1. En exergue de mon livre sur
La matière et l’esprit, j’ai
repris cette phrase, jadis assez connue, de Engels : « la question du
rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, question suprême
de toute philosophie ». Évidemment, citer Engels aujourd’hui, cela peut
paraître manifester un esprit irréductiblement arriéré ou encore un
goût douteux de la provocation. Dire que c’est la question
matérialisme/idéalisme est la question suprême, c’est peut-être un peu
rapide : suivant nos centres d’intérêts, suivant l’idée que nous nous
faisons de la philosophie, il y des foules d’autres « questions
suprêmes » qui ne recoupent pas nécessairement celle-là.
Il me semble pourtant que le clivage matérialisme/idéalisme parcourt
comme un fil rouge l’histoire de la philosophie. Les dénominations ne
sont pas encore là mais le contenu du conflit est exposé chez Platon, en
particulier dans le
Phédon. En 95c/99c, rappelons-nous, il
s’agit de savoir si l’âme est indestructible, et pour cela il faut
comprendre ce que sont les causes de la génération et de la corruption.
Donc il faudrait faire de la « physique ». Et là Platon nous donne une
espèce d’autobiographie intellectuelle dont on ne sait pas si elle est
celle de Socrate, celle de Platon ou celle de la philosophie grecque !
En tout cas Socrate est clair : la physique désapprend le « bon sens ».
Elle rend Socrate aveugle. Il ne sait plus ce qu’il savait avant. La
question clé qui est posée est celle-ci : les philosophes de la nature
invoquent des causes matérielles qui expliquent la génération et la
corruption. Mais ces causes n’expliquent rien. Socrate oppose ces
pseudos causes aux raisons, c'est-à-dire à l’intelligence, qui n’est pas
celle du sujet connaissant mais qui exprime dans le sujet connaissance
(le philosophe) l’intelligence organisatrice du réel lui-même.
Il y a quelque chose de très intéressant dans ce
texte de Platon. Le matérialisme et l’idéalisme ne se définissent pas
par eux-mêmes, pas plus qu’il n’est possible de donner une définition de
la matière ou de l’esprit indépendante l’une de l’autre. Matérialisme
et idéalisme apparaissent comme les deux pôles d’un conflit récurrent en
philosophie, mais c’est le conflit qui est premier ! Ce qui veut dire,
aussi, qu’ils n’existent pas l’un sans l’autre. C’est d’ailleurs Platon,
encore lui, qui nous dit (Sophiste, 246a, trad. Robin) que cette
affaire commence par un conflit : à propos de la nature de la réalité,
il y a comme « un combat de Géants » : « les uns [les matérialistes]
arrachent toutes choses à la région du ciel et de l’invisible pour les
tirer vers la terre, étreignant à la lettre, dans leurs mains, pierres
et chênes : c’est en effet en s’attachant à tout ce qui est de ce genre
qu’ils affirment de toutes leurs forces que cela seul existe qui prête à
une atteinte et à un contact ; établissant une identité entre corps et
réalité. » À ceux-là s’opposent ceux qui soutiennent que « ce sont
certaines natures intelligibles et incorporelles qui constituent la
réalité authentique. »
Cette bataille interminable, pourtant, il n’est pas
toujours facile d’en fixer la ligne de front sans cesse changeante. En
tout cas, dans la tradition philosophique dominante, les matérialistes
n’ont pas le beau rôle. Ils sont désignés par leurs adversaires plus
qu’ils ne s’affirment eux-mêmes et il suffit pour le comprendre de voir
comment Platon exécute les « fils de la terre », incapables de se
défendre, qui ont honte de soutenir leurs thèses et dont la pensée rend
toute
morale impossible. Comme le remarque Olivier Bloch, « matérialisme » est une accusation ou une injure avant d’être une philosophie. (
Le matérialisme, Que sais-je n°2256, p.9)
De fait, nos anciens programmes des classes de
terminales avaient largement fait l’impasse sur cette opposition. On
pouvait traiter tout le programme sans faire la moindre allusion à ce
qu’est le matérialisme. C’est beaucoup plus difficile maintenant.
Puisque « la matière et l’esprit » est un item du programme, nous
pouvons maintenant difficilement l’éviter ! Il se trouve que la
tradition philosophique héritée est nettement plus riche en idéalistes
qu’en matérialistes. Les matérialistes ont mauvaise réputation, ces fils
de la Terre manqueraient de la sublimité nécessaire à la vie
philosophique. Des fragments de Démocrite (un auteur méconnu des
programmes), trois malheureuses lettres d’Épicure, un texte incomplet de
Lucrèce, voilà ce qui reste du matérialisme antique à disposition des
professeurs de philosophie. Et pour les modernes, nous n’avions que Marx
et il a fallu ces dernières années pour avoir droit à Diderot. Et pour
les contemporains ? Pratiquement rien. Sartre n’est pas matérialiste
pour deux sous. Toute la phénoménologie vise du reste à éliminer la
question matérialisme/idéalisme estimant qu’il s’agit d’une question non
pertinente en philosophie. Il y a du matérialisme épistémologique dans
le Wiener Kreis (le physicalisme est en vérité un matérialisme). Mais ce
courant si important est soigneusement contourné alors que certains de
ses membres comme Neurath ou Frank sont des matérialistes déclarés.
