Science et superstition
Voici comment Littré définit la superstition :
« Sentiment de vénération religieuse, fondé sur la crainte ou l'ignorance,
par lequel on est souvent porté à se former de faux devoirs, à redouter des
chimères, et à mettre sa confiance dans des choses impuissantes. » Mais
immédiatement après, il cite Pascal qui distingue piété et superstition. La
superstition, voilà la croyance indigne, la croyance qui témoigne que l’homme
est encore dans les ténèbres, la croyance de l’autre en un mot. Mais au-delà
cet usage disqualifiant, peut-on définir rigoureusement la superstition ?
C’est-à-dire tracer une ligne claire entre les savoirs et les croyances fondées
d’un côté et, de l’autre, les extravagances d’un esprit qui croit savoir là où
il ne sait rien ?
I. La
ligne de démarcation
L’opposition science à la superstition est, pour
l’essentiel, une opposition moderne, c’est-à-dire qu’elle est véritablement
thématisée à partir du XVIIe siècle. Certes, les « vaines
craintes » qu’il nous faut dissiper pour vivre heureux selon les préceptes
épicuriens, sont des superstitions. Certes, Cicéron s’interroge sur la
divination. Mais la critique systématique de la superstition ne prend son
essor que bien plus tard, par exemple dans la critique protestante qui assimile
les catholiques à des idolâtres ou des païens.
A.
Rationalisme contre superstition
Elle se déploie dans le rationalisme classique,
singulièrement chez Malebranche et Spinoza, pour devenir un des thèmes majeurs
de la philosophie des Lumières. Les superstitions sont du côté de l’obscurité
des temps passés ; la science, c’est-à-dire la connaissance rationnelle de
la nature, est du côté de la Lumière. C’est, de manière progressive et assez
chaotique, une véritable ligne de démarcation qui est tracée entre ce qui
appartient au savoir rationnel et ce que renvoie à l’imagination
superstitieuse. Jusqu’à l’âge classique, l’étude de la nature se mêle aux
croyances les plus extravagantes dans les puissances surnaturelles. Les fables
sont tenues à l’égal d’un savoir certain. Bien que les alchimistes aient
contribué à quelques découvertes scientifiques, ces découvertes sont faites
presque par hasard et sur un fond de magie et d’imaginaire fantastique.
Paradoxalement, en apparence, alors que le Moyen Âge est encore soumis au
carcan de rationalité que lui imposent l’aristotélisme et la méfiance des
autorités religieuses, la Renaissance sera le théâtre d’une véritable explosion
superstitieuse. La Renaissance, ce sera aussi l’âge d’or, si on peut dire, de
la chasse aux sorcières. Même là où naît la science moderne, elle est encore
longtemps marquée par l’emprise de superstitions. Copernic était astronome mais
aussi astrologue. Et le grand Newton lui-même pratiquait l’alchimie.
Ce sont les rationalistes, Descartes, Malebranche, Spinoza,
Bayle, qui les premiers s’en prennent systématiquement à la superstition. C’est
peut-être Spinoza qui est le plus radical dans la mesure où son discours contre
la superstition est aussi et de manière très explicite une critique la
religion, présentée pratiquement une forme de la pensée superstitieuse. Dans le
prolongement du rationalisme classique, les philosophes des Lumières font de la
dénonciation des superstitions un de thème leur combat mené au nom de la
raison. Le projet des Lumières a un double sens : il s’agit, en premier
lieu, de développer la connaissance rationnelle afin de faire reculer les
« vaines craintes » qui sont associées aux superstitions et, en
second lieu, de n’être plus soumis craintivement à la nature, mais la dominer
par le moyen d’une technique rationnelle. Le recul de la superstition est
considéré comme le préalable au progrès moral et au bonheur, parce que c’est la
condition de la sortie de l’homme de minorité, pour reprendre l’expression de
Kant dans Qu’est-ce que les Lumières.
B.
