égaliser « les conditions d'accès à l'autonomie ». Ce serait déjà beaucoup.

vendredi 20 décembre 2002

Études matérialistes sur la morale. Nietzsche, Darwin, Marx, Habermas par Yvon Quiniou, Kimé, 2002; 19€


Il y a quelques années, Yvon Quiniou publiait une stimulante lecture matérialiste de Nietzsche, Nietzsche ou l’impossible immoralisme (Kimé, 1993). Ses Études matérialistes sur la morale qui viennent de paraître chez le même éditeur synthétisent une recherche qu’il poursuit patiemment, à l’écart de la doxa, pour construire une conception matérialiste de la morale. Il y a un fil directeur dans sa réflexion : l’affirmation de la valeur scientifique du matérialisme, un matérialisme modeste et non métaphysique, celui qui considère toute réalité connaissable humainement comme une seule réalité matérielle, dont le travail scientifique peut expliquer les lois de transformation, de l’apparition des organismes vivants jusqu’à l’homo sapiens. Cette conception strictement moniste exclut tout recours à la transcendance divine. À partir de là, se pose la question cruciale que développe l’auteur : comment la morale est-elle possible d’un point de vue matérialiste ? Se situant sur le plan de la nature, considérée sans adjonction extérieure, le matérialisme semble exclure comme simple mystification tout «devoir-être». N’est-ce pas le matérialisme nietzschéen qui se proposait de «fracasser la morale» comme illusion de la vie ? Yvon Quiniou montre qu’en réalité l’immoralisme nietzschéen se tourne en un moralisme nouveau qui fait l’apologie de ce qu’il appelle les «valeurs de la vie».
Yvon Quiniou reprend à son compte une distinction entre morale et éthique qu’ont opérée plusieurs auteurs contemporains. L’éthique a son «origine dans la vie» et ses valeurs sont donc subjectives, concrètes, individuelles, purement facultatives – «personne n’est obligé de préférer le plaisir au déplaisir» – et elles ne peuvent être un objet de connaissance – l’éthique peut seulement être expérimentée. Au contraire, la normativité morale demande que les valeurs morales se laissent appréhender par «quelque chose comme la raison pratique». Elles sont abstraites (formelles), universelles et obligatoires. Si un matérialisme peut aisément concevoir la possibilité d’une éthique, la morale est plus problématique. Il s’agit donc, d’une part de rendre compte de la possibilité de la morale d’un point de vue matérialiste et d’autre par de la fonder rationnellement.
Ses études sur Darwin, spécialement sur La descendance de l’homme, montrent que la théorie de l’évolution rend très bien compte de l’apparition de la morale comme un instinct social qui s’est révélé un avantage adaptatif décisif pour la survie de l’espèce. Mais expliquer la genèse de la morale, ce n’est pas encore la fonder rationnellement comme système normatif. S’appuyant sur les travaux de Patrick Tort, Yvon Quiniou montre que les diverses variétés de darwinisme social, jusqu’à la sociobiologie n’ont pas de légitimité à se réclamer de l’héritage darwinien. Pour Darwin, en effet, l’apparition de l’homme, si elle est un produit des lois de la sélection naturelle, marque un tournant dans la manière dont ce processus s’opère. C’est désormais par la vie sociale et par la culture, que l’homme s’adapte à la nature et adapte la nature à ses besoins. Le «saut» évolutif permet de comprendre l’émergence du normatif.
Yvon Quiniou dégage l’interprétation de Marx de la double ligne à la fois scientiste et politiciste qui a été dominante dans la culture marxiste. Cette culture voit dans la morale une idéologie et la raison humaine est conçue comme seulement «pragmatique» ou «techniquement pratique». L’auteur oppose à cette tradition une version non métaphysique de la morale kantienne – une «morale sans Sujet». Sans sujet parce que matérialiste, cette morale se refuse à tenir l’individu pour une cause libre. Comme le dit Marx dans la Sainte Famille, «si l’homme n’est pas libre au sens matérialiste (…) il ne faut pas punir le crime dans l’individu mais détruire les foyers antisociaux du crime». Mais c’est une morale, car le projet communiste repose sur des valeurs universelles et obligatoires. En tant qu’idéal d’émancipation, le communisme ne s’oppose donc pas à la morale kantienne, mais en constitue le complément pratique sans lequel elle reste une pure proclamation de principe. Il suffit de lire Marx pour voir que son étude scientifique du mode de production capitaliste est pénétré de part en part de ce que Jean Granier nomme le «pathos valoriel» et qu’en définissant son œuvre comme «critique» Marx admet implicitement son caractère normatif : «il n’y a de critique véritable qu’à partir d’une valeur présupposée qui constitue la matrice du jugement porté sur le réel», fait remarquer Yvon Quiniou. Ainsi la critique de l’exploitation est parfaitement compatible avec un traitement moral kantien : l’exploitation n’est, par définition, pas universalisable ; elle considère les individus uniquement comme des moyens (des «ressources humaines» !) et non comme des fins en soi ; enfin, elle produit une situation radicale d’hétéronomie dont les ouvriers ne peuvent partiellement s’émanciper que par la lutte. Certes, la critique de Marx n’est pas uniquement morale, mais s’appuie sur une compréhension de la dynamique historique. Mais c’était déjà vrai pour Kant dont la morale ne peut guère être comprise complètement sans la philosophie de l’histoire et la théorie du droit.
Il était presque naturel que cette tentative de repenser Marx à la lumière de la morale kantienne (et du même coup Kant à la lumière d’un projet de l’émancipation humaine) débouchât sur l’examen de la philosophie de Habermas. Yvon Quiniou ne cache pas son admiration pour l’héritier de l’école de Frankfort qui a su clairement à la fois distinguer et articuler morale, éthique et politique. La théorie discursive de la morale (l’éthique de la discussion) en fondant la normativité sur les présuppositions théoriques de la communication sociale rend possible théoriquement ce kantisme sans sujet transcendantal et ancré dans la vie sociale. Elle permet surtout de redonner sa place au politique. Car c’est bien dans le politique que se constituent les normes, même si la morale est fondatrice en dernière instance.
L’étude consacrée à Habermas est brève, mais elle met le lecteur «en appétit». Quoi qu’il en soit, après des décennies de stalinisme, après l’engloutissement de Marx sous les décombres du «socialisme réel» et la vague néolibérale, Yvon Quiniou s’inscrit dans un courant qui veut renouer le fil de la pensée émancipatrice. Alors que les doctes ne nous proposent que des injections de «moraline» pour apaiser les maux engendrés par une société vouée à l’utilitarisme débridé, il dessine les grandes lignes d’une synthèse entre la tradition humaniste classique, dont Kant est un des sommets, et l’analyse scientifique, lucide, des processus sociaux et politiques. Un livre donc à ne pas manquer.

