Introduction: penser l'histoire
Les sociétés modernes semblent prises dans une double contrainte (
double bind, disent les psychologues)
qui laisse perplexe l’observateur. D’un côté, l’impératif du progrès veut nous
tendre vers l’avenir, seul chargé d’une valeur positive : « du passé
faisons table rase » demandent maintenant à l’unisson les conservateurs
autant que les progressistes. « Il faut évoluer ! », « il
faut s’adapter ! » : voilà les injonctions adressées à celui qui
voudrait conserver les choses en l’état. La nostalgie du passé est transformée
en « passéisme », un terme aux connotations péjoratives
indiscutables. D’un autre côté, nous sommes obsédés par le passé. Nous
conservons avec acharnement toutes les traces du passé, les chefs-d’œuvre comme
les choses les plus communes, les palais comme les humbles masures. Les musées,
jadis territoires du conservateur de musée, se transforment en parcs
d’attractions. Et ils se multiplient : la moindre bourgade construit son
musée des arts et traditions populaires ou son musée écologique. Les clubs de
généalogie prospèrent. Pas une trace du passé ne doit être perdue. La mémoire
est le maître mot et se confond avec l’histoire et notre géographie se couvre
de « lieux de mémoire ». Tel Janus, le dieu romain aux deux visages,
l’homme moderne regarde obstinément dans les directions à la fois, vers le
temps passé dont la perte l’angoisse et vers cet avenir fascinant ou
terrifiant.
C’est que l’homme est un être historique. On doit, certes,
admettre que la nature a une histoire : l’univers n’est pas aujourd’hui ce
qu’il était il y a 100 000 ans ou un million d’années. Les espèces
vivantes ont une histoire : elles apparaissent à des moments singuliers,
se transforment et disparaissent. L’immuabilité des astres et l’éternel retour
du même appartiennent à des figures historiques auxquelles nous ne croyons plus
guère. Mais cette histoire naturelle n’est pas celle d’êtres qui ont une
histoire. Les animaux n’ont pas de rapports avec les générations passées, ils
ne font qu’en reproduire, plus ou moins, les caractères biologiques hérités. Au
contraire, les hommes se rapportent aux générations passées et les ancêtres
jouent un rôle central dans la structuration des groupes humains. La mémoire
individuelle et collective contient des récits qui se transmettent. La vie
immédiate des hommes n’est pas naturelle, en ce sens qu’elle ne se rapporte pas
à une nature qui demeure mais au monde humain déjà créé qui doit à la fois être
conservé, transformé ou que l’on s’efforce d’effacer.
Mais la mémoire n’est pas l’histoire. L’histoire suppose déjà une
pensée réfléchie, une mise en cohérence des récits du passé et l’émergence de
concepts qui permettent aux hommes d’arriver à la conscience historique
d’eux-mêmes, c’est-à-dire de comprendre les faits du passé en tant qu’ils sont
des résultats des actions humaines. C’est pourquoi l’histoire n’est pas le
passé, ni la mémoire, mais la pensée de ce devenir historique de l’humanité.
Penser l’histoire, c’est donc procéder à l’analyse de la formation de cette
conscience historique et la construction lente d’un discours qui n’est plus un
simple récit mais se présente comme la vérité de l’homme.
Chapitre I
L’histoire est d’abord une enquête. C’est le sens du mot en
grec : quand Hérodote (484-425 AC) écrit une Historia, il se veut l’histor, celui qui sait, celui qui donc
peut témoigner. Le premier paragraphe de cette œuvre fondatrice de l’histoire
le dit :
Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête
afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les
grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent
pas dans l’oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux
peuples aux prises.
Témoigner pour que le temps n’abolisse pas le passé. Voilà ce
qu’est d’abord l’histoire. Mais
cette connaissance des faits ne résume pas le travail de l’historien. Il lui
faut aussi chercher la raison, c’est-à-dire, en suivant le texte grec au plus
près, ce qui a engendré les évènements historiques. Le récit est une mise en
ordre qui constitue l’histoire proprement dite.
C’est que l’histoire en effet se présente sous une double face. On
a coutume de dire que le mot a deux sens : la réalité de l’ensemble des
évènements passés et la connaissance que nous avons de cette réalité. Il
faudrait donc éviter de confondre les deux plans et même on pourrait employer
deux termes différents.
L’homme, être historique
En allemand, il y a deux termes : Historie qui désigne la connaissance des faits et Geschichte pour l’histoire qui advient.
Cette façon de voir satisfait notre goût des classements et la revendication de
l’unicité de sens des mots sans laquelle nous serions voués à la confusion, au
malentendu et à l’erreur. Mais même en allemand, les choses ne sont pas aussi
claires. Les Allemands utilisent aussi Geschichte
pour parler de la connaissance historique. Si un Historiker est bien un spécialiste de l’histoire, historisch est très souvent employé
comme un synonyme de Geschichtlich.
Pour Hegel (1770-1831), cette distinction n’a pratiquement aucun sens.
L’histoire est philosophique parce qu’on ne peut pas comprendre les évènements
du passé sans en chercher la raison immanente
(voir chapitre III). C’est que la distinction entre la réalité et sa
connaissance convient mal pour l’histoire. On peut en effet admettre que la
nature existe indépendamment de sa connaissance : le réquisit de la
physique est que la nature physique existe en dehors de nous, indépendamment de
la connaissance que nous en avons. Il n’en va pas de même pour les hommes. Sans
la conscience d’être « historiques », c’est-à-dire sans ce rapport si
particulier avec la mémoire et le récit de leur propre passé, les hommes
n’existeraient que comme les choses de la nature. Mais si l’homme est un être
historique, ce n’est pas un caractère qui s’ajouterait à ses caractères
naturels (mammifère plantigrade, etc.), c’est parce qu’il est esprit et existe
« pour soi », pour reprendre une expression de Hegel.
Histoire et évènement
Autrement dit, les hommes n’ont une histoire que parce qu’ils la
pensent et la racontent. Mais cette nécessité de raconter l’histoire tient à
une autre raison. Sans le récit, les évènements du passé sont irrémédiablement
perdus, car ce qui fait que l’existence humaine est proprement historique,
c’est qu’elle est constituée d’évènements absolument singuliers, d’évènements
qui ne se répètent pas. Rien ne se répète à l’identique – Marx (1818-1883) dit
ironiquement que l’histoire se répète toujours deux fois, la première comme
tragédie et la seconde comme farce. À la différence des processus physiques,
l’évènement historique est un imprédictible et personne n’a de maîtrise sur le
cours de l’histoire. Certes, les hommes sont les sujets de l’histoire en ce
sens qu’ils agissent en fonction de leurs désirs et des calculs qu’ils
effectuent en vue d’atteindre leurs propres objectifs : on pourrait se
dire qu’en connaissant la nature humaine et les lois de ces calculs humains, il
serait possible de prédire le futur. Mais même si l’action ou la réaction des
individus étaient susceptible de prédiction, l’action de chaque individu entre
en collision avec les actions des autres hommes et le cours des choses
naturelles, ce qui fait que, comme le dit Engels (1820-1895), ce qui advient
dans l’histoire, c’est ce que personne n’a voulu.
Histoire naturelle et histoire humaine
Précisons : quand on parle d’histoire naturelle, on n’emploie
pas seulement le mot « histoire » dans son sens grec d’enquête –
comme dans l’Histoire des animaux d’Aristote (382-322 a.c.). Depuis le xviiie siècle, on a largement
admis que la nature ne pouvait être conçue simplement sur le mode de
l’éternelle répétition du même. Kant (1724-1804) entame pratiquement sa
carrière philosophique avec une Histoire
de la nature et théorie du ciel, qui vise deux objectifs :
Découvrir le lien systématique qui réunit, dans toute l’étendue de
l’infinité, les éléments de grande dimension de la création, déduire la
formation des corps célestes eux-mêmes et l’origine de leur mouvement, à partir
du premier état de la nature au moyen de lois mécaniques …
L’immense Histoire naturelle
de Buffon (1707-1788), qui couvre
la géologie, l’ensemble du vivant et même la démographie humaine, prend en
compte cette dimension historique. Buffon est l’un des premiers à affirmer que
l’âge de la Terre est de loin supérieur à celui que donnait la Bible et que les
fossiles sont des témoins d’espèces aujourd’hui disparues. Charles Lyell
(1797-1875) pour la géologie, Lamarck (1744-1829) et Darwin (1809-1882) pour le
vivant, les développements contemporains de l’astronomie permettent de
commencer à construire une histoire scientifique de la nature.
Un courant important de scientifiques et de philosophes tente de
réinsérer l’histoire humaine dans l’histoire naturelle, la culture et la
technique humaines apparaissant alors comme autant de moyens utilisés par notre
espèce pour s’adapter aux modifications de l’environnement.
Cependant, cette naturalisation de l’histoire humaine – dont de multiples
versions ont été données, des plus sympathiques aux plus effrayantes – se
heurte à la réalité anthropologique de l’homme. Freud (1856-1939) souligne le
conflit indépassable entre la culture et la poussée individuelle à la
liberté :
La poussée à la liberté se dirige donc contre des formes et des
revendications déterminées de la culture ou bien contre la culture en général.
Il ne semble pas qu’en exerçant une quelconque influence on puisse amener
l’homme à muer sa natureen celle d’un termite, il défendra sans doute toujours
sa revendication de liberté individuelle contre la volonté de la masse.
L’histoire naturelle traite de la dynamique des choses inertes ou
de l’évolution des espèces. Mais l’histoire humaine n’est pas réductible à une
histoire de l’espèce : elle est constituée par l’action des individus qui
partent de leurs propres buts, jugent d’après leur propre décret et ne peuvent
être réduits à des pantins qui seraient mus par un manipulateur tout puissant
ou par une machinerie ingénieuse. Il en est précisément ainsi parce que leur
histoire ne leur est pas en quelque sorte extérieure, elle n’est pas un point
de vue en surplomb de leur propre action, mais elle est leur histoire, pensée
et réfléchie dans leurs esprits individuels.
Certes, cette liberté n’est pas absolue. Les individus sont pris
dans des situations qu’ils n’ont pas créées, ils n’agissent jamais en faisant
table rase du passé. Les conditions de leur action, ils les trouvent toutes
faites, produites par l’action des générations passées. Mais il s’agit
seulement d’un conditionnement et non d’une détermination analogue à la
causalité naturelle. Sans doute les conditions matérielles et politiques
expliquent-elles partiellement pourquoi un peuple de pasteurs et de nomades
installé sur les terres de Canaan invente une nouvelle religion monothéiste.
Mais sur la base de ces conditions, de multiples possibilités s’offraient à ces
hommes, y compris celle de ne pas inventer une religion monothéiste avec un
Dieu aussi abstrait que celui de la
Torah.
Les institutions sociales, celles qui donnent sang et chair à l’histoire
humaine, peuvent être considérées comme les créations d’une imagination
radicale, ainsi que le soutient Cornélius Castoriadis (1922-1998).
L’homme ne peut exister que dans un monde construit par les
hommes, un monde où il peut se retrouver lui-même, un monde où les œuvres d’art
manifestent objectivement, c’est-à-dire face à la subjectivité de chaque
individu la réalité de l’esprit humain. Que l’homme soit un être « social
historique » et qu’il soit un fabricant d’œuvres d’art, ce sont là deux
caractères qui n’en font peut-être qu’un seul et constituent la matière même de
l’histoire. L’histoire ne serait alors qu’une des modalités, peut-être la plus
importante, selon lesquelles l’homme se réfléchit lui-même.
C’est encore cette historicité propre à l’homme que Nietzsche
(1844-1900) souligne au début de sa seconde Considération
inactuelle :
L’animal, en effet, vit de manière
non historique : il se résout entièrement dans le présent comme
un chiffre qui se divise sans laisser de reste singulier, il ne sait simuler,
ne cache rien et apparaissant à chaque seconde tel qu’il est, ne peut donc être
que sincère. L’homme, en revanche, s’arc-boute contre la charge toujours plus
écrasante du passé, qui le jette à terre ou le couche sur le flanc, qui entrave
sa marche comme un obscur et invisible fardeau.
Notons cependant que la manière dont Nietzsche pose la question de
l’historicité de l’être humain est pratiquement opposée à la précédente. Là où
l’histoire est comprise comme la manifestation de la liberté humaine, Nietzsche
y voit un fardeau. Parvenue à un certain degré, la « rumination
historique » peut tuer l’individu comme le peuple. L’amnésie est
terrible : le sujet ne sait plus qui il est. Mais ne rien oublier serait
peut-être encore plus insupportable : l’oubli est aussi vital que la
mémoire. Il en va de même pour l’histoire : privés d’histoire les hommes
cesseraient d’être humains, mais ils doivent aussi savoir tourner la page, « laisser
les morts enterrer leurs morts » et tenter de s’arracher à l’histoire.
Pour cette raison, celui qui veut « penser l’histoire » ne
peut se limiter à l’histoire savante, celle que nous avons hérité des Grecs
(Hérodote, Thucydide, Polybe) et des Romains (Tite-Live, Salluste, etc.).
L’épopée, ces vastes récits des origines dont chaque civilisation se dote,
appartiennent à une véritable protohistoire.
Une protohistoire ?
L’épopée
de Gilgamesh[7] pour la civilisation mésopotamienne, l’Iliade et l’Odyssée pour la Grèce appartiennent à ce genre. Mais les livres
sacrés comme la Torah (la première partie de la Bible hébraïque) pour les Juifs
ou le Mahâbhârata pour les Hindous, s’ils comportent une dimension religieuse
essentielle sont aussi des récits qui établissent l’histoire à partir de
laquelle un peuple peut se penser. Otto Bauer (1882-1950) définissait une
nation comme « une communauté de vie et de destin ». Le « récit
des origines » qu’on retrouve dans ces œuvres est précisément ce par quoi
les membres de la nation apprennent ce qu’est cette communauté de vie et de
destin.
La
Torah (appelée également Pentateuque parce qu’elle regroupe
« les cinq livres de Moïse ») raconte l’histoire du peuple d’Israël
depuis la création du monde jusqu’aux adieux de Moïse au peuple d’Israël. Les
livres des « premiers prophètes » racontent la suite de cette
histoire, de la traversée du Jourdain et la conquête de Canaan à l’ascension et
à la chute des royaumes israélites. Seuls les livres des « derniers prophètes »
et les « Écrits » contiennent des textes à valeur purement morale et
religieuse, où la dimension historique disparaît pratiquement.
On
peut aborder la lecture de la Bible uniquement à partir de sa valeur
spirituelle en considérant les histoires qu’elle raconte comme des paraboles
dont l’interprète doit dégager la signification. Ainsi, Spinoza (1632-1577)
considère ainsi qu’il s’agit de récits qui visent à instruire le vulgaire en
frappant l’imagination. Mais on peut aussi les considérer comme l’invention
d’une histoire qui donne à un peuple un passé commun glorieux, qui lui donne
son unité et sa réalité spirituelle. Peu importe alors la vérité factuelle. Les
historiens et les archéologues n’ont pas trouvé trace du voyage d’Abraham
conduisant sa famille d’Ur vers les terres de Canaan. Pas plus de traces
sérieuses pour attester le caractère historique de la sortie d’Égypte sous la
direction de Moïse. Ce n’est pas pour
autant un ensemble de fables ou de contes. On pourrait parler de
« légende » : la légende désigne ce qui est à lire ou dire. Le
mot « légende » est d’abord employé pour désigner le récit de la vie
des saints, ce qui est « legendum », « à lire ». La
légende d’une carte ou d’un dessin indique ce qui doit être lu sur cette carte
ou ce dessin pour qu’il ait du sens.
Histoire et écriture de l’histoire
On
fait remonter l’histoire à l’écriture – c’est l’invention de l’écriture qui
permet d’opérer la séparation entre préhistoire et histoire. Avant l’invention
de l’écriture, nous ne disposons pas de documents qui permettent d’aller
au-delà des conjectures que permettent de formuler les vestiges archéologiques
de l’habitat, des outils, des objets fabriqués. Au contraire, les tablettes
sumériennes ou les écrits des scribes égyptiens nous donnent une vision parfois
presque claire de ces civilisations disparues il y a si longtemps. Mais
l’écriture ne nous laisse pas seulement des documents, elle nous laisse
l’écriture de l’histoire, même quand cette histoire est très largement
mythique.
Peut-être
faut-il élargir le propos et ne pas s’en tenir à ces données qui creusent trop
la rupture instituée par la révolution de l’écriture. L’histoire se donne dans
des textes, mais ce ne sont pas seulement des textes écrits. D’une part, ce qui
est écrit a souvent vécu très longtemps auparavant sous une forme orale et l’on
peut considérer que la tradition orale fonctionne longtemps à la manière du
texte écrit. D’autre part, le rapport au récit historique n’est pas seulement
langagier. Les œuvres d’art, monuments, statues, etc., mais plus généralement
toutes les œuvres durables de l’activité humaine fonctionnent comme des marques
où les hommes peuvent « lire » l’histoire des générations passées.
L’inscription des sociétés humaines dans
l’histoire n’est sans doute pas d’abord ce qu’elle deviendra plus tard, une
recherche des enseignements de l’histoire basée sur une connaissance aussi
exacte que possible des faits. Les textes sacrés des grandes civilisations
comme les mythes sont des histoires des origines. Chaque peuple, chaque
civilisation, trouve dans ces récits l’explication de ce qu’il est, de ses
lois, de ses mœurs ou de sa langue. Si l’on considère l’histoire comme nous la
considérons aujourd’hui, c’est-à-dire depuis la fin du xixe siècle, comme une science humaine ou
sociale, la recherche des origines n’a guère de sens : l’origine est
toujours mythique – Marc Bloch (1886-1944) dénonçait « l’obsession des
origines ». Il ne s’agit pas seulement de savoir si l’Exode a réellement
eu lieu ou si le père de tous les membres de la tribu est un léopard ou un
ours. Même quand l’origine se donne comme réalité historique, elle est une
reconstitution en vue de produire un récit des origines. Longtemps dans les
écoles de la République française, les enfants durent apprendre « nos
ancêtres les Gaulois ». Mais les ancêtres des Français ne sont pas plus
des Gaulois que des Romains, des Germains, des Arabes, etc. Au demeurant les
populations celtiques que les Romains appelaient Gaulois étaient elles-mêmes
des populations récemment installées sur le territoire de la Gaule. Ainsi que
le montre Claude Nicolet, la question des origines fut l’objet d’une
longue bataille entre historiens, mais aussi et surtout une bataille politique.
