dimanche 15 janvier 2012

La longueur de la chaine (interview)




Entretien avec Denis Collin auteur de - La longueur de la chaîne 

Au micro, Pascal Clesse, responsable de la commission philosophie.
1- Aujourd’hui nous recevons le Philosophe D.Collin. Vous avez publié de nombreux ouvrages sur Marx, Machiavel etc… Dans votre dernier ouvrage intitulé, La longueur de la chaîne, vous vous proposez d’examiner les différents usages du mot liberté, et surtout de dresser l’état des lieux de ce qu’il en est effectivement de la liberté, des dangers qui la menacent en ce début du XXIème siècle. Tout d’abord, pourquoi ce titre La longueur de la chaîne pour un ouvrage qui traite de la liberté ?
C’est la fable de La Fontaine, le Loup et le Chien, qui m’a inspiré ce titre. L’animal moral, dans cette fable, c’est le Loup qui préfère sa liberté à la pitance que les maîtres du chien lui prodiguent. Nous n’avons jamais tant parlé de liberté, jamais ce n’a été une valeur aussi unanimement revendiquée en parole, et jamais son sens n’a été aussi restreint. Nous ne voulons plus assumer notre liberté et nous nous contentons de négocier la longueur de nos chaines et la quantité des croquettes !
2- Premier axe de votre réflexion : la liberté politique. Vous partez d’un constat : nous sommes passés de l’idéal de la démocratie « le gouvernement du peuple pour le peuple » à la mise en place d’une oligarchie au niveau international, c’est à- dire « du gouvernement du petit nombre pour les intérêts du petit nombre ». Comment expliquer l’émergence de ces nouvelles élites, et surtout comment rétablir la démocratie ?

L’émergence des nouvelles élites est le produit direct du développement du mode de production capitaliste. Il n’y a pas un super-capitalisme mondial, mais c’est le développement d’un processus aussi vieux que le mode de production capitaliste (on peut voir ça à l’œuvre dès le XVe siècle !), un processus de « trans-nationalisation » du capital. Vous vous souvenez qu’Engels dirigeait déjà la filiale de Manchester de la firme paternelle… S’est formée dans ce processus une véritable classe capitaliste transnationale dont Leslie Sklair a bien montré la réalité et l’action. Cette classe « hors sol » n’est évidemment plus liée avec un territoire national particulier. Elle n’a aucun compte à rendre, à la différence du patron d’antan qui pouvait croiser « ses » ouvriers et elle n’a plus aucune responsabilité sociale (à la différence des anciennes classes dominantes qui légitimaient leur domination en assumant par exemple le maintien et le développement de la culture, etc.)
Vous remarquez que, dans ce déni de sa propre responsabilité, cette oligarchie, surtout en France, s’en prend « aux idéaux égalitaristes de la Révolution Française qui auraient, selon elle, handicapé ce pays en sapant à la base la culture de la responsabilité ( … ) les pauvres sont pauvres par leur propre faute, et par conséquent les systèmes nationaux de solidarité n’ont plus raison d’être, d’autant qu’ils se révèlent comme des freins au développement du seul stimulant du progrès qu’est la compétition. »
Dans ce contexte de remise en cause de tous les acquis sociaux, de tous ce qui est de l’ordre de la protection sociale, comment rétablir la démocratie ?
C’est la question difficile. Nous savons bien que dans les relations internationales actuelles les gouvernements nationaux se sont volontairement lié les mains par toutes sortes d’accords internationaux. Mais l’expérience de l’Argentine il y a une dizaine d’année montre qu’on peut envoyer paître le FMI et répudier sa dette et s’en porter mieux ! Une  sûre d’elle-même peut rompre les chaînes dans les quelles son propre gouvernement l’a ligotée. Les traités européens sont l’exemple typique de cette « servitude volontaire » à laquelle on nous invite à nous soumettre. Bref, pour reconquérir sa liberté à l’intérieur, il faut vouloir être  libre – les deux aspects sont, pour un républicain, les deux faces de la même médaille.
Une façon de rétablir la démocratie serait donc de refuser de payer la dette qui n’est pas celle du peuple !
Tout à fait oui !
3- Vous établissez très clairement que cette destruction de la démocratie s’accompagne de la mise en place d’une société de surveillance généralisée. On confond alors savamment, « sûreté » et « sécurité »…Pouvez-vous revenir sur cette confusion et ses conséquences ?
La sureté est effectivement un des droits de l’homme fondamentaux ! Mais la sureté, c’est d’abord l’assurance que le citoyen ne sera soumis à l’action arbitraire du pouvoir politique. En 1789, revendiquer la sûreté, c’est exiger qu’on ne soit plus embastillé sur une simple lettre de cachet ! On voit qu’avec l’extension incessante des pouvoirs de la police et la multiplication des lois les plus invraisemblables pour contrôler, surveiller, fouiller, garder à vue les citoyens, la sûreté n’a cessé de reculer au cours des dernières années.
Bien évidemment il ne faut pas sous-estimer les revendications populaires concernant la sécurité prise dans le sens ordinaire qu’elle a aujourd’hui. Mais sur ce point, il faudrait montrer que les discours des gouvernants qui prônent la fermeté s’accompagnent d’une politique de destruction de toutes les autorités légitimes, je pense en particulier à ce qui se passe à l’école. Quand les professeurs – les maîtres disait-on jadis – deviennent les cibles préférées des gouvernements, il ne faut pas s’étonner que certains jeunes se mettent à tout casser. L’exemple vient d’en haut.
Enfin, la sûreté, c’est l’assurance qu’on pourra mener une vie décente en travaillant. Comment parler de sûreté ou de sécurité quand en cinq ans on fait monter de 1 million le nombre de chômeurs, ou quand on détruit la seule propriété de ceux qui n’ont pas de propriété, savoir la protection contre la maladie et la retraite ?
4- Autre facteur de servitude : l’aliénation du travail dans le cadre du salariat. Vous dénoncez alors l’absurdité du mot d’ordre « Travaillez plus », mais vous précisez en même temps que « la seule critique véritable du travail suppose la capacité de rompre (…) avec le préjugé qui distingue radicalement le travail de l’activité libre conçue comme loisir » (p163). Si de plus, le travail est, comme vous le reconnaissez avec Marx, de l’ordre de la nécessité éternelle, ne faut-il pas au contraire, maintenir l’opposition entre travail et loisir ?
Le travail est une servitude. Mais toute activité productrice n’est pas un travail ! La production n’est devenue un travail que lorsqu’elle a été réservée aux classes dominées (esclaves, serfs, ouvriers) et que le travail est devenu la marque de cette servitude. Qu’aujourd’hui, dans la société dans laquelle nous vivons, il faille maintenir la distinction travail/loisir, c’est évident et il faut lutter contre les empiètements du travail sur le temps de repos. Mais en rester là, c’est encore se limiter à négocier la longueur de sa chaîne. D’ores et déjà beaucoup de gens ont des activités productrices qui ne sont pas du travail : de l’artiste au jardinier du dimanche ! S’occuper de son jardin peut être autant un loisir que jouer à la belote. Donc il faut reprendre la perspective d’une société libérée du travail comme servitude et non se laisser enfermer dans l’idée que le salariat est éternel. Évidemment, cette liberté ne viendra pas du jour au lendemain et elle passe aujourd’hui par une réduction drastique de la journée de travail – ainsi que Marx le demandait déjà.
5- Enfin, vous voyez dans la prétention de la biotechnologie à vouloir fabriquer l’homme, une grave menace pour la liberté. Vous vous référez, dans cette critique, au caractère sacré de l’homme. (p 226) Mais c’est au nom de ce même caractère sacré de l’homme que l’église catholique veut interdire toute recherche sur l’embryon humain et les cellules souches…
L’Église catholique veut garder le contrôle des esprits par les moyens qui sont les siens depuis toujours. Elle est en concurrence avec un capitalisme qui a de moins en moins besoin d’elle et qui veut lui aussi coloniser les consciences avec d’autres moyens, ceux d’un scientisme échevelé qui fonctionne comme une nouvelle religion. Ce qui me semble très grave dans certaines orientations des biotechnologies – qu’il ne faut pas confondre avec la connaissance scientifique du vivant – c’est la volonté de planifier la production de l’humain, un humain « zéro défaut », conforme aux normes de qualités ISO !
Vous insistez très justement dans votre livre sur le fait que ce projet de normalisation de l’homme conduit nécessairement à la destruction de la subjectivité et à la transformation de l’individu en un être manipulable et prévisible. Mais alors, au nom de ces réels dangers, faut-il poser des limites à la recherche ?
Le problème n’est pas la recherche en elle-même. La recherche pour la recherche a son intérêt. Si les recherches sur les cellules souches permettent de guérir des cancers, c’est parfait. Mais le problème est celui de la planification des caractéristiques de l’individu à naître en fonction du « projet parental » (quelle expression horrible !). On sait par exemple qu’il existe des cliniques spécialisées dans le choix du sexe de l’enfant à venir. Il me semble sur ces questions que le vieux cléricalisme – qui a beaucoup de plomb dans l’aile – pourrait n’être qu’un épouvantail. Car derrière ce vieux cléricalisme il y en a un nouveau, en quelque sorte, celui des Dr Folamour qui travaillent pour les trusts de la pharmacie et des biotechnologies.
C’est sur cette menace du Dr Folamour que nous allons clore notre entretien, en laissant ouverte la discussion. Cela me conduit à annoncer les banquets traditionnels du 21 janvier, date anniversaire de l’exécution de Louis XVI. Il est en effet de tradition républicaine et libre penseuse de fêter non la mort d’un homme mais l’affirmation de la République. Si comme nous, chers auditrices et auditeurs vous êtes attachés à la République Une et Indivisible, participez au banquet républicain de votre département. Vous pouvez contacter la Libre Pensée pour vous inscrire.