Denis Collin

mercredi 27 novembre 2002

M comme Marxisme


Marxisme (n, m) : (1) Philosophie de Karl Marx (1818-1883). (2) L’ensemble des courants intellectuels qui, à quelque degré que ce soit, se rattachent à la pensée de Karl Marx. (3) « Moi, je ne suis pas marxiste » (Karl Marx).
Le destin de la pensée de Marx a conduit à la confusion des sens (1) et (2) en dépit de l’avertissement (3). En bonne logique et pour respecter les dénominations en usage dans la langue française, le substantif « marxisme » s’il est construit comme kantisme ou platonisme devrait signifier : caractère de la pensée marxienne. C’est l’adjectif « marxien » construit sur le modèle de kantien, platonicien, etc., et non pas « marxiste » qui convient pour parler de Marx. Pour « marxien », donc,  voir Marx.
On doit distinguer divers usages du terme « marxisme » et diverses phases de l’histoire du « marxisme », au croisement de la philosophie, de l’histoire des idées … et de l’histoire tout court.
I.                Le marxisme orthodoxe. Le marxisme devient la doctrine officielle des principaux partis socialistes et sociaux démocrates européens à la fin du xixe siècle. Sous l’influence de quelques textes de Engels, mais surtout de August Bebel (1840-1913) et Karl Kautsky (1854-1938), de Georges Plekhanov (1858-1918) en Russie ou encore de Jules Guesde en France, se construit ce qu’on appellera le « marxisme orthodoxe ». L’Internationale Communiste et les divers partis qui lui sont affiliés reprendra a son compte ce marxisme orthodoxe dont Georges Politzer (1903-1942) puis Roger Garaudy (né en 1913) seront les principaux propagateurs en France. Le marxisme orthodoxe  se présente comme une conception du monde cohérente articulant une philosophie moniste matérialiste (le « matérialisme dialectique »), une théorie de l’histoire (le « matérialisme historique »), une analyse socio-économique fondée sur l’analyse des classes sociales en lutte, le concept d’exploitation et la distinction entre infrastructure économique et superstructure politique, juridique, idéologique et religieuse. Engels est fréquemment rendu responsable de la transformation de la pensée de Marx en ce « marxisme orthodoxe ». Il est nécessaire de faire des distinctions et de ne pas jeter tous les « marxistes orthodoxes » dans les « poubelles de l’histoire » auxquelles leurs adversaires étaient fréquemment voués.
On trouvera des travaux spécialisés intéressants et parfois originaux comme La question agraire de Karl Kautsky ou en avance sur l’évolution des mœurs et des préoccupations comme Le socialisme et la femme d’August Bebel. Les trotskystes, bien que se situant philosophiquement dans le « marxisme orthodoxe produisent d’importantes contributions à la compréhension de la réalité sociale du xxe siècle. La Révolution trahie de Trotsky est la première tentative systématique de penser la nature de l’URSS. C’est encore un trotskyste, C.L.R. James qui s’intéresse parmi les premiers à comprendre les problèmes spécifiques de l’émancipation des Noirs. Il faut enfin accorder une place de choix à l’œuvre d’Ernest Mandel, notamment son Spätkapitalismus. On se gardera de confondre ces travaux honorables avec la production « intellectuelle » courante du stalinisme, qu’il s’agisse des écrits de Staline sur la linguistique ou des thèses ( ?) de Lissenko sur la « science prolétarienne ».
II.              Le marxisme occidental. Sous le syntagme « marxisme occidental », Perry Anderson (éditeur de la revue britannique New Left Review) regroupe toutes les tentatives, principalement faites en Europe occidentale, de reprendre la façon de Marx en sortant du dogmatisme du « marxisme orthodoxe ». Il ne s’agit pas d’une école mais d’un ensemble de penseurs et de courants qui se caractérisent par leur prise de distance à l’égard du matérialisme orthodoxe, qualifié de mécaniste, la réintégration des questions de la culture et de la psychologie ou encore la prise en compte plus directe des questions proprement politiques. Les « marxistes occidentaux » se réclament volontiers de Marx mais réfutent la plupart du temps l’apport de Engels, suspecté de réintroduire dans la pensée de Marx une métaphysique matérialiste. On peut également remarquer la tentative de réaliser des synthèses entre la tradition issue de Marx et les courants classiques de la philosophie ou des sciences humaines. Avec Karl Korsch (1886-1961), Georg Lukacs (1885-1971), c’est principalement un retour à la philosophie de Hegel qui est censé sortir le marxisme de son dogmatisme. On retiendra ici l’ouvrage clé de Lukacs, Histoire et Conscience de classe. Avec Antonio Gramsci (1891-1937), le marxisme italien se marie avec la philosophie hégélienne revue et corrigée par Benedetto Croce et Giovanni Gentile. Si certains marxistes autrichiens, Max Adler en tête, avaient déjà tenté une synthèse entre les pensées de Kant et de Marx, en Italie, Galvano della Volpe (1895-1968) et son disciple Lucio Colletti (1924) reprennent cette question à nouveaux frais. L’École de Francfort – nom sous lequel est connu l’Institut für Sozialforschung, fondé en 1923 par Theodor Adorno (1903-1969)  et Max Horkheimer (1895-1973) – est très fortement imprégné de psychanalyse, mais aussi de la sociologie de Max Weber. Avec Herbert Marcuse ou Erich Fromm, l’école de Francfort jouera un rôle important dans l’histoire intellectuelle des « trente glorieuses ». C’est encore de cette école que sortent Jürgen Habermas et aujourd’hui Axel Honneth. En France, Jean-Paul Sartre, surtout à partir de la Critique de la raison dialectique, fait le lien entre marxisme et existentialisme. Enfin, le structuralisme issu de la linguistique de Saussure et de l’ethnologie de Lévi-Strauss imprègne le marxisme de Louis Althusser (1918-1990).
III.            L’influence de Marx dans les sciences sociales.  Que ce soit en tant que doctrine des partis socialistes et communistes ou dans les diverses formes du « marxisme occidental », la pensée de Marx est utilisée de manière critique à l’égard de la société capitaliste. Mais on peut aussi se référer à Marx simplement en tant que savant. L’influence de la conception marxienne de l’histoire est particulièrement notable. Toute une école historique anglaise, dont le nom saillant est celui d’Eric Hobsbawn revendique clairement sa filiation marxiste. En France, Fernand Braudel ne manqua jamais de signaler sa dette à l’égard de Marx – dette particulièrement nette dans son ouvrage monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme – xv – xviiie siècle. Immanuel Wallerstein, disciple de Braudel développera la théorie de « l’économie monde ». L’inspiration marxiste se révélera un outil fécond dans l’exploration des processus historiques par lesquels la société européenne issue de la féodalité donner naissance au capitalisme moderne – voir la longue discussion entre Maurice Dobb, Paul Sweezy, etc. sur la transition du féodalisme au capitalisme. De nombreuses écoles économiques, enfin, se sont d’abord pensées dans le rapport au marxisme, ainsi ce qu’on a appelé « l’école de la régulation », représentée par des chercheurs comme Michel Aglietta, André Dorléans, Anton Brender … Des économistes libéraux, adversaires politiques décidés des marxistes reconnaissent la valeur scientifique des travaux de Marx – ainsi Milton Friedmann considère comme un apport décisif la théorie marxienne de la monnaie. Il faudrait faire sa place enfin au « marxisme analytique anglo-saxon » dont les travaux de John Elster (Making sense of Marx) ou de John Roehmer sont emblématiques.
IV.            Le marxisme aujourd’hui. Politiquement, le marxisme semble défait. Les partis qui s’en réclament encore sont des petits groupes sans véritable influence politique – ou s’ils gagnent de l’influence, c’est en abandonnant leur marxisme. Reste seulement une constellation de chercheurs qui continuent de « travailler avec Marx » et parfois contre Marx, dans tous les domaines de la philosophie et des sciences sociales. Les trois « congrès Marx » tenus en France à l’initiative de l’équipe de la revue Actuel Marx, témoignent à la fois de cette fin du marxisme et de la vitalité de la pensée de Marx. On peut même espérer que, débarrassé du marxisme, il soit possible maintenant procéder à réévaluation de la pensée de Marx.
Bibliographie
Labica (Georges) & Bensussan (Gérard) : Dictionnaire critique du marxisme (PUF, réédition « Quadrige »).

