mardi 16 mai 2006

Trois concepts de la liberté politique

La question politique par excellence est celle de la liberté politique. Pour tout dire, la formule « liberté politique » est presque redondante. Le gouvernement « politique » chez Aristote est le gouvernement des hommes libres – à la différence des gouvernements monarchiques ou despotiques, aristocratiques ou oligarchiques. Mais s’il y a politique, il y des lois. Comment les hommes peuvent-ils être libres en étant soumis aux lois et à un gouvernement chargé des mettre en œuvre ?
Sous réserve d’une typologie plus fine, on distingue – notamment chez un certain nombre d’auteurs contemporains – plusieurs manières d’aborder cette question. Pour l’heure, nous retiendrons la distinction développée, entre autres, par Quentin Skinner et Philip Pettit qui distinguent schématiquement trois grandes orientations philosophiques correspondant à trois concepts différents de la liberté politique :
  1. la liberté réside dans la réalisation de soi par la participation à la vie de la cité.
  2. la liberté réside dans la non-ingérence ou la non-interférence (de l’État) dans la conduite de la vie des individus dès lors qu’ils n’empiètent pas sur la sécurité et la propriété des autres individus. (cette liberté de non-interférence est aussi appelée, à la suite d’Isaiah Berlin, « liberté négative »)
  3. la liberté réside dans le fait d’être protégé contre la domination. La liberté n’est donc pas différente de « l’empire des lois ». C’est cette conception que ces auteurs nomment républicaniste.

La liberté réside dans la participation à la vie de la cité

Aristote et la citoyenneté

Si l’homme est un animal politique, comme le dit Aristote, le bonheur réside, au moins dans une de ses dimensions essentielles, dans la participation à la vie de la cité. C’est là que réside la valeur de la qualité de citoyen. Aristote distingue ceux qui participent pleinement à la vie de la cité et qui n’y participent pas (esclaves) ou seulement partiellement (métèques) :
« Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que la participation à une fonction judiciaire ou à une magistrature. » (Politiques, III,1275-a, cité dans la traduction Pellegrin, GF-Flammarion)
(…)
La qualité de citoyen est donc directement liée à la participation directe aux fonctions politiques, aux « magistratures », ce qui pouvait arriver à tout citoyen puisque le système du tirage au sort faisait que potentiellement tout citoyen pouvait occuper une magistrature ou une fonction judiciaire.
« Ce qu’est le citoyen est donc manifeste à partir de ces considérations: de celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu’il est le citoyen de la cité concernée et nous appelons, en bref, cité l’ensemble de gens de cette sorte quand il est suffisant pour vivre en autarcie. » (Politiques, III, 1275-b)
(…)
La cité n’est donc pas définie comme une entité géographique, ou comme un ensemble d’homme soumis à un même gouvernement. Elle est fondamentalement constituée par les citoyens. Ceux qui ne sont pas citoyens au sens plein ne font pas pleinement partie de la cité (ainsi les femmes, les esclaves, etc. qui restent confinés dans le domaine privé, celui de l’oïkos).
« il existe un certain pouvoir en  duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. Celui-là nous l’appelons le pouvoir politique ; le gouvernant l’apprend lui-même en étant gouverné, comme on apprend à commander la cavalerie en obéissant dans la cavalerie, à commander dans l’armée en obéissant dans l’armée, de même pour une brigade ou bataillon ; c’est pourquoi l’on dit, et à juste titre, qu’on ne commande pas bien si on n’a pas bien obéi. Ces deux statuts de gouvernant et de gouverné ont des excellences différentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir obéir et commander, et l’excellence propre d’un citoyen c’est de connaître le gouvernement des hommes libres dans ces deux sens. Et c’est aussi l’excellence de l’homme de bien que d’avoir ces deux aptitudes. » (Politiques, III, 1277-b)
Ainsi, être libre et vivre comme citoyen d’une « polis » est donc, sous cet angle, la même chose. Et cette liberté qui consiste dans le fait d’être gouverné et gouvernant est l’excellence de l’homme de bien. Ainsi l’idéal de la vie bonne – du bonheur – est un idéal politique, celui d’une  capable de subvenir à ses propres besoins et à sa défense. Il y a de ce point de vue un lien entre la liberté des citoyens et celle de la cité. Si la vie de citoyen est une vie excellente, c’est parce qu’elle exprime au plus haut point les finalités de la vie humaine. Il y a un telos de la vie politique et la vie politique est aussi une vie , le civisme une valeur fondamentale.
On voit que cette conception de la liberté n’est rien d’autre que la réalisation de soi que l’homme peut trouver seulement à l’intérieur d’une cité.

