Le triomphe de la science aurait dû faire reculer la
croyance. Non seulement la croyance sous ses formes religieuses ou
superstitieuses, mais aussi sous ses formes plus communes. Mais l’opposition de
la science à la croyance laisse dans l’ombre la véritable question épineuse,
celle de la croyance dans la science. Car la distinction théorique entre
science et croyance n’est pas aussi claire qu’on pourrait le croire. S’il est
assez aisé de séparer science et superstition, si la science dans ses théories
fondamentales peut marcher d’un pas assuré et produire non pas des croyances
plus ou moins douteuses mais des certitudes indubitables, ce « tranquille
royaume des lois » qui est la vérité de l’entendement (Hegel) ne recouvre
qu’un petit territoire de la science. En réalité, science et croyance
s’entrecroisent, s’opposent et se conditionnent mutuellement : 1° il y a
des croyances fondamentales concernant le monde, comme conditions de l’activité
scientifique ; 2° certaines théories scientifiques sont de simples
conjectures et l’adhésion massive de la communauté scientifique ne les
transforme pas ipso facto en théories scientifiques ; 3° les scientifiques
ont des croyances en tous genres qui semblent à peu près imperméables à leurs
propres théories scientifiques ; 4° il peut y avoir une dimension de
croyance religieuse dans la science ; 5° la science produit de nouvelles
croyances.
I. Présuppositions
et croyances de la science
Dans les sciences comme en philosophie se pose la question
du fondement. C’est une propriété de l’esprit humain, disait Kant, que d’être
toujours à la recherche de l’inconditionné, sans jamais pouvoir
l’atteindre ! Le fondement absolu est un de ces inconditionnés. La
première véritable science est la mathématique, dit encore Kant. La première,
elle trouva les méthodes lui permettant de produire des énoncés indubitables.
Pendant longtemps, les Éléments d’Euclide furent le modèle de toute
certitude rationnelle. Mais déjà Platon faisait remarquer que la vérité des
théorèmes des mathématiques était suspendue à celle des axiomes : Les
mathématiques sont une science hypothétique et ne sont donc pas la science
suprême, car ce qu’il faut chercher, c’est une science an-hypothétique qui
puisse nous mener jusqu’à l’essence des choses. Les axiomes d’Euclide étaient
tenus pour vrais pour deux raisons : ils sont évidents par eux-mêmes et
aucune contradiction n’en découle. Bien qu’indémontrables directement, on avait
donc de bonnes raisons pour ne pas les ravaler au rang de simples croyances ou
d’hypothèses plus ou moins contingentes. Cependant, lorsque, dans le courant du
xixe siècle,
Lobatchevski et Riemann construisent les géométries non euclidiennes, on doit
convenir que les axiomes d’Euclide dépendent d’un choix. En l’occurrence, en
remplaçant l’axiome des parallèles (par un point prix hors d’une droite, il
passe une parallèle à cette droite et une seule) par un autre axiome (par
exemple, par un point prix hors d’une droite, il ne passe aucune parallèle à
cette droite), on peut construire une géométrie tout aussi cohérente que la
géométrie euclidienne.
Les vérités que l’esprit reconnaît évidemment comme telles
– pour employer ici une formule cartésienne – et qui pourraient servir de
« point d’Archimède » pour l’édifice d’un savoir irréfutable, ne sont
que des chimères. Les sciences partent de présuppositions tout à la fois
indémontrables et contestables. Ces présuppositions ne peuvent que faire valoir
leur productivité théorique. La géométrie euclidienne est parfaitement adaptée
à la description du monde physique qui est le nôtre. Et c’est dans ce langage
qu’est exprimée la grande œuvre de la physique newtonienne. Mais la géométrie
de Riemann va se révéler comme la seule qui puisse sortir de la crise la
physique classique au tournant du xxe
siècle : dans la théorie de la relativité d’Einstein, l’espace n’a plus
trois dimensions « immergées » en quelque sorte dans un temps
absolu ; on doit au contraire le concevoir comme un « continuum
spatio-temporel » à quatre dimensions.