lundi 11 novembre 2002

Un républicanisme écologique?

Quel rapport y a-t-il entre le républicanisme et l’écologie ? Si  l’écologie est conçue comme science de la nature, aucun. Si l’écologie est le terme sous lequel on range les préoccupations environnementalistes, la réponse est tout sauf évidente. Après tout, la défense de l’environnement semble à peu près indifférente au type de régime politique : la république capitaliste des États-Unis d’Amérique moque presque du sort de la planète presque autant que son ex-ennemie, l’Union Soviétique, et l’Allemagne nazie glorifiait la nature et les droits des animaux. Pour les partis qui se disent écologistes, comme les Verts français ou les Grünen allemands, il leur faudra bien se définir par rapport aux grandes doctrines politiques, faute de quoi ils seront condamnés à rester des groupes de pression « thématiques » annexés à telle ou telle majorité.
Je voudrais tout d’abord rappeler en quoi consiste le républicanisme comme théorie politique, au moment où le vocabulaire républicain est galvaudé par toutes les forces politiques qui s’en servent comme d’un sésame magique pour masquer leur propre vide théorique. Je montrerai ensuite que le républicanisme est incompatible avec les conceptions « intégristes » de l’écologie politique, du type « deep ecology » mais que, en revanche, le souci de préserver un monde habitable pour les hommes peut et doit s’appuyer sur la conception républicaine de la liberté. Je soulèverai enfin quelques questions cruciales auxquelles sont confrontés tous ceux qui croient que la survie d’une humanité raisonnable nécessite des transformations structurelles profondes de nos sociétés.

Qu’est-ce que le républicanisme ?