Mon objectif est ici de définir quelques-uns des
enjeux philosophiques de cette reprise de la discussion sur le
matérialisme. Je commencerai par un aperçu rapide des rapports entre la
science, telle qu’on la conçoit depuis Galilée, Descartes et quelques
autres, et le matérialisme. Je m’essaierai ensuite à définir ce qu’on
appelle « matérialisme », c'est-à-dire à déterminer ce qui fait que des
philosophies très différentes ont un air de famille qui justifie la
dénomination de matérialisme. Pour terminer, je montrerai ce qui est en
cause en définissant plusieurs sortes de matérialismes dont je donnerai
un exemple à partir des discussions actuelles en philosophie de
l’esprit.
2 Matérialisme et sciences
Le matérialisme, dit Engels, est la considération de
la nature sans adjonction extérieure. En rejetant tout finalisme, en
mettant de côté toute intervention de la providence, la science moderne
se présente donc, en un sens, comme matérialiste. Qu’est-ce qui
caractérise la démarche scientifique ? En quel sens peut-elle être
« matérialiste » ? Je retiendrai d’abord trois critères: 1° la démarche
analytique (ou « réductionniste » quand on en veut dire du mal) ; 2° le
déterminisme ; 3° la description mathématique.
Descartes, dans un fameux passage du Discours, écrit :
Le second [précepte de la méthode], de diviser
chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu'il
se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
C’est l’énoncé classique de la méthode analytique …
et du réductionnisme : le complexe se comprend à partir du plus simple.
On retrouvera la même idée un peu partout. Je prends un autre auteur,
Leibniz, qui écrit ceci dans ses Pensées sur Instauration d’une Physique Nouvelle :
[la bonne méthode est que] nous résolvions chaque
phénomène en toutes ses circonstances, en considérant séparément la
couleur, l’odeur, la saveur, la chaleur, le froid et les autres qualités
tactiles, et enfin les attributs communs, grandeur, figure, mouvement.
Et dès que nous aurons trouvé la cause de chacun de ces attributs
considéré pour lui-même, nous aurons complètement la cause du phénomène
entier. Mais si parfois nous ne trouvons pas la cause réciproque et
perpétuelle de certains attributs, mais plusieurs causes possibles, nous
pourrons exclure celles qui ne sont pas de mise ici. Soient par exemple
deux attributs A et L d’un, même phénomène. Soient aussi deux causes
possibles du même A, à savoir b et c, et encore deux du même L, à savoir
m et n. Or dès qu’il est établi que la cause b ne peut coexister ni
avec la cause m ni avec la cause n, il est nécessaire que la cause du
même A soit c. Et si en outre il est attesté que m ne peut rester avec
c, alors la cause du même L sera n. S’il n’est pas non plus en notre
pouvoir d’établir l’énumération complète des causes possibles, cette
méthode par exclusion sera probable au plus haut degré. Il en est de
même si on cherche non les causes mais les effets d’un phénomène, il
faudra en effet examiner aussi les effets des attributs un à un.
Le principe du réductionnisme et son complément
analytique permettent de comprendre la complexité du réel sans avoir à
faire une intelligence organisatrice.
En second lieu, le déterminisme classique – je ne
suis d’ailleurs pas très sûr qu’il y en ait autre que le classique – a
été une arme dirigée non seulement contre la superstition, mais aussi et
surtout peut-être contre la croyance aux miracles. Il suffit de penser
comment les rationalistes se débattent avec la question des miracles
pour comprendre ce qui est en jeu. Leibniz sent bien que la foi est
ébranlée par la science nouvelle qui ne laisse plus de place réelle à
l’intervention divine.
Si on élimine enfin les interprétations un peu
mystiques de la phrase de Galilée, « Le grand livre de la nature est
écrit en langage mathématique », et que l’on considère les mathématiques
seulement comme le moyen qu’utilise notre entendement pour ordonner de
manière intelligible pour nous les phénomènes, alors on conviendra que
la science moderne peut bien être conçue de manière entièrement
matérialiste.
C’est pourquoi Engels tient l’esprit scientifique
pour matérialiste en son fonds, même si le savant n’est pas
nécessairement matérialiste dès qu’il se prononce sur les questions de
métaphysique. La physique de Descartes est, à ce titre
« matérialiste » : elle n’a aucun besoin d’avoir recours, pour sa propre
cohérence interne, à la métaphysique dualiste et à la preuve de
l’existence de Dieu. Les lois de la physique ont une formulation
mathématique et elles permettent de comprendre l’enchaînement nécessaire
de tous les phénomènes sans faire intervenir ni miracle, si puissance
transcendante. La séparation radicale qu’opère Descartes entre res extensa et res cogitans participe de ce grand mouvement qui exile Dieu hors de l’univers. « Le silence des espaces infinis m’effraie », dira Pascal…
C’est d’ailleurs bien ainsi que de nombreux auteurs du siècle suivant comprendront Descartes. La Mettrie, l’auteur de L’homme-machine,
se veut un cartésien conséquent, un cartésien qui tire jusqu’au bout
les conséquences du mécanisme de la physique cartésienne et, en bon
matérialiste, il élimine l’âme immatérielle – il affirme que Descartes
n’a conservé cette relique que pour avoir la paix avec la censure
religieuse : voilà une interprétation intéressante de l’énigmatique « je
m’avance masqué » ! Qu’il s’agisse d’une interprétation abusive et fort
difficile à soutenir, cela ne fait guère de doute. Reste qu’en
contribuant à sa façon à la liquidation des vestiges de la conception
finaliste aristotélicienne de la nature, Descartes fraye la voie au
matérialisme de quelques-uns des plus notoires représentants des
Lumières.