De toutes ces aventures de la science moderne et
contemporaine, va naître l’idée que la connaissance scientifique ne nous donne
pas à voir la réalité physique elle-même mais seulement des descriptions
variables de cette même réalité qui reste postulée comme un absolu
insaisissable. On doit bien reconnaître qu’une théorie scientifique ressemble à
la géométrie par bien des aspects. On suppose quelques principes fondateurs,
indémontrables sinon par leur pouvoir explicatif et les conséquences qu’on en
peut prédire.
Einstein présente ainsi la
réalité du travail du physicien : « Les concepts physiques sont des
créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le
croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous
faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui
essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les
aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir
le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme,
qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr
que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera
jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel et il ne peut même
pas se représenter la possibilité et la signification d’une telle comparaison.
Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront,
son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des
domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi
croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain
peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. »
(Einstein & Infeld : L’évolution
des idées en physique.)
La répétition du verbe « croire » ne doit pas du
tout être prise à la légère. La physique teste des croyances. Est encore une
croyance l’idée que l’image que nous nous faisons du monde s’améliore au fur et
à mesure, car une telle croyance est celle de l’existence d’une limite idéale
que l’esprit humain peut atteindre ou du moins approcher. Cette croyance est
efficace et sans doute est-elle ce que Platon appellerait une « opinion
droite », mais elle reste une
croyance. La science présuppose donc deux genres de croyances : 1° des
croyances concernant les principes fondamentaux à partir desquels on peut
construire une théorie robuste ; 2° des croyances concernant la validité
et le sens de l’entreprise scientifique en tant que telle. La croyance au
caractère absolu du temps qui est à la base de la physique de Newton est une
croyance du premier genre ; la croyance en la possibilité d’approcher
progressivement un certain idéal de la connaissance objective est une croyance
du second genre. Les croyances du premier genre sont aisément modifiables
puisqu’elles ne sont au fond que des auxiliaires nécessaires à la construction
d’une théorie qui doit prouver sa valeur dans le champ expérimental par la
démonstration de ses capacités prédictives. Par contre, il semble que la
science se relèverait mal de l’abandon des croyances du second genre. Qu’il y
ait une réalité objective dont nous pouvons nous rapprocher, c’est là une idée
sans doute indémontrable mais qui présente un intérêt pour la raison.
II. Conjectures
et lois physiques
Vue en quelque sorte de l’extérieur, une théorie
scientifique apparaît comme un ensemble homogène. En fait, il n’en est rien. On
doit distinguer au moins deux catégories de théories scientifiques : des
théories locales solides et à peu près « insubmersibles » et des
théories beaucoup plus larges qui comportent une large partie conjecturale
assez fragile. À la première catégorie appartient, par exemple, la cinétique
des gaz. Les grandes théories cosmologiques, comme les diverses variantes du
« big bang », ou encore la théorie standard de l’évolution font
partie de la deuxième catégorie. L’énoncé de l’équation du gaz parfait – (1)
PV/T= constante – qui lie température volume, et pression pour un gaz
monoatomique n’a pas du tout le même statut que l’énoncé affirmant que (2)
l’âge de l’univers est approximativement de 15 milliards d’années. L’énoncé (1)
est, en un sens, absolument certain. Dans un champ donné et moyennant des
approximations maîtrisées, cet énoncé est « éternellement vrai », du
moins si on admet que les lois de la nature ne changeront pas dans le futur.
L’énoncé (2) est une conjecture éminemment contestable.
Ce qui sépare ces deux genres d’énoncés, ce n’est pas
seulement une question de « vérité ». Par exemple, lorsqu’il étudie
la chute des corps, Galilée en arrive à la formule x = – ½gt2 qui
lie distance parcourue par un corps en chute libre dans le vide et temps
écoulé. La théorie de Newton démontre que, stricto sensu, la formule de
Galilée est fausse puisque l’accélération que subit un corps en chute libre
n’est pas constante mais varie en proportion inverse du carré de la distance
entre le centre de gravité du corps en question et celui de la Terre… Mais
relativement à la masse de n’importe quel corps qu’on peut étudier dans une
expérience de physique, la masse de la Terre est si grande et les variations
des distances entre centre de gravité si faibles, qu’on peut faire « comme
si » la formule de Galilée était valable. Théoriquement fausse, elle est
pratiquement tout à fait fiable et donne une approximation largement suffisante
pour les applications classiques. Par contre, ce qui pose problème dans un
énoncé de type (2), portant sur l’âge de l’univers, ce n’est pas que 15
milliards d’années soit une bonne ou une mauvaise approximation ; c’est
tout simplement la question de savoir si la recherche de l’âge de l’univers est
une question sensée !