La noblesse française se prétendait la descendante des guerriers francs (donc des
« germains ») et tenait les paysans et plus généralement les
roturiers pour les descendants des gallo-romains vaincus. Cette victoire
originelle devait légitimer les privilèges de la noblesse comme une race
dominante, une domination fondée sur le principe du sang. C’est seulement à la
fin du xixe siècle,
notamment avec le Second Empire et la volonté de Napoléon iii de faire de Vercingétorix un héros
national et du site archéologique d’Alise Sainte Reine le lieu présumé de la
bataille d’Alésia que les Gaulois sont véritablement érigés en ancêtres de la
nation. Que la nation soit une nation gauloise et non une nation issue des
peuples germaniques comme les Francs, cela avait évidemment une importance
politique capitale au moment où la rivalité franco-allemande était devenue le
problème majeur en Europe, et ce indépendamment de la vérité historique
objective.
On pourrait ainsi
multiplier les exemples de ces mythes originels. Toutes les questions de
datation renvoient à des mythes concurrents. Quand commence donc l’histoire de
France proprement dite ? Est-ce avec le baptême de Clovis, ce rois des
Francs dont le nom est germanique (« Chlodwig »,
c’est-à-dire l’illustre combattant) ? Est-ce avec le traité de Verdun où
les petits-fils de Charlemagne se partagent l’empire carolingien entre la
Francie occidentale qui deviendra « royaume de France » en 1205, la
Francie médiane qui deviendra la Lotharingie et la Francie orientale qui forme
le noyau du futur « Saint-Empire Romain germanique » ? Est-ce
encore l’avènement de la dynastie capétienne qui impose la règle de la
primogéniture et met fin au partage des royaumes à la mort du père selon la
vieille tradition franque ? Mais peut-être pourrait-on encore penser que
ce conglomérat de provinces aux coutumes et aux langues différentes, réunies de
force sous la coupe des descendants d’Hugues Capet ne devient véritablement une
nation que lors de la « levée en masse » de 1792 et de la très
symbolique bataille de Valmy où l’armée des sans-culottes repousse les
monarchies coalisées de toute l’Europe au cri de « Vive la
nation ! » ? Il y a autant d’origines que de points de vue, que
de rapports subjectifs à la tradition, tout simplement parce que, du point de
vue d’une histoire objective, il n’y a pas d’origine !
Il ne faut pas penser que
cette manière de procéder serait propre à des historiens qui méconnaissent
encore les méthodes de recherche de la vérité en histoire et restent guidés par
la volonté de montrer comme la Fortune a veillé sur le destin de Rome. Un grand
historien allemand du xxe
siècle, Ernst Kantorowicz (1895-1965) consacre en 1927 un important ouvrage à L’Empereur Frédéric II, un livre à la
gloire de l’Empereur qui a permis par la fusion des divers peuples germaniques
de « donner naissance à l’Allemand, cette créature unique qui contient en
elle l’univers ». L’érudition austère d’un grand médiéviste
produit ici un « mythe national » dont l’utilisation politique
effraiera un peu plus tard son auteur, d’origine juive, contraint à quitter
l’Allemagne et qui refusera, après la seconde guerre mondiale, de faire rééditer
son livre, « écrit dans l’excitation des années vingt, avec tous ses
espoirs en un triomphe de l’Allemagne cachée et une rénovation du peuple
allemand par la contemplation de son plus grand empereur ».
Des « traditions »
qui semblent anciennes ou se proclament comme telles ont souvent une origine
très récentes et sont parfois inventées. […]
Les « traditions
inventées » désignent un ensemble de pratiques de nature rituelle et
symbolique qui sont normalement gouvernées par des règles ouvertement ou
tacitement acceptées et cherchent à inculquer certaines valeurs et normes de
comportement par la répétition, ce qui implique automatiquement une continuité
avec le passé. En fait, là où c’est possible, elles tentent normalement
d’établir une continuité avec un passé historique approprié.
Si nous poursuivons cette
inspiration, nous pouvons comprendre pourquoi chaque époque, chaque peuple
invente sa tradition et écrit ainsi son histoire. Hobsbawm montre l’importance
de ce processus dans les dernières décennies du « long xixe siècle ». Les
transformations sociales et institutionnelles dans les États anciens, les
révolutions, le surgissement d’États nouveaux, comme l’Italie unifiée sous la
direction de la maison de Savoie ou l’Allemagne de Bismarck, conduisent à la
« production de masse des traditions ». Les symboles, effigies,
drapeaux, hymnes nationaux, les commémorations – la prise de la Bastille, le
jour de l’Indépendance aux États-Unis – visent à inscrire le peuple dans une histoire
qui légitime les institutions en place et assure la cohésion sociale.
Il y a, pourrait-on dire,
un « besoin d’histoire ». Le mouvement ouvrier qui se développe à
partir de la moitié du xixe siècle
invente, lui aussi, ses traditions : le 1er mai, le drapeau
rouge, etc. Les nations en formation, par exemple celles qui se libèrent ou
cherchent à se libérer de la colonisation ou d’une domination étrangère, se
cherchent une histoire en rattachant à leur présent un passé dont on pourrait
discuter la légitimité du point de vue d’une histoire objective, puisque
précisément cette histoire concerne des nations qui n’existaient pas encore. Il
ne s’agit pas à proprement parler d’invention, mais d’une appropriation
nationale de l’histoire, un peu à la manière dont les Gaulois ont été
transformés en ancêtres de la France au point de lui fournir un de ses
symboles.
Là encore, on tentera de
distinguer cette histoire construite, qui s’incruste dans la conscience
collective d’une nation ou d’une classe, de l’histoire objective narrée par les
historiens guidés par le souci d’objectivité et vérité. Pourtant cette
distinction n’est pas si simple à établir. Hérodote voulait que les exploits
tant des Grecs que des Barbares ne soient pas perdus. Pourtant, il ajoutait,
concernant les responsabilités des uns et autres quant au déclenchement du
conflit entre les Perses et les Grecs :
Quant à moi, là-dessus,
je ne vais me prononcer ni pour ni contre. Mais je sais bien moi-même quel fut
l’agresseur des Grecs et je le dirai.
Son histoire est donc
située clairement. Elle prend place dans une culture et une tradition à un
moment donné. Et pourtant elle reste comme un des grands textes qui longtemps
ont donné le modèle de ce que devait être le travail de l’historien impartial.
Plus près de nous, les élèves des écoles ont d’abord appris l’histoire
nationale et l’histoire du monde n’était vue, finalement, que relativement à
cette histoire nationale. Les manuels d’Albert Malet et Jules Isaac (1877-1963)
qui ont formé des générations de jeunes gens exaltaient la nation française et
sa grandeur et pourtant n’étaient pas des livres de propagande : la vérité
historique y trouvait son compte et les défaites ou les fautes des chefs
n’étaient pas masquées. Si aujourd’hui, on cherche à enseigner d’abord une
histoire plus globale, moins centrée sur la nation, si on prépare, par exemple,
un manuel commun franco-allemand, ce n’est nullement un hasard ni le pur
produit d’un progrès de l’objectivité historique. C’est tout simplement que la
situation politique en Europe et dans le monde n’a plus grand-chose à voir avec
ce qu’elle était dans la première moitié du xxe
siècle et que l’on espère que l’éducation par l’enseignement de
l’histoire contribuera à former une nouvelle conscience européenne. L’histoire est
toujours une expression de « l’esprit du temps », pour reprendre
encore une formule de Hegel, qui fait remarquer que « ce que l’historien
présente comme l’esprit d’une époque risque d’être son propre esprit érigé en
maître. »
Ainsi l’histoire, sous toutes ses formes, est d’abord récit. Un
récit plus ou moins véridique, un récit formalisé selon les canons de l’ouvrage
d’histoire au premier chef, mais aussi le récit du guide pour des touristes
visitant un monument, un récit que chacun peut se raconter quand il se promène
dans des lieux familiers, un récit familial quand les parents ou les
grands-parents racontent leur propre histoire et leur participation éventuelle
aux évènements qui ont marqué l’histoire du pays. L’histoire se livre par des
témoignages dont l’historien devra reconstituer la trame d’ensemble pour
produire une narration.
Significativement, Paul Ricœur (1913-2006) fait découler récit
historique et récit de fiction de la même matrice. Il s’agit pour lui « d’affirmer
l’identité structurale entre l’historiographie et le récit de fiction »
.
Ricœur prend ici le mot « historiographie » dans son sens le plus
strict, « écriture de l’histoire » en général.
Temps humain et narration
L’objet propre de
l’histoire est le temps humain. L’histoire, au sens strict, vise à la
connaissance de ce qui n’existe plus. Certes, on peut définir une scientificité
de l’histoire (voir chapitre v)
mais cette scientificité est fondamentalement différente de celle qui concerne
des objets existants, qu’il s’agisse des sciences du monde physique ou des
sciences humaines. C’est cette spécificité qui explique qu’entre le récit
historique et le récit de fiction les différences formelles apparaissent
finalement très minces. L’historien Tite-Live et le poète Corneille (1606-1684)
racontent la même histoire des Horaces et des Curiaces. Tout se passe un peu
comme si Tite-Live avait écrit le scénario dont Corneille écrit les
dialogues ! Entre la pure fiction et l’histoire, il n’existe pas de
distinction toujours bien nette. De nombreux romanciers, hommes de théâtre,
cinéastes ont fait de l’histoire la matière même de leur œuvre. C’est
particulièrement net chez Shakespeare (1564-1616) dans la littérature
romantique du xixe
siècle (Hugo, Dumas). Et cette
similitude ne doit rien au hasard.
Pour comprendre cette
proximité, on peut faire un retour à Aristote. On dit couramment qu’Aristote
définit l’art comme « imitation » (mimesis) et on en déduit une règle de l’art qui est l’imitation de
la nature : par exemple, le peintre doit, tel Zeuxis peindre des raisins
si ressemblants que les oiseaux viennent les picorer ! Mais cette manière
de comprendre Aristote induit en erreur : l’artiste n’aurait finalement
qu’à reproduire la nature et, évidemment, la copie serait toujours moins bonne
que l’original. Il est sans doute préférable de suivre les traducteurs modernes
qui rendent le sens de mimesis par
« représentation ». Cela permet de mieux comprendre ce
qu’Aristote veut dire quand, dans la Poétique,
il affirme que l’art poétique est aussi mimesis :
toutes les espèces d’œuvres poétiques, tragédie, comédie, poésie dithyrambique,
etc., sont des « imitations » ou des représentations qui doivent
constituer des « fables » (muthos)
ou, comme Ricœur le traduit, des intrigues. Le poète, dans l’intrigue,
représente des actions. Aristote essaie
de fixer les règles de l’art de la représentation, mais au fond tout récit
procède de cette manière : « mise en intrigue » qui aboutit à
une représentation des actions. C’est pourquoi, après avoir défini les diverses
genres qui ressortissent à l’art poétique, Aristote en vient à poser la
question de la différence entre le poète et l’historien.
Il est
évident, d’après ce qui précède, que l’affaire du poète, ce n’est pas de parler
de ce qui est arrivé, mais bien de ce qui aurait pu arriver et des choses
possibles, selon la vraisemblance ou la nécessité.
En effet,
la différence entre l’historien et le poète ne consiste pas en ce que l’un
écrit en vers, et l’autre en prose. Quand l’ouvrage d’Hérodote serait écrit en
vers, ce n’en serait pas moins une histoire, indépendamment de la question de
vers ou de prose. Cette différence consiste en ce que l’un parle de ce qui est
arrivé, et l’autre de ce qui aurait pu arriver.
Cette différence, très
importante, évidemment, souligne en même temps la proximité de l’historien et
du poète tragique ou comique et, pourrait-on dire, l’unité structurelle de leurs
productions (poiêsis en grec renvoie
à la fabrication productrice d’un objet). Dans les deux cas, il s’agit de
représenter des actions, soit réelles (dans le cas de l’historien) soit
simplement possibles (dans le cas du poète) et les représenter selon certaines
règles de cohérence, selon des liens qui définissent précisément l’ensemble de
ces actions comme une intrigue, une unité qui a un début, un milieu et une fin,
ainsi que le dit encore Aristote.
Il faut donc déterminer
ce qu’est cet objet particulier, les actions, qu’il s’agit de représenter. Il
faut tout d’abord distinguer action et simple mouvement physique comme deux
domaines différents. On ne parlera pas d’action pour les mouvements des choses
de la nature. En général, on rapporte l’action à des sujets humains (ou à des
sujets assimilés à des humains, comme les animaux dans les fables). On dit
généralement que l’action se définit par des buts que le sujet anticipe la
réalisation. Une action a également des motifs qui peuvent servir d’explication
causale aux actions. Enfin les actions doivent pouvoir se rapporter au sujet
comme ses actions ; le sujet est alors un agent responsable de ses
actions. La question se complique cependant : pour parler d’action, il
faut être capable de saisir tout ce qui est pertinent du point de vue de
l’action. Par exemple, la respiration du héros ne fait pas partie de ses
actions ; mais cette respiration s’accélère en raison de la peur ou de
l’émotion, cet élément qui au sens strict n’est pas une action lui est
cependant liée. Parler de l’action, c’est donc être capable non pas seulement
de définir un concept de l’action, mais comme le dit Ricœur, de saisir un
« réseau conceptuel ».
S’il y a action, il y a
également passion. Si un sujet agit sur un autre, l’autre en pâtit. Mais, comme
le fait encore remarquer Ricœur, le récit n’est pas simplement une suite de
phrases d’action, « il y ajoute des traits discursifs » qui sont
précisément ceux qui permettent de produire un discours proprement narratif.
Quand on raconte une histoire, toutes les actions sont liées entre elles par
des liens qui représentent l’ordre temporel. Ainsi que le dit Ricœur,
« l’ordre syntagmatique du discours implique le caractère irréductiblement
diachronique de toute histoire racontée. »
Il y a donc bien une
structure commune au récit de fiction et au récit historique, celle de la
narration qui permet de produire une représentation du temps, c’est-à-dire de
rendre présente à l’esprit la dimension historique de l’esprit humain.
Œuvres littéraires et œuvres historiques
Si on veut bien admettre
avec Aristote que la poésie est imitation ou représentation, toute poésie n’est
pas narrative, c’est-à-dire que toute poésie ne représente pas des actions. La
poésie peut représenter les sentiments humains, des images, etc. Mais la poésie
épique, la comédie et la tragédie appartiennent bien à ce genre narratif, tout
comme cette invention beaucoup plus tardive qu’est le roman. Elles racontent
une histoire et peuvent fusionner avec le récit historique lui-même. L’histoire
peut servir d’arrière-plan à un récit de fiction – en fait, la plupart des
fictions doivent plus ou moins être situées historiquement. Les descriptions,
les conditions de l’action suffisent à définir cet arrière-plan. Mais loin
d’être un décor, l’histoire peut occuper une place bien plus grande au point
d’être le véritable sujet de l’action fictive : la fiction sert à mettre
en scène une certaine représentation de l’histoire, par exemple dans Quatre vingt treize de Victor Hugo.
L’indistinction relative entre
histoire et récit littéraire est particulièrement remarquable dans les mémoires
qui entremêlent les souvenirs de l’auteur et les souvenirs des évènements
historiques. On peut citer ici l’immense valeur historique que présentent les
récits de Primo Levi (Si c’est un homme)
ou de Robert Anthelme (L’espèce humaine)
quant à la connaissance de la réalité des camps d’extermination. La biographie,
elle aussi, est tout à la fois un genre littéraire et une œuvre d’histoire.
Une œuvre d’histoire peut
aussi avoir une valeur littéraire propre : le style, la manière dont la
vie des personnages est rendue ou la précision des descriptions, le souffle qui
est donné à l’action, ce sont autant d’éléments qui concourent à distinguer les
grands historiens du simple historien académique. Pensons ici à l’œuvre de
Michelet qui appartient peut-être autant à la littérature romantique qu’à
l’histoire.
Cette proximité de la
littérature et de l’histoire ne va pas sans poser de nombreux problèmes. On
peut confondre une biographie proprement historique et une biographie romancée.
Les débats français du xviie
siècle posent également ce problème : si l’auteur dramatique doit obéir
aux règles de la tragédie classique, il doit mettre en scène une intrigue
conforme à la vérité historique. La question ensuite est de savoir jusqu’à quel
point il peut s’écarter de la vérité historique pour rester conforme aux
exigences de l’art dramatique.
Or cette question n’est pas limitée à l’œuvre littéraire qui se
veut véridique historiquement ; elle est posée également à l’historien
confronté à la nécessité de la mise en récit de l’histoire.
Propos d’étape
L’histoire nous apparaît donc inséparable de la constitution de
toute cette mémoire collective qui fait en quelque sorte le ciment des sociétés
humaines. Or cette mémoire collective, qui inscrit l’homme dans le temps,
s’exprime par des récits. Cette première approche, cependant, ne fait que nous
amener vers notre sujet. Si l’homme est un être historique, ce n’est pas
seulement parce qu’il vit dans l’ombre du passé, c’est aussi qu’il est tourné
vers l’avenir. L’histoire est indissociablement liée à l’action au présent et à
une action qui n’est telle que parce qu’elle est orientée vers le futur.
L’histoire est objet de méditation. Elle n’est pas seulement ce
par quoi le temps devient humain (pour reprendre l’expression de Paul Ricœur).
Du récit on passe à la réflexion et à la méditation. Mais aussi à l’action.
L’histoire est censée délivrer des leçons. Elle fournit des exemples à suivre.
Comme l’imitation de Jésus-Christ et les vies des saints servent à la formation
de l’homme pieux, l’imitation des grands hommes sert à la formation de ceux qui
aspirent au pouvoir et à la gloire. Il y a donc une histoire édifiante.
Penser l’histoire, c’est aussi connaître dans leurs diverses
configurations les actions humaines. Si le récit historique doit être le plus
exact possible, c’est parce que cette connaissance exacte est une nécessité
pour qui veut agir, comme homme politique, comme stratège ou comme conseiller
des princes.
Les grands historiens de l’Antiquité, d’Hérodote à Salluste (86-35 a.c.) considèrent toujours
l’histoire sous l’angle de la vie politique et de la formation de l’homme
politique. L’histoire donne des leçons, c’est-à-dire quelque chose qui doit
être enseigné. L’exigence de vérité de ces historiens est indissociable de
cette pédagogie.
Histoire et philosophie politique : la leçon de Polybe
Polybe (vers 208 – vers
122 a.c.), d’origine grecque, il est retenu en
otage à Rome et écrit l’histoire de l’ascension de la puissance romaine. Il
soutient une exigence de vérité historique intransigeante : « la pire
faute en histoire, c’est le mensonge », dit-il
.