On ne fera plus jamais demi-tour. Pendant longtemps,
les restes de l’aristotélisme se réfugieront dans les sciences de la
nature et l’invocation mystérieuse d’un principe vital. Mais les
triomphes de la biologie moléculaire, la neurophysiologie contemporaine
et la génétique en auront raison. Toutes les catégories de la
philosophie naturelle antique, entéléchie, formes substantielles, etc.,
vont définitivement disparaître du vocabulaire scientifique. Je ne crois
pas, comme mon collègue Quiniou et quelques autres, que le matérialisme
ait été prouvé scientifiquement. Mais on ne peut pas faire comme s’il
ne s’était rien passé, comme ces questions appartenaient à la philosophia perennis. Le Timée
est intéressant … pour qui s’intéresse à la philosophie de Platon, ou
d’un point de vue historique, mais pas comme texte scientifique, et la Physique
d’Aristote permet de comprendre la pensée d’Aristote, pas la
gravitation universelle ! Incidemment, ceci pourrait nous amener à
quelques réflexions sur la nature même de la philosophie : elle est
inséparable de son histoire … mais elle est aussi historique.
3 Qu’est-ce que le matérialisme ?
Le problème maintenant est de comprendre plus précisément ce que c’est que le matérialisme.
On peut l’entendre d’abord comme l’affirmation du
primat de la matière sur l’esprit. C’est ainsi que l’entend Engels :
« la matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est
lui-même que le produit le plus élevé de la matière » (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,
p.32, Éditions Sociales, 1966, trad. Badia). Cette définition limpide
en apparence reste redoutablement obscure dès qu’on essaie d’en préciser
le sens. Essayons d’en lister les interprétations possibles :
-
Les phénomènes mentaux s’expliquent par des
phénomènes matériels. Enfin « s’expliquent » ou « sont » des
phénomènes matériels. Voilà déjà deux interprétations du matérialisme
en philosophie de l’esprit, et, comme on le verra plus loin, il y en a
d’autres.
-
Le matérialisme est une prise de position
anti-religieuse : il n’est nul besoin de faire appel à des entités
transcendantes à notre monde pour l’expliquer ; la raison peut rendre
compte seule des lois de la nature. Le matérialisme serait donc un
athéisme.
On va cependant être confrontés à quelques anomalies. On peut dire –
en prenant la définition platonicienne des « fils de la terre » – que
les stoïciens sont des matérialistes. Pour eux, seuls les corporels
existent véritablement et s’ils introduisent les incorporels ce n’est
pas pour les dieux ! Voilà donc des matérialistes non athées, pour qui
les dieux sont aussi matériels ! On voit ici que ce qui ne va pas
c’est l’indétermination de la matière. Hobbes, lui aussi, est
visiblement un matérialiste en philosophie de l’esprit. Les idées sont
des résultats des mouvements matériels du corps et l’esprit, ce sont
les nerfs, c'est-à-dire des cordes (voir
Léviathan). Et pourtant
Hobbes n’est pas athée. Y a-t-il inversement des athées non
matérialistes ? Pour tout dire je n’en connais guère.
-
Le matérialisme se prononce sur la composition
même de l’être : il soutient que tout être est matière, entendue au
sens cartésien de la substance étendue, c'est-à-dire de ce qui se peut
décrire, pour aller vite, au moyen de la géométrie. C’est le
matérialisme cartésien dont la possibilité épistémologique est donnée
dans la Seconde Méditation Métaphysique – avec la définition de la res extensa
– puis fondée du point de vue ontologique dans le Troisième Méditation
– à partir de la connaissance des idées claires et distinctes des
choses corporelles – et enfin développée dans la Sixième méditation –
« de l’existence des choses matérielles » – et dans les Principes de la philosophie qui
exposent la physique de Descartes. C’est aussi celui de Hobbes
affirmant que ceux qui parlent de « substances incorporelles » ne
savent pas ce qu’ils disent.
-
Le matérialisme de Marx (et celui des marxistes,
ce qui n’est pas toujours la même chose) pourrait constituer un
quatrième sens.
Digression sur le matérialisme de Marx
C’est là une affaire
très compliquée dont je vais dire quelques mots, bien qu’elle mérite en
elle-même beaucoup plus que quelques mots. Quand Marx oppose philosophie
et « savoir réel », ce « savoir réel » marxien rejette le matérialisme
ancien dont le principal défaut est « que la chose concrète, le réel, le
sensible n'y est saisi que sous la forme de l'objet ou de l'intuition,
mais non comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas
subjectivement. » (1ère thèse sur Feuerbach) Je continue de lire la 1ère
thèse : « C'est ce qui explique pourquoi l'aspect actif fut développé
par l'idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement
abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité
réelle, concrète, comme telle. » Ce texte indique on ne peut plus
clairement une rupture avec le matérialisme des siècles passés, y
compris ce matérialisme des Lumières qui a joué un si grand rôle pour
Marx. Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que pour Marx, la
question n’est pas tant celle que se pose les philosophies de la nature
traditionnelles que celle de l’action. On n’a pas assez prêté attention
à sa thèse de doctorat sur la différence de la conception de la nature
chez Démocrite et Épicure, mais dans ce texte de jeunesse ce sont déjà ces questions-là qui sont abordées.
De
quoi s’agit-il donc ? Le matérialisme de Marx s’annonce non pas comme un
matérialisme naturaliste mais plutôt comme un nominalisme – une
destruction des universaux à travers lesquels sont pensées l’histoire et
les sociétés dans la philosophie idéaliste – un nominalisme qui me
semble assez proche de celui de Spinoza (voir Éthique II). Dans « La Sainte Famille »,
il explicite les relations entre le matérialisme et le nominalisme :
« Il se trouve que le nominalisme est un élément primordial chez les
matérialistes anglais, comme il est, en général, la première expression
du matérialisme. »(chap VI,iii) à partir de là on peut comprendre le
sens très particulier que prend le matérialisme de Marx : nous avons à
faire d'abord non à l’État, non à la société, non à l'Homme en général,
mais bien aux individus empiriques. Seuls les individus empiriques
existent en dehors des productions de notre esprit. L'État, la Société,
la Classe, etc., sont des réalités mentales, des éléments de notre
« langue intérieure », mais nullement des réalités qui existeraient en
dehors de nous, qui existeraient en dehors des individus.