On peut supposer que l’immense majorité des savants fait
la différence entre les énoncés de type (1) et les énoncés de type (2). Les
théories produisant des énoncés de type (1) sont des outils de base auxquels on
fait confiance, sans qu’ils suscitent beaucoup d’interrogations – sinon qu’on
peut leur donner des perfectionnements de détail ou les appliquer dans des
domaines non prévus initialement. Les énoncés de type (2) sont l’objet de
discussions et de contestations. Ils définissent éventuellement des programmes
de recherche, au sens de Imre Lakatos : la théorie du « big bang » est un programme de
recherche en compétition avec un autre programme de recherches, celui de l’état
stationnaire de l’univers défendu par quelques astronomes plus minoritaires.
Mais comme on ne décide pas de la validité d’une théorie scientifique par un
vote à la majorité qualifiée, il est impossible de soutenir sans abus des
propositions du genre : « la science a démontré que l’univers est né
il y a 15 milliards d’années ». La science a démontré qu’un corps en chute
libre dans le vide, parcourt des distances proportionnelles au carré du temps
écoulé, pour des distances assez faibles et des corps peu massifs par rapport à
la Terre. Mais la science n’a rien démontré concernant le prétendu âge de
l’univers.
La confusion entre ces deux types d’énoncés, entre les
conjectures et les lois physiques conduit tout à la fois à la surestimation
scientiste des pouvoirs de la science – la science devient presque surhumaine –
et à la réaction irrationaliste : puisque les théories scientifiques
changent sans cesse et se contredisent, cela prouve bien qu’elles ne nous
disent rien de vrai ! Pour éviter ces dérives, le mieux est donc de
séparer rigoureusement conjectures théoriques et lois de la nature, non pour
éliminer les conjectures, mais pour leur restituer leur caractère
problématique, bref pour défendre l’esprit critique propre à toute démarche
scientifique authentique.
III. Croyance
des scientifiques
En droit, les croyances métaphysiques ou religieuses des
savants n’ont pas de rapport avec leurs productions théoriques. En fait, il en
va très différemment. Aussi bien positivement que négativement, les croyances
non scientifiques des savants jouent un rôle clé dans l’élaboration des
théories scientifiques. Kant a montré de manière à peu près définitive que nous
n’avons aucune chance de donner une solution théorique à des questions comme
celles de l’existence de Dieu ou de la liberté. Les grandes questions
métaphysiques traditionnelles – qu’elles soient théologiques ou cosmologiques
renvoient donc à la croyance. La doctrine officielle sépare par une cloison
étanche deux domaines : le savant dans son laboratoire, scientifique pur,
obéissant aux principes du positivisme, et le scientifique chez lui, athée ou
religieux, matérialiste ou idéaliste. Cette image d’Épinal n’a que des rapports
finalement assez lointain avec l’activité scientifique réelle.
L’idée qu’il y a une finalité dans la nature est non seulement une idée
indémontrable mais, en outre, il a fallu mettre cette croyance entre
parenthèses quand Galilée et Descartes ont jeté les bases de la science
moderne. Cependant l’œuvre proprement scientifique d’Aristote aurait
difficilement imaginable sans cette croyance que « la nature ne fait rien en
vain ». C’est cette croyance qui le guide quand il conçoit la première
grande classification du vivant, selon des catégories et des principes qui
demeureront pratiquement jusqu’à nos jours. Nous avons donc l’exemple d’une
croyance erronée (du point de vue de la science moderne) qui se révéla pourtant
productive scientifiquement. On devrait également s’interroger sur le rôle de
la foi religieuse dans l’œuvre de Descartes ou de Leibniz. La preuve de
l’existence de Dieu chez Descartes n’en est, bien sûr, pas une. Mais c’est
cette recherche métaphysique qui donne à Descartes l’audace de renverser
l’édifice de la philosophie scolastique. La fonction apologétique que Leibniz
donne à son travail philosophique et scientifique est patente : la science
fait voir la plus grande gloire de Dieu.