La République de Cicéron

Cicéron développe, à sa manière, un idéal assez proche de l’idéal aristotélicien dans Des Devoirs et dans La République.
« La nature a imposé si impérieusement aux hommes l’obligation de la  et leur a inspiré une telle passion pour défendre l’existence de la collectivité, que cette force-là a triomphé de tous les attraits de la volupté et du loisir.
Là encore, c’est de la nature humaine dont il s’agit. L’homme peut être tiraillé par des passions viles, mais le sens civique est une passion encore plus forte. Sans cette passion, la  humaine que forme la république serait détruite.
Il ne suffit pas de posséder la , comme on peut connaître une technique sans l’utiliser; une technique, même si on ne la pratique pas, on en garde la connaissance théorique ; la  au contraire consiste entièrement dans son application ; et son application la plus haute, c’est le gouvernement de la cité et la réalisation intégrale, en faits et non en paroles, des principes que ces gens-là proclament dans leurs coins. » (République, I, ii, 1-2)
La passion du bien public est une  et comme toutes les vertus une  pratique. Être citoyen, c’est vivre en citoyen, se conduire chaque en citoyen et donc s’occuper de la réalisation « intégrale » des principes sur lesquels se fonde cette vie commune – et ne pas se contenter de proclamer ces principes « chacun dans son coin ».
« La liberté ne peut habiter dans aucun État sauf dans celui où le pouvoir suprême appartient au peuple. Il faut reconnaître qu’il n’existe pas de bien plus agréable et que si elle n’est pas égale pour tous, ce n’est pas non plus la liberté. Or comment la liberté pourrait-elle être égale pour tous, je ne dis pas dans un royaume, où la servitude n’est même pas dissimulée, et ne fait aucun doute, mais aussi dans les États où les citoyens ne sont libres qu’en parole ? » (République, I, xxxi, 47)
Le citoyen n’est pas contraint, il n’est pas soumis à quelque pouvoir qui le dépasse. En remplissant ses devoirs civiques il affirme justement qu’il est un homme libre. Pouvoir du peuple et égalité de droit des citoyens, tels sont les principes fondamentaux d’une véritable république – ce que n’était pas vraiment la Rome républicaine dont Cicéron est un ardent défenseur !
« La liberté ne consiste pas à vivre sous un maître juste, mais à n’en avoir aucun. » (République, II, xxiii, 43)
L’homme n’est donc libre que dans une cité libre. Cette liberté trouve sa plus haute réalisation dans la participation des citoyens, en tant qu’égaux à la vie civique. C’est la vie publique qui est l’expression la plus élevée de la liberté. Mais cette participation à la vie publique est, en même temps, un devoir moral (voir De officiis) : les citoyens forment une  liée par des sentiments moraux.
Ici Cicéron expose clairement de quelle liberté il parle : la liberté d’un homme qui n’a pas de maître (dominus), qui est donc statutaire liber par opposition à celui qui a un maître et qui est servus, soumis aux ordres de quelqu’un d’autre. Ce premier exposé précis de la conception républicaine de la liberté sera repris plus tard, notamment par les républicanistes de l’époque moderne (Machiavel) ou contemporaine (les « néo-romains »).

L’humanisme civique

Cet ensemble définit ce qu’on appelé l’humanisme civique après l’historien Hans Baron1 et qui trouvera son épanouissement dans les républiques italiennes de la fin du moyen âge et du début de la Renaissance. À proprement parler l’humanisme civique désigne le courant de pensées politiques nées à Florence au XVe siècle. Ce sont les humanistes actifs au début du XVe, comme Coluccio Salutati qui anime un cercle où l’on discute des écrits de Pétrarque et qui découvre la correspondance de Cicéron. C’est encore Leonardo Bruni (1370-1444) dit l’Arétin, poète et rédacteur d’une monumentale histoire de Florence. C’est encore Poggio Bracciolini, découvreur de très nombreux textes latins classiques. C’est aussi Francesco Patrizi qui rédige vers 1460 un traité de L’institution d’une république. Et ce sera Savonarole prédicateur mystique et républicain fervent.2 Mais on aurait tort de limiter l’humanisme civique à ces humanistes au sens propre du terme qui mêlent la réflexion politique à la lecture ou à la relecture des auteurs antiques.
L’humanisme civique est à la fois dans le prolongement de la philosophie politique antique d’Aristote ou de Cicéron et en rupture avec celle-ci parce qu’il se développe dans des cités italiennes qui ignorent l’esclavage et où le christianisme constitue l’arrière-plan moral de la pensée politique. Il a des précurseurs médiévaux qu’on ne saurait négliger et le plus important est sans doute Marsile de Padoue (1278-1342) qui a été recteur de l’université de Padoue, écrit (1327) un livre, Defensor pacis, qui lui vaut la condamnation de l’Église. Influencé par la tradition aristotélicienne et averroïste, Marsile développe le thème de la coexistence de la foi et de la raison (sur la même question, voir le Discours décisif de Averroès, GF-Flammarion). Au centre de sa conception politique il pose la figure du peuple (universitas hominum) comme législateur humain. Il défend la positivité de la vie terrestre et soutient que l’action politique vise la paix et le « bonheur civique », « qui semble être le meilleur objet de désir possible pour l’homme dans ce monde et la fin ultime des actions humaines. » Et tout naturellement, Marsile soutient que « l’élection est la meilleure méthode et la plus parfaite pour établir un gouvernement » sachant que le corps électoral doit comprendre le peuple des artisans de la cité et pas seulement les « grands ». En effet, « ce qui regarde tous, doit être approuvé par tous. » De là le primat de loi et sa définition un « œil fait de très nombreux yeux ». La loi n’a aucun élément pervers, elle n’est pas faite pour être utile à l’ami et nuisible à l’ennemi, elle est universelle. L’idéal politique de Marsile n’est donc pas la démocratie, en tant que simple pouvoir du peuple, c’est-à-dire de la multitude, mais la « gouvernement de la loi ».
La citoyenneté est chez Marsile, comme chez Aristote, « communautaire ». Le citoyen est membre d’une  liée par des liens qui ne sont ni exclusivement juridiques, ni seulement motivés par l’utilité. Chez Aristote, le ciment de la cité, c’est l’amitié (la philia). Cette conception de la  politique heureuse trouve son expression artistique la plus admirable dans la célèbre fresque du « Buon governo » (le bon gouvernement) au « Palazzo Civico » de Sienne.
Si nous plaçons ici l’humanisme civique, c’est parce qu’il se place encore du point de vue d’une république harmonieuse dont les diverses institutions se complètent. Avec Machiavel autre chose va naître. Machiavel lui-même expose cette rupture entre ante res perditas et post res perditas.