Je ne poursuis pas plus
sur cette question à laquelle j’avais consacré une partie importante de
ma thèse – une question qu’il me faudrait certainement reprendre. Je
veux simplement noter combien avec le matérialisme de Marx nous nous
sommes éloignés de la première définition du matérialisme.
Retour au fil principal de l’exposé
Qu’est-ce qui fait que ces divers sens du mot
matérialisme ont cependant un air de famille ? Est-ce la référence
commune à un primat de la matière ? Mais alors il est nécessaire de
définir ce qu’est la matière. On en peut donner plusieurs définitions.
Tout d’abord la matière peut être pensée dans sa
relation avec la forme. Chez Aristote, elle est définie comme « le
premier substrat » et elle « est d’une certaine manière presque une
substance ».
Or un tel premier substrat est nécessaire car « il faut toujours que
quelque chose soit sous-jacent et ce quelque chose, même s’il est un
numériquement ne l’est certes pas selon la forme ». Ce qui est premier, c’est donc bien la matière et il n’y a pas de forme possible sans matière.
La nature en tant que physis n’est pas
« matérielle » au sens où, pour Aristote, elle est à la fois matière et
forme et ordonnée selon la raison. Mais comme la matière est le premier
substrat, l’être, par-delà son devenir, est, d’une certaine manière
éternel et incréé. Les marxistes avaient l’habitude de dire qu’Aristote
oscille entre matérialisme et idéalisme. Ce n’est pas faux. Il y a bien
chez Aristote des développements qui sonnent matérialistes, d’ailleurs
tout comme il y a des développements nominalistes. Si l’être est incréé,
le Dieu d’Aristote est très éloigné du Dieu des religions monothéistes.
Il vient en quelque sorte après la fête ! Au commencement était le
chaos... Si la matière est incréée et éternelle, on a de bonnes chances
de tomber dans le matérialisme ... tout comme on a de bonnes chances de
retomber là-dessus avec la substance spinoziste. La discussion n’est
d’ailleurs pas close: entre les astronomes, majoritaires, qui défendent
le modèle standard du « big bang » et les minoritaires qui s’y opposent
(Pecker en France), c’est la question qui est encore posée: doit-on
considérer que l’univers est éternel et incréé (comme le « croit »
Pecker – qui dit bien que c’est une croyance) ou alors doit-on tenir
qu’il y a un moment initial et qu’avant il n’y avait rien ?
Donc, sous un certain angle, il y a du matérialisme
chez Aristote. En même temps, il critique les philosophes matérialistes,
ceux qui considèrent que « la nature et la substance des êtres est le
constituant premier de chaque chose par soi dépourvue de structure ».
L’idéalisme d’Aristote revient par là, par les formes substantielles :
ces matérialistes que critique Aristote réduisent donc la substance à la
matière ; or pour être substance, la matière doit être « informée », ce
qu’elle ne peut faire de son propre mouvement puisqu’elle est, en
elle-même, informe. Au fond la matière par elle-même est informe et
incapable de mouvement et c’est pourquoi la physique va avoir besoin
d’une métaphysique, du retour à une théologie – d’ailleurs peut-être
introuvable si on en croit Pierre Aubenque.
Il n’y a pas de définition intrinsèque de la matière.
Si je dis « la matière est faite d’atomes », il va falloir ensuite se
demander de quoi sont faits les atomes, et ainsi de suite. La matière
est donc d’abord une catégorie de la pensée. Elle n’existe que dans un
jeu de catégories, dans une relation avec les autres catégories. Un lit
qui n’a pas la forme de lit n’est que du bois informe, mais le bois dont
le menuisier voulait faire le lit existe. Inversement, un lit sans
matière n’existe tout simplement pas ; il n’est qu’un phantasme au sens
premier du terme. Mais le bois du lit lui-même est forme – c'est-à-dire
organisation – composée de cellules, de fibres, d’organismes
microscopiques : ces derniers seraient donc la « vraie » matière du lit.
Mais à leur tour ces composants matériels premiers se décomposent en
molécules, lesquelles se décomposent en atomes, etc.. La matière
apparaît donc sous une forme double : d’un côté, elle apparaît comme la
condition sine qua non pour qu’une chose puisse exister,
l’élément irréductible, ce qui reste de la chose quand sa forme a été
brisée – quand la maison est détruite il ne reste qu’un tas de pierres.
Mais d’un autre côté, elle qui semblait solide, tangible comme le bois
(le mot grec pour matière, hylé,
désigne aussi le bois), la voilà évanescente, toujours fuyante dès qu’on
croit la saisir par l’investigation. Elle semblait de l’être dépourvu
de toute négativité – puisque la détermination
est négation et la matière est le « encore indéterminé » – et voilà que
la matière semble le pur néant dans lequel s’abîme la pensée. Mais ce
pur néant est aussi le commencement absolu (comme la substance chez
Spinoza ou l’esprit en soi chez Hegel). La matière est ainsi de la pure
métaphysique.
En un deuxième sens, la matière s’oppose à l’esprit.