dimanche 11 décembre 2011

Le concept de travail mort

Le concept de travail mort joue sans doute un rôle très important dans la pensée de Marx. Il est le revers nécessaire du travail vivant et dans l’opposition travail vivant/travail mort réside sans aucun doute le nœud de la critique marxienne de l’économie politique. En premier lieu, nous essaierons de repérer quelques-uns des lieux où Marx spécifie clairement ce concept de travail mort. Nous verrons ensuite le caractère opératoire de ce concept en tant qu’il permet de donner une unité à toute une série d’analyses marxiennes souvent présentées de manière très éclatée voire antagoniste. Enfin nous verrons que c’est à partir de ce concept de travail mort qu’est pensée chez Marx la nécessité d’une révolution sociale qui subvertisse radicalement les rapports sociaux capitalistes.
Il y a, chez Marx, tout un registre de métaphores qui renvoient au vivant et à la mort. Entre les vivants et les morts, on rencontrera aussi des spectres dont Jacques Derrida avait entrepris la recension[1]. En nous en tenant au livre I du Capital, nous pouvons repérer quelques-unes de ces métaphores, dont nous verrons qu’elles sont loin de n’être que des métaphores.
Dans la distinction fondamentale entre capital constant et capital variable, Marx pose cette opposition entre travail vivant et travail mort. Le capital constant (machines, matières premières achetées par le capitaliste) est la part du capital qui ne s’accroît pas dans le procès de production.  On doit la retrouver sans modification dans la marchandise qui sortira de la production. Le capital variable, au contraire, correspondant à la valeur de la force de travail est, au contraire, cette partie du capital dont la consommation produit non seulement l’équivalent de ce qu’elle a coûté mais encore une « survaleur », précisément parce que le rapport capitaliste permet l’extorsion d’un surtravail. En elles-mêmes les machines ne produisent aucune valeur additionnelle. « C’est en tant qu’activité productive conforme à un but – filage, tissage, forge – que le travail, par son simple contact, ressuscite les moyens de production d’entre les morts, les anime pour en faire des facteurs du procès de travail et s’unit à eux pour donner des produits. »[2] Les moyens de production sont donc des « morts », leur royaume est le royaume des morts qui ne peut s’animer qu’avec l’intervention du travail vivant, celui qui est conforme à l’essence humaine, cette activité productive conforme à une fin.[3]
Allons un peu plus loin. Qu’est-ce, précisément, que ce capital variable ? C’est une avance que fait le capitaliste pour acheter de la force de travail : il paye en monnaie, mais celle-ci n’est rien d’autre qu’un « quantum déterminé de travail objectivé ». La marchandise (et son équivalent en argent) n’est donc que du travail objectivé qui s’oppose donc logiquement, même si Marx ne le dit pas toujours comme ça, au travail comme activité subjective (conforme à un but), le travail comme mode d’être du travailleur. Marx résume : « dans le procès de production proprement dit, c’est la force de travail en action qui prend la place des 90£ avancées, du travail vivant qui prend la place du travail mort, une grandeur mobile celle d’une grandeur au repos, une grandeur variable celle d’une grandeur constante. »[4] Cette opposition du capital variable et du capital constant, comme opposition du travail vivant et du travail mort, du travail éprouvé subjectivement et du travail objectivé, ou encore du travail en acte et du travail en puissance (car il faut lire « en action » au sens aristotélicien[5] de « energeia ») est non pas une opposition de catégories formelles mais la contradiction fondamentale du développement du capital. Il ne s’agit pas de « contradiction économique » comme on pourrait le croire, à lire la plupart des interprétations marxistes. Michel Henry en souligne la portée : « l’opposition du capital variable et du capital constant n’est pas l’opposition économique décisive, parce qu’elle n’est pas économique, parce qu’elle différencie, de façon radicale, dans la réalité même, l’élément vivant de l’élément mort. »[6]
Du point de vue de la production capitaliste, c’est-à-dire du point de vue du capital, l’ensemble du processus est un processus d’auto-valorisation de la valeur, d’où découle d’ailleurs l’illusion propre à l’investisseur que l’argent produit ou « travaille ». Mais dans le même temps, le capitaliste doit, dans ses calculs, « poser que le capital constant est = à 0 », « opération à première vue déconcertante », dit Marx qui note, cependant, que les capitalistes la pratiquent couramment pour évaluer les gains. Évidemment, il n’y a pas de production sans machines, sans matière première, etc., mais du point de vue de l’analyse, ce n’est pas le plus important : « Pour que le capital variable fonctionne, il faut que du capital constant soit avancé dans des proportions correspondantes, selon le caractère technique déterminé du processus de travail. Mais le fait qu’on ait besoin, pour un processus chimique, de cornues et d’autres récipients n’empêche pas qu’au moment de l’analyse on fasse abstraction des cornues. »[7] Là encore nous devons citer le commentaire de Michel Henry : « pour saisir l’essence du capital, sa nature propre et sa possibilité, il convient de tirer un trait sur tout ce qui est objectif dans le procès de production et de n’en retenir que l’élément subjectif réduit à lui-même. »[8] Dans l’interprétation que Michel Henry propose de la pensée de Marx (une interprétation qui, rappelons-le, part du constat que le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx), l’économie est conçue comme aliénation de la vie. L’économie, en tant qu’elle désigne le lieu de l’objectivité s’oppose ainsi à la vie qui est la subjectivité elle-même – cette dernière n’est rien d’autre que la vie qui s’éprouve elle-même.
Marx oppose clairement les deux points de vue : celui du travailleur et celui du capitaliste. Du point de vue du travailleur, le rapport aux moyens de production n’est pas un rapport au capital mais à un simple moyen. Comme le dit Marx, « dans une tannerie, par exemple, l’ouvrier traite les peaux simplement comme son objet de travail. Ce n’est pas au capitaliste qu’il tanne le cuir. »[9] Mais si on se place du point de vue du capitaliste, c’est-à-dire du point de vue du procès de valorisation du capital, la situation est complètement renversée. « Les moyens de production se métamorphosent aussitôt en moyens d’accaparer du travail d’autrui. Ce n’est plus le travailleur qui emploie les moyens de production, ce sont les moyens de production qui emploient le travailleur. » Cette inversion signifie que la vie est désormais du côté du capital. Et Marx considère cette transformation comme une perversion. « La simple métamorphose de l’argent en facteurs objectifs du procès de production, en moyens de production, métamorphose ces derniers en titres légaux, en droits coercitifs sur du travail d’autrui et du surtravail. On montrera pour conclure, par un exemple, comment cette inversion qui caractérise en propre la production capitaliste, comment cette perversion même du rapport du travail mort au travail vivant, de la valeur à la force créatrice de valeur, se reflète dans la conscience des crânes capitalistes. »[10] Suit un passage consacré à la révolte des fabricants anglais de 1848-1850 contre la limitation de la journée de travail. Dans un article de presse, un fabricant écossais estime que si la journée de travail passe de 12h à 10h, ses machines seront réduites au 10/12e de leur valeur. Autrement dit, notre capitaliste confond la valeur de ses moyens de production avec leur aptitude à avaler un certain quantum de travail humain. La vie est passée du travail à la machine. Le travail mort semble vivant après avoir absorbé l’énergie vitale du travailleur. On voit encore pourquoi le travail vivant semble ramener les moyens de production du royaume des morts.
Cette inversion et cette perversion du rapport entre le travail mort et le travail vivant n’intervient pleinement que lorsque les moyens techniques lui donnent toute son extension, c’est-à-dire lorsque le machinisme et notamment les machines automatiques font leur entrée dans l’industrie. Ici, il faudrait revenir sur l’analyse précise du passage de la manufacture à la fabrique et du même coup de la soumission formelle à la soumission réelle du travail au capital. Dans le chapitre XIII, « Machinerie et grande industrie », Marx souligne que « c’est pendant le procès même de travail que le moyen de travail, du fait de sa transformation en un automate, se pose face au travailleur comme capital, comme travail mort qui domine et aspire la force vivante du travail. »[11] On voit ici clairement combien la technique est inséparable des rapports sociaux : la position du travailleur par rapport au moyen de travail qu’est la machine découle du fait que cette machine est non pas le moyen du travailleur, mais l’instrument par lequel le capital pompe le travail vivant. Mais, inversement, sans une technique adaptée, la domination du capital sur le travail et l’inversion du rapport entre le travail mort et le travail vivant ne peuvent être achevées. Par là sont éliminées les thèses d’un certain marxisme qui distingue les « forces productives » (dont la science et la technique), neutres et finalement bonnes en elles-mêmes, des « rapports de production » capitalistes, à rejeter. Prise en elle-même, la machine est un objet technique, une chose morte, mais entre les mains du capitaliste, c’est-à-dire quand elle fonctionne comme capital, elle est le moyen de domination qui s’anime de la vie pompée au travailleur.
Nulle part cette perversion n’est plus visible et plus insupportable que dans le travail des enfants. Si la première fonction de la machine est de suppléer à la force musculaire, on comprend immédiatement comment elle est devenue le moyen idéal pour employer des travailleurs n’ayant qu’une faible force musculaire. D’où le développement du travail des femmes et des enfants que le machinisme rend possible. Marx compare souvent le capital à Shylock, l’usurier de la pièce de Shakespeare, Le marchand de Venise, qui réclame sa livre de chair. Il aime particulièrement la chair tendre des enfants. Si la machinerie révolutionne de fonds en comble la médiation formelle du rapport capitaliste, c’est pour la raison suivante : « Sur la base de l’échange marchand, la première condition préalable était que le capitaliste et le travailleur se fissent face l’un l’autre en tant que personnes libres, en tant que possesseurs de marchandises indépendants, l’un d’argent et de moyens de production, l’autre de force de travail. Mais à présent le capital achète des mineurs ou des demi-mineurs. Autrefois, le travailleur vendait une force de travail, la sienne, dont, en tant que personne formellement libre il disposait. Il vend maintenant femme et enfants, il devient marchand d’esclaves. »[12] Marx rappelle comment une loi spéciale sur les filatures dispensa les enfants qu’elles embauchaient de l’obligation scolaire. Il cite les explications d’un rapport de 1846 : « La délicatesse du tissu requérait une sensibilité des doigts qu’on ne pouvait garantir que par une entrée précoce dans la fabrique » et il ajoute : « pour avoir ces doigts délicats, on a massacré complètement des enfants, comme on abat des bêtes à cornes dans le sud de la Russie pour leur graisse et pour leur peau. »[13] Un peu plus loin, Marx compare le capital à un vampire qui suce le travailleur et « ne lâche pas prise tant qu’il y a encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. »[14]
Le travail mort n’est pas simplement dénommé ainsi en  d’un usage métaphorique mais parce que le capital appartient effectivement au monde des morts-vivants. De même que la valeur est du travail coagulé, solidifié (la valeur d’une marchandise est égale au temps de travail social incorporé en elle), de même le capital est d’abord l’expression du passé. Il est ce qui est maintenant sans vie. Voici encore une expression particulièrement parlante : dans le procès de valorisation du capital, « les moyens de production apparaissent uniquement comme vampire, uniquement comme le moyen de la valorisation des valeurs présentes et donc de leur capitalisation. Et donc, (…), les moyens de production, précisément pour cette raison, apparaissent de nouveau, en face du travail vivant comme étant l’expression du capital éminemment, et de fait, ils apparaissent désormais comme la domination du travail passé mort sur le travail vivant. »[15]  le capital n’est rien d’autre que du travail accumulé (des moyens de travail) et c’est donc le résultat du travail productif (du travail vivant) transformé en travail objectivé qui se dresse face à l’ouvrier comme son maître. La répétition du verbe « apparaître » indique, soit dit en passant, ce qui est à l’œuvre dans toute cette « critique de l’économie politique », à savoir la genèse sociale des formes de la conscience. Si la réalité apparaît ainsi – si le travail mort domine le travail vivant – c’est parce que la réalité sociale a subi une transformation décisive : « ce n’est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail objectal comme en son organe objectif, mais c’est le travail objectal qui se conserve et se multiplie par l’absorption du travail vivant et qui devient ainsi de la valeur se valorisant, du capital, comme tel. »[16] Cette transformation n’affecte pas seulement le travailleur. Le capitaliste, comme individu vivant, lui aussi est en quelque sorte absorbé par le capital : « les fonctions qu’exerce le capitaliste ne sont que les fonctions exercées avec conscience et volonté du capital – de la valeur qui se valorise par l’absorption du travail vivant – lui-même. Le capitaliste n’exerce ses fonctions qu’en tant que capital personnifié, le capital en tant que personne, de même que le travailleur n’exerce les siennes qu’en tant que travail personnifié, qui lui appartient pour ce qui est de la souffrance, de l’effort, alors qu’il appartient au capitaliste en tant que substance qui crée et multiplie la valeur, de même qu’en tant que tel il apparaît en fait comme un élément incorporé au capital dans le procès de production comme son facteur vivant, variable. La domination du capitaliste sur le travailleur est par conséquent la domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur. »[17] En même temps, il est évident qu’il n’en va pas ainsi « réellement » : dans la réalité, c’est toujours l’activité des individus vivants qui est première, l’argent n’est pas cause de l’argent comme le père est cause de son fils, pour reprendre une expression d’Aristote.
Notons encore que ceux qui veulent faire de la théorie de Marx une théorie « scientifique » de la société capitaliste ou une « science de l’histoire » (Althusser) ou une « économie marxiste » (Mandel) en sont pour leurs frais. Nous avons ici encore une analyse purement philosophique, on pourrait presque dire une phénoménologie du mode de production capitaliste. L’économie n’est pas la réalité fondamentale – c’est la vie vécue subjectivement, l’activité pratique sensible dont parlait la 1ère thèse sur Feuerbach qui constitue cette réalité fondamentale. L’économie est le lieu de l’irréalité ou plus exactement un dédoublement inversé de la réalité, là où les êtres vivants apparaissent comme des choses et où les choses sont douées de vie : monde de spectres, de fantômes et de vampires. C’est bien que, comme le dit à juste titre Michel Henry, l’économie n’est pas le fondement, la réalité ultime, la « détermination en dernière instance », comme le croient les marxistes. L’économie est au contraire l’aliénation de la vie réelle.
L’expression « travail mort » n’est donc ni purement métaphorique ni hyperbolique. Elle concentre un faisceau de problématiques et d’analyses convergentes qui reviennent de façon récurrente dans l’œuvre de Marx, qu’il s’agisse des manuscrits préparatoires au Capital ou du Capital lui-même. Si on peut toujours chipoter sur certains concepts qui se trouvent dans les Grundrisse et qui semblent disparaître dans Le Capital, on ne trouve rien de tel avec le « travail mort ». Reste à préciser le sens de ces analyses.
En premier lieu, le travail mort est inséparable du développement et de la généralisation de la forme-valeur. Et de ce point de vue on ne peut le comprendre qu’en revenant à une compréhension précise ce qui se joue dans les premiers chapitres de la section I du Capital (cette fameuse section qu’Althusser conseillait de « sauter » pour ne pas se laisser contaminer par la métaphysique). L’élucidation de la nature de la marchandise va ouvrir la voie à la compréhension de celle du capital, puisque la marchandise est la « cellule » de la société bourgeoise. On ne développera pas ici l’explication complète de cette première section du capital[18] . Il suffit d’en rappeler l’essentiel : la marchandise, loin d’être chose banale, aisée à comprendre, est en réalité le lieu d’un véritable casse-tête métaphysique, au sens propre du terme, car la marchandise est certes une chose sensible, ayant des qualités concrètes qui en font une chose destinée à satisfaire des besoins humains particuliers, mais elle est en même temps, en tant que valeur, une chose qui ne tombe pas sous le sens (une « chose sociale » dira Marx). En tant que valeur d’usage, la marchandise correspond à un besoin humain. Le travail qui a permis de la produire est un travail spécifique, qui demande des habiletés spécifiques et des moyens de travail tout aussi spécifiques. L’activité productive et la jouissance du produit de cette activité ne font qu’un, en réalité, même si l’échange suppose déjà leur séparation. Mais pour que l’échange soit possible, pour qu’un certain quantum d’une marchandise A puisse s’échange contre un quantum déterminé de la marchandise B, il faut que tout un processus social s’accomplisse qui permette de stabiliser en un lieu et un temps donnés le rapport de valeurs des deux marchandises. S’il voit bien ce qu’est l’échange marchand et s’il montre la nécessaire proportionnalité des quantums de marchandises A et B, Aristote butte sur un obstacle : qu’est-ce qui permet de rendre commensurables deux choses qui n’ont – apparemment – rien en commun ? La réponse qu’il donne (et au-delà de laquelle l’économie bourgeoise est incapable d’aller aujourd’hui encore !), c’est que ce rapport est fixé par la convention sociale qui s’exprime dans l’argent. Tout en louant le génie d’Aristote – cette « source toujours vive » – Marx montre le caractère limité de cette réponse et soutient au contraire que ce qui permet de rendre commensurables deux marchandises n’est rien d’autre que le temps de travail social qui est incorporé dans chacune d’elles. Mais cette réponse ne pouvait pas être formulée par Aristote, parce qu’à son époque l’échange marchand reste malgré tout limité à la périphérie de l’activité productive, même en Grèce où en quelque sorte se sont vraiment inventés le marché et l’échange monétaire, même à Athènes, cette cité de commerçants. Pour comprendre la nature de la marchandise et l’essence de la valeur, il faut en saisir la forme développée et généralisée, celle qui n’existe dans que la société capitaliste moderne : « L’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe. »[19]