C’est qu’en effet, l’histoire « qui manque à la vérité ne mérite plus le
nom d’histoire. » Elle ne sert à rien, elle est « un récit
parfaitement inutile. » À partir de l’expérience de l’histoire romaine, il
en vient à formuler l’idéal d’un « gouvernement mixte », c’est-à-dire
un gouvernement combinant la monarchie, la démocratie et l’aristocratie.
Aristote avait déjà formulé cette proposition, mais chez Polybe, elle découle
des leçons de l’histoire. Il s’agit de montrer « tout le profit que les
gens désireux de s'instruire peuvent tirer de l'histoire pragmatique. »
Ce qui est réellement éducatif et bénéfique pour ceux qui étudient
l’histoire est la vue claire des causes des évènements et le pouvoir qui
découle de choisir la meilleure politique dans un cas particulier.
Après avoir étudié les divers types de constitutions (gouvernement
royal, aristocratie, démocratie et tyrannie, oligarchie et gouvernement de la
foule), Polybe montre qu’aucune n’est stable :
La forme primitive, spontanée et naturelle est la monarchie ;
puis vient la royauté, qui en dérive, mais qui la corrige et en redresse les
défauts ; si elle se transforme en un régime voisin, mais dégénéré, celui
de la tyrannie, leur ruine donne naissance à l'aristocratie ; quand
celle-ci à son tour tombe fatalement dans l’oligarchie, le peuple s’irrite et
fait porter aux grands la peine de leurs méfaits : c’est alors que naît la
démocratie ; mais quand à la longue viennent à sévir les violences
populaires et qu'on cesse de respecter les lois, c'est l'avènement de la démagogie.
On reconnaîtra avec évidence la vérité de tout ce que je viens de dire, si l'on
considère les origines, la genèse et l'évolution naturelle de ces différents
régimes ; il faut savoir comment chacun d’eux s'est formé, pour pouvoir en
saisir le développement, l'apogée, les transformations, et pour prévoir
l'époque, les causes et les circonstances de sa fin. C’est surtout à l'étude de
la constitution de Rome que j'ai résolu d'appliquer cette méthode, parce que sa
formation et ses progrès ont toujours été conformes aux lois de la nature.
Autrement dit, l’étude de l’histoire permet de déterminer des lois
de l’histoire (analogues aux lois de la nature) qui permettent de prévoir la
fin d’un régime politique particulier. Mais surtout, elle permet de formuler
des remèdes.
Or il en est de même pour les formes de gouvernement : chacune
contient en soi un germe corrupteur que la nature y a placé ; pour la royauté,
c’est la monarchie ; pour l’aristocratie, l’oligarchie ; pour la
démocratie, la démagogie et ses fureurs ; et il est impossible, dans chacun de
ces cas, que la première forme ne finisse pas par dégénérer en la seconde,
comme je l’ai montré précédemment. C’est ce qu’avait vu Lycurgue ; aussi
n’a-t-il pas établi une constitution simple et uniforme ; mais il a combiné
toutes les qualités et les propriétés des meilleurs régimes, pour qu’aucun
d’eux, prenant une prépondérance excessive, ne tombât dans le défaut qui lui
est inhérent il a voulu compenser l’action de chacun par celle des autres, pour
éviter que l’un d’eux ne rompît l’équilibre et ne fît pencher la balance de son
côté ; cet équilibre, il l’a établi et maintenu par le jeu des forces
contraires il a gouverné l’État comme un navire que des mouvements en sens
divers tiennent d’aplomb sur l’eau.
Ainsi l’étude de l’histoire vient-elle donner consistance aux
enseignements de la philosophie politique puisées dans la tradition grecque.
Les historiens romains et la République
Ce caractère politique
pratique de l’histoire se retrouve chez les grands historiens romains.
L’histoire est formatrice et normative. Les premiers historiens, rappelle
Cicéron, se contentent de tenir des annales, de simples enregistrements des
évènements courants, l’histoire ne peut jouer un rôle politique que si elle est
écrite par les spécialistes, c’est-à-dire par les orateurs. Salluste compare le
mérite de l’historien à celui de l’homme public dévoué au bien de la
cité :
Il est beau de servir l’Etat par de belles actions, mais bien
raconter ces actions n’est pas un mince mérite ; on peut conquérir
l’illustration par les travaux de la paix comme par ceux de la guerre ; et les
héros, comme leurs historiens, sont nombreux à mériter l’éloge.
Tite-Live fixe clairement
l’objectif de l’histoire :
Le principal et le plus salutaire avantage de l’histoire, c’est
d’exposer à vos regards, dans un cadre lumineux, des enseignements de toute
nature qui semblent vous dire : Voici ce que tu dois faire dans ton intérêt,
dans celui de la république; ce que tu dois éviter, car il y a honte à le
concevoir, honte à l’accomplir.
Mais ces historiens de
l’époque républicaine ou du début de l’empire savent subordonner cet objectif
proprement politique de l’écriture historique à la recherche de la vérité. Les
recherches les plus récentes ont montré que Tite-Live avait certainement eu
accès aux meilleures sources et que son travail d’historien reste remarquable,
aujourd’hui encore. Et surtout, on ne doit pas réduire leur ambition normative
à l’édification morale ou moralisante ou à propagande politique. Au contraire,
l’histoire est ici le point de départ d’une plus vaste réflexion qui concerne
la nature du gouvernement (comme on l’a vu avec Polybe) mais va souvent bien
au-delà.
Cicéron avec son De Republica écrit peut-être la synthèse
la plus achevée entre l’histoire et la philosophie. Ce dialogue « sur la meilleure
Constitution et sur le meilleur homme d'État » se présente comme un
dialogue fictif qui met en scène des ancêtres éminents comme Scipion Émilien.
Le premier livre porte sur le fondement du gouvernement et la détermination du
meilleur gouvernement. Cicéron suit d’assez près Polybe dans la typologie des
gouvernements et l’analyse de leur dégénérescence. Il défend le modèle de
gouvernement qu’il tire de l’expérience romaine, celui de la
« Constitution mixte », fusion des traits monarchiques,
aristocratiques et démocratiques. Mais cet équilibre de la constitution
républicaine moderne tient au fait qu’elle n’est pas la création d’un homme,
d’un législateur très sage comme Lycurgue pour Sparte ou Solon pour Athènes. Au
contraire, Rome s’est constituée dans « l’expérience que donne la longue
durée » et le livre II procède donc à un résumé de l’histoire de Rome
depuis sa fondation par Romulus. Cette histoire est riche de leçons. Elle
permet de comprendre la faiblesse de l’institution royale (qui peut si
facilement tourner à la tyrannie). Elle montre la sagesse de ces dirigeants
qui, en tâtonnant, ont mis en place les institutions permettant au peuple
d’avoir des droits. L’histoire ne remplace pas l’argumentation, mais comme le
dit Scipion (porte-parole de Cicéron dans le dialogue) :
Je prends dans l’histoire
de personnages et de temps glorieux, des exemples précis d’individus et
d’actions, à la lumière desquels je pourrai orienter le reste de mon discours.
Dans le livre III,
l’histoire va permettre de déterminer quels types d’hommes sont les meilleurs
pour la République. Le livre IV pose la question de l’éducation et l’on y voit
Cicéron procéder indirectement à une critique de l’éducation grecque. Le livre
VI dont on a gardé essentiellement le rêve de Scipion montre la portée
métaphysique de la vie civique conçue comme idéal.
Cette tradition d’une
histoire « philosophante » ou d’une philosophie fermement adossée à
la méditation de l’histoire se transmettra. On la retrouvera chez Tacite
(55-120), l’auteur des Annales. S’il
prend en compte le caractère inéluctable de la monarchie dans ce gigantesque
espace où s’exerce l’imperium de
Rome, Tacite reste cependant fidèle à l’inspiration de Salluste, Cicéron ou
Tite-Live : une histoire où la recherche de l’objectivité se mêle à une
réflexion philosophique.
Plus sans toute que dans
la lecture des Grecs, c’est d’abord dans la méditation des historiens romains
que puiseront les penseurs politiques de la Renaissance italienne qu’on classe
souvent sous le terme générique d’humanisme civique.
Toute l’œuvre de Machiavel (1469-1527) apparaît, sous un certain
angle, comme une longue réflexion sur l’histoire. Il se fait lui-même historien
en écrivant les Histoires florentines dans
la tradition des histoires que les gouvernements de Florence faisaient
régulièrement écrire par un lettré.
L’histoire fournit la matière expérimentale à partir de laquelle le
« très pénétrant florentin » (comme le nomme Spinoza) va élaborer sa
politique.
Le cycle historique
Machiavel reprend à
Polybe sa conception des cycles historiques :
L’effet le plus ordinaire des révolutions que subissent les
empires est de les faire passer de l’ordre au désordre, pour les ramener
ensuite à l’ordre. Il n’a point été donné aux choses humaines de s’arrêter à un
point fixe lorsqu’elles sont parvenues à leur plus haute perfection ; ne
pouvant plus s’élever, elles descendent ; et pour la même raison,
lorsqu’elles ont touché au plus bas du désordre, faute de pouvoir tomber plus
bas, elles remontent et vont ainsi successivement du bien au mal et du mal au
bien. La
virtù engendre le repos, le
repos l’oisiveté, l’oisiveté le désordre et le désordre la ruine des
États ; puis bientôt, du sein de leur ruine renaît l’ordre, de l’ordre la
virtù, et de la
virtù la gloire et la prospérité.
L’histoire des peuples passe donc par des
cycles qu’on doit étudier et comprendre.
La constance des passions humaines garantit que l’histoire n’est
pas un vain savoir. Ainsi :
Quiconque compare le passé au présent, voit que toutes les cités,
tous les peuples ont toujours été et sont encore animés des mêmes désirs, des
mêmes passions. Ainsi, il est facile par une étude exacte et bien réfléchie du
passé, de prévoir dans une république ce qui doit arriver et alors il faut, ou
se servir des moyens mis en usage par les anciens, ou n’en trouvant pas
d’usités, en imaginer de nouveaux, d’après la ressemblance des évènements.
Si la matière est semblable, la marche des évènements est
cependant toujours incertaine. Ainsi Machiavel peut-il montrer que « le
même accident peut sauver ou perdre une république ».
Les passions, matière de l’histoire
L’histoire permet
d’étudier la mécanique des passions humaines.
Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer
d’avance les hommes méchants et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes
les fois qu’ils en trouveront l’occasion.
Si cette méchanceté n’apparaît pas, c’est un fait purement
contingent. Mais « le temps est le père de toute vérité » et finit
par montrer au grand jour ce caractère fondamental des hommes. Cette méchanceté
se fonde sur la puissance du désir humain :
La nature a créé l’homme tel qu’il peut désirer tout sans pouvoir
tout obtenir ; ainsi le désir étant toujours supérieur à la faculté
d’acquérir, il obtient le mécontentement de celui qu’il dépossède pour n’avoir
lui-même que petit contentement de sa conquête. De là naît la diversité de la
Fortune humaine. Partagés entre la cupidité de conquérir d’avantage et le peur
de perdre leur conquêtes, les citoyens passent des inimitiés aux guerres, et
des guerres il s’ensuit la ruine de leur pays et le triomphe d’un autre.
Le parallèle avec le chapitre xiii
du Léviathan de Hobbes (1588-1679)
semble s’imposer. La puissance du désir rend les hommes ennemis les uns des
autres. Comme son illustre devancier et inspirateur, Hobbes préfère fonder sa
théorie politique sur une conception radicalement pessimiste de la nature
humaine. C’est de bonne méthode : si on a trouvé une théorie politique
robuste qui permette de concevoir une organisation viable des rapports entre
des humains fondamentalement méchants, on peut penser qu’a fortiori elle
conviendra fort bien si les humains se révèlent finalement moins mauvais qu’on
ne les avait supposés. L’inverse n’est évidemment pas vrai ! Une
constitution, une « politia »,
conçue pour des hommes doux comme des agneaux, tournerait presque immédiatement
au fiasco.
Partons donc de ces passions humaines. Détestables en elles-mêmes,
elles sont cependant l’élément permanent de l’histoire et c’est seulement en en
pénétrant la mécanique qu’on peut avoir une chance non seulement de comprendre
la logique des évènements mais encore d’agir.
Passé et présent
La réflexion politique a
l’histoire pour matière, mais Machiavel se garde bien de faire du passé
l’inégalable modèle auquel il faudrait soumettre le présent.
Tous les hommes louent le
passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus
de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne
connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on le
entend prôner encore ce qu’ils ont vu dans leur jeunesse.
C’est qu’en effet l’histoire est toujours contemporaine :
Rome sert à éclairer Florence, et Florence l’avenir de l’Italie. Pour autant,
Machiavel ne s’inscrit pas dans la ligne d’un progrès. Le passé ne vaut pas
mieux que le présent, mais celui-ci ne vaut pas mieux que celui-là.
En réfléchissant sur la marche des choses humaines, j’estime que
le monde dans le même état où il a été de tout temps ; qu’il y a toujours
la même somme de bien, la même somme de mal ; mais que ce mal et ce bien
ne font que parcourir les divers lieux, les diverses contrées.
Il y a ici quelque chose de très intéressant : si les lois de
l’histoire sont analogues aux lois de la nature, elles sont des lois de
conservation. Suivant l’occasion, les circonstances et la virtù des acteurs, les arrangements des relations de pouvoir
peuvent changer mais non la quantité globale de vertu et de vices. Ce qui est
gagné quelque part sera reperdu ailleurs. Mais cette conception de l’histoire
présuppose qu’il n’y a « rien de nouveau sous le soleil »,
c’est-à-dire que l’histoire n’est pas un processus véritablement créatif mais
une transformation des agencements et des rapports de forces.
Si l’étude de l’histoire peut aider à former qui veut devenir
prince, c’est-à-dire qui veut diriger l’État, celle-ci ne saurait suffire. La
politique reste, pour Machiavel, un art immanent à l’action qui suppose pour sa
réussite le concours de la fortune, d’une force de caractère virtuosa et de la capacité à saisir
l’occasion. Trois conditions qui limitent donc la fonction de la
connaissance historique.
L’idée que l’histoire pourrait donner des leçons est une idée
commune, peut-être rabâchée : on doit apprendre l’histoire pour ne jamais
recommencer les mêmes erreurs, dit-on. Le traumatisme que l’extermination des
Juifs d’Europe a provoqué renforce cette idée : ne pas oublier pour qu’il
n’y ait « plus jamais ça ! »
Hegel détruit cette illusion. Certes, les bons exemples peuvent
élever l’âme et, en ce sens, l’étude de l’histoire à cette fin peut être utile
pour les enfants. Pourtant :
Les destinées des peuples et des États, leurs intérêts, leurs
conditions et leurs complications constituent cependant un tout autre domaine
que celui de la morale. (Les méthodes morales sont des plus simples ; pour
un tel enseignement, l’histoire biblique est largement suffisante. Mais les
abstractions moralisantes des historiens ne servent à rien.)
Hegel ajoute brutalement :
L’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et
gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi
suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer.
La raison en tient à la matière même de l’histoire :
Chaque époque, chaque peuple, se trouve dans des conditions si
particulières, forme une situation si particulière. que c’est seulement en
fonction de cette situation unique qu’il doit se décider ; les grands
caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution
appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est
d’aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se
produire dans le passé, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui
souffle sur le présent; Il n’a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de
l’actualité. (L’élément qui façonne l’histoire est d’une tout autre nature que
les réflexions tirées de l’histoire. Nul cas ne ressemble exactement à un
autre. Leur ressemblance fortuite n’autorise pas à croire que ce qui a été bien
dans un cas pourrait l’être également dans un autre. Chaque peuple a sa propre
situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de
commencer par s’adresser à l’histoire.)
Chaque situation est singulière et l’application de maximes
générales est inutile, tout comme l’est le souvenir d’un évènement analogue
dans le passé. Si en effet l’histoire ne se répète pas, il est impossible d’en
tirer des maximes générales ou des « lois ». L’historien comme
l’homme d’action doit percevoir chaque situation comme une situation concrète
et non comme une répétition d’un schème. Or le concret est toujours la synthèse
de multiples déterminations. C’est dans cette capacité à saisir la singularité
du moment (de la conjoncture) que réside la qualité première des grands hommes
– un point sur lequel Hegel peut retrouver Machiavel.
« Qui ignore son passé est condamné à le revivre »,
disait Marc Bloch. Peut-être est-ce vrai, mais la connaissance du passé ne nous
protège pas d’avoir à le revivre sous une autre forme, généralement
méconnaissable et pourtant tout aussi tragique. D’une part, les situations
semblables ne font que se ressembler et nous sommes généralement incapables de
déterminer à quel niveau se situent ces similitudes. La répétition des
révolutions en France, de 1789 à 1871 n’est jamais la répétition du même schéma
même si les acteurs emploient le même vocabulaire, invoquent les grands
ancêtres ou croient rejouer des scènes déjà jouées. D’autre part, même si on
trouvait des situations suffisamment semblables pour qu’on soit tenté d’en
prévoir l’issue, les décisions des acteurs restent irrémédiablement contingentes
et donc imprévisibles.
On peut donc apprendre la physique pour l’appliquer aux machines,
aux bâtiments ou plus généralement aux actions sur la nature. Mais apprendre
l’histoire n’est pas d’une grande utilité pour l’homme d’action, en tout cas de
la même utilité que ces maximes générales qu’on se forge sur la nature humaine
et qui ne permettent jamais de comprendre les individus concrets auxquels l’on
a affaire. Les leçons de l’histoire, s’il y en a, ne donneront jamais des
recettes pour éviter les malheurs et atteindre nos fins.
L’importance morale et civique de l’éducation à l’histoire est
donc une constante de la culture européenne. C’est une histoire qui veut
édifier et instruire et c’est pour cette raison qu’elle réclame l’exactitude
factuelle et l’objectivité. Sans cette volonté de vérité, l’histoire perdrait
évidemment son intérêt instructif. Elle n’aurait guère plus de valeur que les
mythes et les récits fabuleux. Si l’on veut former des hommes et civiques doués
des vertus nécessaires pour affronter les situations les plus difficiles,
l’histoire doit être une véritable assimilation de l’expérience des générations
passées. Comme le dit Marc Bloch,
L’étude des expériences du passé nous offrirait une indispensable
gymnastique, car seule elle nous permet d’étudier des expériences complètes et
d’en mesurer jusqu'à bout les effets.
L’utilité de l’histoire pourrait cependant être dépassée par ses
inconvénients. L’homme chargé d’histoire ressemble à cet esprit transformé en
chameau dont parle Zarathoustra. Le sens historique peut être une maladie
qui paralyse l’homme d’action. Pour que le chameau devienne lion, il doit aussi
se débarrasser du lourd fardeau des leçons de l’histoire.