Critique de la liberté comme réalisation de soi dans la vie publique

La conception de la liberté que nous venons d’exposer, aussi sublime qu’elle soit au plan moral, n’est pas à l’abri de la critique.
En premier lieu, on fera remarquer qu’elle suppose une conception compréhensive ou englobante de la vie humaine :
  1. un certain idéal de la vie bonne ;
  2. une certaine idée de la  ;
  3. elle suppose aussi une certaine homogénéité sociale et culturelle des citoyens: il s’agit de partager par la parole des valeurs (cf. Aristote, Politiques,I,2).
Elle est inadaptée par conséquent pour les grandes nations qui sont précisément hétérogènes : Athènes, les villes-états d’Italie ou un canton suisse, ce sont les modèles auxquels les doctrines de l’humanisme civique pourraient convenir, mais sans doute pas les États-nations modernes (ceux dont Machiavel étudie avec attention l’émergence). Aristote définissait le meilleur régime comme le gouvernement de la classe moyenne. Rousseau soutient que les inégalités sociales doivent être réduites: aucun citoyen ne doit être assez riche pour en acheter un autre et aucun assez pauvre pour être obligé de se vendre : faute de quoi s’établissent des liens de dépendance personnelle entre citoyens qui ruinent les principes de base du contrat rousseauiste. La conception de l’humanisme civique est également inadaptée au développement de l’industrie moderne et de l’inégalité des conditions qu’elle suppose. Quand la grande masse de la population est composée d’artisans libres organisés en corporations (les « arts »), un gouvernement du popolo ainsi défini est pensable – et encore : Machiavel souligne les antagonismes entre le popolo grasso et le popolo minuto.
Elle suppose une sorte d’assimilation de l’individu à la , puisque c’est dans la liberté et la prospérité de la  que réside finalement l’idéal du bonheur. Cette identité d’intérêt entre l’individu et la totalité semble contradictoire avec d’autres réquisits de la liberté, comme, par exemple la liberté de conscience. La démocratie athénienne, comme la République de Genève chère à Rousseau repose sur la liberté politique mais la liberté religieuse n’y a guère sa place. On se souviendra aussi que l’un des grands moments de la république de Florence a été l’épisode Savonarole (1495-1498), combinant la prédication religieuse intransigeante et l’élan du petit peuple contre les puissants – la véritable admiration de Machiavel pour « frère Jérôme » suffirait à elle seule pour réfuter tous les lieux communs sur le « machiavélisme ».
Toutes ces raisons conduisent de nombreux penseurs politiques et philosophes à considérer que cette conception de la liberté comme réalisation de soi dans l’espace politique, cette liberté d’avant le  (pour reprendre l’expression de Quentin Skinner), est soit utopique, soit dangereuse pour la liberté et potentiellement tyrannique. La formule de Rousseau selon laquelle il faut contraindre le citoyen à être libre, au-delà de son caractère paradoxal, pourrait donner de bonnes raisons d’être inquiet si nous devions vivre dans une république qui nous contraint à la liberté. On a pu y voir une des racines de la Terreur robespierriste ou encore ce que Hegel appellera « despotisme de la liberté ». Même en laissant de côté les formules d’une polémique souvent injuste et absurde contre Rousseau – il est particulièrement absurde d’en faire un des pères du totalitarisme moderne – on doit reconnaître qu’il y a une vraie difficulté dans toutes ces conceptions « pré-modernes ».

La liberté négative

À cette tradition ancienne de la liberté conçue comme participation à la vie publique, les penseurs libéraux opposent ce que Isaiah Berlin (mort en 1997) dénomme la « liberté négative ». Le thème (sinon la dénomination) est pourtant assez ancien. On peut remonter à Benjamin Constant dans une conférence fameuse de 1819: « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ».
Selon Constant, la liberté des Anciens ainsi caractérisée :
« Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus; (...)
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. »
À l’inverse, la liberté des Modernes se définit ainsi :
« La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d'autrefois la totalité de leur liberté individuelle à la liberté politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre. Vous voyez, Messieurs, que mes observations ne tendent nullement à diminuer le prix de la liberté politique.
(...) l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs et des habitudes à peu près pareilles: les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes.
Que le pouvoir s'y résigne donc; il nous faut de la liberté, et nous l'aurons; mais comme la liberté qu'il nous faut est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pourrait convenir a la liberté antique; dans celle-ci, plus l'homme consacrait de temps et de force a l'exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse. »
Pour Constant, donc, la véritable liberté est en dehors de la vie publique. La liberté politique n’est conçue que comme un moyen pour contrôler le pouvoir d’État et l’empêcher d’empiéter sur les libertés individuelles.
Cette conception de la liberté individuelle peut être définie de deux manières.
Comme Berlin, on parle de « liberté négative », au sens où la liberté réside seulement dans ce que nous ne sommes pas empêchés d’agir. Les libertés définies par la déclaration des droits de 1789 sont essentiellement des libertés de ce genre :
« Article IV - La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »
« Article V - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. »
« Article X - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. »
Soit on parle comme les auteurs contemporains de liberté comme non-ingérence ou non-interférence. Nous ne sommes libres que dans la mesure où la puissance publique n’interfère pas dans nos actions.