Marx distingue deux moments : la circulation marchande simple, dont la formule est M-A-M, et la circulation du capital, dont la formule est A-M-A’. Dans le premier cas, le cycle est orienté vers la satisfaction des besoins : A est échangé contre M parce que c’est l’utilité de M qui est visée. L’échange marchand ici s’intègre encore dans ce que Michel Henry nomme « téléologie vitale » mais qui est aussi proprement ce qu’Aristote désignait sous le terme d’économique comme l’art d’acquérir ce qui est nécessaire à la maisonnée. Le deuxième cycle a pour finalité l’argent A’, c’est-à-dire la somme A augmentée d’une survaleur. Mais le passage de la première forme à la deuxième forme n’est pas un simple développement naturel, comme on passerait de la petite production marchande à la production capitaliste, c’est une transformation radicale, l’inversion de la téléologie vitale, pour parler encore comme Michel Henry, ou encore, en termes aristotéliciens cette fois, le passage de l’économique (naturelle) à la chrématistique, l’art « contre nature » de s’enrichir en ayant comme finalité l’enrichissement lui-même. Autrement dit, si seul le développement du mode de production capitaliste permet de comprendre la loi de la valeur qui préside à la circulation marchande simple, en même temps la circulation du capital est la négation de cette circulation simple. De pur moyen de l’échange, l’argent en devient la fin. La production n’est plus le moyen de la vie, mais ce sont les besoins vitaux (ou non) qui deviennent les  intermédiaires de l’augmentation de la production. La séparation du producteur et des moyens de production s’accomplit, avec la transformation du travail, activité vitale du travailleur, en une marchandise. Le produit du travail devient étranger au travailleur et son activité pratique sensible, vécue subjectivement lui devient étrangère. Michel Henry fait, à ce sujet, une remarque essentielle : « Il n’y a pas de révolution politique. Mais il y a eu, dans l’histoire de l’humanité, une révolution à proprement parler, un bouleversement total dans les soubassements mêmes de la société et cette révolution, c’est précisément l’inversion de la téléologie de l’échange, c’est le fait qu’à partir d’un certain moment la production, n’étant plus orientée vers la valeur d’usage mais vers la valeur d’échange, est devenue illimitée. »[20] Les slogans creux du genre « sauvons la planète », les bavardages écologistes, « décroissants » et autres, toute cette logorrhée sur le « développement durable, tout cela n’a aucun sens dès lors qu’est oubliée, cachée, refoulée la question fondamentale de la valeur et du développement illimité de la production qu’elle implique.
Dans la mesure où cette activité individuelle subjective était liée indissolublement au producteur (le travailleur), elle fondait sa propriété. La séparation entre le travail vivant d’un côté, les moyens et le produit de son travail, de l’autre, est donc ainsi une expropriation.  Les marxistes ont coutume de critiquer le principe de la propriété privée comme principe capitaliste par excellence. Ils oublient cependant trop souvent que le triomphe du mode de production capitaliste a pour condition l’expropriation massive des producteurs indépendants et donc l’annihilation à grande échelle de la propriété ! Il y a ici quelque chose d’étrange, quelque chose qui semble incohérent si on confond Marx et le marxisme. Selon la vulgate marxiste, la fin de la petite propriété indépendante (agricole ou artisanale) est la condition de ce grand progrès historique qu’est le triomphe du mode de production capitaliste qui en généralisant la condition salariale serait l’antichambre du communisme, c’est-à-dire du collectivisme qui a été présenté par le marxisme orthodoxe comme l’idéal communiste réalisé.[21]  Pourtant quand Marx décrit « l’accumulation primitive » en Angleterre avec la terrible expropriation des paysans écossais ou irlandais d’abord, il est clairement du côté de ces paysans indépendants contre les fauteurs du « progrès capitaliste ». Comme le note Michel Henry : « C’est bien par opposition à cet état, qui paraît rétrospectivement idyllique que le capitalisme est jugé, en dépit du formidable essor qu’il communique à la production, comme un état de décomposition. »[22] Le capitalisme n’est pas d’abord du côté de la vie pour devenir pourrissant, en « putréfaction » disait Lénine, quand il vieillit et devient impérialisme – là encore c’est ce que dit la vulgate marxiste. Le capitalisme est du côté de la mort dès ses origines. Ses exploits prodigieux (et ils le sont !) sont finalement un long travail qui prépare ce que Gunther Anders appelait « l’obsolescence de l’homme ».
Quand les conditions de la vie deviennent étrangères au travailleur, le travailleur tombe nécessairement sous la domination du travail mort. La domination de la vie par les « choses », l’accumulation de marchandises comme l’unique finalité de la vie, l’aliénation de la société de consommation ne sont rien d’autre que des expressions différentes de ce principe fondamental de la domination du capital, c’est-à-dire de la domination d’une production orientée vers la valeur.[23]
En second lieu, comprendre le concept de travail mort, c’est comprendre sa place dans le jeu subjectif/objectif, le comprendre comme objectivité qui s’oppose à la subjectivité du travail vivant. Pour Marx, l’activité productive est une sinon la dimension fondamentale de la « nature humaine ». Sous des formes différentes cette idée est commune aux écrits de jeunesse, aussi bien les « Manuscrits de 1844 » que L’Idéologie allemande, et aux écrits de la maturité. Produire ses conditions d’existence et ainsi produire sa vie elle-même, voilà ce qui distingue les hommes des autres animaux. Mais produire n’est pas « travailler », si on entend par travail ce qu’on entend aujourd’hui le plus généralement, savoir une activité salariée qui a pour finalité l’équivalent général, l’argent. Dans l’activité productrice les hommes manifestent ce qu’ils sont. Le point de départ en est le désir tel qu’il est éprouvé subjectivement. L’activité productive manifeste cette impulsion subjective du désir et s’objective dans la production d’un objet qui se tient maintenant face au producteur, disponible pour la jouissance (consommation ou usage). Le point d’arrivée est tout autant la subjectivité que le point de départ. Il est, pour reprendre encore une formule de Michel Henry, la vie qui s’éprouve elle-même. Le travail objectivé n’est que la médiation du sujet vers lui-même. Certes, toute activité productive nécessite les outils, des moyens de travail, qui sont le résultat d’une production antérieure et il pourrait sembler arbitraire de faire du sujet le point de départ : après tout ce qui détermine (ou au moins conditionne) le sujet, ce sont les conditions objectives qu’il trouve toutes prêtes et qui peuvent être tenues pour du travail « amassé ». En définissant le capital comme du travail amassé (« à vrai dire objectivé », corrige Marx), Ricardo veut montrer que l’existence du capital est la condition de toute production – bref, que le mode de production capitaliste est le mode de production « naturel ». Or, Marx montre que ce propos fait abstraction du but de la production. « L’astuce, c’est que si tout capital est du travail objectivé servant de moyen à une nouvelle production, tout travail objectivé servant de moyen à une nouvelle production n’est pas du capital. Le capital est conçu comme une chose et non comme un rapport. »[24] Et non seulement c’est un rapport mais encore c’est un procès, « dans les différents moments duquel il ne cesse d’être du capital. »[25] C’est pourquoi on ne peut parler du travail objectivé en général – dans n’importe quel mode de production, il y a des moyens de travail présupposés nécessaires pour la suite du procès de production. Il s’agit d’un travail objectivé dans le cadre de rapports sociaux où il ne s’agit pas seulement de faire circuler la valeur mais de la multiplier. « La valeur d’échange ne se pose comme valeur d’échange qu’en se valorisant, donc en augmentant sa valeur. En tant que capital, la monnaie (retournée à elle-même à l’issue de la circulation) a perdu sa rigidité et de chose palpable qu’elle était, est devenue un procès. Mais, d’autre part, le travail a modifié son rapport à son objectivité. Il est également retourné à lui-même. Mais, dans ce retour, le travail objectivé dans la valeur d’échange pose le travail comme le moyen de sa reproduction, alors qu’à l’origine la valeur n’apparaissait que comme le produit du travail. »[26] On voit encore ici que la question de la valeur constitue bien le point  focal de l’analyse du capital (ce qui, soit dit en passant, justifie largement le travail de l’école de la « Wertkritik »).
Travail objectivé et travail mort sont pour Marx deux expressions équivalentes. Revenons un instant à cette définition. La valeur n’est pas du temps de travail. Elle est du temps de travail « coagulé » ou encore du travail objectivé. En cherchant ce qui s’oppose au capital, Marx est amené à poser l’antagonisme entre le travail comme subjectivité et le travail objectivé : « La seule chose qui diffère du travail objectivé, c’est le travail non objectivé, mais encore en train de s’objectiver, le travail en tant que subjectivité. Ou encore, on peut opposer le travail objectivé, c’est-à-dire présent dans l’espace en tant que travail passé au travail présent dans le temps. Pour autant qu’il est censé exister dans le temps comme travail vivant, il n’est présent qu’en tant que sujet vivant au sein duquel il existe comme capacité, comme possibilité ; et, partant, comme travailleur. Par conséquent la seule valeur d’usage qui puisse constituer une opposition au capital, c’est le travail, plus précisément le travail créateur de valeur, c’est-à-dire le travail productif. »[27] Passage d’une très grande portée puisque Marx y explique que l’opposition fondamentale qui travaille le mode de production capitaliste et pose la nécessité de son dépassement, c’est l’opposition entre travail vivant et travail objectivé.
En troisième lieu, le concept de travail mort permet de comprendre réellement ce que Marx entend par travail abstrait. L’échange marchand suppose que les marchandises peuvent toutes se réduire à une commune mesure exprimée dans un montant d’argent. Si on admet la thèse marxienne (reprise en partie de l’économie politique classique) selon laquelle la valeur n’est rien d’autre que du temps de travail coagulé – ou encore du travail objectivé, c’est-à-dire mort – il faut admettre que le travail productif (ou plutôt la somme des travaux productifs différents) exigé pour produite un habit est rigoureusement comparable au travail productif nécessaire pour 20 mètres de toile (pour reprendre ici les exemples de la première section du Capital). Cela suppose donc qu’on fasse abstraction des différences qualitatives, habileté requise, pénibilité, intérêt éventuel, entre les divers travaux. Quand Marx parle de travail abstrait, il faut entendre ce mot dans son sens le plus fort : le travail abstrait est celui dont on a abstrait toutes les qualités, celui dans lequel toute trace de l’activité pratique sensible, de la subjectivité, a été anéantie. Ce n’est pas une simple formule théorique, un mot bon pour les philosophes. Les catégories théoriques expriment les rapports sociaux et le travail abstrait renvoie à une réalité palpable, celle de la division du travail, de son séquencement minutieux par les bureaux des méthodes, de la production fordiste ou toyotiste. Que, parfois, le travail à la chaîne version « Les temps modernes »  de Chaplin, ait cédé la place à des organisations plus sophistiquées ne change rien à l’affaire. Le « juste à temps » du toyotisme, c’est le minutage précis de tous les gestes et de toutes les paroles et la mise en place de procédures visant à ce que le travailleur soit occupé directement à produire 60 secondes par minute – alors que la vieille organisation fordiste était nettement moins performante (pas plus de 45 secondes par minute). Même les secteurs qui semblaient réservés aux relations humaines (accueil des clients par exemple) ont subi cette mise en coupe réglée : voir les « call centers » où les opérateurs, suivant un protocole strict énoncent des phrases types et doivent calibrer au plus juste leur temps de relation avec le client. Pour s’assurer de la bonne exécution des consignes, on aura une surveillance exercée à partir d’un poste informatique central auquel rien n’échappe. Ce travail abstrait est finalement le travail dont on a retiré toute vie pour le réduire à la mécanique. Charlie Chaplin fait rire dans Les temps modernes, en appliquant la recette bergsonienne du rire, plaquer du mécanique sur du vivant. Mais c’est plutôt une tête d’enterrement qui siérait. 
Enfin, le concept de travail mort, ainsi que nous en avons esquissé la démonstration est inséparable d’un autre concept, développé surtout par Lukacs et ses disciples, le concept de réification. Bien que ce concept de réification ait été développé non par Marx mais par quelques-uns de ses disciples les moins conformistes – ceux qui ont su, au moins partiellement, rester libres du joug du marxisme officiel – comme Lukacs ou certains philosophes de « l’école de Francfort »[28]. Pour Lukacs, la réification désigne d’abord la colonisation du monde vécu par les représentations imposées par la domination de la valeur. Mais si le mot n’est pas chez Marx, la chose y est. Dans le chapitre I,IV du Capital, consacré à l’analyse du fétichisme de la marchandise il est clairement exposé de quoi il s’agit. Au sens strict le fétichisme consiste dans le fait d’accorder une valeur sacrée à un être de notre monde. Lorsque Marx parle du caractère fétiche de la marchandise, c’est en relation avec les analyses anthropologiques qui en traitent. Le fétichisme de la marchandise fait de la valeur et de son incarnation monétaire la véritable puissance vivante, transformant le travail vivant en chose, les travailleurs devenant significativement des « ressources humaines ».
Avec la question du travail mort, nous sommes donc bien au cœur de la théorie critique marxienne. C’est encore ce concept qui est mobilisé quand il s’agit pour Marx de comprendre le destin historique du mode de production capitaliste. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est, à cet égard, la loi centrale qui permet résumer toutes les contradictions du mode de production capitaliste.  Il y a toute une littérature fort abondante concernant cette fameuse loi. Il n’est pas dans notre propos d’y revenir ici. Disons simplement ceci : la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas une loi « économique » découverte par l'expérience, ni un théorème nécessaire découlant d’un système théorique, mais la conséquence obligée du principe de substitution du travail mort au travail vivant qui lui même trouve son origine ultime dans la double nature de la marchandise. La loi de la baisse tendancielle manifeste très exactement le lien qui existe entre l’essence des phénomènes et les phénomènes eux-mêmes. Pour Marx, « le taux de plus-value s'exprime dans un taux de profit général sans cesse décroissant. »[29]
La loi marxienne n'est donc pas définie à partir des liens entre les phénomènes observables, qui se situent au niveau des prix, des profits, des coûts de production (comme prétend le faire la science économique),  car sur ce plan, comme Marx le dit lui-même, la difficulté consiste bien plutôt à expliquer pourquoi le taux de profit ne chute pas plus rapidement et plus nettement. Marx établit la loi de la baisse tendancielle du taux de profit à partir du rapport nécessaire entre les soubassements de l'économie (valeur, plus-value) et leur manifestation. Sur ce plan, les formulations de Marx ne sont pas dépourvues d'ambiguïtés. Ainsi il écrit : « C'est un fait que, dans le développement des forces productives du travail, les conditions matérielles de celui-ci, autrement dit le travail matérialisé, doivent croître par rapport au travail vivant. C'est là à proprement parler une tautologie, car que signifie productivité croissante du travail sinon que moins de travail immédiat est nécessaire pour créer une plus grande quantité de produits et que, par conséquent, la richesse sociale s'exprime de plus en plus dans les conditions du travail créées par le travail lui-même. »[30]
Ici Marx se situe sur le plan du procès concret de travail et montre une nouvelle fois la nécessité de l'augmentation de la composition technique du capital (c’est-à-dire le rapport entre travail vivant et machines). Mais quid de la composition valeur (rapport entre capital constant et capital variable) ? L'augmentation de la productivité conduit à produire plus de «produits» mais pas nécessairement plus de valeur, puisque le travail étant plus efficace chaque marchandise incorpore de moins en moins de travail. Et ceci est vrai également pour les marchandises qui entrent dans la composition du capital constant. Les différences de rythme d’accumulation et d’évolution technique entre les diverses branches rendent la solution encore plus difficile. Ainsi, une augmentation comparativement plus rapide de la productivité dans le secteur agricole aboutit à faire baisser les prix des produits alimentaires, contribuant ainsi à faire baisser la valeur de la force de travail et donc à permettre une augmentation du taux d’exploitation qui n’est pas liée aux progrès de la productivité dans telle ou telle branche de l’industrie. A cela il faut ajouter les différences des vitesses de rotation du capital puisqu’une rotation du capital plus lente augmente automatiquement la composition valeur du capital. Marx tranche en ramenant le taux de profit à ce qu'il exprime du point de vue du travail humain en général : « Ainsi la tendance croissante du taux de profit général à la baisse est simplement une façon propre au mode de production capitaliste, de traduire le progrès de la productivité sociale du travail. »[31]
La discussion parmi les marxistes de cette loi de la baisse tendancielle du taux de profit fut souvent liée à une autre question, celle de la théorie de l’effondrement (Zusammenbruchtstheorie), Le mode de production capitaliste est-il oui ou non condamné à s’effondrer de lui-même en  de ses propres lois ou, au contraire est capable de se rénover et de se survivre ? Les implications politiques et historiques de la question sont évidentes. Chez Marx, cette loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit ne fonde pas la Zusammenbruchtstheorie mais se contente de prouver que le mode de production capitaliste est un mode de production historique et limité : « L'important dans l'horreur qu'ils [les capitalistes] éprouvent devant le taux de profit décroissant, c'est qu'ils s'aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives une limite qui n'a rien à voir avec la production de la richesse en tant que telle. »[32]
Quand les marxistes, du moins les «catastrophistes», font de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit le véritable deus ex machina de l'histoire puisque c'est elle qui est censée déterminer la catastrophe d'où sortira le renversement des rapports sociaux de production, ils se méprennent fondamentalement sur le sens de l'analyse de Marx. Car quand celui-ci écrit que cette limite « n'a rien à voir avec la production de richesse en tant que telle », c’est bien que le problème n’est pas celui de l’accumulation de moyens de satisfaire des besoins humains concrets – inutile de chercher à faire de Marx un auxiliaire de la décroissance ou de la « frugalité volontaire ». Le problème, c’est que, pour le capitalisme, il ne s’agit pas de la richesse mais de la valeur – ce qui n’est pas du tout la même chose, ainsi que l’expose déjà très clairement la première section du livre I. Le capital en tant que valeur se valorisant elle-même ne peut vivre qu’en pompant le travail vivant et en accumulant le travail mort qui soumet la vie tout entière à sa loi. C’est pourquoi il faut toujours allonger la journée de travail et toujours faire des économies de travail (licencier, « dégraisser », etc.). Il faut toujours plus stimuler l’inventivité humaine et toujours plus la brider, la canaliser, la surveiller, mettre l’intelligence au service de la bêtise, les prodigieux progrès de la science au service de la « télé réalité »  et du bourrage de crâne.
En tant qu’il est la soumission du travail vivant au travail mort, le capital est éminemment mortifère. Marx le dit : il détruit les deux sources de la richesse, la terre et le travail. Le seul horizon qu’il laisse est celui d’une planète dévastée par la voracité du capital qui ne connaît pas d’autre loi que l’accumulation pour l’accumulation et, en même temps, il annonce l’obsolescence de l’homme – ce que nous disent à leur manière tous ceux qui nous invitent à entrer dans le « post-humain ».
(Cet article a d'abord été publié dans la revue KITEJ, automne 2011, n°2)