Elle est étendue et possède des qualités sensibles alors que l’esprit
est inétendu et ses qualités sont purement intelligibles. Les idées
semblent soumises à notre volonté, dont nous n’éprouvons pas de limites,
si l’on en croit Descartes - vous n’êtes même pas obligé de croire que 2
et 2 font 4 – alors que la matière résiste et ne se plie pas à nos
volontés. Le langage courant est sans doute plus pertinent ici que les
spéculations philosophiques : on oppose la réalité matérielle aux idées
qui manquent cruellement de réalité. Le réaliste a les pieds sur terre
et le rêveur a la tête dans les nuages ! Bref, le bon sens est du côté
du matérialiste ... Le réel est naturellement conçu comme matériel,
parce qu’il en a la dureté et la pesanteur. C’est pourquoi la matière
est toujours tournée vers le bas, vers les « préoccupations bassement
matérielles » alors que l’esprit léger et ailé s’envole vers les cimes.
Mais le philosophe tourné vers le ciel en oublie de regarder où il pose
les pieds et tombe dans le puits… Toute cette problématique du haut et
du bas – qui redouble celle du pur et de l’impur, de la terre et des
formes, pour parler comme Platon, charrie, elle aussi, son lot de
présuppositions métaphysiques.
Il serait nécessaire de montrer en quoi ces
oppositions ont pu faire obstacle au progrès de la pensée scientifique.
Elles font partie de ces obstacles épistémologiques décrits avec tant de
précision par Bachelard.
Cependant, remarquons aussi que l’idéalisme a joué un
rôle important dans la naissance de la science moderne, même si cette
science conduit finalement au matérialisme. De l’opposition idéaliste de
la matière et de l’esprit est née la possibilité même d’une conception
déterministe de la nature. La matière étendue obéit à des lois causales
strictes toutes ramenées à quelques grandes lois de conservation. À
l’opposé de l’esprit imprévisible parce qu’essentiellement
libre, les mouvements de la matière sont prévisibles parce qu’elle
procède selon des lois constantes. Accepter cette idée que la matière
obéit à des lois constantes, cela ne va pas de soi. Nous, qui avons lu
Kant, nous comprenons bien que cette expression « obéit à des lois
constantes » n’est qu’une façon de parler et qu’en réalité c’est
seulement notre raison qui ordonne selon ses lois propres la diversité
du donné. Mais pour arriver à Kant, il a certainement fallu Newton ! Et
pour arriver à Newton, il fallait l’idée d’une intelligibilité
intrinsèque de la réalité naturelle, une idée qui suppose à son tour que
la matière a reçu « le baptême de l’esprit ».
Nous pouvons maintenant essayer de donner une
définition du matérialisme du point de vue philosophique, une définition
très générale, certes, mais une définition qui permettra d’y voir peu
plus clair.
-
Il
est, d’abord, l’affirmation du primat de la matière, dans les systèmes
d’oppositions que nous venons de souligner : primat de la matière sur
la forme, primat de la matière sur l’esprit (j’y reviens à l’instant),
primat de l’inorganique sur l’organique, primat de l’élémentaire sur
le composé. Cela veut aussi dire que les phénomènes physiques ont des
causes physiques; que les phénomènes biologiques ont des causes
biologiques, mais en dernière analyse des causes physiques, etc.. Ce
dernier point est d’ailleurs un de mes désaccords avec Yvon Quiniou,
avec qui je partage par ailleurs de nombreuses approches (j’y reviens
plus).
-
L’univers
est matériel, incréé, éternel et infini. Tout ce qui est appartient à
et constitue cet univers et son unité est précisément la matière. Mais
les philosophes matérialistes – pensez à Diderot – ajoutent que cette
matière est « en mouvement », ce qui paraît tout à fait sensé si on
admet avec la physique moderne que la matière et l’énergie sont la même
chose. C’est le mouvement de cette matière, selon des lois
déterminées qui explique les formes, toujours transitoires, qui
émergent et structurent l’univers tel que nous le connaissons. Pour un
matérialiste, les lois de la physique les plus générales non seulement
doivent, à elles seules, expliquer la formation des galaxies, des
étoiles, des planètes, mais aussi celle des organismes vivants sur
terre et celle de l’homme, sans jamais faire appel à quelque
intelligence organisatrice, à quelque grand architecte. Et sans que
l’on puisse dire que l’univers qui nous connaissons était nécessaire,
c’est-à-dire qu’il fallait que ce soit cet univers-là plutôt qu’un
autre.
-
Dieu
est une hypothèse inutile, aurait dit Laplace à Napoléon. C’est en
tout cas une maxime que tout matérialiste reprend à son compte quand il
s’agit de penser la nature dans son ensemble. Mais c’est aussi un
principe de base de toute recherche scientifique. Que le savant, en
tant qu’individu, ait ou non la foi, c’est
une affaire sans importance, tout se passe dans son activité
scientifique comme si Dieu n’existait pas ou n’intervenait en aucune
manière dans les processus naturels. Cette question est perçue
clairement chez Aristote. Il reproche aux atomistes, singulièrement à Démocrite
d’avoir éliminé le « pour quoi » et de se contenter de la nécessité,
c'est-à-dire de la causalité au sens où nous l’entendons maintenant
comme relation entre l’antécédent et le conséquent.
-
Enfin,
le matérialisme postule que les représentations que nous avons des
choses sont elles-mêmes des processus naturels qui ne requièrent
nullement qu’on admette l’existence d’une substance pensante. Mais
cette proposition-là est déjà beaucoup plus douteuse. C’est-à-dire
plus difficile à prouver.