Inversement, les croyances et les préjugés furent souvent
ce qui empêcha les savants de voir ce qu’ils avaient devant les yeux. Buffon
était persuadé que le récit biblique de la création du monde ne correspondait
pas à la vérité historique et il accumule les premiers indices de ce qui
pourrait donner la théorie de l’évolution. Mais il se refuse à tirer les
conclusions de son travail scientifique. La théorie de l’évolution ne pouvait
peut-être trouver sa première formulation scientifique que chez esprit aussi
indifférent à la religion que Darwin.
Enfin, la science n’immunise pas contre des croyances plus
irrationnelles. Le passé de la science en
donne de très nombreux exemples. Copernic était astronome et astrologue
et Newton consacrait une partie de son temps à l’alchimie. Mais c’est encore
vrai aujourd’hui. En 1979, un colloque se tint à Cordoue qui réunissait de
nombreux scientifiques sur le thème « science et conscience ». Il
s’agissait de « réconcilier la démarche scientifique et la démarche
mystique ». Un tel énoncé laisse rêveur : en dépit du soutien que lui
apportaient certains prix Nobel, l’objectif même de ce colloque était
absolument dépourvu de sens. Les modes ont changé. Après l’intrusion en
physique du spiritualisme – et parfois même du spiritisme puisque à Cordoue on
discuta de l’action possible à distance de la conscience sur la matière
physique – c’est le « principe anthropique » qui énonce que l’Univers
a été conçu dans des conditions extrêmement spéciales dans le but d’abriter la
vie. Ce principe anthropique est une véritable régression intellectuelle vers
l’anthropomorphisme et le finalisme aristotéliciens, c'est-à-dire les deux
obstacles que la science moderne a dû renverser.
Ces croyances irrationnelles ne découlent pas de la
pratique scientifique et ne lui apportent rien – à la différence des
conjectures évoquées plus haut. Il n’y a pas des esprits rationnels et des
esprits irrationnels comme il y a des chiens et des chats. Le scientifique est
aussi prompt que n’importe qui à tomber dans les illusions anthropomorphes et
les superstitions parce qu’il n’est nullement immunisé contre la domination des
affects.
Mais peut-être la croyance
scientifique la plus répandue est-elle la croyance dans la vérité scientifique.
Nietzsche le dit : « Dans la science, les convictions n'ont pas droit
de cité, voilà ce que l'on dit à juste titre : ce n'est que lorsqu'elles se
décident à s'abaisser modestement au niveau d'une hypothèse, à adopter le point
de vue provisoire d'un essai expérimental, d'une fiction régulatrice, que l'on
peut leur accorder l'accès et même une certaine valeur à l'intérieur du domaine
de la connaissance ‑ avec cette restriction toutefois, de rester sous la
surveillance policière de la méfiance. Mais si l'on y regarde de plus près,
cela ne signifie-t-il pas que la conviction n'est admissible dans la science
que lorsqu'elle cesse d'être conviction
? La discipline de l'esprit scientifique ne débuterait-elle pas par le fait de
s'interdire dorénavant toutes convictions ? Il en est probablement
ainsi : reste à savoir s'il ne faudrait pas, pour que pareille discipline pût s'instaurer, qu'il y eût déjà
conviction, conviction si impérative et inconditionnelle qu'elle sacrifiât pour
son compte toutes autres convictions. On le voit, la science elle aussi se
fonde sur une croyance, il n'est point de science « sans présupposition ».
La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seulement avoir
trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette réponse doit encore
l'affirmer de telle sorte qu'elle exprime le principe, la croyance, la
conviction que « rien n'est aussi nécessaire que la vérité et que par
rapport à elle, tout le reste n'est que d'importance secondaire ». (F.Nietzsche,
Le Gai Savoir, § 344)
IV. La science
comme croyance religieuse
La science a souvent été perçue comme opposée aux
croyances religieuses. Pourtant, elle se présente
aussi très souvent comme une nouvelle
religion, une religion alternative aux religions basées sur la révélation.