La loi contre la liberté : hobbes

Pour comprendre ce qui est en cause, on peut remonter à Hobbes. Pour lui, la loi et la liberté s’opposent. Le Léviathan oblige (par la terreur) les sujets à respecter ce que dictent la loi de la conservation et de l’intérêt mutuel. Il n’y a donc pas d’autre liberté que celles-ci :
  1. L’institution du pouvoir souverain est un acte de liberté, même si c’est l’acte par lequel les individus renoncent à leur liberté naturelle.
  2. En garantissant la sécurité intérieure et extérieure, l’État garantit aux individus la seule liberté ayant un tant soit peu de valeur, celle de s’enrichir par sa propre industrie et de jouir de sa vie personnelle.
Au-delà, le mot liberté n’a pas de sens.
« Et selon le sens propre, et généralement reçu, du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, pour ces choses qu'il est capable de faire par sa force et par son intelligencen'est pas empêché de faire ce qu'il a la volonté de faire. Mais quand les mots libre et liberté sont appliqués à autre chose que des corps, ils sont employés abusivement. En effet, ce qui n'est pas sujet au mouvement n'est pas sujet à des empêchements, et donc, quand on dit, par exemple, que le chemin est libre, l'expression ne signifie pas la liberté du chemin, mais la liberté de ceux qui marchent sur ce chemin sans être arrêtés. 
(...)
Les Athéniens et les Romains étaient libres, c'est-à-dire que leurs Républiques étaient libres ; non que des particuliers avaient la liberté de résister à leur propre représentant, mais que leur représentant avait la liberté de résister à d'autres peuples, ou de les envahir. De nos jours, le mot LIBERTAS est écrit en gros caractères sur les tourelles de la cité de Lucques, et cependant personne ne peut en inférer qu'un particulier y est plus libre ou y est plus dispensé de servir la République qu'à Constantinople. Qu'une Répu­blique soit monarchique ou qu'elle soit populaire, la liberté reste la même. »
(Hobbes : Léviathan – chap. XXI: De la liberté des sujets)
Chez Hobbes, le pouvoir souverain doit être absolu et la liberté se réduit bien un ce domaine privé que l’institution du souverain à réservé aux particuliers.
  • Toute limitation du pouvoir souverain menacerait la société du retour au glaive privé. C’est pourquoi Hobbes ne reconnaît pas la liberté de conscience et affirme que la vérité (religieuse) est l’affaire de l’institution.
  • Le pouvoir d’une assemblée est aussi absolu que celui d’un monarque. Hobbes n’est pas le penseur de la monarchie ou de la tyrannie, mais de la souveraineté du pouvoir politique. Si on part du pouvoir comme pouvoir de donner la mort, une république démocratique envoie ses citoyens à la mort lors des guerres tout autant qu’un gouvernement monarchique !

La liberté et le  politique

Chez les penseurs libéraux, dont on peut trouver les premières formulations chez Locke3, on part du fait que le pouvoir souverain ne peut excéder ce qui strictement nécessaire aux fins pour lesquelles il a été constitué. La liberté naturelle des citoyens peut être préservée en limitant la capacité du pouvoir souverain à s’ingérer dans les relations entre particuliers. Chez Locke, la fonction première du pouvoir politique est de protéger la propriété privée et leur droit naturel.
Montesquieu formule clairement le problème :
La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est unie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. (Esprit des Lois, livre XI, 6)
Montesquieu n’est pas, stricto sensu, un penseur libéral. Comme Locke, il peut aussi être inclus dans la filiation du républicanisme. Cependant ses préoccupations rejoignent celles des libéraux : le but de l’organisation politique est de garantir la sûreté des citoyens, leur « tranquillité d’esprit », non seulement contre ceux des particuliers qui voudraient s’en prendre à eux mais aussi contre les abus possibles du pouvoir d’État.
Seul le pouvoir peut limiter le pouvoir, dit Montesquieu. C’est pourquoi, la liberté reste pour lui une liberté politique et c’est l’organisation du pouvoir qui peut seule garantir cette liberté.

 et libérisme

Les auteurs postérieurs de la tradition libérale s’engagent dans une autre voie. Si le souci de Hobbes est de légitimer le pouvoir souverain, le souci des penseurs libéraux est de le limiter drastiquement, en faisant fonds sur les forces sociales de la « société civile », c’est-à-dire principalement les forces économiques. Il s’agit donc, d’abord de réduire le périmètre de l’État à ses fonctions « hobbesiennes »: sécurité extérieure et intérieure. Dès lors que l’État garantit le sécurité des individus, le respect des contrats et le droit de propriété, tout le reste de la vie sociale ne doit dépendre que des accords entre les individus, passant entre eux des contrats de droit privé. Jusqu’au bout de cette évolution on trouvera l’État minimal des « libertariens » comme Robert Nozick.
Pour tous ces penseurs, la liberté est donc d’autant mieux garantie que l’État interfère moins dans la sphère privée. Ce qui suppose, par exemple, que les relations de travail ou les relations entre hommes et femmes qui appartiennent à la sphère privée ne peuvent faire l’objet de la loi.
La liberté comme non-interférence s’oppose à la conception de la liberté comme autonomie ou comme réalisation de soi (être libre, c’est n’obéir qu’à soi-même, disait Rousseau). Comme naturellement les hommes sont plutôt inégaux et qu’il existe de nombreuses relations de domination, vouloir réaliser l’idéal d’autonomie nécessiterait une intervention massive et autoritaire de l’État qui mettrait à mal toute liberté.

Critique des théories de la liberté négative

La principale critique qu’on peut adresser à la conception de la liberté comme non-interférence est qu’elle suppose impossible l’égale liberté pour tous. En pratique, les théoriciens de la liberté comme non-interférence admettent que de nombreux individus ne peuvent pas être libres.
William Paley (un auteur britannique du XVIIIe), par exemple, affirme paradoxalement que la liberté ne peut être sauvegardée que si la masse du peuple est écartée du pouvoir politique auquel elle est, par nature, inapte. Le premier et le plus implacable des adversaires de la révolution française n’était pas un conservateur mais le libéral Edmund Burke qui opposait les libertés des Anglais à la liberté abstraite de la révolution française.
La logique du  est implacable : si les pauvres qui forment la majorité s’emparent du pouvoir – et la démocratie conduit nécessairement à cela – alors les richesses, privilèges et libertés de la classe supérieure sont dangereusement menacés. Il faut donc radicalement séparer la liberté de la question du pouvoir politique.
C’est encore ce que fait Henry Sidgwick dans ses Elements of Politics (1897) : 
« il n’y a aucune certitude qu’un système législatif représentatif, choisi par le suffrage universel, n’interférerait pas plus avec l’action libre des individus que ne le ferait une monarchie absolue ».
Comme la liberté est définie par Sidgwick comme non-interférence, on en déduit que, indirectement, Sidgwick considère que la démocratie en tant que pouvoir du peuple est un régime peu souhaitable pour la liberté libérale…
On retrouvera des propos assez semblables chez Isaiah Berlin, qui redéfinit la liberté comme non-interférence, comme la « liberté négative », seule forme réellement acceptable de liberté selon lui, mais aussi chez Hayek qui considère que la démocratie n’est pas un principe et qu’un pouvoir démocratique plus que tout autre pouvoir doit être limité.
Il faut souligner que Hobbes et les libéraux bien qu’ayant des propositions politiques apparemment antagoniques partagent une même problématique, celle de l’opposition de la liberté et de la loi. Hobbes considère que la loi doit avoir la priorité et la liberté est nécessairement réduite, les libéraux, quant à eux, essayant de limiter le domaine de la loi. La différence entre eux n’est qu’une différence dans la position du curseur entre liberté et loi.