[1] J. Derrida, Spectres de Marx, éditions Galilée, 1993
[2] K. Marx, Le Capital, livre I, ch. VI, PUF, Quadrige, 1993, p.225
[3] K. Marx, op. cit. p.206
[4] K. Marx, op. cit., ch. VII, p.240
[5] La référence à Aristote (explicite et implicite) est si constante dans le livre I du Capital, qu’on ne peut se tromper sur ce point. Dans le chapitre VI inédit – cf. infra) – Marx est peut-être encore plus explicite : « le travailleur entre nécessairement dans le processus de production comme partie constituante de la valeur d’usage, de l’existence réelle et de l’existence- valeur du capital, bien que ce rapport ne devienne effectif qu’à l’intérieur du procès de production et que le capitaliste, qui en tant qu’acheteur de force de travail n’existe encore que dunamei, ne devienne capitaliste effectif qu’à partir du moment où le travailleur, transformé eventualiter en salarié par la vente de sa force de travail, entre effectivement dans ce procès sous la direction du capital. » (K. Marx, « Le chapitre VI » (Manuscrits de 1863-1867), GEME-Éditions Sociales, 2010, p. 130-131)
[6] M. Henry, Marx, II, une philosophie de l’économie,
[7] K. Marx, op. cit. p.240
[8] M. Henry, op. cit. p. 295
[9] K. Marx, op.cit., ch. IX, p.347
[10] Op. cit. p.348
[11] K. Marx, op. cit., p.475
[12] K. Marx, op. cit., p.445
[13] K. Marx, op. cit, ch. VIII, p.328
[14] K. Marx, op. cit., p.338
[15] K. Marx, « Le chapitre VI », op. cit., pp.128-129
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Nous nous permettons de renvoyer à notre commentaire consacré à la question du fétichisme de la marchandise, « Valeur et fétichisme » (http://denis-collin.viabloga.com/news/valeur-et-fetichisme)
[19] K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859, traduction Husson/Badia, édition électronique « Les classiques des sciences sociales », p.153
[20] M. Henry, op. cit. p.87
[21] Voir sur ce point Marc Angenot, L’utopie collectiviste (PUF 1984)
[22] M. Henry, op. cit. p. 112
[23] Sur ce point nous renvoyons aux développements consacrés à l’aliénation dans le monde de la marchandise dans notre ouvrage La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011.
[24] K. Marx, « Grundrisse » (Manuscrits de 1857-1858), édition JP Lefebvre, Éditions Sociales, 1980, tome 1, p.198
[25] Ibid.
[26] K. Marx, op. cit. pp.203-204
[27] K. Marx, op. cit. p. 213
[28] Axel Honneth a fait de la question de la réification un des points clés de la théorie critique. Voir son petit livre La réification, Gallimard, Nrf,
[29] K. Marx : Capital III, Troisième section, Chap IX – Œuvres 2, édition de la Pléiade, p. 1002
[30]             «Principes d'une critique de l'économie politique» - PL 2 page 284
[31] K. Marx, op.cit. p. 1002
[32] K. Marx, op. cit. Conclusion, p. 1025