L’exemple le plus connu de cette tentative de reconstruire
la science comme religion est celui du positivisme d’Auguste Comte. La conception comtienne du
développement de la pensée humaine est connue sous le nom de loi des trois
états. L’humanité qui a commencé par l’état religieux, est passée à l’état
métaphysique pour atteindre enfin l’état positif, celui de la science
moderne. Dans l’état théologique, les
hommes expliquent les phénomènes naturels par l’action d’être surnaturels. Dans
l’état métaphysique, les êtres surnaturels font place à des principes
abstraits. C’est l’état le moins productif du point de vue de la pensée. Enfin,
dans l’état positif ou scientifique, la connaissance s’en tient aux faits
établis dont elle recherche les lois générales, en délaissant la question des
causes ultimes de toutes choses. Mais Comte ne s’en tient pas là. À chaque état
de la connaissance correspond un état social. L’état positif est celui de la
société industrielle, qui est bien la société conforme à l’âge des sciences. La
« physique sociale » vise à donner les linéaments d’une sociologie.
Mais cette dernière doit déboucher sur une action organisatrice. L’organisation
sociale de l’âge industriel nécessite une religion nouvelle, la religion de
l’humanité qui concerne aussi bien sa réforme morale que sa discipline
physique.
Avec un esprit et des objectifs très différents, Einstein
présente, lui aussi, la science comme la religion véritable. Selon lui, la
religion est d’abord fondée sur la crainte : les représentations
religieuses visent à « pallier l’angoisse de la faim, la peur des animaux
sauvages, des maladies, de la mort. » Le second stade de la religion est
celui de la religion morale. Enfin, Einstein essaie de définir un troisième
stade qui, seulement pour des individus particuliers, dépasse ces deux
premières formes de la religion. Ce troisième stade, Einstein l’appelle
« religiosité cosmique », une notion nouvelle à
laquelle ne correspond aucun Dieu anthropomorphe. « L’être éprouve le
néant des souhaits et volontés humaines, découvre l’ordre et la perfection là
où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors
son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la
totalité de l’étant comme un tout parfaitement intelligible. » (Comment je vois le monde, Flammarion,
1979)
Einstein soutient que « les génies religieux de tous
les temps » ont partagé cette religiosité face au cosmos. La religiosité
cosmique n’est enseignée par aucune Église, elle n’a ni dogme ni Dieu à l’image
de l’homme. « Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de
l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion.
Pourtant leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme mais parfois,
aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François
d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément. »
Einstein fonde cette religiosité cosmique dans la
connaissance scientifique, c'est-à-dire dans la connaissance rationnelle des
liens de causalité entre les choses. Et c’est pourquoi cette religiosité refuse
la religion conventionnelle et ses rituels. « Pour le scientifique, en
effet, les mêmes lois générales causales de la physique gouvernent tous les
évènements naturels : de la chute d’une pierre, au lancer d’un projectile
et jusqu’à la volonté humaine elle-même. En ce sens, la nécessité physique
exclut par principe l’existence d’un être d’un être supérieur, semblable à nous
et qui, sur un mode semblable au nôtre peut agir dans la nature et en dehors de
ces lois nécessaires. Les religions traditionnelles, basées sur une telle image
de l’être suprême sont donc tout simplement dans l’erreur ; un accord
entre science et religion est alors impossible et, dans la confrontation, la
dernière doit succomber. » (Gustavo Cevolani : Einstein et Spinoza)
Au contraire de la religion traditionnelle, la religiosité
cosmique d’Einstein se confond avec l’amour intellectuel de Dieu spinoziste. La
connaissance des lois de la nature et de sa propre nature et la joie qui naît
de cette connaissance : telle est, pour Spinoza, la réalité de cet amour
de Dieu. Mais là où Spinoza reste encore très général, Einstein définit
précisément cette religiosité scientifique : « le savant, lui,
convaincu de la loi de causalité de tout évènement, déchiffre l’avenir et le
passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. La morale ne lui
pose pas un problème avec les dieux, mais simplement avec les hommes. Sa
religiosité consiste s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la
nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines
et leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que le néant dérisoire. Ce
sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la
mesure où il surmonte la servitude de ses désirs égoïstes. »
La religiosité cosmique est donc un sentiment de la nature
qui accompagne le dévoilement de l’ordre de la nature. Il s’agit cependant bien
d’une véritable croyance : le scientifique einsteinien croit que l’ordre
des lois de la nature n’est l’ordre que l’esprit humain met dans la diversité
du donné phénoménologique, mais bien l’expression (provisoire et à améliorer)
de l’ordre profond d’une nature qui manifeste une intelligence – bien que cette
intelligence ne soit pas pour lui celle d’un esprit transcendant mais bien la
nature elle-même.