Il y a déjà un certain temps, Régis Debray avait essayé de définir la République par différence avec la démocratie, la démocratie du côté des droits individuels et la république du côté du bien public. Mais ces définitions un peu formelles ne nous avancent guère. Faute d’avoir formé un concept clair de la république, les républicains forment une grande famille, où l’on peut être en désaccord sur à peu près tout et se réconcilier dès que sont prononcées les phrases sacramentelles aussi creuses qu’énigmatiques.
Il est cependant possible de définir dans l’histoire de la pensée politique un courant « républicaniste » au profit bien affirmé. Aristote est « républicaniste », contre son maître Platon. Sa « politéia » fondée sur le droit égal de tous les citoyens à gouverner et à être gouvernés, son régime mixte fondé sur la classe la plus nombreuse sont à l’origine d’une tradition qui sera celle d’un Cicéron – adversaire farouche du « césarisme », c'est-à-dire du pouvoir personnel fondé sur la force armée. Cette tradition républicaine est encore celle de Machiavel, non pas tant l’auteur du Prince que celui des Discours sur la seconde décade de Tite-Live, celui qui affirme qu’ « un peuple qui commande et qui est réglé par des lois est prudent, constant, reconnaissant autant et même, à mon avis, plus qu'un prince même réputé sage ». Ce sont bientôt les disciples anglais du Florentin pendant la révolution qui établira l’éphémère république dirigée par Cromwell : Harrington, avec son Oceana est le véritable théoricien de ce régime dont l’influence se fera encore sentir chez les « insurgeants » américains plus d’une siècle plus tard. On a souvent cru que les philosophes des Lumières étaient des partisans soit du despotisme éclairé, soit de la monarchie constitutionnelle. C’est oublier deux républicains fameux, Rousseau et Kant. Et, à bien des égards, on peut adjoindre Montesquieu à cette famille. Chez les auteurs contemporains, nous n’avons que l’embarras du choix, de Arendt à Habermas et de Rawls à Sandel, de Skinner à Pettit, toutes les variantes de la pensée républicaine constituent la contribution majeure à la philosophie politique d’aujourd’hui.
Pour comprendre ce qu’est le républicanisme, le plus simple est de partir de la théorie de la liberté qui le sous-tend. Dans les années 1870, le philosophe britannique Thomas H. Green, disciple de Hegel, définit un concept de la liberté qui s’oppose directement à celui de la tradition libérale anglo-saxonne, depuis Hobbes et Locke. Là où on considérait que la liberté consistait seulement dans le fait de n’être pas empêché d’agir, Green la définit au contraire dans le fait que « l’homme dans sa plénitude a trouvé son objet »  et qu’il s’est « mis en harmonie avec la loi véritable de son être »[1]
Sans employer ces termes, Green oppose ainsi la « liberté positive » – celle pour l’homme de se réaliser – et la « liberté négative » qui consiste simplement à ne pas subir ou à subir le moins d’ingérence possible de la part des autres. C’est cette opposition qui sera thématisée dans le célèbre article d’Isaiah Berlin, Two concepts of liberty.[2] Prenant le contre-pied de Green, Berlin soutient que le seul concept raisonnable de la liberté est celui de la liberté négative, alors que la « liberté positive » conduit plus ou moins à une société tyrannique, voire totalitaire. Pour Berlin, Rousseau, Hegel et Marx sont des exemples typiques de cette conception catastrophique de la liberté comme affirmation de soi – si Rousseau figure dans la liste, c’est parce que, selon un des lieux communs de la pensée anglo-saxonne depuis Burke, la théorie du contrat social, en tant que théorie rationaliste artificielle conduit à la liquidation de la liberté au sens que ce mot a pris dans la tradition anglaise.
Dans la manière dont la question est posée par Berlin et reprise ensuite, ad nauseam, par les libéristes[3] et les néolibéraux, il y a un côté philosophie pour guerre froide assez anachronique. Disons seulement que la position républicaine, qui ne se place pas dans ce cadre de guerre froide, consiste à rejeter aussi bien la liberté négative que la liberté positive.
Pour ce qui concerne la liberté négative, on peut rappeler les critiques traditionnelles qui sont portées contre cette conception. La liberté de ne pas être empêché de faire ceci ou cela est généralement de pure forme puisqu’elle est soumise à des capacités extra-juridiques qui font qu’elle se résume bien souvent, selon le mot d’Anatole France, au fait que le pauvre et le riche ont également le droit de coucher sous les ponts… Mais le point le plus grave est que la liberté négative est compatible avec toutes sortes de formes de domination. La première liberté consiste à pouvoir jouir librement de ce dont on est propriétaire, sans subir de contrainte extérieure. C’est pourquoi les théoriciens libéraux admettent si volontiers l’esclavage, rebaptisé « volontaire ». Se vendre soi-même pour payer ses dettes est parfaitement admis par des libéraux aussi patentés de Locke ou l’abbé Sieyès, le célèbre auteur de Qu’est-ce que le Tiers-État ? Et si les relations du couple sont des affaires privées, nul ne peut être privé de la liberté de battre sa femme…
En ce qui concerne la liberté comme affirmation de soi, elle trouve son plein développement dans l’exercice direct du pouvoir par les citoyens et fait de la cité le cadre dans lequel l’homme peut être réellement lui-même. Cette conception, qu’on désigne parfois par l’expression « humanisme civique ». La principale objection à laquelle se heurte cette conception est celle de toutes les expériences de démocratie directe. Elles sont généralement éphémères : l’homme ne vit pas que de politique, l’enthousiasme des commencements laisse souvent la place à la lassitude et les organismes de démocratie directe sont occupés par les professionnels de la politique. En deuxième lieu, les organismes de démocratie directe semblent mal adaptés à des organisations de taille suffisamment vaste ; il faut en effet transformer les assemblées de base en une pyramide d’instances élues qui se révèle souvent bien plus bureaucratiques que les appareils politiques traditionnels et bien plus facilement soumises aux manœuvres de groupes minoritaires bien organisés. Enfin la démocratie directe est particulièrement prompte à se transformer en tyrannie de la majorité.
En suivant Philip Pettit, nous pouvons maintenant définir la liberté républicaine comme non-domination : être libre, c’est ne pas subir la domination d’un autre homme et n’accepter d’autre joug que celui de la loi commune. De la liberté négative, la conception républicaine retient que les hommes n’aiment pas tant gouverner que n’être pas gouvernés. Autrement dit, le gouvernement représentatif et la séparation des pouvoirs font partie des réquisits du républicanisme qu’on ne confondra donc pas avec la démocratie directe. Mais, d’un autre côté, la conception républicaine rejette l’idée que toute ingérence soit condamnable. Bien au contraire, si l’ingérence est faite en vue de la protection de la liberté et du bien-être de l’individu, elle participe de sa liberté. Ainsi les lois qui protègent les ouvriers contre l’arbitraire patronal ou qui défendent les droits des femmes contre la domination masculine sont-elles typiquement des lois républicaines, bien que s’ingérant dans la liberté des personnes de passer des contrats.
La loi protège également les individus contre eux-mêmes, par exemple en les obligeant à s’assurer contre la maladie ou en leur interdisant certaines conduites « à risque » même lorsque ces conduites ne mettent en danger que leur propre vie et non celle d’autrui. On notera qu’un thème de combat de la droite dite « républicaine » est justement la critique de cette conception de la loi. Les idéologues de la droite, au nom de la « responsabilité », dénoncent le fait que la loi puisse protéger les individus contre eux-mêmes. Ce que l’on a appelé, bien souvent à tort, l’État-providence ou, pour parler comme les Anglo-saxons, l’état du bien-être, ressortit encore à cette conception républicaine : la protection des individus contre la misère, le chômage, ou l’arbitraire des employeurs, l’instruction publique et la possibilité pour le plus grand nombre de participer à la culture de son pays font partie des conditions de la liberté comme non-domination, même si cela exige que l’État s’ingère dans les revenus des citoyens plus favorisés par le biais de l’impôt.
La loi républicaine, si elle assure la liberté comme non-domination, doit également protéger les individus contre la tyrannie de la majorité. Une décision politique n’est légitime en effet que si elle respecte les droits de tous. Ainsi, une politique économique qui sacrifie telle  ou telle catégorie de la population, par exemple en organisant les licenciements des ouvriers les moins qualifiés au motif que cela est nécessaire pour la croissance et le bien-être général, est typiquement une mesure tyrannique de ce genre.
Alors que la conception libérale de la liberté négative oppose la loi au droit et revendique la limitation drastique du domaine de la loi, pour les républicanistes au contraire, c’est la loi qui crée la liberté. Philip Pettit montre qu’une telle conception constitue à la fois un idéal égalitaire – puisque l’égalité est la meilleure protection contre la domination – et communautaire – il s’agit non pas d’une liberté pour un individu isolé, comme dans les fictions de l’état de nature, mais d’une liberté dans la vie sociale. Cette conception peut en même temps être l’objet d’un consensus par recoupement entre diverses conceptions raisonnables de la vie bonne.