Définition et typologie des superstitions
Il semble très difficile de donner, de prime abord, une
définition générale de la superstition. Des croyances classées aujourd’hui
comme superstition étaient tenues hier pour des savoirs ne méritant aucune opprobre
particulier. Étymologiquement, la superstition renvoie à la divination – et
c’est pourquoi on classe comme pratiques superstitieuses toutes ces pratiques
qui croient deviner dans les phénomènes naturels les signes de la volonté de
Dieu ou du destin. C’est pourquoi la superstition désigne d’abord les
prétentions connaître par signes le dessein divin ; c’est une perversion
de la véritable religion, un excès de croyance qui se tourne contre la foi
véritable.
En un deuxième sens, la superstition désigne les fausses
religions pour ceux qui prétendent être les défenseurs de la « vraie
foi ». Les chrétiens dénoncent comme superstitions les religions
polythéistes. Les protestants critiquent les catholiques pour leurs
superstitions (culte des saints et de la Vierge, croyance en la « présence
réelle » et non symbolique du
Christ dans l’Eucharistie). Hegel attaque durement la religion catholique dont
l’esprit est « rigoureusement contraire à l’esprit conscient de
lui-même », une religion où, « dans l’hostie, c’est comme une chose
extérieure que Dieu est présenté à l’adoration religieuse ». Dans le
catholicisme, le rapport à Dieu est contraire à la liberté de l’esprit puisque
le croyant reçoit « la direction du vouloir et de la conscience morale de
l’extérieur » et le rapport à Dieu est toujours nécessite toujours la
médiation d’un tiers, et n’est donc pas rapport de l’esprit à lui-même. Cette
religion donc où la dévotion « s’adresse à des images miraculeuses, voire
à des os » tient donc « l’esprit captif d’un être hors de soi en
vertu duquel le concept de cet esprit est, au plus profond de lui-même méconnu
et subverti, et droit, justice, bonnes mœurs et conscience morale,
responsabilité et devoir sont gâtés dans leur racine. » (Encyclopédie
des Sciences philosophiques en abrégé, §552.R)
En un troisième sens, la superstition désigne toutes les
croyances irrationnelles concernant les présages, les possibilités d’action à
distance par la pensée ou par la manipulation de symboles. L’astrologie, la
chiromancie, les rites d’envoûtement et d’exorcisme, le fétichisme, etc., la
liste de ces pseudos savoirs et pratiques irrationnelles est interminable. Les
trois sens s’entremêlent souvent. Dans les Pensées
diverses sur la comète, Bayle s’attaque aux trois aspects : les comètes
ne sont pas des signes qu’il faudrait déchiffrer ; la véritable foi n’a
rien à voir avec la superstition et les athées vertueux (Épicure, Spinoza)
valent mieux que les croyants superstitieux ; la croyance dans la valeur
divinatoire des comètes ne vaut pas mieux que les autres pratiques magiques.
II. Une
théorie de la superstition
Une fois la superstition définie, il en faut déterminer les
causes, c’est-à-dire en donner une explication rationnelle – s’y refuser ce
serait retourner, par un autre tour, à la superstition.
A.
Les explications courantes
L’explication la plus simple du phénomène superstitieux
est de considérer la superstition comme un défaut
de connaissance : les hommes ignorants inventent des solutions
« superstitieuses », des puissances surnaturelles pour expliquer tous
les phénomènes qui dépassent l’homme. Tout naturellement, ignorant des lois de
la nature, ils rapportent ce qu’ils ne comprennent pas à ce qu’ils comprennent,
c'est-à-dire à eux-mêmes et donc supposent derrière les phénomènes naturels des
puissances analogues à la leur propre.
C’est aussi l’impuissance
pratique qui est en cause : les croyances magiques visent à conjurer
l’impuissance de l’homme face à la nature. Même quand on a des remèdes pour les
maladies, par exemple, on ne sait pas pourquoi ils sont efficaces (les sciences
sont d’abord purement empiriques). Donc, naturellement, on leur prête des
vertus magiques et on croit pouvoir généraliser. Sur le plan l’origine des
superstitions et l’origine de la religion semble être commune. Dans L’avenir
d’une illusion, Freud rapporte la naissance des superstitions animistes et
des idées religieuses à un prototype, la situation de dépendance
infantile : le petit enfant terrorisé par la puissance adulte (celle du
père singulièrement) et doit chercher à se protéger par l’amour de ce qu’il
craint.