La liberté comme protection contre la domination

Le républicanisme moderne se veut un dépassement de cette opposition entre liberté positive et liberté négative ou entre humanisme civique et liberté libérale comme non interférence. Il y a évidemment diverses sortes de républicanisme et la délimitation d’un courant républicaniste en philosophie n’est pas toujours aisée. À certains égards Rousseau est évidemment un républicaniste moderne – attaché à la liberté individuelle – mais à d’autres égards il semble avoir pour modèle la cité antique. Montesquieu est revendiqué tant par la tradition libérale que par la tradition républicaniste et il en va de même pour Tocqueville. Ce qui suit est donc nécessairement un peu schématique.
Le républicanisme s’oppose à l’humanisme civique en ce que, reprenant Machiavel, il affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés. La république loin d’être un régime harmonieux doit composer avec le conflit social et l’organiser au plus grand profit de la liberté.
Le républicanisme se méfie de la démocratie directe et de la tyrannie des assemblées. Contre Rousseau qui affirme que la volonté générale ne peut errer, le républicanisme cherche une formule qui puisse protéger les citoyens contre toute forme de domination y compris la domination de la majorité. Mais d’un autre côté, les républicanistes s’opposent aux libéraux. Ils refusent la conception restrictive de la liberté négative. La non-ingérence de l’État dans les affaires privées n’est pas une garantie de respect de la liberté. En particulier, tant que subsistent des rapports asymétriques entre individus, seule l’intervention de la loi peut garantir la liberté. Entre le vendeur, possesseur des rares denrées alimentaires, et l’acheteur affamé, il n’y a aucune égalité et celui qui a faim n’est pas libre de refuser l’offre de celui qui possède le pain.
Alors que, pour les libéraux, même quand elle est nécessaire, la loi est toujours une limitation de la liberté, pour le républicanisme, elle est la protection de la liberté contre la domination des plus forts autant que contre l’imperium de l’État. Les républicanistes admettent volontiers que la  politique repose sur un ethos commun, et que l’espace public n’est donc pas neutre – c’est la grande différence entre le  politique de Rawls et le républicanisme (même si Rawls doit concéder que les conséquences de sa Théorie de la Justice conduisent souvent au républicanisme.
La liberté républicaine est donc définie non pas comme non-ingérence mais comme non-domination. Être libre, c’est ne pas être dominé – n’avoir pas de maître comme le disait Cicéron ! Qu’est-ce que la domination ? Suivons les définitions qu’en donne Philip Pettit dans son livre Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement. Un agent A domine un agent B si :
  1. A interfère sur les actions de B
  2. de manière arbitraire
  3. cette interférence est intentionnelle
  4. elle conduit à la dégradation de la situation de B.
L’interférence ou l’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques :
  1. elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ;
  2. elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination. Elle peut être la coercition du corps, la coercition de la volonté, la manipulation. Elle est sensible au contexte. « Cela peut signifier, par exemple, qu’exploiter les besoins urgents de quelqu’un en vue de mener une négociation difficile est une forme d’ingérence. »
L’ingérence n’est pas nécessairement mauvaise moralement (il peut y avoir un paternalisme plein de bonnes intentions) mais « la coercition reste la coercition, même si elle est moralement impeccable. » Un bon maître reste un maître ! Enfin l’ingérence doit être effective.
Pour déterminer la nature d’une action, il est donc nécessaire de connaître quels sont les intérêts pertinents qui sont affectés par cette action. On pourrait, sur ce sujet, renvoyer également à Spinoza, (Traité théologico-politique, XVI, 10) : ce qui détermine la nature d’une action – et donc si on est libre ou soumis – c’est la raison déterminante de l’action.
De là nous pouvons déduire la conception républicaniste de la liberté :
  • être libre, c’est ne pas dépendre de quelqu’un d’autre.
  • « celui qui a d’autre maître que les lois est un méchant » (Rousseau)
  • « liber » en latin: celui qui précisément n’est pas une situation de dépendance (par opposition à l’esclave.
Les institutions politiques doivent être conçues pour protéger les individus contre la domination. Elles peuvent donc interférer dans les relations entre les individus en vue de réaliser cette protection ! Elles signifient qu’il faut aussi protéger les individus également contre la tyrannie de la majorité. Le pouvoir politique n’est pas un empire d’hommes mais « l’empire des lois » ainsi que le dit Harrington4. Sur le plan des institutions, cela demande d’abord la séparation des pouvoirs : celui qui fait les lois ne doit pas être celui qui les exécute. Le républicanisme ancien, celui de Cicéron et du « gouvernement mixte » pensait aussi cette séparation des pouvoirs mais plutôt sur le mode de la complémentarité. Le républicanisme moderne (aussi bien Harrington que chez Montesquieu ou Kant) pense cette séparation comme protection contre l’arbitraire et la tyrannie. En second lieu, le républicanisme suppose que soit garantie la possibilité de contester les lois et ne peut faire de l’obéissance aux lois un principe d’obéissance mécanique. Les individus concernés par une loi, même s’ils sont minoritaires, doivent disposer de moyens de faire de entendre leurs revendications et de procédures de recours légal. C’est que Philip Pettit appelle « droit de contestabilité garantie ».
La conception républicaniste de la liberté satisfait à certains réquisits des conceptions libérales (protection contre l’arbitraire de l’État, défense des droits des citoyens à ne pas s’occuper de politique) mais il garde de l’humanisme civique l’idée que liberté et loi ne s’opposent pas mais sont les deux aspects de la même réalité, celle de la  politique. Le républicanisme considère également que la  n’est pas une association neutre d’intérêts particuliers, mais qu’elle repose sur des valeurs et doit fournir aux citoyens des perspectives de vie assurées. Dans la présentation qu’il fait du républicanisme, Philip Pettit souligne que le républicanisme est une théorie politique alternative à celle de Rawls en ce sens que de nombreux perspectives politiques différentes peuvent s’y retrouver. Un républicaniste considère que les revendications féministes contre la domination masculine appartiennent pleinement à sa conception politique, de la même manière que les revendications de toutes les minorités opprimées ou les revendications des salariés. Le républicanisme incite au radicalisme social, souligne encore Philip Pettit. Mais le républicanisme peut tout aussi bien admettre une société fondée sur la propriété privée et la libre concurrence qu’un socialisme autogestionnaire.