Républicanisme et écologie

Le républicanisme est typiquement un humanisme et comme tel il s’oppose donc à toutes les formes d’écologisme intégriste, y compris les versions modérées du type de Hans Jonas. En affirmant qu’il faut traiter les hommes comme des enfants et qu’un pouvoir autoritaire paternel est le meilleur garant pour assurer l’avenir de la planète contre les appétits insatiables de l’individu démocratique, Jonas se heurte directement aux conceptions de base de la république. Le rejet républicaniste de ce genre d’écologie n’exclut pas cependant la prise en compte d’un certain nombre de revendications non anthropocentriques, par exemple celles concernant les « droits des animaux », même si le terme de droit est employé ici dans un sens extrêmement douteux. On peut aussi justifier la protection des espèces vivantes pour des motifs non utilitaristes et la conception républicaine de la liberté est donc compatible avec les conceptions écologiques fondées sur la valeur intrinsèque de la nature.
De la même façon, le républicanisme exclut toute nostalgie des sociétés passées traditionnelles, souvent patriarcales et toujours fondées sur l’absorption de l’individu dans le groupe. Si les droits des minorités doivent être protégés, doivent encore plus être protégés les droits des individus à sortir de ces minorités. Dans la mesure où les traditions communautaires représentent une forme de domination, elles se heurtent directement au principe républicain. Ainsi les droits des enfants sont-ils supérieurs au « droit » traditionnel des familles – par exemple dans les affaires d’excision, de mariages arrangés, ou encore concernant l’instruction, la vaccination, etc.
En revanche, si nous sommes républicains, nous sommes nécessairement concernés par les questions concernant le genre de nature dans laquelle nous sommes amenés à vivre. Nous habitons la nature, nous respirons un air qui a tôt fait d’être commun à toutes les espèces aérobies et ce que nous sommes dépend largement de la relation que nous entretenons avec notre environnement naturel. Il s’en déduit facilement que dès lors que notre environnement est mis à mal, nous subissons une domination indirecte. Nos choix de vie se trouvent restreints et nos possibilités d’autoréalisation se trouvent potentiellement détruites. On voit bien qu’un monde étouffant sous la pollution est incompatible avec la liberté non seulement positive, non seulement républicaine, mais même avec la liberté négative des libéraux puisqu’un tel monde serait soumis à un rationnement drastique des biens naturels de base et par conséquent demanderait la mise en place, d’une manière ou d’une autre d’un État policier.
La protection d’un monde habitable pour tous est, sans contestation possible, une partie de la liberté comme non-domination. Inversement, si la république est un idéal structurellement communautaire – non pas au sens du communautarisme mais au sens de la réalité effective des communautés politiques, c’est dans le domaine environnemental qu’un tel idéal peut montrer son efficacité. Il est impossible en effet de défendre l’environnement sans s’appuyer sur la loi et sans un contrôle rigoureux des activités qui pourraient mettre en péril l’environnement. Pour un libéral, la loi qui lui interdit de construire comme il l’entend sur le terrain dont il est propriétaire au bord de la mer, est une loi qui limite sa liberté, il s’agit d’une ingérence qu’il peut éventuellement supporter, mais cela reste une ingérence. Pour un républicain, une telle loi est au contraire une loi de liberté puisqu’elle garantit la jouissance pour tous d’un paysage et d’un environnement qui font partie des notions communes que nous avons du bien-être.
Nous pouvons donc suivre ici, sans restriction, les propos de Philip Pettit : « L’État républicain que nous envisageons ici, l’État qui est consacré à promouvoir la liberté comme non-domination, est attaché à épouser ce que nous avons décrit assez largement comme la cause environnemental. Le fait qu’il parte de préoccupations anthropocentriques peut signifier qu’il ne peut pas endosser directement les philosophies les plus « écocentriques » des environnementalistes radicaux. Mais cela ne signifie pas que les environnementalistes vont trouver en lui un instrument étranger et non compréhensif. Au contraire, la philosophie républicaine pourrait donner aux environnementalistes un moyen particulièrement persuasif et efficace de poser leurs revendications principales. »[4]
On fera remarquer que ceux qui se disent républicains en France, et pas seulement en France, semblent assez indifférents aux revendications environnementales. Ils mettent même parfois un point d’honneur à opposer leurs affirmations républicaines aux préoccupations écologistes, un peu comme si le souci du bien public devait nécessairement mépriser des revendications environnementales comprises comme des revendications particulières. Mais l’argument ne peut être utilisé pour opposer revendications écologistes et républicanisme, car la vie politique dans ce pays s’est décomposée à un tel point que les étiquettes politiques cachent de plus en plus souvent de la marchandise de contrebande très frelatée : les socialistes sont rarement socialistes, et les écologistes eux-même ne le sont pas toujours. Cette confusion des étiquettes nous interdit de voir que le langage républicain tel que nous venons de le définir pourrait devenir assez facilement le langage commun des véritables socialistes attachés d’abord à la défense des intérêts des classes laborieuses, des écologistes sincères et plus généralement de tous ceux qui sont attachés au bien commun.