B.
La thèse de Spinoza
La théorie la plus complète et plus systématique de la
superstition se trouve chez Spinoza (Éthique, appendice Partie1) :
tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes
finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la
nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu'il est un être de
désir. La croyance aux causes finales est ainsi une sorte de rationalisation de
ce qui guide l'homme dans la réalisation de ses désirs. Mais cette croyance aux
causes finales est la matrice de toutes les superstitions. Spinoza explique
ainsi la genèse de cette croyance :
1° Les hommes naissent sans connaissance des causes mais
seulement avec la conscience de leurs appétits. 2° L'ignorance des causes fait
qu'ils croient être libres. 3° Les hommes agissent toujours en vue d'une fin.
4° Ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales. 5° Cette
tendance est renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils
ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur
les autres êtres.
Il y a là un enchaînement nécessaire et ces croyances ne
découlent pas de quelque aberration accidentelle mais de la nature même des
hommes, de la manière dont s’exprime la tendance à persévérer dans leur être.
C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience
des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés
les plus courants des hommes.
Le dernier moment du raisonnement vise à expliciter
comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont
ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils
jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur »,
d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui
leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens à leur
usage ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie
superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à
l'erreur ; ce mode de raisonnement correspond à ce que Spinoza appelle
dans le Traité de la réforme de
l'entendement, la connaissance du deuxième genre, définie ainsi :
« il y a une perception acquise par expérience vague, c'est-à-dire par une
expérience qui n'est pas déterminée par l'entendement; ainsi nommée seulement
parce que, s'étant fortuitement offerte et n'ayant été contredite par aucune
autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous. »
La superstition n’est donc pas simplement erreur. Elle
s’appuie sur les affects : désirs et craintes nous portent à accorder
crédit aux fruits de l’imagination.
III.Puissance
et impuissance de la science face aux superstitions
S’il est un point commun aux philosophes des Lumières,
c’est bien cette idée que le progrès des sciences (le progrès des Lumières) et
leur diffusion viendra à bout des superstitions. Et puisque la tyrannie et les
autres maux publics vont de pair avec les superstitions, leur disparition, la
lutte contre les superstitions s’identifie au progrès en général. Voyons dans
quelle mesure ce programme peut être réalisé.
A.
La science s’attaque à la superstition :
Théoriquement, la
science s’oppose à la superstition ; depuis les premiers essais de
philosophie naturelle chez les Grecs, on cherche à passer du mythe à
l’explication rationnelle. Si la superstition s’enracine dans l’ignorance des
causes réelles, le progrès de la connaissance scientifique devrait presque
mécaniquement faire reculer les croyances superstitieuses.
Pratiquement, par
la maîtrise qu’elle donne sur le monde, la science permet de sortir de la
situation de « dépendance infantile » de l’humanité. À la place
de la divination, on a la prédiction scientifique basée sur la connaissance des
lois de l’enchaînement des phénomènes. Et de la prédiction on passe à la
maîtrise technique. Les applications
de la science montrent en pratique la supériorité de connaissance scientifique
sur les pratiques magiques ou les superstitions.
Le programme des Lumières n’était pas absurde et, en
partie, il a réussi. La scientificité est la valeur dominante et la
superstitions épinglées comme telles et connotées négativement.
B.
Impuissance de la science face à la superstition
En dépit de leur discrédit, les superstitions restent
cependant très répandues. Sous une forme directe (croyances, pratiques
magiques) ; sous une forme « grand public » (horoscopes,
voyantes, etc.) ; ou sous des formes plus « raffinées ». Des
préjugés anciens comme les superstitions liées au sang, par exemple, (la
« pureté du sang » dans laquelle s’alimente toutes les formes de
racisme) ont retrouvé une vigueur tragique.