Résumé

Liberté positive
Liberté négative
Liberté républicaine
Réalisation de soi dans la 
Absence de contraintes extérieures
Protection contre la domination
Participation à la vie publique
Garantie des libertés individuelles
Ne pas avoir de maître. Protection contre la tyrannie de la majorité
Soumission à l’éthos de la 
Pluralisme des valeurs personnelles
Pluralisme des valeurs personnelles
Liberté par l’action politique
Liberté personnelle limitée par le loi
Liberté par la loi
Gouvernement des égaux. Démocratie la plus directe possible
État de droit. Indifférence quant à la forme. Mais de préférence avec séparation des pouvoirs
Gouvernement républicain et séparation des pouvoirs et droit de contestabilité garantie.
Homogénéité des valeurs sociales et des statuts (compatible avec une séparation radicale entre citoyens et non-citoyens)
Indifférence aux inégalités sociales et protection de la propriété comme première des libertés. Priorité au contrat
Compatible avec tous les choix individuels dès lors qu’ils n’entraînent pas de domination. Priorité à la loi



1Avec la sortie en 1955 du livre de Hans Baron, Crisis of the Early Italian Renaissance: Civic Humanism and Republican Liberty in an Age of Classicism and Tyranny.
2Pour de plus amples développements, voir Skinner, 2001, pp. 207-272

3Locke peut cependant être aussi considéré comme un des premiers penseurs du républicanisme, thèse que soutiennent Jean-Fabien Spitz et Christophe Miqueu.
4J. Harrington (1611-1677), The Commonwealth of Oceana, 1656, traduction française aux éditions Belin (2000). Parmi les autres penseurs anglais de la même mouvance signalons le philosophe John Toland ou le poète John Milton.

jeudi 2 février 2006

A propos de "Revive la République"

Une recension dans la revue "Utopie Critique" par Tony Andréani

 Au moment où la République est mise à toutes les sauces et sert à légitimer tout et son contraire, Denis Collin se propose d’abord de nous montrer pourquoi il ne peut y avoir de consensus en la matière. 