V. La
science produit de nouvelles croyances
Pour conclure, on doit remarquer que la science non
seulement ne peut se penser indépendamment des croyances qui lui servent de
fondement ou qui lui donnent des mobiles, mais encore qu’elle produit à son
tour des croyances. En premier lieu, alors que la science ancienne était réservée
aux initiés – elle était par nature ésotérique – la science moderne est à la
fois ésotérique et exotérique. Elle manifeste sa puissance à travers la
technique qui n’est plus le « savoir immanent à l’action » dont
parlait Platon mais l’application de la science. En second lieu, l’efficacité
des résultats obtenus par les sciences de la nature a nourri l’illusion de la
maîtrise et entretenu toutes les tentations d’étendre cette maîtrise à l’espèce
humaine elle-même.
La science, par ses succès même, produit donc une croyance
dans la science, une croyance aveugle qui a tous les traits des croyances
irrationnelles. Ainsi toute application de la science est plus ou moins conçue
comme bienfaitrice puisque découlant de la science elle-même bienfaitrice. On en
a vu et on en voit encore de nombreux exemples dans le domaine des
biotechnologies. Celui qui s’opposerait à telle ou telle application de la
science est ipso facto dénoncé comme un obscurantiste qui refuse le
progrès. La religion du progrès technique, confondu avec le progrès humain en
général est devenue une des religions les plus influentes de notre époque.
-
Elle confronte la faiblesse humaine à la toute
puissance d’une force mystérieuse.
-
Elle console du présent par des espoirs irraisonnés
dans l’avenir : on ne fera pas la liste des promesses jamais tenues par
les thuriféraires du progrès.
-
Elle est imperméable à la critique rationnelle. De même
que le mal dans le monde est nécessaire pour prouver la bonté de Dieu, de même
les dégâts du progrès seront l’occasion de prouver la capacité du progrès
technique à réparer leurs propres dégâts.
La science exotérique, destinée au grand public, a aussi
produit quelques-unes des idéologies les plus redoutables de l’époque
contemporaine. Ainsi, le racisme, sous ses diverses formes, n’est pas le témoin
des préjugés du passé mais le produit, presque en ligne directe, des préjugés
de la science moderne. Les vieux fantasmes de la « pureté du sang »
ont repris vigueur sous l’influence des théories de l’hérédité. L’application
des principes darwiniens de la sélection naturelle à la « gestion du parc
humain » (pour reprendre l’expression du Peter Sloterdijk) et la tentative
scientiste de réduire l’humain au biologique forment la matrice de la grande
catastrophe du xxe
siècle, ainsi que l’a montré André Pichot (cf. bibliographie).
Il s’agit d’une exploitation abusive de la science. Chez
Darwin lui-même, on ne trouvera rien pour justifier, de quelque manière que
soit, les théories du « darwinisme social ». Au contraire, ainsi que
l’a montré Patrick Tort, Darwin explique comment avec l’apparition de l’homme
l’évolution naturelle est en quelque sorte inversée avec l’apparition du
phénomène moral et son développement chez l’homme civilisé. Reste à comprendre
dans ce cas, comme dans de nombreux autres, comment l’œuvre d’un savant peut
ainsi être contrefaite et pervertie en une idéologie radicalement étrangère à
l’esprit et à la lettre de cette œuvre. Un des grands savants de notre temps,
Francis Crick, co-découvreur avec James Watson de la structure en double hélice
de l’ADN, a fait dans un congrès cette déclaration stupéfiante: « Aucun
nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre
de tests portant sur sa dotation génétique… S’il ne réussit pas ces tests, il
perd son droit à la vie. » Il n’y a, théoriquement, aucun rapport entre la
découverte de la structure de l’ADN et ces affirmations insensées. Mais cela en
dit long sur une certaine ivresse de la science et sur la manière dont la
science et la technique peuvent fonctionner comme idéologie.
Bibliographie
Albert Einstein : Comment
je vois le monde, Flammarion, collection Champs
André Pichot : La
Société pure, De Darwin à Hitler. Flammarion, 2000