Regardons maintenant le contenu des sciences de la
nature. L’activité scientifique elle-même a tranché la querelle : la
science est clairement matérialiste au sens où nous venons de le
définir. Disons encore, pour moins prêter à polémique que le
matérialisme est la philosophie la plus compatible avec la démarche
scientifique et ceci n’est pas une affirmation métaphysique mais le
simple constat de ce que font effectivement les scientifiques. Il est
d’autant plus curieux de constater que les références au matérialisme se
font rares aussi bien en philosophie que dans la réflexion sur les
sciences que peuvent conduire les scientifiques.
4 Ce qui est en cause
Je ne voudrais pas cependant qu’on prenne de manière
trop dogmatique ce qui pourrait bien apparaître comme un plaidoyer pour
le matérialisme. Il n’y a évidemment pas le camp du bien et le camp du
mal et inverser le rapport traditionnel de mépris des idéalistes à
l’égard des matérialistes, cela ne me semble pas de très bonne
politique. La « lutte de classes dans la théorie » peut rester au
magasin des accessoires d’un certain marxisme définitivement périmé. Il
nous faut comprendre les limites d’un certain matérialisme. L’atomisme
antique, celui de Démocrite d’abord, est une intuition géniale dont la
physique contemporaine aussi bien que la neurophysiologie à la Changeux
ont montré la pertinence. Mais le matérialisme antique s’est épuisé,
d’un certain point de vue, dans l’épicurisme dont Marx relevait
l’incroyable nonchalance théorique. Il y a un certain matérialisme de la
nature, a-scientifique voire anti-scientifique, qu’on peut guère
distinguer des autres formes de philosophie idéaliste non rationaliste.
Inversement, bien qu’ils soient des idéalistes, les grands rationalistes
de l’âge classique (Descartes, Leibniz) créent des systèmes qui ont des
effets matérialistes puissants en ce qu’ils ouvrent la voie au
prodigieux développement de la science moderne.
Il me semble donc qu’on peut soutenir de préférence
(je n’ai pas dit prouver !) une position matérialiste, parce que c’est
une position qui offre des avantages!
Premier avantage : la réflexion sur les rapports
entre matérialisme et sciences de la nature peut contribuer à éclairer
la question poppérienne de la « démarcation »
entre science et non-science. Je dis éclairer et non trancher. Par
exemple, il est clair que celui qui fait appel à des entités non
physiques pour expliquer un phénomène physique est déjà sorti de la
science, alors qu’un matérialiste se fixera l’objectif de donner des
explications physiques pour les phénomènes physiques. Un matérialiste
sera plus enclin à admettre les principes et les postulats de toute
démarche scientifique. Du moins, il me semble que c’est plus cohérent.
La position matérialiste présente un deuxième
avantage. Elle conduit, en quelque sorte naturellement, à soutenir une
position réaliste du point de vue cognitif.
Le réalisme consiste à admettre :
-
Version forte : la science nous fait connaître la réalité objective ;
-
Version faible : c’est seulement l’existence
d’une réalité unique existant indépendamment de notre conscience qui
garantit la possibilité d’une connaissance objective.
Or, du point de vue des intérêts de la connaissance
scientifique, le réalisme présente de nombreux avantages ; au contraire
le scepticisme relativiste affaiblit dangereusement la connaissance
scientifique et laisse le champ libre à l’irrationalisme et à
l’obscurantisme. Je ne fais que signaler ce point, sans m’étendre plus.
J’ai l’occasion de le développer dans un cours sur « le réel », à
l’université de Rouen et j’espère publier cela un jour.
5 Science matérialiste ou philosophie matérialiste ?
Les précautions de langage dont j’ai usé découlent de
ce que le matérialisme que je soutiens est un « matérialisme faible »
par opposition au « matérialisme fort » que défendent d’assez nombreux
auteurs : je cite, en vrac, Dawkins (en biologie et au-delà), les
Churchland, Dennett et beaucoup d’autres en philosophie de l’esprit
comme Pierre Jacob.
Mon matérialisme est moins assuré que ces auteurs pour deux raisons sur lesquelles je vais terminer mon exposé.
-
Le matérialisme se heurte dès qu’il s’agit de la
philosophie de l’esprit à des contradictions dont on ne voit pas bien
comment sortir.
-
Les triomphes des sciences de la nature
inclinent au matérialisme mais ne prouvent rien. Le matérialisme reste
un postulat de la raison pure !
Commençons par le premier point.
Évidemment, je n’ai pas envie, en fin de parcours de
ressusciter le dualisme. L’esprit n’existe pas sans cerveau ! Je crois
tout à fait comme Searle que la conscience est le résultat d’un
processus évolutif naturel. On ne peut d’ailleurs pas être cartésien
quand on compare les hommes et les animaux. Sans doute ai-je du mal à
prêter un « esprit » aux huîtres et aux éponges. Mais entre les huîtres
et les éponges et nous-mêmes, il y a une longue évolution qui voit
progressivement émerger la conscience au fur et à mesure que se
développe et se complexifie le système nerveux. Donc, il me semble que
les sciences naturelles contribuent et contribueront encore plus demain à
notre compréhension de ce qu’est la conscience.
Être matérialiste du point de vue de la théorie de l’esprit, cela peut vouloir dire plusieurs choses très différentes :
-
Le niveau mental désigne un ensemble de
propriétés émergentes de l’individu qui apparaissent avec un certain
niveau d’organisation. Il faut donc en explorer le processus de
formation et montrer qu’on rend bien compte par là de ce que nous
entendons habituellement par esprit et par conscience.
-
L’esprit n’est qu’une manière (trompeuse) de
désigner un certain nombre de comportements (spécifiquement les
comportements intentionnels). Mais en fait les difficultés que nous
avons à résoudre ces questions viennent qu’elles sont mal posées.