Les leçons de l’histoire sont orientées vers l’action. Mais à son
tour l’action humaine ne trouve son sens que si elle s’inscrit dans un
« sens de l’histoire ». L’expression s’entend de deux manières.
L’histoire pensée globalement a-t-elle une signification ou n’est-elle qu’une
« histoire de bruit et fureur racontée par un idiot » ? Mais le
sens de l’histoire peut aussi être entendu comme la ligne d’un progrès ou comme
un processus qui accomplit la destinée humaine.
Il faudrait donc penser globalement le devenir historique,
chercher à deviner dans l’enchevêtrement des actions humaines une ligne
directrice et des lois d’évolution. C’est d’abord à cette tâche que s’attelle
la philosophie de l’histoire au xviiie
et au xixe siècle.
Bien que la réflexion sur le mouvement d’ensemble de l’histoire
humaine et sa signification soit déjà au cœur de la pensée chrétienne –
d’Augustin à Bossuet – c’est au xviiie
siècle qu’apparaît une véritable philosophie de l’histoire laïque de
l’histoire.
Il serait plus juste de dire que deux courants se développent en
philosophie de l’histoire à partir des Lumières. Un courant, représenté par
Herder construit une réflexion sur l’histoire à partir de la critique du
« progressisme » des Lumières alors que l’autre, dont le représentant
le plus décidé est Kant soutient que les Lumières s’inscrivent pleinement dans
un mouvement historique dont la finalité est la construction d’un ordre légal
rationnel à l’échelle de la communauté humaine tout entière Universalité et pluralité
Le terme même
« philosophie de l’histoire » a été popularisé par Voltaire qui avait
publié en 1765 une Philosophie de
l’histoire par feu l’abbé Bazin. Cette philosophie de l’histoire commune
aux « philosophes de Paris » repose sur l’idée d’un progrès continu
de l’humanité qui trouve son épanouissement dans la civilisation chrétienne
européenne. Cette conception que Kant reprend finalement – même si c’est avec
beaucoup de prudence – suppose un comparatisme historique permettant d’établir
la supériorité d’une nation sur une autre, d’une civilisation sur une autre.
Herder (1744-1803) réfute cette conception en
récusant la possibilité même de comparer les civilisations. Ainsi, parlant de
l’Égypte ancienne, il écrit :
C’est une stupidité que
de détacher une seule vertu égyptienne de ce pays, de ce temps et de cette
première jeunesse de l’esprit humain et de la mesurer selon le critère d’une
autre époque ! Si […] le Grec pouvait à tel point se méprendre sur le
compte de l’Égyptien, et si l’Oriental pouvait détester l’Égyptien, notre
première pensée, me semble-t-il devrait être seulement de l’examiner seulement
là où il est, sinon on n’aperçoit, surtout du point de vue de l’Europe, que la
caricature la plus déformée.
Ce comparatisme,
complément nécessaire de la conception de l’histoire comme progrès linéaire,
produit donc des erreurs de perspectives qui interdisent de comprendre
réellement les autres civilisations.
Tu aurais beau de dix
façons différentes à l’aide d’un verre grossissant donner au jeune garçon la taille
d’un géant et projeter la lumière sur lui, tu ne pourras plus rien expliquer en
lui ; tout son maintien d’enfant est disparu et pourtant il n’est rien
moins qu’un géant !
Il y a donc, chez Herder,
une sorte de relativisme qui pourrait sembler anticiper le relativisme
contemporain : les sociétés, les cultures, les civilisations sont
incommensurables. Tous les éléments qui les composent sont liés par un ensemble
de liens internes qui forment système et la seule manière de les comprendre est
de se placer en quelque sorte de l’intérieur. C’est pour cette raison que
Herder fait des nations le véritable objet de l’histoire, parce qu’elles
forment une véritable unité. Par conséquent, les défauts qu’on peut repérer
d’un point de vue extérieur ne sont généralement que les conséquences
nécessaires de leurs qualités. De là, Herder en vient à réfuter toute vision
d’un progrès historique linéaire et peut-être même d’un progrès tout court.
Le vaisseau humain ne
peut rien contenir de parfait ; il lui faut toujours perdre en avançant.
Ce relativisme se combine
cependant avec un certain universalisme. Pour Herder, sous des formes diverses,
c’est toujours la même humanité qui s’exprime. Mais cette même humanité dans sa
réalité effective est toujours irréductiblement plurielle. Herder rejette la
tentation de ramener la diversité des formations humaines à des caractères
généraux :
Personne au monde ne sent
plus que moi la faiblesse des caractéristiques générales. On peint un peuple
entier, une période, une contrée entière – qui a-t-on peint ? On groupe
des peuples et des périodes qui se succèdent en alternant éternellement comme
les vagues de la mer – qui a-t-on peint ? à qui s’applique la peinture des
mots ? – En fin de compte on ne les groupe qu’en un mot général qui ne signifie
rien et sous lequel chacun pense et sent ce qu’il veut – moyen imparfait de
description ! que l’on est exposé à être mal compris !
Contre l’esprit
« philosophique et philanthropique de notre siècle » (celui des
Lumières), Herder récuse l’idée d’une « progression continue aboutissant à
une plus grande vertu et félicité individuelle. » Il y a bien un
développement historique, mais celui-ci n’a rien de continu et il ne conduit
pas vers un terme idéal. Le destin de chaque nation est s’appuyer sur celles
qui l’ont précédé et de céder la place – une idée qu’on retrouvera chez Hegel.
Herder ne refuse pas le
progrès en général et entre ces nations qui ont leur propre vie, ces peuples
qui se caractérisent par un « esprit » qui leur est propre, il
n’existe pas de frontières infranchissables. Herder refuse l’universel abstrait
et veut penser la réalité des communautés humaines sans sacrifier aux
abstractions rationalistes comme celles du contrat social qui réduit l’homme a
un individu abstrait séparé de la communauté dans laquelle il s’est formé.
Philosophe inclassable, le
Napolitain Giambattista Vico (1668-1744) a construit une oeuvre philosophique
majeure longtemps oubliée et dont on souligne cependant l’influence sur Hegel –
par là sur Marx – sur Jules Michelet (qui a donné une première traduction
résumée de la Scienza Nuova) ou sur
les penseurs italiens de l’époque contemporaine comme Benetto Croce ou Antonio
Gramsci.
Son autobiographie (La vie de Giambattista Vico écrite par
lui-même, 1728) est tenue pour une des grandes œuvres de la littérature
italienne. Mais sa grande œuvre philosophique est La science nouvelle dont la troisième édition est de 1744.
Anti-cartésien, Vico veut construire, une science nouvelle qui permette de
connaître « l’humanité des nations ». Pour construire cette science,
il commence par poser des axiomes qui doivent ramener tout ce qui est connu à
des principes de science. Ceux-ci portent sur la nature de l’esprit humain et
les tendances fondamentales des hommes quand ils sont dans l’ignorance. La
science nouvelle se veut une science politique qui doit « être utile au
genre humain », « relever et soutenir l’homme déchu et faible ».
Vico critique la philosophie qui ne peut être utile qu’au petit nombre. Il
faut, au contraire, faire comme la législation, considérer l’homme tel qu’il
est pour transformer ses passions en vertus. De fait, les hommes ont toujours
vécu en société et il existe donc un droit naturel. Il complète cette première
approche par une série de considérations générales sur la psychologie des
hommes.
Il définit des principes
dont celui-ci : « ce monde civil a certainement été fait par les
hommes, et par conséquent on peut, parce qu’on le doit, trouver ses principes à
l’intérieur de modifications de notre propre esprit humain. » Puisque le
monde naturel a été fait par Dieu, sa connaissance en est fort
incertaine ; par contre puisque les hommes ont fait le monde humain, ils
peuvent en acquérir la science. Il souligne l’existence d’institutions
communes à toutes les sociétés humaines, « trois coutumes humaines
suivantes : toutes ont quelque religion, toutes contractent des mariages
solennels, toutes ensevelissent leurs morts ». Au-delà des différences
entre les nations et les époques historiques, il existe donc bien des
invariants.
Enfin Vico définit sa
méthode. La science doit commencer « avec le moment où ces êtres
commencèrent à penser humainement ». Pour Vico, toute civilisation se
fonde d’abord sur l’état d’ignorance et de barbarie dans lequel les hommes se
trouvaient originairement. Mais cette la situation de détresse va pousser les
hommes à penser. L’homme à l’état bestial n’aime que son salut, mais faisant
société uniquement dans ce but, il en vient à « aimer son salut en même
temps que le salut des cités. »
Vico développe une
« science » qui englobe la théologie (car toutes les nations sont
d’abord fondées sur la religion), le droit et l’histoire des idées depuis que
l’homme pense – et donc il ne se limite pas aux idées philosophiques, mais
englobe les récits fabuleux, les mythes, etc., qui ont formé les conditions du
développement des méditations philosophiques : « ce que les poètes
avaient d’abord senti dans leur sagesse vulgaire, les philosophes le comprirent
ensuite dans leur sagesse absconse. » Le livre III met en œuvre la méthode
générale en se lançant à la « Découverte
du véritable Homère ». Le livre IV soutient que l’histoire de toutes
les nations suit un schéma ternaire : elles suivent le même cours
« en suivant un ordre jamais interrompu de causes et d’effets toujours
présent chez elles par trois sortes de natures. » Enfin le livre V est
construit autour de l’idée de « récurrence » historique : les
nations modernes répètent le cours des nations anciennes.
L’interprétation de
l’œuvre de Vico est complexe. D’un côté, on en fait le précurseur de la
philosophie de l’histoire qui s’épanouit avec Hegel et finalement l’un des
penseurs de l’historicisme et de l’histoire romantique. Mais on peut aussi le
lire comme un esprit tourné vers le passé, « plus un archéologue qu’un
architecte, un maître de fouilles plutôt que de projets », comme le dit
Paolo Cristofolini.
La raison dans l’histoire
Hegel reprend la tâche là ou Kant et Herder l’avaient laissée. Il
tente comme Vico (voir encadré) de penser l’histoire comme philosophique et la
philosophie comme historique. Comme Kant, il veut chercher la raison dans
l’histoire et il se situe ainsi du point de vue de l’histoire universelle. Mais
comme Herder, il affirme que la réalité historique est constituée des peuples.
L’universel n’existe que dans et par le particulier.
L’histoire universelle
Hegel distingue trois sortes d’histoires : l’histoire
originale, celle qui s’en tient à la narration des évènements, l’histoire
réfléchie qui cherche à tirer des leçons de l’histoire (voir chap. II) et enfin
l’histoire proprement philosophique, celle qui vise à découvrir « la
Raison dans l’histoire », titre qui sera donné à ses leçons sur la
philosophie de l’histoire. Comme Kant, Hegel refuse de se contenter d’une
histoire évènementielle qui nous met aux prises avec les passions humaines et
un devenir chaotique. « Tout ce qui réel est rationnel » et donc les
ambitions humaines, les passions et les intérêts doivent être compris comme les
moyens rationnels d’accomplir le destin historique de l’humanité. Chez Kant, on
présuppose un plan de la Providence et l’homme, selon les lois de sa propre
nature, doit accomplir ce plan de la Providence. La doctrine hégélienne est
assez différente et la difficulté à la comprendre provient de la difficulté
intrinsèque du concept d’Esprit chez Hegel. On peut dire que Hegel, l’Esprit
est Dieu – c’est d’ailleurs la troisième figure de la forme trinitaire – c’est
aussi l’homme, non pas l’individu mais l’homme dans ses manifestations
culturelles, qu’il s’agisse de l’organisation politique, juridique et morale
qui témoigne de l’esprit objectif ou qu’il s’agisse de l’art, de la religion ou
de la philosophie, les trois figures de l’esprit absolu selon Hegel. Ainsi
l’histoire serait le mouvement même par lequel, sous des figures changeantes,
l’Esprit devient ce qu’il est.
L'histoire universelle n'est que la manifestation de cette raison
unique, une des formes dans lesquelles
elle se révèle, une copie
du
modèle originel dans un élément particulier, les Peuples.
En effet, l’Esprit, en lui-même est raison et c’est cela qui
constitue la matière même de l’histoire, « la marche rationnelle et
nécessaire de l’Esprit du monde, Esprit qui constitue la substance de
l’Histoire
. »
Ainsi Hegel justifie-t-elle na nécessité d’une philosophie de
l’histoire :
La seule idée qu’apporte la philosophie [à l’histoire] est la
simple idée de la Raison – l’Idée que la Raison gouverne le monde et que, par
conséquent, l’Histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement.
Si on s’en tenait à ces affirmations, on croirait que Hegel se
contente de substituer une histoire mystique à l’histoire réelle. Mais si le
but de la philosophie est de penser la réalité, comme il le répète tout au long
de son œuvre, Hegel doit maintenant rendre raison de la réalité historique.
L’effectivité de l’histoire : passions et raison
Partons donc du « spectacle de l’histoire » pour en
comprendre les ressorts. Les hommes, pour Hegel, ne sont pas des pantins
manipulés par la fortune ou la providence qui feraient en quelque sorte
l’histoire à leur insu. Il faut donc rendre raison des mobiles des actions
humaines :
Or la première image que nous offre l’histoire est celle des
actions humaines telles qu’elles dérivent des besoins, des passions, des
intérêts, de l’idée que les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de
leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de
l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts, etc., qui
apparaissent comme les seuls mobiles.
Passions et intérêts sont traditionnellement conçus comme des
mobiles irrationnels : l’homme que conduit sa raison ne suit pas ses
passions et ses intérêts raisonnables sont ceux de l’humanité tout entière.
Considérée sous cet angle l’activité historique apparaît donc comme
fondamentalement irrationnelle et donc et seuls les héros et les saints par
l’exemple qu’ils donnent en justifieraient l’étude.
I1 est vrai que les individus se proposent aussi des fins
générales et veulent faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le
Bien qu’ils veulent faire est d’une nature plutôt limitée. (…) La destination
de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le cercle de leur
activité, mais il s’agit de quelques individus isolés qui paraissent
insignifiants par rapport à la masse de l’espèce humaine, et l’espace où se
déploient leurs vertus est relativement restreint.
Il ne faut donc pas chercher dans l’histoire des épisodes
édifiants, ni des modèles à imiter car cette recherche s’épuiserait assez vite.
Les vertus morales ne jouent qu’un rôle secondaire dans l’histoire et les
vertus des grands hommes – comme Machiavel et Montesquieu (1689-1755) l’avaient
déjà fait remarquer – sont bien autre chose que les vertus chrétiennes.
Les passions, en revanche, les fins de l’intérêt particulier, la
satisfaction de l’amour‑propre, sont la puissance la plus grande. Leur force
réside en ceci, qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la
moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de la passion
est plus apparentée à la nature humaine que l’apprentissage long et artificiel
du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité.
Ainsi s’opposeraient la puissance des passions et l’impuissance de
la raison. Et cette opposition conduite à une vision mélancolique de
l’histoire :
Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les
conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer
non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux
fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité,
la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain,
lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous
ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général.
La conscience morale ordinaire est ainsi complètement désarmée
face à l’histoire humaine. Et, paradoxalement, celui qui s’abandonne à cette
méditation misanthropique et dénonce moralement l’histoire telle qu’il la
perçoit est condamné à se réfugier en lui-même dans un repli égoïste – celui du
Candide de Voltaire qui, ayant
renoncé à trouver du sens au chaos du monde, se contente de « cultiver son
jardin ».
On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants,
sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les
malheurs infligés à la vertu, l’innocence, aux peuples et aux états et à leurs
plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que
rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son
emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi ; c’est le
destin ; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette
douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos
intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en
sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines.
Cette attitude est un renoncement aux exigences de la raison, un
renoncement à la raison elle-même. Hegel se moque de ceux qui se complaisent
« mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspire
ce premier bilan négatif ». Au contraire,
dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne
voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la
destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le
véritable résultat de l’histoire universelle.
Actions individuelles et sens de l’histoire
Il faut donc comprendre comment s’articulent
« dialectiquement » les mobiles particuliers et la « destination
substantielle de l’histoire ».
Les buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre
pensée, dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais
n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une possibilité,
un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu encore à l’existence. Pour qu’il
soit une réalité, un second moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la
réalisation, qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général de
l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que ces concepts et
ces déterminations existant en soi s’accomplissent et se réalisent.
Les actions humaines sont pensées. On part donc bien de la pensée
pour arriver à l’acte. De ce point de vue, les évènements historiques se
distinguent bien radicalement des phénomènes naturels. Ces derniers existent
simplement alors que les premiers sont réfléchis parce que l’esprit est libre.
Les actions humaines sont toujours de la pensée en acte et, au demeurant,
l’historien, spontanément réfléchit de cette manière : quand il est
confronté à un évènement, il cherche à le comprendre, c’est-à-dire à suivre les
opérations mentales qui ont conduit les acteurs à prendre telle ou telle
décision, celle-ci plutôt qu’une autre. Mais comment ces pensées se
forment-elles ? Si les hommes suivent des lois et des principes – par
exemple, celui de l’honneur dans la tragédie cornélienne – ceux-ci ne découlent
pas d’une loi générale abstraite, celle de la raison, par exemple, mais
supposent la médiation des besoins et des désirs humains. Les besoins et désirs
humains ne sont pas extra-logiques, ils ne sont pas extérieurs à la formation
des principes. Pour que l’homme obéisse à des principes généraux, il faut
encore que ceux-ci soient les siens, qu’il les aient formés lui-même. Au lieu
d’opposer passions et vertus, Hegel montre que ces dernières ne sont vraiment
actives que lorsqu’elles animent l’individu tout entier, c’est-à-dire
lorsqu’elles sont aussi des passions. Si, chez Corneille, les vertus et le
devoir s’opposent aussi violemment à la passion – en l’occurrence la passion
amoureuse, celle du Cid pour Chimène, celle de Camille pour Curiace – c’est que
le devoir est, lui, aussi une passion impérieuse, aussi irrésistible, aussi
furieuse et aveugle que la passion amoureuse.
Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas
immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires et leur confère
l’être, c’est le besoin de l’homme, son désir, son inclination et sa passion.
Pour cette raison, Hegel affirme que, dans l’histoire, rien de
grand ne s’est fait sans passion. On a coutume d’opposer les passions et les
intérêts et même l’avènement du monde moderne serait celui où les intérêts se
substituent aux passions comme la gloire ou l’honneur. On trouve cette idée en
filigrane aussi bien chez Hobbes
que chez Montesquieu.