Des questions en suspens

En posant les questions de l’environnement sous l’angle de la liberté, il apparaît qu’on va à contre-courant de la perception générale qu’on en peut avoir. Les écologistes placent volontiers leur action sous l’emblème de l’interdit, plus que sous celui de la liberté. Ou s’ils parlent de liberté, c’est dans des domaines qui ne relèvent pas directement des préoccupations environnementales. En adoptant le point de vue républicain, les militants de l’écologie politique, des deux côtés du Rhin et d’ailleurs, devraient sortir de ce mélange instable d’idéologie post-soixante-huitarde et d’éco-centrisme, de libertarisme et de philosophie à la Jonas, qui les caractérise. En renonçant à quelques unes de leurs idiosyncrasies, les écologistes politiques risqueraient peut-être de perdre ce qui fait leur singularité dans le paysage politique et leur permet de délimiter leur « marché » électoral, quelles qu’en soient les ambiguïtés. Être écologiste ou être un républicain à préoccupations écologiques, ce n’est pas exactement la même chose. Cependant, l’heure des choix semble avoir sonné pour les écologistes.
Cela ne manquera pas de poser de nombreuses questions. Si on se place d’un point de vue anthropocentrique, c'est-à-dire si on ne considère par l’homme comme un parasite et un prédateur dont l’action est en soi dangereuse pour la planète, on admettra que la protection de la nature est abordée exclusivement du point de vue du bien commun et non du point de vue de quelques droits « naturels » que ce soit. Les critères de jugement des décisions politiques et économiques sont alors assez simples. Dans l’ordre, il s’agit (1) de savoir si l’action est conforme aux principes généraux du droit qui définit les individus comme personnes égales ; et (2) d’en juger l’utilité pragmatiquement – ce qu’on envisage permet-il d’améliorer la conditions des hommes ? Cependant, la prise en compte des questions écologiques se heurte à des difficultés sérieuses.