lundi 14 novembre 2011

Nouvelles considérations sur les intellectuels dans la République



Résumé
Bien que notre égalitarisme répugne à cet aveu, nous devons reconnaître qu’il n’y a pas de démocratie vivante sans l’activité des philosophes et plus généralement des « intellectuels » pour reprendre un terme consacré depuis l’affaire Dreyfus. Kant déjà faisait de la libre intervention des philosophes un des réquisits de l’État vraiment républicain. Dans La trahison des clercs, Julien Benda remarquait pourtant que « les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs désintéressées comme la justice et la raison […] ont trahi cette fonction au nom d’intérêts pratiques ». Il semble bien que cette affirmation n’a rien perdu de sa vérité. Entre philosophes médiatiques et idéologues embarqués, la place pour une véritable intervention philosophique dans la vie de cité s’est réduite comme une peau de chagrin. Ce pourrait bien être une expression de la liquidation de l’élitisme républicain au profit des nouvelles dominations oligarchiques.
Introduction
La prétendue « fin des idéologies » – qui n’est rien d’autre que le triomphe de l’idéologie dominante – semble avoir coupé la politique de toute réflexion théorique sérieuse. L’ambition qui fut celle de l’école de Francfort (fournir une théorie critique de la société existante) n’existe plus. Ou, si elle existe encore, c’est dans un champ intellectuel complètement éclaté. Il y a des économistes critiques qu’on entend (rarement) mais qui parlent indépendamment de toute pensée proprement politique : ils parlent au nom de la « science économique ». Il y a des psychologues ou des psychanalystes qui s’intéressent à la réalité des relations de travail (Dejour, par exemple) mais ils s’en tiennent prudemment à leur domaine, délaissant la nature même du mode de production dont ils dénoncent les effets. La critique sociale menée d’un point de vue plus ou moins freudien, comme la trouve chez Dany-Robert Dufour (La cité perverse) ou Roland Gori (un des fondateurs de « l’appel des appels) esquive généralement les questions décisives, c’est-à-dire celles de la structure de base de nos sociétés.
Et surtout il semble qu’il y ait un consensus pour admettre que seules sont en cause les conséquences fâcheuses de la réalité sociale actuelle et nullement l’essence même des formes de domination modernes. La critique radicale est laissée à des philosophes au fond inoffensifs par leurs excès même : Negri fut la coqueluche des médias, Badiou et Zizek ont pris la relève : tous parlent au nom d’un communisme irréel, entre les fumeuses élucubrations de Negri sur les nomades et le travail immatériel et la nostalgie de Badiou pour la « révolution culturelle » chinoise. Mais surtout, les déclarations ronflantes mises à part, il est facile de montrer que Badiou, Negri et Cie s’inscrivent pleinement dans l’idéologie du « capitalisme absolu ».
Je laisse de côté le grand pitre qu’est Michel Onfray, prétendu libertaire, parangon d’un scientisme hors d’âge qui s’est tour à tour qualifié de gaulliste, de partisan du capitalisme, de soutien de Besancenot ou du Front de gauche et j’en passe.
On pense immanquablement au réquisitoire de Julien Benda contre La trahison des clercs (1927) : « les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs désintéressées comme la justice et la raison […] ont trahi cette fonction au nom d’intérêts pratiques ».