Pour Hegel, au contraire, il y a comme une sorte de continuité : besoin,
inclination, passion, intérêt. Ce ne sont pas là des formes de l’activité de
l’esprit qui s’opposeraient, mais bien des modalités de la liberté :
Pour que je fasse de quelque chose une œuvre et un être, il faut
que je sois intéressé. Je dois y participer et Je veux que l’exécution me
satisfasse, qu’elle m’intéresse. « Intérêt » signifie « être
dans quelque « chose », une fin pour laquelle je dois agir doit
aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma fin personnelle. Je dois en
même temps satisfaire mon propre but, même si la fin pour laquelle j’agis
présente encore beaucoup d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le
deuxième moment essentiel de la liberté : le droit infini du sujet de
trouver la satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent
s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer activement. Il
faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour‑propre.
Les moralistes reprochent à la passion d’être aliénante :
dans la passion, je suis dans l’objet de la passion, je suis en dehors de
moi-même au lieu d’être en moi-même et d’être moi-même. Mais Hegel montre qu’il
s’agit là de la condition même de l’action. Pour agir, il faut bien être dans
l’objet de son action – le distrait, celui qui n’a aucune envie d’agir, qui accomplit
mécaniquement des gestes, « n’est pas à ce qu’il fait » dit fort
justement la langue ordinaire. L’amour, la gloire, le bien public, ce sont là
autant d’intérêts qui sont les mobiles de l’action. Évidemment, on identifie
trop souvent l’intérêt au calcul égoïste, le plus souvent évalué en termes de
bien matériels : après tout un capital placé est porteur d’intérêts !
Mais celui qui consacre son activité à une chose n’est pas
seulement intéressé en général, mais s’y intéresse : la langue rend exactement
cette nuance. Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les
individus qui y collaborent ne se satisfassent aussi.
Rien ne s’accomplit donc en dehors de la liberté des acteurs et
dans chaque action l’individu voit d’abord son propre intérêt. Comment peut-il
alors un intérêt général que réalisent les individus ?
Car ce sont des individus particuliers, c’est-à-dire des hommes
dont les besoins, les désirs et les intérêts en général sont particuliers, tout
en étant foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il faut
compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur volonté propre, mais
aussi celui de leur réflexion, de leur conviction ou tout au moins de leur
opinion, si toutefois le besoin du raisonnement, de l’entendement et de la
raison s’est déjà éveillé.
Le général n’existe que par le particulier, sans quoi il ne
resterait qu’une abstraction. Mais c’est parce que le particulier est déjà
général. D’une part, parce que les hommes se ressemblent : en tant
qu’humains, ils ont tous, plus ou moins, les mêmes inclinations, les mêmes
passions et les mêmes intérêts. D’autre part, parce que la raison étant
commune, ils sont amenés à effectuer les mêmes raisonnements dans des
situations semblables. Enfin parce que leur pensée se forme au contact des
autres, dans une culture commune. Autrement dit, il n’y a nulle contradiction
entre l’affirmation selon laquelle l’histoire suit un dessein global et celle
de la liberté humaine. Bien au contraire, le développement rationnel du processus
historique doit toujours faire une place plus grande à la liberté des individus
face à des déterminismes qui prendraient leur source dans la tradition ou
l’autorité des générations passés.
La ruse de la raison
Donc, là où nous voyons le jeu des passions individuelles, il est
nécessaire de penser la réalisation progressive d’un mouvement historique, même
si les formes de cette réalisation en contredisent apparemment le contenu. Ce
que Hegel nomme la « ruse de la raison ».
Les passions se satisfont de façon analogue ; elles se
révèlent suivant leur détermination naturelle, mais elles produisent l'édifice
de la société humaine dans lequel elles ont confié au droit et à l'ordre le
pouvoir contre elles-mêmes.
On peut trouver un antécédent à cette « ruse de la
raison » chez Kant quand il affirme que « même un peuple de
démons », « pourvu qu’ils aient un entendement », serait conduit
par la dynamique même des lois de l’histoire à construire un ordre de droit
rationnel.
Cette « ruse de la raison » peut parfois donner
l’impression d’être un véritable tout de passe-passe. Ainsi Hegel se livre
parfois à une étonnante apologie du fait accompli qui conduit à la
glorification des grands hommes. À propos de Jules César, il écrit :
Ce qui le guidait n'était pas seulement son intérêt particulier
mais aussi un instinct qui a accompli ce que temps réclamait.
Comment la raison se réalise-t-elle dans l’histoire, c’est-à-dire
comment devient-elle réalité objective ? La réponse de Hegel est sans
ambiguïté, il s’agit de l’État, à condition de ne pas réduire l’État au
gouvernement ou à l’administration (c’est-à-dire à ce que nous appelons
« appareil d’État »), mais en comprenant l’État comme la sphère
englobant toutes les sphères de la vie sociale, la famille, la société civile –
la sphère de la production et des échanges – le système du droit et les
« bonnes mœurs », c’est-à-dire la vie éthique d’un peuple à une
époque historique donnée. D’où ce paradoxe : défenseur ardent de la
liberté individuelle, Hegel fait de l’État le commencement et la fin de cette
liberté.
L'État est donc la forme historique spécifique dans laquelle la
liberté acquiert une existence objective et jouit de son objectivité. Car la
loi est l’objectivité de l'Esprit et la volonté dans sa vérité ; seule la
volonté qui obéit à la loi est libre ; car elle obéit à elle-même, se
trouve auprès d'elle-même et est libre.
La finalité de l’histoire est donc la création de l’État rationnel
moderne, un État constitutionnel, c’est-à-dire soumis aux lois et non aux
caprices d’un chef ou d’une aristocratie, un État organique, c’est-à-dire
englobant toutes les sphères de la vie sociale tout en respectant leur
autonomie, un État enfin garant des droits de la personne et de la liberté
individuelle sous la condition que les individus reconnaissent la suprématie de
la volonté générale incarnée par l’État.
Les diverses phases de l’histoire humaine doivent donc être
envisagées en rapport avec cette « fin de l’histoire ». Le despotisme
antique est la reconnaissance de la liberté d’un seul, une liberté réduite à
l’arbitraire du despote et à la servitude de tous. La démocratie athénienne
n’était que la liberté de quelques-uns mais supposant l’esclavage de la grande
masse. C’est seulement avec le christianisme, soutient Hegel, que l’homme est
posé comme libre en lui-même. Mais cette liberté est restée simplement posée,
virtuellement en quelque sorte, et les premières formes politiques de
l’histoire chrétienne enserraient le noyau rationnel du christianisme dans des
formes barbares tant sur le plan religieux que sur le plan politique. C’est
seulement avec la religion réformée (celle de Luther) et la création des États
constitutionnels modernes que ce qui avait simplement posé devient réalité.
La fin de l’histoire
Il y a donc bien chez Hegel une thèse de la « fin de
l’histoire » en un double sens. D’une part l’histoire ne peut être
comprise que d’un point de vue téléologique : ce qui lui donne sens, c’est
la finalité que lui assigne l’esprit, c’est-à-dire l’État rationnel. D’autre
part, une fois atteint ce stade de l’État rationnel, aucun au-delà n’est
envisagé. Ainsi l’État rationnel peut-il apparaître comme la fin au sens de
terme de l’histoire. Cette dernière interprétation de Hegel fut reprise par des
essayistes contemporains. L’Américain Francis Fukuyama s’inspira-t-elle de
cette interprétation de Hegel pour annoncer que l’effondrement du mur de Berlin
marquait le triomphe définitif de la démocratie. Cette thèse peut cependant ne
se prévaloir de l’autorité de Hegel qu’avec beaucoup de difficultés, et ce pour
plusieurs raisons :
-
le monde de Hegel reste un monde d’États nations
sans aucun dépassement supra-national possible. Des États donc qui restent
rivaux et même hostiles les uns aux autres, la guerre restant d’une certaine
manière un horizon indépassable.
-
Hegel sent assez beaucoup d’acuité que le
développement de la liberté d’entreprendre, propre au mode de production
capitaliste, va aiguiser les conflits sociaux et menacer l’unité de l’État.
Hegel propose, certes, que l’État mette en place des mécanismes pour empêcher
le développement de la misère – ce que nous nommerions aujourd’hui
« protection sociale » ou encore « État providence ». Mais
fondamentalement, pour lui, la solution à la misère reste la colonisation.
On peut voir là une limite voire un défaut rédhibitoire de la
conception hégélienne. Mais cela reste cohérent avec la conception générale de
l’histoire qu’il défend. L’histoire n’a pas pour but de tirer des leçons ni de
prédire l’avenir. En tant qu’histoire philosophique, elle subit le même sort
que la philosophie : elle vient toujours trop tard. La claire conscience
de l’époque historique ne se fait jour que lorsque toutes les potentialités de
cette époque ont été épuisées et qu’elle se met « à peindre du gris sur du
gris ». « L’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule »,
dit la préface aux Principes fondamentaux
de la philosophie du droit.
Par leur confiance dans le progrès, leur foi dans le triomphe de
la raison, Kant et Hegel appartiennent bien tous deux, sous des formes
différentes, à la philosophie des Lumières. Mais elle reste, comme histoire
téléologique, une histoire théologique. La clé explicative est finalement la
présupposition d’une Providence divine chez Kant. Chez Hegel, comme nous l’avons
vu, l’esprit existe dans l’homme en tant qu’être historique agissant, mais
l’esprit, fondamentalement est divin. C’est pourquoi la religion joue un si
grand rôle dans l’ensemble du système hégélien et dans sa philosophie de
l’histoire en particulier. Pour Hegel, « L’État repose sur la
religion »
et « Chaque État déterminé est né d'une religion déterminée. »
En effet :
L'État a le même principe que la religion ; la religion ne
vient pas de l'extérieur pour régler le mécanisme intérieur de l'État, la
conduite des individus et leur rapport avec lui. Bien au contraire la religion
est la première intériorité: c'est elle qui se détermine et agit en eux.
Non seulement religion et État ont le même principe, mais Hegel
laisse entendre que la religion est principe de l'État, de la société et de
l'individu. Certes, « la religion ne vient pas de l’extérieur », elle
est une sorte de « religion organique » propre à l’État rationnel.
Mais il reste que :
C'est la vie tout entière qui doit exprimer la religion et l'homme
est
essentiellement un être qui doit
avoir le sens de l'ordre éthique et du devoir.
Et, par conséquent :
Le système où s'ordonne la vitalité d'un peuple doit se former
conformément à la religion.
Évidemment, cette conception religieuse de l’histoire ne va pas de
soi. Son fondement ultime est bien métaphysique et échappe à toute
vérification. On a beaucoup reproché à Hegel de vouloir faire entrer toute
l’histoire réelle, empirique, dans le lit de Procuste d’un système, certes,
grandiose, mais qui ne peut que servir de légitimation, a posteriori, à ce qui a été. Nous voyons un peu plus loin les
critiques de la philosophie de l’histoire.
Une conception moins métaphysique consisterait à réduire la notion
de sens de l’histoire à une simple direction générale du mouvement historique,
sans que l’on puisse assigner à l’avance quelque fin. Depuis quelques siècles,
il semble aller de soi qu’il y a un progrès historique. L’histoire est progrès
du simple au complexe, du sauvage au civilisé, de la misère vers le bonheur
(proclamé comme un droit par les révolutions américaine et française de la fin
du xviiie siècle), un
progrès de l’obscurité vers la
Lumière. Si le progressisme nous semble naturel, remarquons cependant que la
conception de l’histoire comme décadence fut longtemps une idée dominante et le
reste sans doute aujourd’hui partiellement (« dans le temps, c’était
mieux »). Chez Platon, reprenant Hésiode, l’histoire humaine passe de
l’âge d’or à l’âge de fer. Cette conception rencontre aussi spontanément le
sens romantique : nostalgie et mélancolie sur le thème du déclin.
L’histoire comme progrès n’est donc conçue qu’à un moment historique précis.
Après la grande crise du
xive
siècle, l’horizon européen s’élargit brusquement. La reprise de l’économie, les
grandes découvertes, les bouleversements religieux, tout cela fait voir
l’histoire comme un progrès, comme ascension. Le savoir est conçu comme un
programme qui ne vise plus simplement le savoir lui-même mais
« l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans
aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y
trouvent » et surtout tout ce qui est utile « pour la conservation de
la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les
autres biens de cette vie » ainsi que le dit Descartes
.
De ce progrès, on passera à celui de l’esprit humain, de la moralité et des
institutions politiques. Si la raison humaine peut s’engager dans un mouvement
infini du progrès de la connaissance, comment, dans le même temps, l’homme
resterait-il dans la dépendance politique ? Le progrès est donc le
mouvement par lequel l’homme accède à l’autonomie, à la capacité de se donner à
lui-même sa propre loi.
Les grands succès remportés par les sciences de la nature ont
fourni à ces idées des bases à prétention scientifique. Passant de la physique
à la « physique sociale », on a cru découvrir le « moteur de
l’histoire » et donner ainsi une explication scientifique d’un progrès qui
devait s’accomplir avec la rigueur des lois de la nature. « L’histoire,
jusqu’à nos jours n’est que l’histoire de la lutte des classes » affirme
Marx, pour compléter en précisant que cette histoire n’est qu’une préhistoire
qui ouvrira la voie à la véritable histoire, celle où les hommes maîtriseront
leur destin au lieu d’être « soumis à la force aveugle de leurs
échanges ». À la suite des découvertes de Darwin, l’histoire va être vue
comme un processus de sélection naturelle : les peuples et les
civilisations les mieux adaptés doivent dominer le monde. Les plus
« avancés » doivent montrer la voie aux plus « arriérés »
et les civilisations inaptes au progrès sont condamnées à disparaître.
Pourtant, en dépit des certitudes du scientisme, la confiance dans
le progrès s’est retournée. Les Lumières ont dû faire face à une première
critique du progrès, celle de Rousseau qui considère que le progrès n’est le
plus souvent que progrès de la corruption et de la servitude. Au moment où les
progrès des arts et des sciences sont supposés civiliser l’homme, Rousseau rétorque :
le luxe, la dissolution et l’esclavage ont été de tout temps le
châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de
l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés.
La critique rousseauiste se doublera de la critique romantique qui
voit dans le progrès scientifique, technique, mais aussi politique, la perte
d’une authenticité des sentiments humains qui fait du monde moderne un enfer et
non le paradis que décrivent ses laudateurs.
À la critique romantique du progrès vient s’ajouter un pessimisme
plus profond né sur le sol du scientisme lui-même. La crise et le déclin de la
civilisation sont annoncés. La barbarie nazie n’est pas le retour d’un passé
refoulé, mais apparaît comme une des figures possibles de la « modernité »
et du « progrès ». Et, la prise de conscience écologiste, à la fin du
xxe siècle, viendrait
sonner le glas de ce grand rêve de toute la modernité, rendre l’homme
« comme maître et possesseur de la nature ». Avec les conséquences
qui en découlent : renoncer à l’idéal d’autonomie et retourner à la
soumission aux forces sacrées. Référence philosophique de « l’écologie
profonde », Hans Jonas soutient que l’évolution historique est arrivée à
un point de retournement.
Il tente
de montrer que la situation actuelle est si radicalement différente des
situations passées que toutes les philosophies passées, toute la tradition
rationaliste, ne valent plus rien et qu'il est même peut-être impossible
de penser notre devoir moral sans recours à la religion
.
Face à ce qu'il considère comme le vide éthique de notre époque, où le
mouvement d
u savoir moderne
sous la forme des sciences de la nature a emporté toute norme, se pose la
question de
savoir si sans le rétablissement de la catégorie du sacré qui a
été détruite de fond en comble par
l’Aufklärung scientifique nous
pouvons avoir une éthique capable d’entraver les pouvoirs extrêmes que nous
possédons aujourd’hui et que nous presque forcés d’acquérir et de mettre
constamment en œuvre
.
À l’espérance dans le progrès historique, défendue par le
philosophe, hégélien et marxiste à la fois, Ernst Bloch (1885-1977)
,
Jonas oppose une « heuristique de la peur ». Contre la folle
revendication de l’autonomie, Jonas soutient que les « paradigmes éminents »
de la responsabilité sont maintenant les parents et l’homme d’État. La relation
parents/enfant est « l’archétype de toute responsabilité de l’homme envers
l’homme »
.
Contre les Lumières, Jonas proposent de traiter tous les hommes comme des
enfants qui ont besoin de protection et d'amour mais, sans doute aussi de
l'autorité du
pater familias qui
redevient logiquement l’archétype de tout pouvoir politique.
On le voit, la critique de l’idéologie du progrès porte loin. Il y
aurait beaucoup à dire sur le travail de Jonas. Il a cependant l’avantage de
souligner en la dramatisant la contradiction dans laquelle nous sommes :
soit nous acceptons comme profondément vraie la conception progressiste de
l’histoire et nous devons aller d’un pas hardi vers un avenir radieux qui
pourrait bien ressembler au « meilleur des mondes » d’Aldous Huxley
ou à ce « bonheur insoutenable » décrit par Ira Levin
.
Soit nous considérons qu’il faut donner un coup d’arrêt à ce progrès technique,
économique, mais aussi scientifique qui menace de ruiner les fondements mêmes
de la vie humaine, mais alors il faudrait mettre en route une spirale
régressive que personne ne peut raisonnablement vouloir.
Au-delà de ce dilemme angoissant, nous devons constater que la
vision progressiste de l’histoire est largement une construction
rétrospective : tous les évènements antérieurs sont jugés à l’aune de leur
devenir. Ainsi on a pu soutenir que les invasions « barbares » et la
destruction de l’Empire romain n’ont fait qu’exécuter la « sentence de
l’histoire » contre un système despotique, les envahisseurs francs et
germains introduisant un principe de liberté qui, combiné au christianisme
devait préparer l’Europe moderne. La négation féodale de l’Antiquité préparait
donc la négation de la négation, c’est-à-dire la liberté des Modernes. Certes,
la crise de l’immense machine de l’Empire romain venait de loin et les
invasions qui détruisirent l’empire d’Occident ne firent que donner le coup de
grâce à une domination romaine déjà très différente de ce qu’elle était aux
temps d’Auguste ou d’Hadrien. Mais pendant quelques siècles, les habitants de
l’Empire ont dû avoir beaucoup de mal à se dire que les Vandales étaient les
porteurs de la nécessité du progrès historique ! La plupart des villes de
l’Empire se sont vidées. Selon les estimations, Rome a perdu entre 80 et 90% de
sa population. L’agriculture, les voies de communication, l’instruction, les
arts et les lettres suivent ce mouvement des « désurbanisation », de
régression de la vie civile ou civilisée, tant est-il que la civilisation est
d’abord la vie dans une civitas, dans
une cité. Donc, le « progrès historique », même en le restreignant à
l’Europe occidentale, est loin d’être linéaire.