Les limites de la communauté humaine

Tout d’abord, la définition des limites de la communauté humaine, celle qui est visée par les principes républicains, reste problématique. Quels sont les individus auxquels s’appliquent les principes de droit universels ? Le souci des générations futurs fait partie à juste titre des principes de l’écologie. On trouve aussi cette idée dans la « démocratie radicale » de Habermas telle qu’elle est définie à partir de Morale et Communication.
Le problème, c’est que le droit repose sur la souveraineté populaire – si on ne veut pas le renvoyer aux tables de loi – et donc qu’il ne peut être dit que par les vivants. Ni les morts, ni les « Nachgeborenen[5] » ne participent à une communauté politique effective. Ils ne participent qu’à une communauté virtuelle. Il faut donc que les vivants parlent à leur place. Ce qui est contradictoire avec la conception que nous faisons des normes comme résultant d’une délibération menée sur les principes de l’éthique de la discussion. Il n’est pas difficile d’étendre la formulation de l’impératif kantien aux générations futures : « agis comme si tu voulais que la maxime de ton action puisse valoir aussi pour les générations futures ». Mais pour pouvoir appliquer effectivement ce principe, il faudrait savoir ce que seront ces générations futures, dans quel contexte elles se situeront, etc.. Il faut donc réintroduire d’une manière ou d’une autres considérations téléologiques que les morales déontologiques et les systèmes juridiques cherchent précisément à éviter. Un accord politique n’est en effet possible que si on s’abstient de mettre les fins suprêmes de l’humanité en délibération et si on s’en tient à la recherche d’un « consensus par recoupement » pouvant recevoir l’assentiment d’individus qui soutiennent différentes conceptions raisonnables du bien.
Si nous prenons comme maxime, par exemple : « laisse la planète dans l’état où tu souhaiterais la trouver … », il existe des cas où l’application des principes de justice est simple : ne gaspille pas les ressources naturelles non renouvelables afin que les générations futures puissent aussi en profiter : c’est une généralisation temporelle du suum cuique, un principe déontologique qui vaut indépendamment des conceptions particulières (Rawls dirait « compréhensives ») de ce qui est bon pour soi et pour l’humanité. Mais les générations passées ont trouvé bon de nous laisser une terre déjà largement sillonnée de routes goudronnées et voies ferrées et nous les en remercions. Elles ont agi en estimant que ce qu’elles trouvaient bon devait l’être aussi pour les générations futures et n’ont pas jugé particulièrement éthique de laisser la planète dans l’état où elles l’avaient trouvée.
Autrement dit, la définition de règles pour protéger les générations futures suppose déjà que nous avons une certaine conception du bien des générations futures, donc une idée du bonheur de l’humanité. Or, nous ne pouvons ni ne devons rechercher un consensus sur le bien en général, puisque nous vivons dans des sociétés pluralistes, par conséquent il ne peut pas y avoir d’accord suffisamment consensuel sur ce qu’est le bien des générations futures. C’est pourquoi il est à craindre que l’introduction dans la réflexion de ce point de vue ne soient qu’un artifice rhétorique en faveur des règles de prudence traditionnelles et non une véritable transformation de nos principes moraux et juridiques présents.
Le principe de précaution est censé prendre en compte cette dimension du futur. Il en existe plusieurs versions.
(1)   Selon la théorie du choix rationnel en situation d’incertitude, il est nécessaire de chercher à maximiser la pire des situations (MAXIMIN). En pratique, il s’agit soit de s’abstenir si les maux possibles apparaissent plus clairement que les gains espérés, soit de se livrer à un estimation probabiliste des avantages et des risques. Mais cette interprétation du principe de précaution tombe sous le coup des objections de Jean-Pierre Dupuy : reposant sur une surestimation de ce que l’application des principes de la causalité linéaire peut  nous procurer en matière de connaissance du futur, il se révèle en pratique impuissant à prévenir les catastrophes. Si je prends l’exemple de l’énergie nucléaire, le même principe de précaution peut être invoqué aussi bien « sortir du nucléaire » (position commune des Verts des deux côtés du Rhin) ou de développer l’industrie nucléaire puisqu’on peut tout aussi bien penser raisonnablement que le développement de cette filière permettra de financer une recherche qui trouvera bien le moyen de régler la question des déchets. Je ne veux pas trancher dans l’une ou l’autre hypothèse mais simplement montrer le caractère fondamentalement indéterminé du principe de précaution dans cette première version.
(2)   Dans une version plus dure du principe de précaution, assimilé au principe de responsabilité de Jonas, on peut considérer que c’est le pire qui arrivera et raisonner à rebours en cherchant dans nos actions présentes ce qui permettra de dire que la catastrophe était inévitable. C’est la thèse développée par Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé – Seuil 2002) qui formalise plus rigoureusement « l’heuristique de la peur » de Hans Jonas. J’ai déjà eu l’occasion de montrer – en m’appuyant sur Jonas lui-même, les rapports que cette heuristique de la peur entretenait à la mystique religieuse : la crainte de Dieu est un ingrédient essentiel de la foi. Mais c’est surtout la méthode qui pose problème. Reconstruire après coup la chaîne des évènements, et de surcroît la reconstruire à partir d’une expérience de pensée et non d’une expérience, cela peut avoir effectivement une valeur heuristique, mais ne peut jamais fournir une preuve décisive dans une discussion rationnelle. Relier des faits à des hypothèses selon un schéma cohérent, il n’y a, au fond, rien de plus facile et toutes les fantaisies pseudo-scientifiques procèdent de cette manière. Les rétro-anticipations terrifiantes  ne peuvent, par définition, convaincre personne. Il me semble que la position de Jean-Pierre Dupuy repose sur cette illusion qu’on peut se débarrasser de la contingence des futurs, cette illusion qu’il critique par ailleurs.
Mais surtout, en posant la question du futur en termes de catastrophes probables, on réduit singulièrement et de manière finalement assez « terroriste » la discussion à « ne pas choisir ce qui conduit à la catastrophe ». Qui pourrait vouloir la catastrophe ? Mais comment faire quand nous sommes face à plusieurs options qui sont également catastrophistes ? Comment faire quand nous sommes face à deux options non catastrophistes et cependant très différentes ? Par exemple, en matière d’aménagement et d’organisation du territoire, plusieurs hypothèses sont possibles dont aucune n’est catastrophiste au sens précis et hyperbolique du terme. On peut soutenir une première option qui prolongeant les tendances actuelles concentreraient la population dans quelques grands pôles urbains avec ne poursuite de la désertification de certaines régions qui seraient rendues progressivement à une nature sauvage ; une deuxième option consiste à définir des politiques publiques permettant de maintenir une activité agricole bien répartie sur tout le territoire. Comment prendre en compte dans ce cas l’intérêt des générations futures ? Pourtant les options que nous choisissons aujourd’hui influent de manière peut-être décisive sur le genre de planète que nous laisserons à nos enfants.
Il semble bien que nous disposions pas de principe scientifique qui nous permette même d’envisager ce dont nous ne voulons pas pour l’avenir – si j’excepte évidemment les hypothèses cataclysmiques. Donc nous n’avons pas d’autre moyen que de nous en remettre à la délibération des citoyens vivants et d’accepter comme postulat ce principe si contestable qui dit que « la volonté générale ne peut errer » parce que personne n’est assez fou pour vouloir se nuire à soi-même. Par conséquent l’inclusion des « Nachgeborenen » à la communauté future reste certainement une pétition de principe, en dehors du rejet de quelques horreurs manifestes.