I.                   Élites intellectuelles et démocratie

La question des élites n’intéresse pas beaucoup les philosophes ni les sociologues français, alors qu’elle a une très longue histoire en Italie. Je l’ai évoquée à plusieurs reprises et notamment lors d’une conférence que j’ai jadis faite au Havre. Je ne reprendrai pas ce que j’ai dit à cette occasion où mon « cœur de cible » était ce que Mosca appelait « la classe politique ».
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce sont les « intellectuels » en tant qu’ils font partie des élites. On le sait les « intellectuels » sont apparus comme une catégorie à part, susceptible d’un traitement sociologique et historique particulier au moment de l’affaire Dreyfus avec l’engagement emblématique d’Émile Zola. Mais à force d’en parler en soulignant leur autonomie, on a perdu de vue qu’ils faisaient partie des élites.

A.               Comment peut-on définir les élites ?

Je pourrais commencer en parlant comme Machiavel, c’est-à-dire en faisant de l’opposition entre « grands » et « peuple » l’opposition centrale : dans toute organisation socio-politique, il y a des gouvernants, c’est-à-dire des « grands », ceux qui veulent dominer et gouverner pour dominer, et il y a le peuple qui ne réclame pas de gouverner mais essentiellement de n’être pas dominé, c’est-à-dire en fin de compte de ne pas être gouverné. Et Machiavel va même un peu plus loin dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live : un peuple qui accepterait sans rechigner d’être gouverné, qui subirait sans quelque manifestation tumultuaire les tracas et persécutions des grands serait un peuple corrompu et la corruption du peuple annonce la corruption générale de l’État et son inévitable décadence.
De ce point de vue les élites (les élus) sont les « grands », mais à condition de ne pas s’en tenir strictement au domaine de l’État mais d’y adjoindre les « grands » en matière économique et les « grands » dans le domaine de la culture et des « faiseurs d’opinion ». Pour définir ce que sont élites, Le point de départ de Pareto est le suivant :
« la société humaine n'est pas homogène : que les hommes sont différents physiquement, moralement, intellectuellement. Ici, nous voulons étudier les phénomènes réels. Donc, nous devons tenir compte de ce fait. Nous devons aussi tenir compte de cet autre fait : que les classes sociales ne sont pas entièrement séparées, pas même dans les pays où existent les castes, et que, dans les nations civilisées modernes, il se produit une circulation intense entre les différentes classes. » (TSG, XI, §2025)
Pareto pense que l'on peut définir une sorte d’échelle objective qui permettrait de mesurer ces différences sociales. On doit pouvoir noter les individus selon leur degré de compétence dans un secteur donné en attribuant 10 à celui qui excelle et zéro au parfait « crétin » (sic). Ces évaluations peuvent être données indépendamment des jugements de valeurs et même indépendamment de toute considération d’utilité sociale. En admettant cette classification, on arrive à cette conclusion :
§2031. Formons donc une classe de ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité, et donnons à cette classe le nom d'élite. Tout autre nom et même une simple lettre de l'alphabet, seraient également propres au but que nous nous proposons.
Il faut enlever au terme « élite » tout ce qui pourrait rappeler des jugements de valeurs. Pareto propose de séparer l’élite en deux sous-classes: l’élite gouvernementale et l’élite non-gouvernementale. Face à cette élite n’existe qu’une classe inférieure, celle qui ne se définit que par le seul fait qu’elle n’appartient pas à l’élite. Nous avons là un schéma extrêmement simplifié, binaire, qui n’est pas sans rappeler le schéma machiavélien de l’opposition entre les grands et le peuple. Pareto y revient d’ailleurs un peu plus loin quand il affirme qu’on doit diviser toute société en deux classes, la classe supérieure, celle des gouvernants, et la classe inférieure, celle des gouvernés.
Pareto montre que les marqueurs d’appartenance à l’élite sont assez complexes, car évidemment pour appartenir à l’élite il n’est pas nécessaire de passer l’examen de Pareto ! Il existe des titres résultant d’examens pour devenir avocats, médecins, etc. La richesse héréditaire joue également un rôle important dans l’appartenance à l’élite.
Mais le phénomène intéressant, selon Pareto, est celui de la circulation des élites, c’est-à-dire comment quelqu’un qui n’était pas membre de l’élite peut y accéder et inversement comment on perd sa qualité de membre de l’élite.
Les statuts reconnus ne sont pas les garants de l’appartenance à l’élite. Ainsi Pareto souligne qu’on ne doit pas confondre l’élite et les aristocraties traditionnelles, même si ces aristocraties furent certainement la composante essentielle de l’élite à un moment donné.
La conséquence est donc logiquement celle-ci :
§ 2054 (…) La classe gouvernante est entretenue, non seulement en nombre, mais, ce qui importe davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l'énergie et les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la perte de ses membres les plus déchus.
Ces considérations qui peuvent paraître des évidences méritent d’être méditées. En effet, il apparaît clairement que tout système de domination a besoin d’un renouvellement plus ou moins régulier de la classe dirigeante. L’Église, dans l’ancien régime, même si elle était souvent aux mains de l’aristocratie nobiliaire, était une institution qui assurait le renouvellement de la classe dirigeante et concourait à la formation des élites – par l’instruction qu’elle dispensait autant que par les personnels politiques qu’elle a fournis à la monarchie, de Richelieu à l’abbé Dubois pour parler de quelques premiers ministres fameux. La révolution a renouvelé profondément la classe dirigeante, par la vente des biens nationaux et le « super bonus » qu’elle a ainsi donné à la partie la mieux assise de la bourgeoisie, mais aussi en procédant à une promotion massive de nouveaux venus, recrutés sur leur énergie, leur aptitude à servir le nouveau régime ou leur bravoure sur les champs de bataille. Mais le déclin de la vieille aristocratie n’a pas signifié la fin de l’ancienne classe dirigeante : la révolution l’a transformée et revigorée, les nobles de convertissant massivement aux affaires, financières ou industrielles, et les bourgeois cherchant à marier leurs filles ou leurs fils aux héritiers ou héritières de titres à particules.

B.                les intellectuels dans l’élite

C’est dans ce cadre général qu’on peut penser la place des « intellectuels ». Dans le cadre de la stabilisation « démocratique » des acquis de la révolution française, les intellectuels sont une partie intégrante des nouvelles élites. D’une part, on sait le rôle que les philosophes et les écrivains ont joué dans la préparation de la révolution elle-même. Représentants de classe montante et notamment de toutes ces couches qui aspiraient à sortir du carcan de la monarchie absolue et des vestiges du féodalisme, ils avaient à la fois l’appui des couches lettrées (avocats et hommes de robes en tous genres), des classes industrieuses qui voulaient se débarrasser du parasitisme de l’Ancien Régime et voyaient d’abord dans la liberté la liberté d’entreprendre et d’accéder aux plus hautes positions sociales (il suffit de penser au rôle qu’a joué la question de l’accession des roturiers aux plus hauts grades de l’armée royale, ce qui a cristallisé la réaction nobiliaire et provoqué la chute de Turgot) et enfin des couches « éclairées de l’aristocratie : Mirabeau était le fils du célèbre physiocrate féru d’agronomie, Mirabeau père… Il suffit de prendre  tous les philosophes des Lumières, un à un, pouvoir retrouver dans leurs écrits toutes les revendications intellectuelles, politiques et morales  de ces différentes couches sociales. C’est même la première fois dans l’histoire que les spécialistes de la pensée jouent un rôle politique aussi éminent, aussi direct et dont les effets se feront sentir si longtemps. Ce qui émerge d’ailleurs à cette époque, c’est bien une nouvelle figure philosophique, celle du philosophe engagé, et une nouvelle philosophie, une philosophie civique.
 En dépit de la méfiance profonde de Bonaparte pour les « Idéologues », la stabilisation post-révolutionnaire ne va faire que confirmer cette place des élites intellectuelles, à la fois dans la construction d’un État moderne – voir ici le rôle du nouveau système d’instruction mis en place par le Directoire, le Consulat et l’Empire – et dans la jonction entre les classes inférieures et les classes supérieures de la société, c’est-à-dire dans l’accélération du processus de circulation des élites.
Ces élites intellectuelles ne forment pas une couche homogène. Elles se divisent entre les diverses fractions de la classe politique et jouent souvent un rôle actif dans la vie publique. On évoquera ici Chateaubriand, Lamartine ou la figure du grand Hugo ! Mais on pourrait aussi citer les savants, d’Arago à Marcellin Berthelot.  Entre les partisans de la réaction monarchiste et les républicains, entre la droite et la gauche, on trouve toutes les sensibilités chez nos intellectuels. Mais on doit immédiatement noter que même les partisans de la réaction monarchiste ne jouent un rôle politique aussi direct que parce que la configuration d’ensemble du champ politique a été restructurée de fond en combles par la révolution.
L’apparition du mouvement ouvrier indépendant des deux grands blocs attire de nombreux intellectuels qui vont mettre leur culture, leurs talents et leur connaissance au « service du peuple ». Les théoriciens ouvriers du mouvement ouvrier sont rarissimes. Ce sont encore les élites intellectuelles qui deviennent très vite les porte-parole des ouvriers. Autodidactes (comme Proudhon) et intellectuels déclassés trouvent dans ce mouvement une occasion de faire partie d’une nouvelle élite en formation, une élite « socialiste » ou « communiste » qui va vite contrôler les organisations politiques qui prétendent parler au nom de la classe ouvrière. On doit à Robert Michels, dans son livre de référence «Les partis politiques », la première analyse systématique de la bureaucratisation de ces organisations et de « la loi d’airain de l’oligarchie ».
Il y a une explication « ouvriériste » de ce processus : les organisations ouvrières ont été colonisées par les intellectuels bourgeois et seules les organisations vraiment purement ouvrières, comme les syndicats animés de l’esprit anarcho-syndicaliste auraient su préserver l’esprit de radicalisme révolutionnaire. C’est la position défendue par George Sorel, qui voit dans la pénétration d’éléments « bourgeois » et « petits bourgeois » une des explications des tendances réformistes du mouvement ouvrier.  Michels, à l’inverse,  remarque :
ce sont d’ailleurs les mouvements ouvriers les plus exclusivistes qui partout et toujours ont le plus pénétrés d’esprit réformiste. (p. 232)
Rien de plus exact, là encore : les partis socialistes des pays d’Europe du Nord ou la Labour Party britannique avaient dès les origines une composition sociale très ouvrière, beaucoup plus que les partis du Sud ou même la SPD. Mais pratiquement jamais l’esprit révolutionnaire n’a effleuré ces partis. L’exemple de la social-démocratie suédoise qui aménagea sans peine la cohabitation de la Suède avec le régime nazi mériterait d’être étudié, comme un cas d’école. Si même on regarde les clivages sociologiques lors de la scission du congrès de Tours en 1920 entre la vieille SFIO et la nouvelle SFIC, le parti communiste, on doit bien constater que les bastions ouvriers du Nord et du Pas-de-Calais sont restés fidèles à la vieille maison alors qu’au contraire les régions paysannes du pourtour du massif central passaient majoritairement au nouveau parti communiste.
Si certains des intellectuels ralliés au mouvement ouvrier ont pu avoir des trajectoires erratiques (à commencer par celle de Robert Michels …), il reste que les intellectuels ont souvent été plus radicaux que la base. Souvent, mais pas toujours. À partir du moment où les organisations ouvrières sont devenues puissantes, l’adhésion des intellectuels a aussi été motivées par le goût du pouvoir et la participation au mouvement ouvrier est devenue aussi un des moyens de l’ascension sociale. Dans son dernier livre, Le complexe d’Orphée, Michéa reprend les analyses de George Orwell à propos des « pathologies » des intellectuels dont l’intellectuel stalinien constitue le prototype : « le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone et cela reste vrai, que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment. » (Orwell)