Il faut en effet distinguer au moins trois grands courants républicains : 1° un courant libéral pour lequel la liberté consiste seulement à ne pas être empêché d’agir, sans violer pour autant les droits naturels des autres. Ce courant n’admet qu’un Etat minimal, et ne demande à la souveraineté populaire que de limiter les empiètements de ce dernier ; 2° un courant de « l’humanisme civique », pour lequel la liberté se réalise dans la vie civique, non à travers des contrats privés, mais grâce à un « contrat social » à la Rousseau. Il donnera naissance aussi bien à une tradition fortement étatique qu’à des formes diverses de démocratie plus immédiates (par exemple la forme conseilliste) ; 3° un courant du républicanisme moderne, qui « affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés », mais qui entend qu’ils soient protégés non seulement contre la domination politique, mais encore contre la domination économique. Or ce sont les deux premiers courants qui ont dominé la vie des républiques modernes, alors que c’est le troisième qui doit prendre le dessus, si l’on veut que revive la République.
Denis Collin n’a pas de mal à montrer que le libéralisme (comme conception économiciste) n’aime pas la liberté, sauf celle des favorisés et des puissants, qu’il ne saurait s’autoriser à cet égard de Kant, et que son objectif est de remplacer la politique par une administration des choses. Nos démocraties sont de fait, sous son influence, des démocraties censitaires et technocratiques (on lira à ce propos une pertinente et décapante analyse de la démocratie à l’américaine). Il note au passage que les privatisations entraînent une « privatisation du gouvernement », désormais complètement sous la coupe des grands intérêts privés. Dans ces conditions il n’est pas étonnant que les citoyens s’en détournent si massivement. Mais l’auteur s’en prend aussi aux anti-libéraux du mouvement altermondialiste. Car, en considérant que les Etats nationaux sont dépassés, ils abondent dans le sens des néo-libéraux et ne se dépensent tant que pour générer des contre-pouvoirs vite digérés par le système mondial de l’économie capitaliste de marché. Si cette critique atteint bien un courant de l’altermondialisme (celui en particulier qui s’inspire de Toni Negri), disons ici qu’elle ne nous paraît pas convaincante concernant d’autres courants, dont un certain nombre de propositions de « régulation » requièrent précisément l’intervention des Etats (par exemple le retour au contrôle des changes, l’instauration de taxes sur les transactions financières internationales, l’élimination des paradis fiscaux etc.).
L’autre impasse de la République fut incarnée par les Etats de type soviétique. Le lecteur trouvera dans le chapitre sur « l’effondrement du marxisme » des considérations judicieuses sur les illusions auxquelles a pu conduire la théorie du dépérissement de l’Etat – qui fait en réalité le lit du libéralisme. Sans doute peut-on objecter à Collin que ce dépérissement visait non le politique, mais l’Etat comme corps séparé, mais on peut lui accorder qu’on ne voit pas comment on pourrait se passer de fonctionnaires et de représentants, ce qui conduit à la question des institutions politiques, sur lesquelles Denis Collin va faire un certain nombre d’analyses et de propositions.
La force du livre est précisément de dégager une perspective. En se rattachant au courant de la non-domination, l’auteur souligne à sa manière que la liberté républicaine suppose l’égalité des conditions, et que cette exigence appelle la république sociale, et son développement, le socialisme : « La république sociale est le commencement du socialisme et le socialisme est la République achevée » (p. 186). Voilà qui est dit. Le communisme n’est qu’une utopie moralisante qui, « en supprimant la séparation entre ce qui est et ce qui est bon pour nous (…) a pu fonctionner comme un système de légitimation des pires exactions » (p. 147). Le socialisme, lui, est un possible réel. Quant à notre République française, elle a fait quelques pas en direction de l’Europe sociale, mais a fait machine arrière avec un régime politique (celui de la V° République), qui renoue avec un fil bonapartiste qui traverse l’histoire de France. Il faut donc, tout à la fois, refonder la République et rouvrir la perspective du socialisme. Comment ?
Denis Collin propose de régénérer la démocratie représentative, en revenant à un régime parlementaire, en instaurant le scrutin proportionnel et en parant à l’instabilité gouvernementale par le contrat de législature. Fermement partisan de la division des pouvoirs, il ne retient pas (à mon avis, avec raison) l’idée d’une élection de l’exécutif (pas forcément sous la forme d’un Président), mais il se prononce pour l’élection des juges. Voilà qui est bien discutable : l’indépendance de la magistrature est une chose, son éligibilité la menace des risques de démagogie, et notamment de complaisance vis-à-vis des mouvements d’opinion. L’auteur se montre par ailleurs très réservé à l’égard du référendum d’initiative populaire, justement à cause du risque de démagogie. On ne le suivra pas trop sur ce point, qui est de la plus grande importance : tout dépend d’abord du type de référendum (il peut y avoir aussi des référendums obligatoires) et surtout des conditions mises à son déclenchement et à son déroulement. Si les exemples états-unien et italien ne sont guère probants, l’exemple suisse l’est beaucoup plus. Enfin Denis Collin marque à juste titre sa défiance vis-à-vis de la démocratie de type conseilliste : elle génère une pyramide bureaucratique dont les effets peuvent être pires que ceux de la démocratie « bourgeoise », dans la mesure où celle-ci ne se fait pas à plusieurs degrés. Cette critique n’atteint pas forcément, pourtant, la démocratie « participative », car le modèle de Porto Alegre évite ce défaut. Mais nous conviendrons volontiers que la démocratie participative n’est et ne peut être qu’un complément et un pis-aller.
En ce qui concerne les rapports de propriété, les propositions de Collin correspondent bien, à mon avis, à ce que pourrait être un socialisme d’aujourd’hui. En résumé, il faudrait d’abord reconstituer un secteur public, à commencer par les services publics (en l’occurrence renationaliser l’énergie, le téléphone, l’eau, l’armement - mais sous des modalités qui correspondraient à une « appropriation sociale »), ensuite remettre en route le secteur coopératif, enfin préempter les entreprises privées qui font faillite ou ne peuvent plus échapper au rachat à vil prix, soit pour examiner leur reprise par les salariés, soit pour les revendre après avoir organisé un plan social digne de ce nom.
C’est sur la question de l’Europe que le livre de Denis Collin nous paraît le moins convaincant. L’auteur, partant du fait que seuls ses Etats-nations européens restent, dans la conjoncture historique actuelle, la base de la souveraineté populaire, s’élève contre les délégations de souveraineté, sauf dans des domaines limités comme « la liberté du commerce, la stabilité monétaire, la libre circulation » (p. 204), et renvoie à des coopérations tous les autres projets européens. Or cette perspective « confédérative », se heurte à deux objections majeures. La première est que, si les marchandises et les capitaux, et, pire encore, les services, circulent librement, les autres domaines de souveraineté se trouvent nécessairement érodés, notamment du fait du dumping social et du dumping fiscal entre pays et du grignotage progressif des services publics avec l’entrée des concurrents privés (qu’on pense aux répercussions possibles de la directive Bolkestein, même sous une forme atténuée…). Ce sont donc le marché unique et l’euro unique qu’il faudrait remettre en cause. La deuxième est que le niveau d’intégration économique européenne est déjà très avancé, non tant à cause de l’ouverture des économies les unes sur les autres que du fait de la transnationalisation des grandes entreprises (la plupart sont implantées dans plusieurs pays européens, comme dans le reste du monde). Ce phénomène est, selon nous, le propre du capitalisme contemporain, bien plus que l’accroissement des échanges et même que la circulation des capitaux, en elle-même. Et il est incontournable, car il implique bien, par delà les jeux de mécano financier, des économies d’échelle, des synergies, des pouvoirs de marché de grande ampleur, où Marx aurait vu des formes de « socialisation des forces productives ». Face à ces mastodontes (dans la production, dans la distribution, mais aussi dans la finance), aucun pays européen n’est à même de faire le poids, notamment d’imposer des règles sociales ou d’orienter des stratégies (une politique industrielle), car les capitaux iront toujours vers les cieux qui leur sont plus favorables. C’est pourquoi la solution du dilemme européen ne nous semble pas dans un retour vers les bases nationales, mais dans un mouvement vers une intégration limitée (limitée quant aux domaines - les services publics notamment s’en trouvant exclus -, mais aussi sans doute quant à l’aire géographique - dans l’optique d’une Europe à plusieurs cercles), ce qui suppose évidemment des ruptures profondes avec l’Europe telle qu’elle est, y compris au niveau des institutions politiques.
Ces lignes ne donnent qu’un bref aperçu d’un essai très stimulant, parcouru de remarques précieuses, nourri de références originales, où l’on retrouve le propre des ouvrages de Denis Collin, outre la qualité du style : cette façon d’articuler des considérations théoriques et philosophiques avec un souci du réel et du concret qui force constamment à la réflexion.
Denis Collin, Revive la République ! Armand Collin, 2005, 231 p.
Tony Andréani - pour Utopie Critique