En deuxième lieu, on pourrait faire remarquer que l’impératif du
progrès est loin d’être partagé et toutes les civilisations humaines ne s’y
sont pas soumises. Certaines ont même temps de s’y soustraire par la manière
forte – ce fut le cas du Japon longtemps interdit aux Européens. Si la
civilisation européenne, héritière de la tradition juive et grecque, est
littéralement obsédée par l’histoire, on sait des sociétés qui cherchent à
échapper à l’histoire.
Nous avons enfin tendance à baptiser du nom de progrès tout ce qui
conduit au système social et au système de valeurs qui est le nôtre. Mais les Amérindiens
n’ont sûrement pas vécu comme un progrès mais plutôt comme une effrayante
percée de la cruauté et de la sauvagerie l’introduction du droit de propriété
que les Européens tenaient pour un droit naturel et sacré…
Finalement, la conception progressiste de l’histoire pourrait bien
n’être que l’idéologie des vainqueurs. Les Européens ont été les porteurs des
valeurs les « meilleures » simplement parce qu’ils ont été les plus
forts !
Les philosophies de l’histoire recherchent un principe ultime qui
puisse rendre compte de l’apparente folie de l’histoire et justifie qu’elle
soit inscrite dans un progrès. Comment penser le progrès sans définir un but,
une finalité ultime de l’histoire ? Refusant la conception moraliste de
l’histoire et les cris de Cassandre des adversaires du progrès, la philosophie
de l’histoire présente d’abord une dialectique qui fait du mal le moyen par
lequel le bien finira par s’accomplir. Pour Kant, n’est-ce pas parce qu’il a
des qualités « en elles-mêmes peu sympathiques » que l’homme est
conduit néanmoins, pour la réalisation de ses propres fins, à construire un
État de droit et à s’installer, presque par habitude, dans le monde de la
moralité ? Le plan de la nature rend raison du chaos apparent de
l’histoire humaine. Si, pour ces philosophes, l’histoire a une fin, cela ne
signifie pas que l’histoire doit se terminer. La finalité historique kantienne
n’est qu’un idéal régulateur et non un stade historique déterminé. Le mouvement
dialectique de l’Esprit hégélien suit une spirale infinie. Et le communisme,
pour Marx, est seulement la fin de la préhistoire et le commencement de
l’histoire vraiment humaine.
La philosophie de l’histoire, une théologie ?
Wilhelm Dilthey (1833-1911) s’efforce de séparer les
« sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) – nous dirions aujourd’hui les
« sciences humaines » – des sciences de la nature d’un côté, de la
métaphysique de l’autre. L’histoire constitue à bien des égards le modèle même
de ce qu’il entend par « sciences de l’esprit ». Dans le cadre de
cette entreprise, il procède à une critique radicale de la philosophie de
l’histoire telle qu’elle s’est développée en Allemagne avec Kant et Hegel,
principalement. Il rappelle d’abord que cette philosophie de l’histoire est
dans son inspiration chrétienne :
L’origine de la première de ces sciences [la philosophie de
l’histoire] résidait dans l’idée chrétienne que l’histoire de l’humanité
manifeste par sa cohésion interne un processus continu d’éducation. Clément
d’Alexandrie et saint Augustin préparèrent cette idée, Vico, Lessing, Herder,
Humbolt et Hegel la développèrent. Aujourd’hui encore, elle reste déterminée
par la puissante impulsion reçue du thème chrétien selon lequel toutes les
nations obtiennent de la Providence une éducation commune
réalisant ainsi le Royaume de Dieu.
La philosophie de l’histoire ne peut répondre à ses propres
objectifs en se fondant sur une telle base purement théologique. Rappelons-le,
le problème de Kant est de comprendre globalement le vouloir humain et d’en
découvrir les lois. Il y a bien chez lui une ambition de « faire
science ». Or, dit Dilthey, la philosophie de l’histoire tourne
radicalement le dos à cette ambition scientifique :
La science, par l’analyse et la façon dont elle traite la
pluralité des causes, ne peut que s’approcher de la découverte des principes
explicatifs simples. En conséquence, la philosophie de l’histoire ferait bien
de renoncer à ses prétentions si elle voulait se servir de la méthode à
laquelle est liée absolument toute connaissance véritable du cours de
l’histoire.
Il y a un antagonisme entre la méthode des sciences – méthode
analytique qui aboutit à la formulation de lois approchées – et les prétentions
de la philosophie de l’histoire qui veut ramener la diversité de l’histoire
humaine au déploiement d’un principe unique. Dilthey montre qu’en réalité, la
méthode de la philosophie de l’histoire renvoie tout simplement à la
préhistoire de la pensée scientifique quand un principe plus ou moins arbitraire
est utilisé pour expliquer l’ensemble de la réalité.
Telle qu’elle se présente, elle s’épuise à vouloir résoudre la
quadrature du cercle. L’artifice qu’elle emploie est donc, même pour le
logicien, suffisamment transparent. Je peux, si je m’en tiens à la
manifestation d’un ensemble dégagé de la réalité, lier les traits qui s’offrent
à mon intuition au moyen d’une abstraction qui les rassemble en un tout,
abstraction dans laquelle, comme dans une sorte de représentation générale, est
contenue la loi de formation de cet ensemble. Si floue et si confuse soit-elle,
une quelconque représentation générale de la réalité historique se forme
toujours chez ceux qui se sont occupés de cette réalité et en ont embrassé
l’ensemble dans une image spirituelle. (…) Ces prétentieux concepts généraux de
la philosophie de l’histoire ne sont rien d’autres que ces «
notiones universales » dont Spinoza
a magistralement démontré l’origine naturelle et la funeste action qu’elles
exercent sur la pensée scientifique.
Rien n’est plus facile en effet que de voir en chaque phénomène
naturel ou historique l’expression d’un principe arbitraire. C’est même ce qui
donne cette apparente rationalité à toutes les superstitions. Dilthey,
d’ailleurs, fait ici référence à Spinoza qui a démonté les mécanismes du
finalisme superstitieux dans l’appendice de la première partie de l’Éthique.
Il n’est pas, dans la métaphysique, d’autre élément dont on
puisse, avec autant de clarté que lorsqu’il s’agit de philosophie de
l’histoire, démontrer que ses racines poussent dans l’expérience vécue
religieuse, et que, si on l’isole de ce contexte, il se dessèche et se
décompose. L’idée d’un plan d’ensemble de l’histoire humaine, l’idée que dans
cette histoire, Dieu accomplit notre éducation, a été produite par la
théologie. Elle trouvait au début et à
la fin de l’histoire prise dans sa totalité de solides points d’attache à
partir desquels pouvait s’édifier une telle construction ; c’est ainsi
qu’apparut cette tâche véritablement insurmontable qui consiste à suivre dans
le cours le l’histoire les fils qui relient la chute originelle au Jugement
dernier.
Pour Dilthey, il est donc clair que la philosophie de l’histoire
est non seulement théologique mais encore inférieure à la théologie. La
théologie est l’expression d’une expérience religieuse qui est constitutive des
sentiments et des idées que partagent les individus engagés dans des relations
sociales. Cette expérience possède une épaisseur, une vie qui en rendent
l’interprétation riche du point de vue de la connaissance. La philosophie de
l’histoire n’est rien d’autre que cette expérience privée de ce qui en fait la
vie, réduite à des formules abstraites. Ainsi :
[…] L’idée qu’il existe un plan unitaire dans le cours de
l’histoire du monde se transforme dans la mesure où, au XVIIIe siècle,
elle ne survit qu’en se détachant des solides prémisses qu’elle trouvait dans
le système théologique : elle perd sa réalité massive pour devenir une
fantasmagorie métaphysique.
La théologie a une réalité, celle de la religion. Détachée de
cette réalité, elle devient une « fantasmagorie ». La critique à
laquelle procède ici Dilthey n’est pas nouvelle : on le trouve déjà chez
Marx dans la Sainte Famille et dans L’Idéologie Allemande. Dilthey n’a aucun
rapport avec Marx dont il ignore de toute façon au moins l’œuvre philosophique,
pour l’essentiel composée de manuscrits qui ne seront publiés qu’au cours du xxe siècle. La convergence
des critiques de la philosophie de l’histoire de l’idéalisme allemand en est
d’autant plus frappante.
La critique que Dilthey adresse à la philosophie de l’histoire est
d’autant plus forte qu’elle n’est pas faite du point de vue du scientisme
positiviste si courant au xixe
siècle – un courant toujours très influent de nos jours qui vise à comprendre
les actions humaines sur le modèle des lois de la physique ou en invoquer des
principes généraux de la connaissance de la nature. Au contraire, Dilthey,
comme nous le verrons plus loin, cherche à penser la spécificité des « sciences
de l’esprit » quant à leur objet et à leurs méthodes par rapports aux
sciences de la nature. Ces sciences, Heinrich Rickert (1863-1936) les dénommera
« sciences historiques » parce qu’elles ne visent pas à formuler des
lois générales comme les sciences naturelles mais au contraire à comprendre les
évènements singuliers.
L’innocence du devenir
Nietzsche porte, lui aussi, contre la philosophie de l’histoire
l’accusation de n’être qu’une théologie dissimulée. Mais cette accusation
s’étend à l’histoire elle-même, c’est-à-dire, en l’occurrence à l’école
historique allemande qui domine largement la culture du xixe siècle.
L’histoire est encore une théologie dissimulée : de même le
respect du profane pour la caste scientifique n’est qu’une survivance du
respect qu’on portait autrefois au clergé.
Allant « par-delà bien et mal »
,
Nietzsche élimine la responsabilité historique de l’homme. Si la morale n’est
que l’illusion de la vie, l’idée même d’un progrès historique est dépourvue de
sens, puisque le progrès suppose l’opposition du bien et du mal, le passage du
mal au bien, qui recouvre le passage de la nature à la culture. La genèse
nietzschéenne des valeurs morales en fait des moyens de la vie. Elles se
construisent à travers une sorte de sélection naturelle. Évaluer, c’est
déterminer ses aversions et ses inclinations car on ne peut pas vivre sans
aversion ni inclination. Donc, on ne peut pas vivre sans évaluer. C’est
pourquoi le seul « progrès » possible est un progrès de type
darwinien : ne sont retenues que les aversions et les inclinations qui
sont utiles à la vie, c'est-à-dire, pour Nietzsche celles qui permettent la
survie des plus forts.
Ainsi Nietzsche semble rabattre toute l’histoire sur une véritable
histoire naturelle fortement ancrée dans une sorte de biologisme. Pourtant,
cette genèse des valeurs morales se double d’une généalogie qui apprécie ces
valeurs morales elles-mêmes. Le point de vue « scientifique »,
neutre, sur l’histoire va donc se doubler d’un point de vue axiologique,
souvent contradictoire avec le précédent. Si la genèse biologique des valeurs
morales conduit à penser l’innocence du devenir, la généalogie va placer les
valeurs morales dans un procès de décadence. Ainsi le « sens
historique » dont s’enorgueillit le XIXe siècle est-il
considéré comme un signe de déclin. Au progrès de la vie, Nietzsche va opposer
le mouvement rétrograde de l’histoire humaine. L’Europe est malade, malade de
sa civilisation. Pourtant, curieusement, Nietzsche remarque que, depuis
Napoléon, elle est à nouveau entrée dans une période guerrière qui stimule les
qualités vitales.
Mais, si les valeurs morales sont sélectionnées par la vie,
comment considérer l’égalité des droits ou le christianisme comme des marques
de déclins – ou encore du ressentiment des faibles à l’égard des forts ?
Peut-être les grands mots de la moralité ne sont-ils que des drapeaux pour la
lutte. Mais s’ils triomphent, si les faibles, grâce à eux, ont fini par vaincre
les forts, c’est que les forts n’étaient pas si forts que cela et que les
faibles, les victimes de la « brute blonde » des débuts de la Généalogie de la morale, ont fini par
être les plus forts. Il y a alors une incohérence à parler de décadence,
c'est-à-dire à réintroduire des jugements de valeurs qu’on vient l’instant de
récuser.
Contingence des futurs
La philosophie de l’histoire n’est peut-être qu’une illusion qui
légitime le cours réel du monde en donnant à cette reconstruction a posteriori l’apparence d’une
rationalité a priori.
Incontestablement, nous ne pouvons plus croire à l’avenir radieux. Sans sombrer
dans les thèses sur le « déclin de l’occident » à la Spengler, Freud
analyse avec une grande lucidité les contradictions du processus de
civilisation : le processus de civilisation et le type de comportements
qu’il exige des individus ne peuvent qu’engendrer des tendances toujours plus
fortes à l’agression contre la civilisation. L’histoire humaine, loin d’être le
déploiement d’une rationalité, se révélerait comme le dénouement toujours
incertain d’un complexe au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire d’un
nœud de pulsions contradictoires. Nous pouvons toujours reconstruire a posteriori une cohérence des
événements et tracer une ligne générale mais nous sommes à jamais dans
l’incapacité de prévoir la suite des événements. Déjà Aristote et Épicure
soutenaient l’idée de contingence des futurs : l’avenir n’est nullement
déterminé par la connaissance du passé et du présent. Il y a même une espèce de
contradiction interne à toute « futurologie » puisque les prévisions
et les conjectures entrent à leur tour comme une composante déterminante de ce
futur qu’on veut prévoir.
Revenons à notre présent. Si les transformations d’ensemble de
l’économie mondiale et des rapports entre les nations depuis la fin de la
Seconde Guerre Mondiale semblent accomplir l’idée kantienne ou hégélienne d’une
« histoire universelle », il est évidemment impossible d’y voir un
terme de l’histoire humaine. Tout ce qu’on appelle du nom un peu confus de
« mondialisation » peut, certes, être considéré comme une nouvelle manifestation
du « progrès », stimulé par la dynamique économique. Mais il est
impossible de fermer les yeux sur les contradictions qui s’accumulent dans ce
système mondial hautement différencié, où la multiplication des
« possibles » s’accompagne d’une croissance jamais vue des inégalités
et de manifestations inquiétantes de régression. Tous les possibles ne sont pas
compossibles, pourrait-on dire en parlant comme Leibniz, c’est-à-dire tous les
possibles ne sont pas possibles simultanément, dans le même monde. Ainsi,
pendant qu’on célèbre les triomphes du marché unique et du « village
global » rendu possible par l’internet, certains auteurs prédisent le
conflit des civilisations. Peut-être faut-il admettre que, de la même manière
que toute production suppose une destruction, tout progrès suppose une perte.
Bref, se faire à l’idée que l’histoire est toujours tragique.
L’avenir semble hors d’atteinte de nos raisonnements et nous
refusons désormais de renoncer au présent et d’hypostasier nos aspirations dans
quelque « Jérusalem terrestre ». Au temps historique, notre époque
adresse cette fameuse objurgation : « Arrête-toi ! tu es si
beau ».
Notre rapport à l’histoire se présente toujours sous un aspect
contradictoire. Quand nous étudions l’histoire, nous voulons d’abord connaître
les faits et leur enchaînement. Nous ne voulons pas qu’on nous raconte des
histoires ! Pourtant, nous n’avons pas l’égard des faits historiques le
même détachement que celui que nous pouvons avoir à l’égard des phénomènes
naturels. Savoir si les quarks ne sont vraiment que six, l’immense majorité de
nos contemporains s’en moque ! Alors que savoir où se situent les
responsabilités de la Première Guerre mondiale, quelle valeur accorder à la
Révolution française, etc., ce sont là des questions qui « font
sens », comme on dit fréquemment aujourd’hui. Pour nous, les
phénomènes physiques n’ont pas de sens, ils se contentent d’être observés et
nous n’avons éventuellement qu’à en chercher la loi. Au contraire, les
évènements historiques ont un sens ou, du moins, nous cherchons nécessairement
à leur en donner un, parce que nos propres actions, par exemple en tant que
citoyens, se rapportent à ce sens et cherchent à le prolonger ou à le
contredire. De ce point de vue, aussi justifiées que soient les critiques
adressées aux philosophies de l’histoire, qui cherchent un sens immanent à
l’histoire, nous ne pouvons pas nous en détacher complètement. Si l’histoire
n’a pas de sens, du moins cherchons, en tant qu’humains qui faisons
« librement notre propre histoire » (Marx) nous cherchons
nécessairement à lui donner un sens qui nous dépasse.
Le progressif envahissement des savoirs sur les hommes par les
sciences humaines trouve son expression dans l’historiographie. Cessant d’être
récit, sujet de méditation ou guide pour l’action, l’histoire doit devenir
science. Cette transformation s’effectue au cours du xixe siècle en suivant trois axes en première
approche très divergents. En premier lieu, Marx, à partir de la critique de
« l’idéologie allemande » – c’est-à-dire de la philosophie de
l’histoire idéaliste en vogue chez les « Jeunes Hégéliens » – procède
à une critique radicale de la philosophie de l’histoire héritée de l’idéalisme
allemand (principalement Hegel) et propose une méthode scientifique de
compréhension de l’histoire. Ensuite, la philosophie, principalement en
Allemagne, va tenter d’élaborer les méthodes spécifiques d’un groupe de
sciences appelées par Heinrich Rickert « sciences historiques ».
Enfin, poursuivant la tradition positiviste inaugurée par Auguste Comte et
développée dans les sciences sociales par Durkheim, des historiens,
principalement ceux que se sont regroupés autour de la revue les Annales, Marc Bloch, Lucien Febvre et
leurs successeurs, tentent d’émanciper l’histoire du récit et de construire une
histoire scientifique.
Nous laissons de côté, pour le moment, la tentative de Marx de
construire une conception scientifique de l’histoire qui sera traitée dans la
deuxième partie à propos du 18 Brumaire de
Louis Bonaparte.
Rechercher les causes ?
Dès sa naissance, dans l’Antiquité grecque, l’histoire se veut
objective, mais, en même temps, elle refuse de s’en tenir à la simple chronique
des évènements. Hérodote le dit clairement dès le début de rechercher la cause
de la guerre que se sont livré les Grecs et les Barbares. Thucydide cherche à
expliquer les faits sans le moindre recours au surnaturel (voir la préface à la
Guerre du Péloponnèse) et s’en prend
aux poètes qui visent « l’agrément de l’auditeur plutôt que la
vérité ». L’idée que l’histoire est un savoir rationnel visant le vrai et
qu’elle se distingue ainsi clairement des récits épiques ou fabuleux est donc
une idée constitutive de cette discipline et, en un sens très large, elle peut
donc à bon droit se présenter comme une science.