II.                Le « nouveau prince »

J’ai pris cet exemple des intellectuels alliés au mouvement ouvrier parce qu’il me semble emblématique d’une question cruciale. Dans la préparation, le déroulement, puis la stabilisation de la révolution française, les intellectuels ont joué le rôle d’intellectuels organiques. Ils faisaient naturellement partie, plus ou moins clairement de l’élite dirigeante parce qu’ils étaient liés à une classe potentiellement dirigeante, certes largement écartée de la direction des affaires politiques mais ayant déjà des assises fortes dans l’économie et dans l’appareil d’État. Pour le mouvement ouvrier, les choses se présentent très différemment. Le renversement social que supposerait le socialisme serait pour la première fois dans l’histoire le fait d’une classe subalterne, c’est-à-dire d’une classe exclusivement dominée – toutes les révolutions du XVIII et du XIX sont le fait de parties des classes dominantes – qu’on songe ici, parce qu’il en est caricatural à l’exemple de la révolution américaine.
C’est Gramsci, presque seul, qui a compris ce problème. Selon Gramsci, le mouvement ouvrier doit mener bataille sur le terrain de la culture, autour de la question centrale de l’héritage : le mouvement ouvrier est l’héritier de la culture « bourgeoise ». Mais il faut aussi tenir compte du fait que la bourgeoisie ne reste pas inerte et qu’elle sait retourner contre le mouvement ouvrier les armes que lui donne la « philosophie de la praxis » – c’est le nom sous lequel Gramsci désigne la philosophie de Marx. Notons, d’ailleurs à ce sujet, que contrairement à ce qu’on peut lire ici et là, ce n’est pas pour échapper à la censure que Gramsci parle de la « philosophie de la praxis » à la place du « marxisme ». L’expression « filosofia della praxi » est propre aux philosophes italiens marxistes ou non et c’est, je crois, avec l’essai de 1898 de Giovanni Gentile qu’elle entre dans les mœurs. La question de la bataille culturelle occupe la majeure partie des deux mille pages des Cahiers de prison, sous une forme ou sous une autre. Contre le « matérialisme banal », il considère que c’est là que se joue véritablement la question politique centrale puisque c’est là que se joue l’hégémonie. C’est pourquoi il pose comme tâche la construction prolétarienne d’une « véritable groupe des intellectuels indépendants », condition de la formation de l’autonomie subjective du prolétariat. Sur ce terrain il semble suivre Lénine, mais va beaucoup plus loin que lui. Alors que Lénine finalement raisonne en termes militaires (le parti est une armée capable de mener une guerre de mouvement et l’instruction de l’élite révolutionnaire se fait dans ce cadre), Gramsci pose la question de la conquête « morale » des masses, donc de la culture nécessaire pour soutenir une « guerre de position ».
Gramsci, s’appuyant sur Croce, rappelle que la Renaissance italienne est restée confinée dans les cercles aristocratiques alors que le luthérianisme et le calvinisme ont été des mouvements de réforme nationale-populaire – c’est cette même expression que l’on trouve dans les notes sur Machiavel, au moment où Gramsci définit les tâches du nouveau prince. Et pourtant le luthérianisme et le calvinisme dans un premier temps ne représentaient pas une culture supérieure à celle qu’ils allaient remplacer. C’est seulement dans une phase ultérieure que la réforme put intégrer l’héritage de la renaissance et se diffuser même dans les pays non protestants. En France, la réforme s’exprima dans le mouvement des Lumières.
Il faut savoir transposer ces leçons de l’histoire dans l’époque actuelle. Gramsci propose de penser « la philosophie de la praxis comme réforme populaire moderne ». Cette idée a été entrevue, pour la première fois par Sorel qui a repris à Renan l’idée de la nécessité d’une réforme intellectuelle et morale. Mais en ce qui concerne le mouvement ouvrier, les choses se heurtent à une réalité que Gramsci met clairement en évidence :
La philosophie de la praxis présuppose tout ce passé culturel, la renaissance et la réforme, la philosophie allemande et la révolution française, le calvinisme et l’économie classique anglaise, le libéralisme et l’historicisme qui est à la base de toute la conception moderne de la vie. La philosophie de la praxis est le couronnement de tout ce mouvement de réforme intellectuelle et morale, dialectisé dans le contraste entre culture populaire et haute culture. Elle correspond au lien Réforme protestante + Révolution française : c’est une philosophie qui est aussi une politique, une politique qui est aussi une philosophie. Elle travers encore sa phase populaire : susciter un groupe d’intellectuels indépendants n’est pas une chose facile, cela demande un long processus avec des actions et des réactions, avec des adhésions et des dissolutions et de nouvelles formations très nombreuses et complexes : c’est la conception d’un groupe social subalterne, sans initiative historique, qui s’amplifie continuellement mais de manière non organique, et sans pouvoir outrepasser un certain degré qualitatif  qui est toujours au-delà de la possession de l’État, de l’exercice réel de l’hégémonie sur toute la société qui seul permet un certain équilibre organique dans le développement du groupe intellectuel. (Q. 1860-1)
Cette limitation explique pourquoi la « philosophie de la praxis » peut se transformer en une sorte de religion pour classe subalterne. Et c’est aussi pourquoi la lutte pour l’émancipation du prolétariat prend cette forme chaotique qu’on lui connaît. Comment sortir de cette difficulté ? Si on suit la théorie des élites de Pareto, il n’est aucune issue possible. Les classes dominantes dominent ! Pareto, parmi les moyens qui permettent le maintient de la domination d’une classe dominante note ceci:
§ 2482. 4° L'appel de la classe gouvernante, à condition de la servir, de tout individu qui pourrait lui devenir dangereux. Il faut prendre garde à la restriction : « à condition de la servir ». Si on la supprimait, on aurait simplement la description de la circulation des élites ; circulation qui se produit précisément quand des éléments étrangers à l'élite viennent à en faire partie, y apportant leurs opinions, leurs caractères, leurs vertus, leurs préjugés. Mais si, au contraire, ces personnes changent leur manière d'être, et d'ennemis deviennent alliés et serviteurs, on a un cas entièrement différent, dans lequel la circulation fait défaut. (TSG)
Thème sur lequel il revient souvient :
Il est, au contraire, plus difficile de déposséder une classe gouvernante qui sait se servir de la ruse, de la fraude, de la corruption, d'une manière avisée. C'est très difficile, si cette classe réussit à s'assimiler le plus grand nombre de ceux qui, dans la classe gouvernée, ont les mêmes dons, savent employer les mêmes artifices, et pourraient par conséquent être les chefs de ceux qui sont disposés à faire usage de la violence. La classe gouvernée qui, de cette manière, demeure sans guide, sans habileté, sans organisation, est presque toujours impuissante à instituer quoi que ce soit de durable. (Pareto, TSG, § 2179)
La théorie du parti d’avant-garde, telle que Gramsci la réélabore en partant de Lénine, vise justement à répondre à la théorie des élites de Pareto. Elle vise à construire une idée radicalement différente du chef et du groupe dirigeant. Gramsci oppose le chef à petites ambitions au chef à grandes ambitions. Après avoir dépeint le « chef charismatique » dont parle Michels, Gramsci écrit :
Le chef politique à grande ambition à l’inverse tend à susciter une strate intermédiaire entre lui-même et la masse, à susciter de possibles « concurrents » et égaux, à élever le niveau de capacité des masses, à créer les éléments qui peuvent le remplacer dans sa fonction de chef. Il pense selon les intérêts de la masse et ceux-ci veulent qu’un appareil de conquête ou de domination ne disparaisse pas à la mort ou à l’affaiblissement d’un seul chef, replongeant la masse dans le chaos ou l’impuissance primitive. (Q. 772)
On remarquera que cette alternative à la théorie des élites reprend la théorie des élites pour la faire jouer dans un autre sens. Un prince qui s’appuie sur les intérêts du peuple en lieu et place d’un prince au service des dominants.
Que les espoirs de Gramsci aient été déçus et qu’à la place de l’intellectuel organique nous ayons eu les « compagnons de route », c’est-à-dire des intellectuels serviles prêts à approuver tous les tournants et tous les crimes du système stalinien, c’est évidemment une question qui doit être posée dans toute son ampleur.