Si on adopte le point de vue (1), plusieurs pistes s’ouvrent encore.
(1a) Montrer que les
processus mentaux sont des expressions de processus matériels
biologiques. La voie d’accès privilégiée est alors celle de la
compréhension de l’appareil neuronal.
(1b) Montrer que les
opérations qu’effectue un esprit humain peuvent être accomplies par des
dispositifs matériels connus et que, donc, nous pouvons connaître sans
ambiguïté le fonctionnement, typiquement les machines.
Si on adopte le point de vue (2), on encore deux chemins possibles :
(2a) éliminer purement et simplement l’esprit et se contenter d’étudier des processus matériels.
(2b) supprimer la question elle-même en la ramenant à une affaire de thérapie du langage.
Ainsi, il n’y a pas un, mais de nombreux
matérialismes en philosophie de l’esprit. Cette multiplicité des
manières de poser la question est, en elle-même, l’indice d’une
difficulté dont les auteurs, assez souvent, se débarrassent un peu comme
s’ils cachaient les poussières à balayer sous le tapis.
-
Je ne peux passer en revue ici toutes les
difficultés que rencontre la « naturalisation » de l’esprit. Cette
naturalisation de l’esprit présuppose qu’on pourrait en quelque sorte
savoir ce qui « se passe dans la tête » d’un animal autre que
l’homme : voir la fameuse question de Nagel: « How to be a bat ? »
-
La théorie computationnelle de l’esprit – celle
qui assimile l’esprit à un ordinateur a eu le temps de prendre eau de
toutes parts (voir le dernier livre de Jerry Fodor sur la question).
Les améliorations qu’on a cherché à lui apporter ne résolvent rien du
tout (par exemple les « réseaux de neurones). Et surtout ce modèle très
matérialiste ne l’est pas beaucoup si on réfléchit un peu puisqu’il
suppose qu’une esprit humain implémenté dans une machine carbonée à
connexions synapsiques pourrait être identique à un esprit d’ordinateur
implémenté dans une machine de silicium à connexions électroniques.
On ne peut pas mieux dire que l’esprit est indépendant de son
« substrat » matériel.
Ces constats et quelques autres m’ont amené à
considérer que la solution insatisfaisante de Spinoza était peut-être la
meilleure approche possible. Le corps et l’esprit sont la même chose
considérée sous deux attributs différents: solution séduisante mais qui
ouvre à de nouvelles difficultés (y a-t-il une physique des idées ?). De
là j’en viens à me tourner plutôt vers des approches moins ambitieuses
mais qui tentent d’unifier biologie et psychologie (ainsi le travail
d’Antonio Damasio). Il existe enfin une proposition intéressante, celle
du « monisme anomal » de Davidson, qui fait immanquablement penser à
Spinoza, bien que Davidson ne fasse aucune référence à notre polisseur
de lentilles préféré.
Il me semble que le « matérialisme fort » est
inopérant dans toute une série de domaines. Je parle de « l’intérêt pour
la raison », en référence à Kant. Dans ce domaine, il y a une dernière
question à soulever, c’est celle de l’intérêt d’une théorie. La valeur
d’une théorie n’est pas de renforcer tel ou tel « prise de parti » en
métaphysique, mais bien d’apporter un gain d’intelligibilité. Le modèle
neuronal et le modèle computationnel renforcent sans aucun doute la
position d’un matérialiste radical, puisqu’ils prétendent donner une
sorte de preuve scientifique, physique, de la validité de cette prise de
position métaphysique. Mais que nous apprennent véritablement ces
modèles ?
Si quelqu’un se met en colère, le matérialiste fort
expliquera cet évènement par une chaîne de relations causales où
entreront des modifications de l’état neuronal et par la forte sécrétion
de noradrénaline. Mais ce qui est ennuyeux dans cette explication,
c’est qu’elle ne présente à peu près aucun intérêt pour élucider ce
qu’est la colère. Les causes physiques de la colère n’intéressent que le
biologiste, alors que du point de vue de la vie et de l’action humaine,
seules importantes les raisons. Dans le dialogue qu’il conduit avec
J.P. Changeux, c’est ce que ne cesse de répéter Paul Ricœur. Alors que
Changeux, reprenant les travaux de Damasio décrit les soubassements
neurologiques de certains comportements sociaux, Ricœur lui répond
ironiquement :
Je
me permets de remarquer à ce stade que nous en savons beaucoup plus par
la réflexion des moralistes, par la littérature, par le roman, que par
les neurosciences.
Le fond de la question est que la propriété d’être
« à propos de quelque chose » par quoi on peut encore définir
l’intentionnalité, n’est pas une propriété d’un système physique. Je
peux dire à voix haute : « le chat est sur le tapis », je peux le
penser, c'est-à-dire le dire mais en inhibant les organes phonatoires,
l’écrire, ou encore le traduire en italien ou en chinois, à chaque
fois, il s’agit bien de quelque chose qui peut avoir une description
physique, des ondes sonores, de l’encre sur du papier, des neurones qui
s’agitent. Le fait que le chat est sur le tapis est également un
évènement physique. Mais ce qui fait la pensée, c’est le rapport établi
entre l’évènement physique qu’est la phrase « le chat est sur le tapis »
et la réalité physique du chat sur le tapis. Or cette relation, elle
n’a rien de physique. Elle est bien un évènement mental qui peut se
décrire d’abord au moyen d’un verbe mental (dire, croire, penser, etc.)
pour parler comme Davidson.
En ce qui concerne le second point.
