Dworkin développe et précise ses thèses à partir de ce qu’un étudiant en droit appellerait des « études de cas ». Les dix-neuf essais qui composent l’ouvrage abordent des thèmes très différents mais qui finalement constituent une unité, non seulement dans l’inspiration mais aussi dans le style.

Je m’en tiendrais ici à la troisième partie qui est consacrée au libéralisme et à la théorie de la justice. Il est intéressant de voir la définition que Dworkin donne du libéralisme.
Il s’agit évidemment du libéralisme entendu au sens américain : « Les libéraux étaient pour une plus grande égalité économique, pour l’internationalisme, pour la liberté d’expression et contre la censure, pour une plus grande égalité entre les races et contre la ségrégation, pour une séparation radicale entre l’Église et l’État, pour davantage de garanties dans les procédures pénales, pour la dépénalisation des « infractions » relevant des moeurs (notamment les délits liés à la drogue et aux rapports sexuels, sujets à controverses mais impliquant des adultes consentants) et pour un usage actif des pouvoirs du gouvernement afin d’atteindre ces objectifs. » (p.225)
Certes, Dworkin admet que cette définition est historiquement marquée, que certains libéraux sont devenus des défenseurs de la guerre au Vietnam et que ceux qu’on appelle aujourd’hui « libéraux » ne se reconnaîtraient plus dans cette définition : on croît moins aux vertus de la croissance ou de l’intervention de l’État central. Il reste que dans ses grandes lignes, c’est encore ce programme qui réunit les libéraux aujourd’hui.
Mais Dworkin veut distinguer ce qui est la position centrale du libéralisme et ce qui n’est qu’une position dérivée : par exemple, la liberté du marché ou l’intervention de l’État ne sont peut-être que des positions dérivées, c'est-à-dire des moyens stratégiquement adéquats pour atteindre les objectifs centraux. La distinction entre valeurs fondamentales et valeurs dérivées n’est cependant pas toujours facile à faire. Néanmoins, Dworkin essaie de mettre à nu le noyau moral subsistant qui fonde le libéralisme, même si certaines des stratégies employées se sont défaites avec le temps. Il s’agit de définir « une certaine de conception de l’égalité » qui se trouverait « au coeur du libéralisme ».
Quels sont les principes en vertu desquels l’égalité peut être érigée en principe politique ?
(1) Le gouvernement doit traiter tous ses citoyens comme des individus égaux
(2) Le gouvernement doit traiter tous les citoyens équitablement dans la distribution de certaines possibilités, ou du moins oeuvrer dans le sens d’une répartition moins inégale. (p.237)
Pour Dworkin, les conservateurs doivent autant que les libéraux défendre le premier principe et, en outre (2) est un principe dérivé par rapport à un (1) qui est un principe fondamental. Que signifie (1) ? Pour Dworkin, « c’est une question qui est au centre des théories politiques au moins depuis Kant. » (p.239) Deux genres de réponses sont possibles :
(1) le gouvernement doit être neutre quant à la question du bon mode de vie ;
(2) le gouvernement ne pas rester neutre « parce qu’il ne peut pas traiter ses citoyens en hommes égaux sans une théorie qui définisse ce qu’est l’homme. »
En accord avec Rawls, Dworkin estime que le libéralisme se définit par la position (1). Dworkin veut montrer qu’une personne qui adhère à cette conception de l’égalité doit accepter plus ou moins le noyau de positions qui caractérise le libéralisme. Inversement, celui qui adhère à (2) sera amené à soutenir une conception non-libérale, soit conservatrice, soit socialiste ou marxiste. Un libéral ayant à légiférer adopterait ce que Dworkin nomme «principe d’égalité approximative», un principe de distribution des ressources matérielles et morales qui permette que chacun ait une part à près égale à consacrer à la satisfaction de ses ambitions. C’est en gros le principe d’égalité des ressources qu’il défend dans les articles repris dans « Sovereign virtue ».1
Dans la deuxième phase de sa démonstration, Dworkin montre qui si on pratique le principe d’égalité approximative et si on admet que les individus ont des conceptions différentes du bon mode de vie, la répartition la plus égalitaire peut être obtenue par l’économie de marché et la coexistence des perspectives de vie différente exigera la démocratie représentative.
Pour que le marché soit égalitaire, il faut admettre que les individus ne diffèrent que par leurs préférences pour certains produits ou certaines activités. Un système planifié pourrait théoriquement atteindre le même résultat mais à un coup nettement supérieur. Mais comme le dit Dworkin, il faut redescendre sur terre. Car, pratiquement, les individus diffèrent par bien d’autres choses que par les préférences. Ils diffèrent notamment par des critères qui n’ont aucune portée morale, comme les talents. Du coup, la répartition des richesses par le marché engendre des inégalités contraires au principe libéral, des inégalités qu’il faut donc corriger. Bref, il ne resterait plus à notre libéral qu’à se transformer en capitaliste sans conviction ou en socialiste peu enthousiaste, par une ou l’autre des formes d’économie mixte.