Mais avec la naissance de la science moderne, au début du xviie siècle, avec l’œuvre emblématique de Galilée, le
terme même de science prend un sens beaucoup plus restreint et rigoureux. La
science doit déterminer son objet avec précision et formuler des lois dont le
langage est celui des mathématiques. Il ne s’agit plus de constater les faits,
ni même de formuler dans chaque cas des explications, mais bien de rattacher
tous ces faits à des lois constantes, en nombre aussi restreint que possible.
Les brillants succès obtenus au cours du xviie
siècle par la physique, couronnés par l’œuvre de Newton posent aux historiens
et plus généralement à tous ceux qui veulent comprendre les « affaires
humaines » la question de l’extension du modèle newtonien à une science
générale des comportements humains. Il faut rechercher « la loi de
Newton » des sociétés humaines. Et c’est d’abord du côté de l’économie
politique et de ce qui va devenir la sociologie que cette tentative prend corps.
Si tous les corps s’attirent selon la loi de la gravitation universelle et que
cette attraction forme des systèmes relativement stables comme le système
solaire ou le « sous-système » formé de la Terre et de la Lune, les
pionniers de l’économie – mais aussi nombre de philosophes – sont amenés à
considérer que c’est l’intérêt qui constitue la loi de Newton des sociétés
humaines. Dès lors l’explication des faits historiques n’est plus à chercher
dans les idées que professent les individus, ni dans des règles morales
d’origine transcendante, ni dans le dessein de la Providence, mais dans la
combinaison des actions humaines guidées par cette recherche de l’intérêt.
Ce programme se heurte cependant à de très nombreuses difficultés.
Dans cet ensemble de sciences que nous appelons aujourd’hui sciences sociales,
on a grand peine à réunir les conditions minimales des sciences de la
nature :
-
Les sciences de la nature portent sur des
phénomènes qui se répètent régulièrement et que nous pouvons même très souvent
répéter à la demande. Par contre les comportements humains ne sont susceptibles
que de régularités très approximatives et l’expérimentation y est à peu près
impossible.
-
La causalité y est mal définie. Les raisons
d’agir des individus peuvent-elles être tenues pour les causes des phénomènes
sociaux ?
-
Le concept de « fait social » est
l’objet de nombreuses controverses et l’on ne peut pas assimiler un tel genre
de fait (social et/ou historique) aux phénomènes de la nature, parce qu’il ne
s’agit pas uniquement de phénomènes observables.
Ces problèmes constituent la matière même des discussions qui
traversent la philosophie, l’historiographie et l’épistémologie de l’histoire
depuis le xixe siècle.
Expliquer ou comprendre l’histoire
Chronologiquement, la première tentative de délimiter le champ des
sciences historiques et de fonder leur méthode a été de séparer radicalement
les sciences historiques des sciences de la nature. S’il refuse la philosophie
idéaliste de l’histoire qu’il qualifie de « fantasmagorie », Dilthey (voir
chapitre précédent) considère que le modèle des sciences de la nature est
inapplicable au domaine de la culture humaine. Aux sciences de la nature, il
oppose les sciences de l’esprit.
Sciences de l’esprit contre sciences de la nature
Dilthey définit les sciences de la nature comme sciences
« nomologiques » ou sciences dont le but est de fournir des lois
explicatives. Si un certain phénomène A est suivi régulièrement du phénomène B,
c’est qu’il existe une loi reliant l’antécédent A au conséquent B. Par opposition aux sciences
« nomologiques » qui sont explicatives, Dilthey définit les sciences
de l’esprit comme herméneutiques, c'est-à-dire fondées sur l’interprétation.
Pour Dilthey, ce qui permet de définir cette spécificité des sciences humaines,
c'est l'historicité de l'homme et de ses produits.
A côté des sciences de la nature s’est développé spontanément un
groupe de connaissances, à partir des problèmes de la vie elle-même, qui, en
raison de leur communauté d’objet, sont liées les unes aux autres. Ces sciences
sont l’histoire, l’économie politique, les sciences juridiques et politiques,
la science de la religion, l’étude de la littérature et de la poésie, des arts
plastiques et de la musique, des visions philosophiques du monde et des
systèmes, enfin la psychologie. Toutes ces sciences se rapportent au même grand
fait: le genre humain. Elles décrivent et racontent, jugent et forment concepts
et théories en rapport à ce fait.
Dilthey différencie les sciences de la nature des sciences de
l’esprit par quelques traits fondamentaux :
-
Les sciences de l'homme s'intéressent à des
réalités produites par l'homme lui-même, cela ne va pas sans rappeler Vico
(voir supra encadré).
-
La différence entre les sciences de l'esprit (ou
sciences morales) et les sciences de la nature est déterminée par la différence
d'orientation du sujet connaissant, à son attitude à l'égard des objets.
Il refuse donc d'identifier le savoir scientifique construit sur
le modèle des sciences de la nature (physique) avec la connaissance en général.
De là Dilthey déduit l’opposition entre les modes de fonctionnement des deux
types de science :
-
Les sciences de la nature donnent une
explication et formulent des lois ;
-
Les sciences de l'esprit comprennent l'action
humaine et en donnent une interprétation.
Dans les sciences de la nature, notre « orientation »
peut être ainsi décrite :
Nous nous emparons de ce monde physique par l’étude de ses lois.
Ces lois ne peuvent être découvertes que dans la mesure où le caractère vécu de
nos impressions de la nature, l’ensemble auquel, avec lui, nous appartenons en
tant que nous sommes nous-mêmes nature, le sentiment vivant à travers lequel
nous jouissons de celle-ci, cèdent toujours davantage la place à la saisie
abstraite de cette nature d’après les relations spatiales, temporelles, de
masses et de mouvements. Tous ces moments coopèrent à ce que l’homme en vienne
à s’exclure lui-même pour, à partir de ses impressions, construire ce grand
objet qu’est la nature comme ordre régi par des lois. Elle devient dès lors
pour l’homme le centre de la réalité.
Ainsi l’objet des sciences de la nature est toujours constitué
comme un objet extérieur au sujet connaissant. La permanence des objets
extérieurs, le fait que la main peut intervenir en eux et qu'ils sont mesurables
permettent au savant le recours à l'expérimentation et aux mathématiques.
L’orientation du sujet dans les sciences de l’esprit est caractérisée par une
expérience complètement différente. L’expérience n'est pas limitée par les
conditions expérimentales d'une observation systématique au domaine accessible
à « l'intervention de la main ». L’accès de la réalité est ouvert au
sujet qui « vit » des expériences. Si l’humanité n’était saisie que
par la perception sensible, elle serait simplement un phénomène physique. Elle
se présenterait à la connaissance comme un phénomène donné, isolé, extérieur,
alors que dans les sciences de l’esprit, les faits historiques, les textes, les
œuvres d’art, etc., se présentent en quelque sorte de l’intérieur. La vie
physique y constitue seulement un donné primitif et fondamental qu’il s’agit de
comprendre. Par exemple, un texte n’est physiquement qu’un ensemble de feuilles
de papier sur lesquelles on repère des signes tracés à l’encre. Les sciences de
la nature permettent de mesurer la résistance du papier, la composition de
l’encre, d’expliquer par quels processus chimiques on peut obtenir un tel
objet, mais la compréhension du texte n’est pas l’objet de la physique ou de la
chimie. La compréhension est la méthode des sciences de l’esprit, par
opposition à la méthode des sciences de la nature qui est l’explication.
Résumons les principes de la méthode compréhensive.
1. L'homme
devient objet des sciences de l’esprit à partir du lien triple entre
l’expérience vécue, l’expression et la compréhension. L’expérience vécue par un
humain s’exprime de diverses manières (des paroles, des écrits, des actions).
Celui qui s’intéresse à l’expérience vécue par un autre doit donc en quelque
sorte se placer de l’intérieur. La compréhension suppose donc un principe d’empathie.
2. Les
événements vécus sont les unités
structurelles à partir desquelles la vie de l'âme s’édifie. En eux, est présent
le lien entre la conscience et ses contenus.
3. L’expression
(ou objectivation) est la traduction extérieure (dans des « signes publics »)
de la vie de l'âme.
4. La
compréhension est donc la saisie d'une intériorité sur la base de sa traduction
extérieure. C'est donc une interprétation. C’est pourquoi les sciences de
l’esprit sont « herméneutiques ».
Cette théorie de l’interprétation repose sur la conception que
Dilthey se fait de la vie historique des hommes, comme « vie de l’esprit ».
L’histoire de l’espèce humaine est intégrée à ce processus de formation de
l’esprit. C’est pourquoi l’existence quotidienne des individus socialisés se
meut dans la relation de l’expérience vécue, de l’expression et de la
compréhension qui constitue aussi la méthode des sciences morales.
Pour Dilthey la biographie constitue méthodologiquement le modèle
de toute compréhension. En effet, la vie individuelle n’est compréhensible que
dans un contexte intersubjectif puisque toute manifestation de la vie
individuelle représente quelque chose de commun dans le domaine de « l’esprit
objectif ». Chaque mot, chaque phrase, chaque geste ou formule de politesse,
chaque oeuvre d’art et chaque action historique ne sont compréhensibles que
parce qu’une communauté relie celui qui s’y exprime et celui qui comprend ;
l’individu fait des expériences, pense et agit toujours dans une sphère de
communication et il ne comprend qu’en elle.
Comprendre l’histoire
Si Dilthey formule une théorie générale des sciences de l’esprit,
mais qui pourraient aussi être désignée comme elle le sera plus tard comme
théorie des sciences de la culture, c’est bien vers l’histoire que convergent
toutes ces sciences de l’esprit. D’une part parce que la méthode compréhensive
est directement liée à la définition de l’homme comme être historique et
d’autre part parce que l’histoire est typiquement la science qui requiert
l’interprétation. L’historien n’a jamais devant lui des phénomènes physiques
qu’il pourrait étudier comme tels. À la rigueur, d’autres sciences humaines
pourraient tenter d’analyser la vie humaine avec les méthodes des sciences de
la nature : ainsi la psychologie behavioriste considère l’esprit comme une
« boîte noire » et le psychologue doit tenter de formuler des lois
psychologiques en étudiant les rapports entre stimuli appliqués au sujet
observé et les réponses que provoquent ces stimuli. Les économistes ont construit
des modèles mathématiques des comportements des agents économiques – en fait
non pas des humains réels, mais des agents idéalisés, des « homo oeconomicus ». Des sociologues
ont tenté de leur emboîter le pas. Que ces méthodes soient pertinentes ou non,
c’est une autre question que nous ne traitons pas ici : s’engager dans
cette voie pouvait et peut encore sembler rationnel. Mais l’historien n’a
jamais de phénomènes observables devant les yeux. Il n’en a que les traces, les
signes présents d’actions passées. Ce dont traite l’historien, au sens strict,
n’existe plus. Il lui faut donc reconstituer, à partir des éléments dont il
dispose, des évènements passés et tenter de comprendre les actions.
L’histoire contre le récit
L’inscription de l’histoire dans le mouvement d’ensemble de
constitution des sciences sociales peut se vérifier encore d’une autre façon
quoique d’une manière et selon des présuppositions radicalement différentes.
Auguste Comte parle de « physique sociale » pour désigner
la sociologie. Il s’agit d’introduire dans les sciences qui traitent des phénomènes
sociaux les méthodes qui ont fait leur preuve dans les sciences de la nature.
Ainsi, pour Comte, bien que ce domaine soit particulièrement propice au déploiement
de l’imagination, cette dernière doit être strictement soumise au primat de
l’observation qui permettra de découvrir « l’exacte coordination de
l’ensemble des faits observés ».
Certes, on doit bien constater que les phénomènes intellectuels et moraux de la
vie individuelle et les phénomènes politiques sont encore étudiés d’une manière
antiscientifique ; le caractère vague des observations « permet à
l’imagination fallacieuse des sophistes et des rhéteurs d’y tourner pour ainsi
dire à son gré l’interprétation des faits accomplis. »
Cette situation n’est rendue possible que parce que la science
sociale n’est pas encore à l’âge positif et que, par voie de conséquence, la
politique a encore la prétention d’une action essentiellement illimitée,
« grande illusion primitive » qui « résulte toujours
spontanément de l’ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec
l’hypothèse du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agents
surnaturels ». De ce point de vue, la différence entre sciences de la
nature et sciences sociales n’est qu’une différence d’avancement sur une même
ligne ascendante. Si les sciences sociales sont en retard, c’est uniquement en
raison de leur plus grande complexité. Mais elles obéissent à la même dynamique
et aux mêmes principes que les sciences de la nature. Il s’agit donc, pour
sortir enfin de l’âge théologique et métaphysique, de « concevoir toujours
les phénomènes sociaux comme inévitablement assujettis à de véritables lois
naturelles, comportant régulièrement une prévision rationnelle. »
La philosophie d’Auguste Comte, un peu oubliée aujourd’hui, a eu
de très grandes répercussions dans les sciences sociales. L’école sociologique
française, celle que fonde véritablement Émile Durkheim, s’appuie sur les
présuppositions comtiennes. Pour Durkheim, l’élément pertinent dont doit
s’occuper le sociologue n’est pas l’action de l’individu mais le fait social
qui se caractérise par trois traits :
-
La contrainte
: « est fait
social, toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur
l’individu une contrainte extérieure. »
-
La généralité : le fait social est général
« dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre. »
-
L’indépendance par rapport au psychisme
individuel.
Durkheim en tire, en une formule frappante, qu’il faut
« traiter les faits sociaux comme des choses ».
La conquête de la longue durée
C’est en s’appuyant sur des considérations semblables que
l’historiographie française du xxe
siècle procède à une critique radicale de l’ancienne conception de l’histoire.
Si l’histoire s’occupe des singularités, c’est bien l’évènement qui est son
objet propre. L’évènement, c’est ce qui arrive ou qui est subi par l’action
d’un agent humain. Certes, l’histoire peut aussi prendre en compte les évènements
naturels – par exemple le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 – mais
seulement dans la mesure où ils affectent l’histoire humaine, c’est-à-dire où
ils entrent dans la détermination des actions des agents historiques. Les
évènements historiques sont compréhensibles en ce sens qu’on peut interpréter
les actions humaines par leurs motifs et leurs raisons. C’est cependant pour
cette même raison que l’histoire traditionnelle sélectionne un certain nombre
d’évènements significatifs et documentés. Elle privilégie donc l’histoire
politique (celle des gouvernants), l’histoire diplomatique et militaire (celle
des rapports entre les puissances étatiques). Évidemment, elle ne se limite pas
à cela. Les rapports sociaux, les questions économiques, les évolutions
culturelles ne lui sont pas étrangers, mais ils ne constituent finalement qu’un
arrière-plan.
L’école des Annales,
avec Marc Bloch et Lucien Febvre et leurs successeurs, prend le contre-pied de
cette histoire traditionnelle. Dans son Apologie
pour l’histoire, Marc Bloch commence par rendre hommage à l’inspiration
comtienne dans les sciences sociales et à Durkheim, même si cet hommage est en
même temps critique. S’il lui reproche de dédaigner l’évènement, il rappelle
que
Ce grand effort (…) nous a appris à analyser plus en profondeur, à
serrer de plus près les problèmes, à penser, oserais-je dire, à moins bon
marché. (…) S’il semble aujourd’hui dépassé, c’est pour tous les mouvements
intellectuels, tôt ou tard, la rançon de leur fécondité.
Marc Bloch s’efforce d’abord de définir l’histoire comme science.
Il lui faut pour cela préciser son objet. Il réfute d’abord comme
« absurde » l’idée que le passé en tant que tel puisse être objet de
science. L’histoire des historiens ne commence que là où l’humain intervient,
c’est pourquoi l’histoire est la « science des hommes dans le
temps », pour préciser que le temps, c’est d’abord la durée, et même la
longue durée.
On se représente le courant de l’évolution humaine comme fait
d’une suite de brèves et profondes saccades, dont chacune ne durerait que
l’espace de quelques vies. L’observation prouve au contraire que dans cet
immense continu temps les grands ébranlements sont parfaitement capables de se
propager des molécules les plus lointaines jusqu’au plus proches.
Ce dont doit partir l’historien, c’est de la « solidarité des
âges », une conséquence nécessaire de l’existence de quelque chose comme
une nature humaine et un fonds permanent dans les sociétés humaines.
L’histoire, telle que la pense Bloch, suppose qu’il y a des structures
anhistoriques. Sur ce fonds permanent l’analyse historique recherche non pas
tant à faire le récit des évènements qu’à comprendre les mouvements longs et
leurs oscillations :
L’historien ne sort jamais du temps ; mais par une oscillation
nécessaire,(…) il y considère tantôt les grandes ondes de phénomènes apparentés
qui traversent, de part en part, la durée, tantôt le moment humain où ces
courants se resserrent dans le noeud puissant des consciences.
L’élément premier n’est donc plus l’évènement ; celui-ci au
contraire pourrait être considéré comme un point singulier où s’entrecroisent
les oscillations de la longue durée. Ce privilège donné à la longue durée
induit un décentrement de la recherche historique : de l’évènement et de
l’individu comme seul sujet possible de l’action, l’historien doit maintenant
braquer le projecteur sur ce qui conditionne l’individu, sur ce qui dans la
réalité sociale est plus impersonnel. Ce sera le rôle fondamental donné à
l’histoire économique et à l’histoire sociale – un point sur lequel la jonction
avec la conception marxienne de l’histoire pourra se faire avec certains
historiens comme Ernest Labrousse. Mais au-delà, la recherche historique
devient une véritable anthropologie. C’est ainsi que l’une des caractéristiques
les plus connues de l’école des Annales
est la place donnée à l’histoire des mentalités.
Vers l’histoire totale
Avec sa thèse sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à
l’époque de Philippe II (rédigée en captivité pendant la Seconde Guerre
Mondiale), Fernand Braudel radicalise le propos de l’école des Annales. Le temps historique ne doit
plus être considérée comme un temps homogène, mais comme un temps stratifié. Il
y a, répète Braudel, une histoire superficielle, l’histoire à la dimension de
l’individu, une histoire « à oscillations brèves, rapides,
nerveuses ». Sous cette histoire, se déploie une histoire lentement
rythmée, celle de la longue durée, une histoire que l’économiste enseigne à
l’historien. Cette longue durée est aussi celle des institutions et des
mentalités. Et enfin, on trouve une histoire quasi immobile, déterminée par les
rapports entre l’homme et son milieu. Cette histoire une sorte de
« géo-histoire ».