J’ai soutenu que la science et le matérialisme
entretenaient des rapports étroits, que la science moderne a des effets
matérialistes et que le matérialisme est une tournure d’esprit favorable
à la démarche scientifique. Mais la science n’a pas, pour autant, de
philosophie spontanée,
ni matérialiste, ni idéaliste, puisque selon l’interprétation
positiviste dominante, la science n’a rien à voir avec la métaphysique.
La philosophie des Grecs anciens, qui naissait directement de la
physique prenait toujours, peu ou prou, des accents matérialistes : ce
matérialisme antique est même le point de départ de toute histoire du
matérialisme. La physique moderne au contraire paraît mettre en oeuvre
plus facilement une problématique idéaliste qui, parfois, confine au
pythagorisme. Inversement, les « sciences de l’esprit » qui étaient
jadis le refuge de l’idéalisme apparaissent aujourd’hui comme le secteur
le plus matérialiste de la science contemporaine à travers les
neurosciences. Ces déplacements croisés suffisent pour prouver
l’impossibilité de donner des certitudes générales concernant les
rapports entre science et philosophie et plus précisément entre science
et matérialisme.
Yvon Quiniou soutient que la physique est, au fond,
moins nettement matérialiste que la biologie, puisque la physique ne
requiert que la considération de son objectivité, c'est-à-dire le
réalisme, mais qu’elle est « parfaitement compatible avec l’idéalisme de
la substance pensante, c'est-à-dire avec le spiritualisme ». Certains des développements qui précèdent semblent aller dans le même sens – encore que nous ayons montré le caractère souvent abusif de ces recours au spiritualisme en physique.
Pourtant, il y a peut-être là comme une illusion d’optique. Le
matérialisme de la biologie est « prouvé » — tant est-il qu’on puisse
prouver quoi que ce soit dans ce domaine — par la réduction croissante
de la biologie à la physique tant du point de vue des entités dernières
que du genre d’explication causale invoquée. Peut-on dire que la
biologie est matérialiste sans affirmer du même coup que la physique est
la science matérialiste par excellence ? En tout cas, il semble qu’on
puisse difficilement dire qu’elle est plus matérialiste que la science
qui la fonde. Mais s’il reste un doute quant au matérialisme de la
physique, alors ce doute rejaillira nécessairement sur la biologie.
Alors que Quiniou affirme catégoriquement que la
science est matérialiste et que le matérialisme est scientifique, je
préfère substituer à cette thèse forte une thèse plus faible : la
science ne peut se passer de réflexion philosophique ontologique et le
matérialisme est, tout bien pesé, la philosophie la plus favorable au
développement de la pensée scientifique.
Le matérialisme et la science ont des buts communs : « dégager l’esprit humain des liens étroits de la superstition » ;
mais la science ne prouve pas la vérité philosophique du matérialisme,
pas plus que le matérialisme n’est un critère discriminant de la
validité des diverses hypothèses scientifiques. On peut seulement
constater, après coup, que science et matérialisme se renforcent
mutuellement.
La constitution de la science a d’ailleurs toujours
nécessité une certaine dose d’idéalisme pour rejeter le carcan d’un
matérialisme naïf que Bachelard a si clairement analysé. Nous savons,
d’expérience, qu’une grande philosophie matérialiste, opérant la
synthèse de toutes les sciences, ainsi que cela a été le projet de
nombreux savants et philosophes au siècle dernier, est un rêve stérile.
La Dialectique de la Nature de Engels est toujours restée à
l’état de manuscrit et ce n’est sans doute pas un hasard. On peut y
suivre dans le détail comment les bonnes intentions matérialistes se
diluent souvent dans les restes de l’idéalisme hégélien.
Le matérialisme comme doctrine positive n’apporte
rien à la science, même si le domaine des explications idéalistes
semble, en fin de compte, se réduire au fur et à mesure que progressent
les découvertes scientifiques : ce n’est pas parce qu’on est
matérialiste qu’on est un meilleur physicien ou un meilleur biologiste.
Une « science matérialiste » n’est pas nécessairement supérieure à une
« science idéaliste ». Du reste, il n’est pas même certain que ces deux
expressions aient un sens. Une théorie scientifique, prise en elle-même
n’est ni matérialiste ni idéaliste : on l’a vu, la biologie est devenue
plus matérialiste parce qu’elle s’est mise sur la voie de la physique,
mais il faut encore admettre que la physique est matérialiste et cela ne
se peut guère « prouver » scientifiquement, sauf à réduire le
matérialisme à l’affirmation de Engels : le caractère « matérialiste »
de la théorie ne peut résider que dans le fait qu’elle élimine tout
élément extérieur à la nature dans ses explications.
Le matérialisme pourrait ici fonctionner comme un
critère de démarcation : par exemple, une psychologie qui cherche à
expliquer les processus psychiques en relation avec les processus
neuronaux est plus « matérialiste » qu’une psychologie dualiste qui
sépare radicalement le corps et « l’âme ».
Cette dernière question est certainement la plus
importante du point de vue philosophique. Le matérialisme ne sera
« prouvé » et cessera donc d’être une philosophie comme les autres, que
le jour où l’on disposera d’une explication matérialiste complète et non
ambiguë de la pensée humaine. Cependant, autant la réduction du vivant
au physico-chimique ne pose finalement que peu de problèmes théoriques,
autant on ne sait pas exactement ce que pourrait vouloir dire « réduire
la pensée » ou « réduire l’esprit » au biologique. Et c’est pourquoi il
est assez raisonnable de penser que, faute de pouvoir ramener les
évènements mentaux à un déterminisme physique, il restera impossible de
prouver le matérialisme en philosophie de l’esprit.
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par Denis Collin
dans la rubrique Théorie de la connaissance, le Vendredi 25 Mars 2005, 22:54 -
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