Les institutions démocratiques représentatives posent, également, du point de vue de l’égalité libérale, des questions complexes. Il faut protéger les minorités contre les exigences de la majorité et, par conséquent, la démocratie doit reposer sur « un système de droits civiques qui devra déterminer à l’avance quelles sont les décisions politiques susceptibles d’exprimer des exigences contraignantes à l’égard des autres citoyens, et qui permettra de les exclure de toutes les institutions politiques où règne la règle majoritaire. » (p.246)
Bref, un libéral ne peut accepter l’économie de marché et la démocratie parlementaire qu’appuyées sur un ensemble de droits civiques qui permettraient de garantir l’égalité de traitement des citoyens. On retrouve ici quelques-unes des thèses essentielles défendues ailleurs par Dworkin sur le rôle des droits – « Prendre ses droits au sérieux » – et sur les rapports entre la décision judiciaire et la démocratie : Dworkin voit le tribunal comme un recours permettant de défendre les plus faibles alors que la démocratie, dans un système économique inégalitaire, est spontanément plus favorables aux plus riches parce qu’ils sont les plus influents2.
Le deuxième essai sur le libéralisme reprend la question de la neutralité sous un autre jour. La neutralité du gouvernement à l’égard des conceptions de la vie bonne de ses citoyens peut être considérée de deux panières :
(1) La neutralité est la valeur première et les mesures égalitaires que doit prendre le gouvernement dérivent de la nécessité de garantir cette neutralité.
(2) La neutralité est une valeur dérivée qui permet de garantir l’égalité de traitement.
La version (1) du libéralisme est fondamentalement sceptique et se trouve incapable de répondre aux conceptions concurrentes de type utilitariste (celles qui justifient les inégalités par la gain global attendu) et aux politiques économiques anti-welfare. Dworkin défend donc un libéralisme égalitaire. Celui-ci ne peut se contenter du système du marché pour réaliser ces objectifs. En théorie le marché permet de réaliser facilement le calcul de ce qu’un individu a consommé et produit – calcul indispensable si on veut allouer les ressources de manière égalitaire entre tous les individus. Cependant, les différences de talents, les hasards de la vie, etc., interdisent que le marché réalise ce qu’il permettrait théoriquement. C’est pourquoi Dworkin défend :
(1) l’égalité des ressources : les individus dotés initialement de ressources égales doivent cependant pouvoir les faire fructifier comme ils le souhaitent. Il se prononce contre l’égalité permanente des ressources qui demanderait correction permanente des inégalités qui ne peuvent que se creuser en permanence dans une économie de marché.
(2) Un système re-distributeur pour protéger les individus contre les hasards de l’existence. Ce système pourrait prendre la forme d’un mise aux enchères d’assurance (permettant aux individus d’arbitrer eux-mêmes entre la sécurité et les possibilités de gain.
Il s’agit de respecter les conceptions que les uns et les autres ont du bon mode de vie. Le (1) réalise la condition égalitaire (dans ses articles cités plus haut, Dworkin soutient qu’aucune autre conception de l’égalité n’est acceptable). Le (2) assure la neutralité de l’État à l’égard des conceptions morales individuelles. En particulier, le fait de laisser aux individus le soin d’arbitrer eux-mêmes entre sécurité et espérance de gain évite d’imposer aux uns une vie garantie mais aux capacités de consommation restant modérée ou aux autres une vie
incertaine. Dworkin estime ainsi pouvoir concilier un égalitarisme foncier et la reconnaissance que les individus sont responsables de leur propre sort.
On peut encore préciser la position de Dworkin en la comparant avec celles d’autres libéraux – comme Michael Walser dont le livre Sphères de la justice3fait l’objet d’un chapitre. S’il apprécie les intentions de Walser, Dworkin estime que « le centre de son raisonnement présente une faille. L’idéal de justice complexe qu’il propose n’est ni réalisable, ni même cohérent, et le contenu de son ouvrage offre peu de matière à réflexion dans le domaine des problèmes concrets liés à la justice. » (p.269) Dworkin lui reproche en particulier d’idéaliser la réalité sociale américaine et surtout son relativisme qui l’amène à soutenir d’un système de caste peut être juste à l’intérieur d’un cadre donné.
Il faudrait évidemment développer plus longuement les divers aspects du livre du Dworkin et notamment ses « études de cas » et les leçons qu’il en tire. Une pensée à tous égards stimulante. On comprend d’autant moins que son dernier ouvrage, Sovereign Virtue,n’ait toujours pas trouvé d’éditeur pour une traduction en française.

Le 24 janvier 2003.
©Denis COLLIN

1 Ronald DWORKIN : Sovereign Virtue, The theory and practice of equality. Harvard University Press, 2000. Les deux premiers chapitres, Equality of Welfare et Equality of resources ont été publiés en 1981. Ils font l’objet d’une analyse critique – en français – dans Jean-Christophe Merle, Des théories libérales contemporaines de la propriété comme alternative au bien-être social (Nozick et Dworkin), Cahiers d’épistémologie n°9806 – publication de l’UQAM (http://www.philo.uqam.ca/pdf/9806.pdf)
2 Voir dans Une question de principe, le chapitre II : « La tribune des citoyens ».
3 voir notre recension du livre de Walzer.
4 À titre de comparaison, la traduction italienne est disponible depuis an aux éditions Feltrinelli…