Beaucoup de croyances pré-scientifiques semblent indéracinables, en dépit
des progrès scientifiques.
Comment expliquer
cette situation ?
Par des raisons de fait, d’abord : Le progrès des
sciences ne touche pas tout le monde. Ce qui est répandu, c’est le progrès
technique. Ainsi, il y a une sorte de caractère « magique » des
objets de notre vie dont le fonctionnement nous reste opaque (exemple :
l’ordinateur). En outre, de la science, de nous ne connaissons que les
résultats et non les causes. C’est l’imagination qui est frappée et non la
raison. Des causes socio-psychologiques permanentes expliquent également la permanence
de la pensée superstitieuse : le besoin de croire, d’espérer des miracles,
est très fort quand on est impuissant face au cours de l’histoire.
Des raisons plus fondamentales tenant à la nature de
l’esprit humain doivent cependant être élucidées. La vie sociale apparaît comme
essentiellement opaque : dans l’économie les hommes sont considérés comme
des choses et les choses (l’argent par exemple) semblent dotées d’une puissance
vivante. On transpose à la nature la
connaissance immédiate de la vie sociale. La science spontanée, c’est
d’appliquer à la nature ce que nous croyons savoir des relations entre les
hommes ou de notre propre psychologie. On retrouve l’analyse spinoziste.
Même les sciences continuent de recourir aux causes
finales. Le finalisme tisse notre
mode de penser dans la compréhension du vivant (« Le caméléon change de
couleur pour se
protéger »). Richard Dawkins, le célèbre auteur de Le gène égoïste, condamne sans ambiguïté les conceptions
téléologiques de la nature … pour mieux tomber dedans à pieds joints :
toute son explication du vivant par de l’idée qu’il existent des unités
élémentaires du vivant, les gènes, dotés d’une finalité (se multiplier) et
utilisant à cette fin des stratégies.
L’impuissance de la science face à la superstition s’explique
aussi parce qu’elles ne se situent pas sur le même terrain. La science est
l’œuvre de la raison et de l’entendement, alors que la racine la plus
profonde de la superstition est affective (les craintes et les espoirs).
Spinoza le dit : « Rien de ce qu’a de positif une idée fausse n’est
supprimé par la présence du vrai en tant que vrai. » (Éthique IV,
proposition I) Seul un affect peut combattre un autre affect. La raison ne peut
rien contre la passion superstitieuse ! Il suffit de penser à l’impuissance
des arguments scientifiques contre le racisme pour s’en rendre compte.
C.
Superstition et scientisme
Enfin la science elle-même peut être à l’origine de
nouvelles superstitions. Elle va souvent contre nos idées les plus spontanées.
Elle est donc, pour l’esprit insuffisamment instruit, une nouvelle forme de
pensée magique. Les « impostures intellectuelles » dénoncées par le
physicien Alan Sokal et son collègue Jean-Bricmont sont typiques de cette
utilisation irrationnelle de la science.
Les applications de la science semblent nous menacer. Le
problème de la soi-disant technoscience qui confond le savoir rationnel avec
son instrumentalisation à des fins douteuses nourrit une réaction contre
l’esprit scientifique. Ajoutons que les promesses imprudentes de la science,
qui ne peuvent être tenues, nourrissent la suspicion à son endroit. On prend
souvent un programme de travail pour une théorie achevée. On gomme les
difficultés des théories scientifiques et on prétend qu’on est certain alors
qu’on a qu’une hypothèse, parmi d’autres à tester.
On tiendrait ici quelques-unes uns des raisons qui
expliquent que les superstitions ne sont pas propres aux esprits incultes, mais
sont très largement partagées par les individus disposant d’un niveau
d’instruction supérieur.
Bibliographie
Malebranche :
La recherche de la vérité, in Œuvres
I, Gallimard, La Pléiade.
Spinoza : Éthique,
version latine et traduction de Bernard Pautrat. Seuil. Collection
« Points »
-- Lettres à Hugo
Boxel, éditions Mille et une nuits.
Pierre Bayle :
Pensées diverses sur la comète, Société
des textes français modernes