Le conflit des droits

Les « écologistes profonds » ont un gros avantage : ils disposent d’un critère ultime permettant de trancher toutes les questions : le respect de la vie naturelle, de Gaïa ou de tout ce qu’on veut du même type. Si on refuse ce genre de position métaphysique ou mystique, et si on se place d’un point de vue anthropocentrique, on doit convenir que la réalité politique et sociale est d’abord marquée par le conflit des droits et des devoirs et que les défenseurs de l’environnement ne disposent plus d’une ligne de défense inexpugnable. Il est donc nécessaire de penser 1) l’ordre d’application de nos principes – donc la place des priorités – ; et 2) les procédures décisionnelles conformes aux principes républicains. Or ces deux points sont aussi problématiques l’un que l’autre.
Tout d’abord, si nous admettons le droit de tous à jouir d’une nature non polluée, d’un air sain, etc., nous admettons aussi le droit au travail – chacun doit pouvoir gagner sa vie et les solutions qui consistent à penser qu’une partie de l’humanité travaillera pour l’autre et que le droit au travail n’est pas une priorité, sont des plus contestables. Si le droit à ne pas être pollué entre en conflit ici et maintenant avec le droit au travail, lequel de ces deux droits doit avoir la priorité ? On peut dire qu’il vaudrait mieux ne pas avoir à faire ce genre de choix. Mais en pratique, c’est à ce genre de choix qu’on est confronté. Si on fait jouer le principe démocratique, comme tous les habitants sont concernés par la pollution, ils devraient avoir priorité sur les travailleurs dont l’emploi est lié à des industries polluantes et qui sont nécessairement une minorité. Pourtant, ce serait là typiquement une manifestation de la « tyrannie de la majorité », les droits de la minorité étant bafoués par le pouvoir absolu de la majorité – en fait nous n’avons là, comme bien souvent dans les revendications de la démocratie directe qu’une expression particulière du droit du plus fort, c'est-à-dire de l’absence radicale de droit.
Inversement, les revendications écologistes partent souvent du point de vue local – ce qui est normal, car les individus partent toujours d’eux-mêmes. Cependant, ces revendications n’ont de sens que si on est prêt à généraliser à tous ce qu’on exige pour soi-même. Faute de quoi on entretient la vision trop souvent justifiée selon laquelle les mobilisations écologistes sont essentiellement du genre « not in my back-yard ». Ces problèmes sont particulièrement criants en matière de transport. Le mieux, encore une fois, est assez facile à trouver : il faudrait faire baisser la pression des transports routiers. Mais pour cela, il faut (1) être prêt à payer ce que coûtera le changement de mode de transport – car si les capitalistes préfèrent le transport routier, ce n’est parce qu’ils aiment empoisonner l’atmosphère de leurs concitoyens, mais parce que cela apparaît comme le plus rentable. Et (2) accepter les inconvénients qui surgiront des transports alternatifs (tunnels, voies ferrées, canaux …) qui ne sont pas indolores. Dans tous les cas, se pose la question du périmètre et des procédures de la décision démocratique : pendant que les habitants de la vallée de Chamonix s’opposaient à la réouverture du tunnel du Mont-Blanc aux camions, dans le Val d’Aoste se multipliaient les initiatives pour le retour d’un trafic dont le poids économique est important. On peut estimer que les valdotains méconnaissaient leurs véritables intérêts. Personne cependant ne peut prétendre décider quelle est la meilleure façon d’être heureux pour les autres. 
Les exemples pourraient être multipliés à l’envi. Ils démontreraient tous que la prise en compte des questions environnementales se heurte à des problèmes réels et pas seulement au complot de méchants lobbies (qui, par ailleurs, existent bel et bien). Il s’agit de problèmes politiques, c'est-à-dire concernant le gouvernement des hommes, et, plus spécifiquement, de problèmes qui confrontent la pensée républicaine : comment articuler la défense des droits des individus et des minorités et le souci du bien commun. Si on écarte le pouvoir des experts – les experts scientifiques écologistes n’ont pas plus de légitimité que les autres – la solution classique, héritée des années 70 et d’une idéologie à bout de souffle, est de renvoyer à l’exercice d’une très contestable démocratie directe. Cette solution à l’évidence n’en est pas une. Sans doute existe-t-il des solutions à long terme, c'est-à-dire une transformation profonde des rapports sociaux qui feraient que, comme disait Marx, « les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. »[6] Mais, à long terme, nous sommes morts.
Nous savons qu’en elle-même la décision démocratique n’offre pas de solution optimale. Les travaux déjà anciens de Ken Arrow (reprenant le paradoxe de Condorcet) montrent que l’agrégation de préférences individuelles rationnelles ne satisfait généralement pas aux conditions de rationalité. Si les individus qui participent à un vote ne s’en tiennent qu’à leurs propres préférences sans être influencés par les autres, alors ce qui est décidé en général c’est ce qui ne satisfait personne. On l’a vu en avril et mai 2002. L’explosion politique du corps électoral a abouti à l’élection triomphale d’un candidat qui représente moins de 1 électeur sur 8. Toutes les théories purement procédurales fondées sur les choix individuels conduisent à de tels résultats. Le modèle de Rawls de justice procédural ne paraît convaincant que précisément parce qu’il n’est pas purement procédural et suppose que les citoyens possèdent déjà un sens commun de la justice et de l’impartialité[7]. La prise en compte des demandes écologiques dans la décision politique suppose donc que l’écologie soit intégrée dans l’horizon des attentes communes des citoyens et donc dans la définition du bien public autour de laquelle peut se refonder la République. Autrement dit, on ne peut pas défendre les revendications écologiques dans défendre en même l’existence d’une communauté plus amicale pour tous les citoyens, c’est-à-dire sans que soit reposée, à nouveau frais, la question de l’exploitation et celle des rapports de propriété capitalistes.
© Denis COLLIN – 11 novembre 2002
(Une version de ce travail est parue dans la revue Cosmopolitique, éditions de l'Aube) 


[1] TH Green : Lectures on Principles of political obligation, P.Harris & J.Morrow ed., 1986
[2] Isaiah Berlin : repris dans Éloge de la liberté, Calmann-Levy, 1994
[3] Le vocabulaire « libéral » est fort confus : le libéralisme, défini par la liberté de conscience, l’égalité juridique et le gouvernement représentatif est une théorie politique honorable. Ce qui se vend aujourd’hui sous ce nom est autre chose : il s’agit de la thèse selon laquelle le marché est le modèle de toute organisation sociale et qu’il n’est au fond aucun problème social qui ne trouverait sa solution par la libre concurrence. À ce genre de thèse, suivant l’exemple italien, je préfère réserver le qualificatif « libériste », ou pour suivre un usage français, « néolibéral », le mot « libéral » désignant seulement le libéralisme politique classique. Ainsi Keynes est politiquement un libéral, mais non un libériste. Le gouvernement chilien de M.Pinochet fut libériste mais pas libéral pour deux sous.
[4] P. Pettit : Republicanism, A Theory of Freedom and Government, OUP, 1997, page 138
[5] « Ce qui seront nés après (nous) » : C’est le titre d’un beau poème de Berthold Brecht.
[6] Capital, livre III, Conclusion
[7] voir mon livre Morale et justice sociale : je montre que la Théorie de la justice, contrairement à ce que dit Rawls, n’est pas seulement procédurale, mais exige aussi un accord substantiel qui rapproche Rawls du républicanisme classique et de l’humanisme civique.

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