III.              La trahison des clercs contemporains

Il faut maintenant essayer une typologie des « intellectuels » dominants aujourd’hui. Si les idées dominantes sont les idées de la classe dominante, les intellectuels en sont les porteurs privilégiés.

A.               Le triomphe de l’économisme et la mode de la gouvernance

Ce qui caractérise en premier lieu le fonctionnement de nos « démocraties » – pour employer ici la terminologie convenue, bien qu’elle soit inadaptée – c’est la dépolitisation systématique de tout ce qui concerne la « polis », c’est-à-dire la communauté politique. Cette dépolitisation s’opère par deux biais :
1)       L’alibi de la « mondialisation » : puisque le monde est de plus en plus mondial, les États sont tenus pour impuissants à agir – on a répète cette antienne sur tous les tons depuis le début de la crise des « subprimes » et ses conséquences. Il ne s’agit plus gouverner mais de réguler des flux par l’intermédiaire d’une « gouvernance » supranationale. Alors que le gouvernement était réputé rester sous le contrôle des peuples auxquels il devait rendre des comptes, la gouvernance est l’affaire des experts, des technocrates, dont, soit dit en passant, les socialistes ont fourni quelques beaux échantillons avec le président de l’OMC, Pascal Lamy, et avec l’ex-président du FMI, feu-DSK.
2)       L’économisme : l’économie décide de tout, telle est le mot d’ordre auquel obéissent tous les dominants, mot d’ordre relayé par voie de presse et par les radios et télévisions. On a longtemps reproché au marxisme d’être un matérialisme économiste, mais le matérialisme économiste est la doctrine commune, l’idéologie adaptée à l’ère de la « fin des idéologies ». Dès lors la politique doit se réduire à être la servante de l’économie (un peu comme la philosophie était réduite au rôle de servante de la théologie au Moyen âge).
Dans une telle configuration, l’intellectuel traditionnel n’a plus aucune place, sinon celle de « supplément d’âme ». Que Soros ou Krugmann soient les penseurs d’une certaine gauche en dit long !

B.                La tyrannie des « experts »

À la place des intellectuels à l’ancienne, nous avons aujourd’hui les experts. Armés d’un « savoir » labellisé par la classe dirigeante, ils viennent sur tous les plateaux de télévision annoncer ce qui va se passer, ce qui doit se passer et ce que les gouvernements doivent et à quoi les citoyens doivent consentir. Les experts se divisent en plusieurs catégories, la principale étant celle des économistes qui se caractérisent par trois traits : 1) ils soutiennent presque tous le « laisser-faire » en matière économique et défendent la déréglementation sociale ; 2) ils appellent les gouvernements à l’aide quand leurs patrons banquiers ou grands financiers sont en danger ; 3) ils se trompent toujours dans leurs prévisions. Les psychologues, les sociologues et médecins sont aussi enrôlés dans la cohorte des experts, à l’expresse condition qu’ils aillent dans le sens réclamé par les classes dominantes, même si une pointe d’esprit critique est bienvenue pour attester de leur indépendance.
Le complément indispensable de cette tyrannie des experts est le sondage d’opinion ou plutôt l’armée des spécialistes du sondage qui viennent nous enseigner ce que nous sommes censés penser.

C.                Les « intellectuels embarqués »

Conformément à une vieille tradition, les intellectuels sont facilement embarqués dans les entreprises guerrières de leurs propres classes dominantes (on a parlé des « journalistes embarqués » au moment de la guerre du Golfe). La guerre contre l’Irak en 2003 en a donné un échantillon remarquable. Regroupant une belle brochette d’ex-trotskystes, d’ex-maoïstes, d’ex-surréalistes et d’ex-anarchistes, elle s’est fait le porte-parole de l’administration américaine (ainsi son rédacteur en chef, Michel Taubmann), des maoïstes et staliniens reconvertis dans la « guerre éthique » (comme Glucksmann et quelques autres) et des spécialistes du « communisme » (comme Courtois, directeur du fameux Livre noir du communisme. Comme le disait le regretté Castoriadis, « quand on change de trottoir, on ne change pas de métier ».  

D.               les radicaux « anti-libéraux » très libéraux

À l’opposé, en apparence, des précédents, on trouvera toutes les figures de cette nouvelle gauche radicale célébrée il n’y a pas encore très longtemps par Libération, les Inrockuptibles ou encore France-Culture. Le parangon en est Toni Negri dont le livre qu’il a écrit, Empire, est le manifeste le plus achevé. Éloge de la mondialisation et du nomadisme, ce livre s’inscrit pleinement dans les objectifs de la « classe capitaliste transnationale » (pour parler comme Leslie Sklair). On pourrait facilement montrer que Badiou se situe fondamentalement sur la même orientation, avec sa figure de l’immigré seul rédempteur et sa reprise très particulière de la théologie paulinienne. Ce n’est pas un hasard si les figures marquantes du colloque de Londres de 2009 sont Negri et Badiou.

E.                La question du populisme

S’il y a un point commun à la grande majorité des intellectuels de droite et de gauche aujourd’hui, c’est la dénonciation du « populisme » assimilé au fascisme. La figure du peuple, jadis magnifiée est devenue le comble de l’horreur, notamment chez les intellectuels de gauche. Le mépris du peuple, considéré comme réactionnaire, attardé, xénophobe, enraciné bêtement dans son territoire et sa culture est un de leurs thèmes favoris. Là encore, il faut lire Michéa et surtout peut-être son inspirateur, Christopher Lasch, notamment Le seul et véritable paradis, un beau livre consacré au populisme, dont Lasch rappelle qu’il a été le seul véritable courant de gauche aux États-Unis. C’est que le populisme constitue la seule attitude de refus du monde du « capitalisme absolu » à l’édifice duquel les intellectuels de gauche apportent de bon gré leur contribution. Cet « anti-populisme » de gauche est une des explications de la tentation des classes populaires de se réfugier dans le vote conservateur voire fascisant.

IV.             Quelles tâches pour la philosophie ?

Si la philosophie a un sens, si elle n’est pas un passe-temps mondain, elle se doit d’être « civique », c’est-à-dire d’être engagée sur son propre plan dans la réflexion proprement politique. La grande philosophie l’a toujours été, depuis Platon et Aristote jusqu’à Husserl et Adorno. Je pourrais évoquer ici la grande figure de Sartre si ce dernier n’avait pas, plus souvent qu’à son tour, cédé à la tentation de mettre la philosophie au service de causes partisanes pas toujours bien analysées, depuis son soutien à peine critique au communisme stalinien jusqu’à sa réconciliation avec Aron dans l’humanitaire.
Car être « civique », ce n’est pas être au service d’un parti ni réclamer sa part des maroquins ministériels : nous avons eu un « philosophe ministre » (Luc Ferry) et ce ne fut bon ni pour la politique ni pour la philosophie. La tâche des philosophes est essentiellement critique. Ils doivent s’emparer à bras-le-corps des questions auxquelles toute notre société est confrontée et tenter de les penser.
Nous avons une longue tradition de philosophe politique qui discute à perte de vue sur le meilleur des gouvernements et la défense a-critique de la démocratie occidentale a trop longtemps servi de prêt-à-penser. Pour un Castoriadis qui rappelle que la démocratie est la démocratie directe, combien de bavards satisfaits de « l’État de droit » ? Comme le faisait remarquer Spinoza, en matière de régimes politiques, tout a déjà été inventé ! il s’agit plutôt de comprendre comment la liberté est possible quand nous voyons si souvent les hommes « combattre pour leur servitude comme s’il agissait de leur salut » (Spinoza). Cela signifie que nous avons besoin d’une « philosophie sociale », c’est-à-dire d’une philosophie critique de la société, non pas seulement dans ses sphères dirigeantes, mais encore et surtout dans « la salle des machines », tâche qu’avait entreprise Marx et que l’économisme marxiste a laissée en plan depuis si longtemps.
Cet engagement civique de la philosophie exige en même temps la liberté de parole des philosophes. Dans son Traité De Paix Perpétuelle, Kant faisait de cette liberté une des clauses « secrètes » du projet de traité, dans cette curieuse annexe II, « Article secret en vue de la paix perpétuelle ». Cet article se donne comme une première élucidation du rapport entre philosophie et politique. « Les États armés pour la guerre doivent consulter les maximes des philosophes concernant les conditions de possibilité de la paix publique » (108, viii-368) affirme l’annexe II. Présenté comme une clause permettant au souverain de consulter les philosophes sans paraître chercher à « s’instruire auprès de ses sujets » (108, viii-369) semble simplement renouveler le thème des philosophes éclairant le souverain, selon une figure bien connue des Lumières, celle du despote éclairé. En réalité, il n’en est rien : pour la clause secrète soit mise en œuvre, il suffit de laisser aux philosophes la pleine liberté de s’exprimer publiquement. Kant ne demande pas que les avis des philosophes aient force de loi mais seulement qu’ils puissent être écoutés. Toutes les précautions d’usage, sous forme de dénégations, n’empêchent pas la critique acerbe d’une justice qui se sert du glaive pour faire pencher l’un des plateaux de la balance selon le principe « malheur aux vaincus ». C’est pourquoi « le juriste qui n’est pas en même temps (en matière de moralité) philosophe, éprouve la plus grande tentation, parce que sa fonction consiste seulement à appliquer les lois existantes » (109, viii-369). Or les lois existantes doivent être améliorées – c’est là, comme on l’a vu une des conditions de la paix. L’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ? rappelle indirectement que le public doit s’éclairer progressivement. Mais « pour ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de la raison sous tous ses rapports. » (45, viii-36) Kant n’est pas Platon : les philosophes ne sont pas des politiques et il refuse la thèse des philosophes rois « parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le jugement libre de la raison. » (109, viii-369) Mais la philosophie doit jouer un rôle politique à éclairer « les peuples royaux », c'est-à-dire les peuples souverains. Cela va donc au–delà d’un plaidoyer pro domo pour la philosophie. La liberté et la considération où l’on tient la philosophie sont donc un des éléments d’un véritable régime républicain.
Mais de cette liberté, il faut savoir en faire bon usage. On est toujours libre de dire ce que l’on veut quand on va dans le sens du vent.  Les « intellectuels médiatiques » qui occupent le terrain du débat public font de cette liberté un usage illimité. La seule véritable liberté philosophique consiste au contraire à refuser d’être dans le « main stream » et à reprendre la tâche d’une théorie critique de la société.

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...