Dans Civilisation matérielle, économie, capitalisme, xve-
xviiiesiècle,
Braudel reprend cette tripartition du temps historique pour l’appliquer la
période de la genèse du capitalisme moderne. Il distingue ainsi :
-
la civilisation
matérielle, « l’activité élémentaire de base, qu’on rencontre
partout », « une zone épaisse, au ras du sol » que Braudel nomme
encore « infra-économie ». C’est la routine qui domine cette strate.
-
L’économie est la sphère de l’échange, des
marchés et des boutiques. Si la vie matérielle est non économique, l’économie
commence avec la valeur d’échange.
-
Enfin, au-dessus du marché, apparaît le
capitalisme, celui qui est créé par « les hiérarchies sociales
actives » qui « faussent l’échange à leur profit ».
Chacune de ces trois strates a sa temporalité propre. Leurs
mouvements respectifs s’épaulent ou se contredisent. Et c’est dans
l’articulation de ces trois sphères que peut s’expliquer l’histoire du monde à
l’époque moderne (Civilisation
matérielle… se veut en effet une « introduction à l’histoire du
monde » entre le xve
et le xviiie siècle).
S’introduit ainsi une double perspective : spatiale et
temporelle. L’espace du capitalisme, c’est l’économie mondiale,
« l’économie-monde » dont le concept est développé par un disciple de
Braudel, Immanuel Wallerstein. Inversement, « plus vous restreignez l’espace
de l’observation, plus vous avez de chance de vous retrouver dans
l’environnement de la vie matérielle. »
Braudel ajoute :
Quand vous rétrécissez le temps observé à des fractions menues,
vous avez ou l’événement, ou le fait divers ; l’événement se veut, se croit
unique ; le fait divers se répète et, se répétant, devient généralité ou mieux
structure. Il envahit la société à tous ses étages, caractérise des manières
d’être et d’agir perpétuées sans mesure.
Repoussé aux marges l’évènement cède la place aux longues séries,
ce qui permet l’introduction massive de l’histoire quantitative. Au contraire,
le fait divers, par opposition à l’évènement sensationnel, en ce qu’il se
répète est peut-être beaucoup plus intéressant ! C’est en ce lieu que
désormais pourra être cherchée l’intelligibilité de l’histoire, une histoire
qui peut emprunter ses outils aux sciences sociales (l’économie principalement)
et se veut de plus en plus une histoire totale, c’est-à-dire en même temps
géographie, économie, sociologie, démographie.
Le dernier mot de l’historiographie ?
Cette méthode historique
issue de l’école des Annales, qui fut
appelée un temps « la nouvelle histoire », ne peut cependant sortir
du cadre de l’histoire-récit, elle ne peut pas annuler l’évènement, même si les
vastes perspectives qu’elle ouvre lui donnent un éclairage singulier. Comme
souvent, quand il s’agit de thèses fortes, argumentées, défendues par des
esprits puissants, on peut sans doute imaginer que la « nouvelle
histoire » de l’école des Annales
et l’histoire critique construite dans l’optique des « sciences de
l’esprit » de Dilthey ont l’une et l’autre leurs vertus. Georges Duby, un
des disciples de Marc Bloch et Lucien Febvre, pratique avec bonheur le mélange
des doctrines. Il publie ainsi en 1973 Le
dimanche de Bouvines, récit de cet événement mémorable, le dimanche 27
juillet 1214 où Philippe-Auguste, roi de France affronte une redoutable
coalition conduite par Otton, l’empereur « romain germanique ».
Spécialiste de l’histoire de la longue durée, il s’intéresse à Evènement par
excellence. Il caractérise ainsi les orientations de cette « nouvelle
histoire » dans laquelle il a d’abord travaillé.
[Elle] rejetait sur les
marges l’événementiel, répugnait au récit, s’attachait au contraire à poser, à
résoudre des problèmes, et, négligeant les trépidations de surface, entendait
observer dans la longue et la moyenne durée, l’évolution de l’économie, de la
société et de la civilisation.
Sans remettre en cause
l’enseignement de ses maîtres – et notamment de Braudel – Duby réhabilite
l’histoire de Evènement sensationnel.
Il commençait aussi de
m’apparaître non seulement possible, non seulement utile, mais franchement
nécessaire, pour parvenir jusqu’aux mouvements obscurs qui font lentement se
déplacer au cours des âges les soubassements d’une culture, d’exploiter
l’événement. D’en tirer le meilleur parti, en le traitant d’une certaine
manière. (…) c’est parce qu’il fait du bruit, parce qu’il est « grossi par
les impressions des témoins, par les illusions des historiens », parce
qu’on en parle longtemps, parce que son irruption suscite un torrent de
discours, que l’événement sensationnel prend son inestimable valeur. Pour ce
que, brusquement, il éclaire. Par ses effets de résonance, par tout ce dont son
explosion provoque la remontée depuis les profondeurs du non-dit, par ce qu’il
révèle à l’historien des latences. Du fait même qu’il est exceptionnel,
l’événement tire avec lui et fait émerger, dans le flot de paroles qu’il
libère, des traces qui, sans ce coup de filet, seraient demeurées dans les
ténèbres, inaperçues, les traces du plus banal, de ce dont on parle rarement
dans le quotidien de la vie et dont on n’écrit jamais.
Un constat donc que
l’histoire ne peut se réduire à la démographie ou à l’économie (aussi
importante que soient ces deux disciplines pour sa compréhension). L’histoire
ne peut véritablement être la science de son objet propre que par cette
dialectique de la durée et de l’évènement, de la répétition et de la création
de l’irréductiblement nouveau.
L’objectivité de l’histoire
On ne peut évidemment pas terminer cette réflexion sur l’histoire
sans poser la question de son objectivité. Si on peut contester que l’histoire
humaine suive la voie d’un progrès (pour progresser, il faut avoir un but qui
permet de mesurer le chemin restant à parcourir !), il est peu contestable
en revanche de la recherche historique a progressé. La grande rupture, nous
l’avons déjà noté, est celle des Hérodote et Thucydide, c’est-à-dire de ces
historiens qui cessent de confondre l’histoire et les légendes et veulent
raconter ce qui s’est passé comme cela s’est passé, pour reprendre une formule
célèbre de l’historien allemand Ranke. La recherche historique a progressé non
seulement dans ses méthodes, dans la clarification de son propos, mais aussi
surtout dans les moyens mis à sa disposition pour explorer le passé de
l’humanité. Les fouilles de Pompéi, le déchiffrage des hiéroglyphes par
Champollion en quelque sorte inaugurent un travail gigantesque qui va mettre à
jour des villes oubliées. Des civilisations inconnues sortent de leur linceul.
On pourrait penser, cependant, que l’histoire, par sa matière même
a du mal à faire valoir ses droits à l’objectivité. Si on doit interpréter des
documents et construire des récits, ne retombe-t-on pas toujours dans la
querelle des interprétations ? L’histoire, comme toutes les sciences sociales,
ne peut pas séparer l’observateur de la réalité observée. L’observateur est
toujours un observateur engagé. Comment peut-on être engagé et objectif ?
Enfin, si, comme le disait le philosophe italien Benedetto Croce, l’histoire
est toujours contemporaine, qu’est-ce qui nous garantit que notre histoire est
plus « vraie » que celle du siècle précédent ?
Commençons par la première question. Pour résumer la conception
nietzschéenne de la vérité, on a coutume de dire « il n’y a pas de vérité
– ou pas faits – mais seulement des interprétations ». Voilà qui pourrait
parfaitement convenir à l’histoire et lui dénier ainsi toute prétention à la
vérité ou à quelque chose qui s’apparenterait au genre de vérité qu’on trouve
dans les sciences de la nature. L’argument est cependant fragile.
S’il n’y a pas de vérité mais seulement des interprétations, dans
l’esprit nietzschéen, cela vaudrait autant pour les sciences de la nature que
pour les sciences historiques. Au demeurant, la physique, par exemple, donne
des résultats indiscutables dans des domaines limités, mais si on veut
construire une théorie générale, on retombe là aussi dans les querelles
d’interprétation – par exemple, pendant tout le xxe
siècle, les résultats de certaines expériences ont été l’objet d’interprétation
très différentes : ainsi on parle de « l’interprétation de Copenhague
de la mécanique quantique. »
En second lieu, il y a bien en histoire des faits incontestables
même si d’autres sont plus douteux. Personne ne peut sérieusement douter que
Jules César ait été assassiné aux ides de mars 44 et la liste des comploteurs
ne pose guère de problème. La difficulté apparaît seulement quand il s’agit de
comprendre leurs mobiles et les raisons pour lesquels cet assassinat, commis au
de la défense de la République en a finalement précipité la chute. Mais là
encore, la gamme des interprétations n’est pas infinie et un consensus peut se
dégager dans la communauté scientifique, un consensus qui témoignerait que, par
approches successives, se dégage une vision qu’on pourrait dire à la fois vraie
et objective de cet évènement.
En ce qui concerne la deuxième question, elle repose sur l’idée
que les passions humaines ont moins d’influence sur l’esprit quand il s’occupe
de choses naturelles que quand il s’occupe des choses humaines. Les opinions
politiques ou religieuses n’influeraient que très marginalement sur le travail
du physicien ou du biologiste
,
alors qu’elles peuvent porter plus directement sur le travail de l’historien.
L’histoire des grands débats historiques semble donner du poids à cet
argument : la révolution française est fort différente quand elle est
étudiée par des marxistes ou apparentés comme Mathiez ou Soboul ou quand elle
est revue par le libéral François Furet. Sans doute est-il inévitable que le travail
de l’historien soit toujours construit selon une certaine perspective. Il reste
que nous avons appris depuis longtemps à distinguer les historiens rigoureux,
qui étudient avec attention leurs sources, en envisagent les diverses
interprétations possibles des mêmes évènements et séparent les jugements
éventuels qui sont les leurs de l’exposé de leur sujet. On accorde plus de
crédit aux
Annales de Tacite qu’à la
Vie des douze Césars de
Suétone, qui dit une chose et son
contraire et rapporte sans le moindre esprit critique tous les racontars
concernant la vie de ses personnages… Bref si l’objectivité de l’historien peut
rester problématique, elle n’est pas impossible. Comme le dit Marrou :
Ce qui fonde en dernière analyse, ou plutôt garantit la valeur de
l’histoire en tant que connaissance vraie, c’est très précisément l’intégrité
de la conscience de l’historien, l’authenticité de sa vocation de savant, la
fidélité avec laquelle il obéit à celle-ci, sa sincérité.
La vérité de l’histoire ne peut pas être contrôlée par
l’expérience ou la fécondité de ses applications et elle ne peut « être
mesurée que par l’historien même qui l’a élaborée », comme le dit encore
Marrou. Cette garantie peut paraître fragile. Mais la connaissance, quelle
qu’elle soit, est toujours affaire humaine, affaire aussi d’une communauté –
les recherches d’un historien peuvent rectifiées, contrôlées par celles
d’autres historiens et, finalement, le lecteur instruit est apte à faire
lui-même la distinction entre ce qui procède éventuellement de l’engagement,
des positions politiques, philosophiques ou religieuses de l’historien et ce
qui concerne proprement la vérité historique.
En ce qui concerne la dernière question, on doit reconnaître qu’il
y a une part de vrai dans l’affirmation de Croce. L’histoire est un va-et-vient
entre le présent et le passé. Le présent éclaire parfois le passé d’un jour
nouveau. Et tout naturellement les historiens cherchent dans le passé à mieux
comprendre le présent. De ce point de
vue la recherche historique est toujours de son temps. « Nos
Romains » ne sont pas ceux de Montesquieu ou de Machiavel. Mais il n’y a
pas à s’en étonner : la longueur du temps modifie les perspectives. Il a
bien fallu que la deuxième guerre mondiale arrive pour qu’on puisse prendre la
mesure de ce qui la liait en profondeur à la première, au point que certains
historiens parlent maintenant d’une seule guerre 1914-1945. Mais il serait
erroné de voir là quelque chose de véritablement spécifique à l’histoire. Les
sciences de la nature et même les mathématiques ont, elles aussi, un caractère
historique. Non seulement les progrès de la recherche, mais aussi les
préoccupations de l’époque obligent à des remaniements réguliers des théories
scientifiques. Mais ceci ne nous conduit pas à tomber dans un relativisme
sceptique. La physique contemporaine ne rend pas fausse la physique des siècles
passés ; elle en fait seulement une approximation acceptable dans
certaines limites. L’histoire romaine d’aujourd’hui n’invalide pas Tite-Live,
mais modifie la perspective suivant laquelle nous le lisons.
Certes l’histoire n’est pas une science comme les sciences de la
nature. Mais elle ne manque pas pour autant de rationalité ni d’exigence de
vérité. Elle n’est pas une science opératoire comme le sont devenues les sciences
de la nature. Elle ne peut pas ramener la complexité du réel à la composition
de quelques principes simples, de quelques équations fondamentales. Mais c’est
non en raison de sa faiblesse propre ou de l’insuffisance de sa propre
scientificité, mais en raison de la nature de son objet. Alors que les sciences
de la nature finalement ne prennent pour objet qu’une couche superficielle du
réel, l’histoire, comme la philosophie d’ailleurs, affronte l’épaisseur de la
condition humaine.
Conclusion/ Histoire et mémoire
Histoire ou mémoire
Il semble en effet que
l’histoire soit d’abord de la mémoire, systématisée, bien rangée. Mais
seulement de la mémoire. Notre propre passé, nous le connaissons par la
mémoire. N’est-il pas évident que l’histoire remplit collectivement cette même
mission. C’est pourquoi l’histoire aller de soi. Faire comprendre que
l’histoire est une science et qu’elle est confrontée, comme toutes les sciences
à des problèmes épistémologiques épineux, ce n’est pas toujours facile. C’est
qu’en effet, sous un certain angle, la science historique se construit d’abord
par une patiente déconstruction de la mémoire. On pourrait même construire une opposition
systématique entre histoire et mémoire
En premier lieu, la mémoire
est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire
est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon
histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La mémoire
historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France
n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos voisins et
réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du
regard. Ce qu’on appelle objectivité, qui est la possibilité de changer de
point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.
En second lieu, la
mémoire présuppose l’oubli comme son indispensable complément. Je ne peux me
souvenir qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. La mémoire collective
fonctionne, elle aussi, à l’oubli. On perçoit couramment l’oubli comme un pur
négatif, un manque de mémoire. Mais l’oubli est comme le fond nécessaire à
partir duquel peut émerger la mémoire. L’oubli est même parfois commandé, par
exemple pour des raisons politiques, religieuses, etc. L’histoire (comme la
psychanalyse !) vise à faire revenir l’oublié.
En troisième lieu, la
mémoire s’inscrit dans un récit. La mémoire individuelle est ce par quoi
l’individu constitue sa propre identité. Elle est entièrement pensée à partir
du présent – la mémoire, c’est toujours le passé au présent. Il en va de même
de la mémoire collective. Les communautés historiques gardent la trace de ce
qui constitue encore le présent. Ce qui disparaît de la mémoire collective,
c’est ce qui n’a plus cours. Dans les deux cas, la mémoire est orientée dans un
récit dont la fin est connue. Elle est donc nécessairement téléologique :
la vérité des événements passés réside dans le présent. La science historique,
dès qu’elle se veut véritablement scientifique, doit sortir du récit,
précisément parce qu’elle doit sortir de la téléologie, de l’histoire orientée
vers une fin idéale, c'est-à-dire, en réalité, de l’interprétation du passé en
fonction du présent.
Enfin, la mémoire ne se
soucie que de l’enchaînement temporel des images – elle s’identifie à notre
conscience intime du temps. Il en va de même avec la mémoire collective qui
fonctionne par images (« les images d’Épinal » par exemple)
L’histoire, au contraire, s’intéresse à la causalité. Les faits et les
événements doivent apporter une intelligibilité de l’ensemble du processus
historique.
Pierre Nora et les
lieux de mémoire
Cette opposition entre
histoire et mémoire, Pierre Nora en fait le thème introducteur de ses Lieux de mémoire. En voici un passage
qui mérite l’attention.
Mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience
que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des
groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la
dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations
successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible
de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la
reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La
mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ;
l’histoire, une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et
magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ;
elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants,
particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou
projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante,
appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le
sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un
groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y
a. autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est, par nature, multiple
et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au
contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel.
La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet.
L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux
rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le
relatif.
Pierre Nora : Les lieux de mémoire, tome 1, La République, Gallimard, 1984 p.XVIII
Mémoire, politique,
communauté de destin
Penser la possibilité de
l’histoire scientifique, d’une objectivité de la connaissance historique, cela
ne résout pas la question de la mémoire.
Si on s’intéresse au
rapport histoire/mémoire, on présuppose nécessairement, et je l’ai présupposé
jusqu’ici, qu’il y a quelque chose qu’on peut appeler « mémoire collective ». Pour
tout dire, pour Maurice Halbwachs, la mémoire est toujours collective puisque
la mémoire individuelle est toujours donnée dans un cadre social déterminé. On ne
se souvient pas seul, affirme-t-il.
Cette mémoire collective,
elle est en effet inscrite dans le corps social, dans ses rites qu’il reproduit
presque mécaniquement. Mais elle existe aussi à travers des images et des
mythes qui nous hantent, des références partagées, dans la trame même de la
langue – le latin, par exemple, est une langue vivante, n’est pas une
« langue morte » mais une langue qui tisse encore les langues latines
parlées en Europe et en Amérique du Sud.
La mémoire se présente
d’abord comme transmission d’habitus :
après tout, nous naissons dans un monde déjà vieux ! Mais cette mémoire
collective n’est pas simplement un phénomène spontané. Elle ne se maintient en
vie que par le concours de la volonté et de l’action humaines. Elle est
organisée et se lie étroitement au politique. Quand on consacre une tombe du
soldat inconnu, quand toutes nos villes et villages se couvrent de ces
terribles monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, on est dans la
mémoire, mais surtout on est dans la politique. Comme sont aussi dans la
politique ceux qui édifient des monuments aux morts pacifistes.
Ces images de notre
mémoire collective et individuelle rendent possible la vie politique et sociale
et par conséquent la vie tout court. Elles sont aussi indispensables que celles
que nous transmet la connaissance historique. Seuls ceux qui pensent l’homme
comme homo œconomicus, c'est-à-dire comme automate calculateur
maximisant ses avantages, pourraient envisager que nous nous débarrassions de
cet imaginaire historique, oubliant d’ailleurs que cet homo oeconomicus
lui-même est un mythe historiquement daté.
***
Ainsi, penser l’histoire,
c’est à la fois séparer histoire et mémoire comprendre l’histoire simultanément
comme connaissance historique rationnelle, scientifique et comme la trame même
de la destinée humaine.