mercredi 18 janvier 2006

Arendt , Marx et le problème du travail

Un aperçu critique de "Condition de l'homme moderne"

La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pensées fortes de ce siècle, même si la communauté philosophique (il vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-même, " I don't fit. " En dépit de sa formation classique impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est restée longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu'à l'évidence les choses aient commencé à changer.
Si ses analyses sur le système totalitaire (dernier volume des "Origines du totalitarisme") ont eu, malgré tout, un certain retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques, ce n'est peut-être pas qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les années 30 et les années 50 sont, de ce point de vue, d'une richesse trop sous-estimée et la tentative de H. Arendt de conduire un parallèle systématique entre stalinisme et nazisme souffre de graves défauts de logique, défauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la littérature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Système totalitaire" ne constitue que la troisième partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur "L'antisémitisme" et "L'impérialisme", œuvres à bien des égards passionnantes. Et les considérations sur l'État-nation et sa décomposition permettraient sans doute d'éclairer les débats contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des États.
Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas à la théorie politique. Ses articles sur "La crise de la culture" -- devraient être impérativement recommander à tous nos réformateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pensée de Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines.
Il me semble d'autant plus intéressant de revenir sur cette question qu'une partie importante des travaux publiés récemment sur le thème de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit même d'un pillage presque systématique quoique non avoué. Mais un pillage qui évacue les problèmes posés par Hannah Arendt pour s'en tenir à un exposé squelettique de ce qu'on prend pour ses thèses. Je laisserai de côté ces développements récents -- traités dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir à la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les thèses de Hannah Arendt sont tout à la fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l'économisme et du scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambiguës, qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernité aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde à jamais disparu de l'artisanat et de la claire séparation de genres de vie. Je chercherai, à partir de là à mieux éclaircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx au sérieux mais je crois qu'elle reste prisonnière d'une lecture marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent à attaquer Marx là où elle est, de fait d'accord avec lui.

La crise du travail

Le prologue de la Condition de l'homme moderne pourrait être écrit aujourd'hui. Après avoir souligné la portée philosophique considérable de la conquête de l'espace, Hannah Arendt écrit : " Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir. "
Hannah Arendt fait référence ici à une tradition, qu'on peut faire remonter à l'Antiquité grecque, dans laquelle le travail est dévalorisé et considéré simplement comme le genre d'activité propre aux esclaves. Il s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais de prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un outil critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en effet, des tentatives d'explication de cette conception du travail chez les grands auteurs de la philosophie grecque classique. Ainsi, dans un passage très embarrassé des Politiques, Aristote cherche à penser le problème de l'esclavage, se demandant si cette institution n'est pas contraire à la justice. Or l'argument central d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais réfuté et reste le seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment faire pour se passer de cette institution, indispensable à la vie de l'ensemble de la cité. Aristote évoque l'hypothèse que "les ingénieurs n'auraient pas besoin d'exécutants, ni les maîtres d'esclaves " si " les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare." Mais cette idée, dans laquelle Marx voit une des manifestations du génie aristotélicien, lui paraît extravagante ; l'esclavage est donc reconduit comme une nécessité éternelle. Les hommes libres doivent savoir user judicieusement des esclaves s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir au sens noble (la skolé), pour la philosophie et la vie publique. Si travailler, c'est vivre la condition de l'esclave, la liberté n'est donc possible que lorsqu'on mène une vie libérée de la contrainte du travail : cette idée ancienne viendra jusqu'à nos jours, portées par les anciennes classes dominantes (le travail est l'activité ignoble par excellence). On retrouve aussi cette idée chez Nietzsche et chez d'autres auteurs nostalgiques du passé grec et elle y est utilisée comme critique d'un monde moderne soumis à la rationalité technicienne. Pour cette raison même, la critique du travail comme étant, par essence, esclavage pourra se retrouver dans les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains courants du socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces derniers courants - et Marx y puise en partie son inspiration - l'avantage de la technique et du développement de l'industrie moderne tient à ce qu'ils permettent d'envisager comme une possibilité réelle la construction d'une organisation sociale libérée du travail, d'une société dans laquelle, à la différence de la cité antique, laskolé, loin d'être le privilège d'une minorité pourrait être envisagée comme la skolé pour tous.
Mais la critique du travail opérée par Hannah Arendt ne s'inscrit pas dans cette filiation. Elle réfute l'optimisme qui voit dans l'automatisation moderne le moyen technique de la réalisation du grandiose projet de la skolé pour tous. En effet : " L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et, parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. "
Bien avant que l'expression soit à la mode, Hannah Arendt peut apparaître, ici, comme la véritable théoricienne de "l'horreur économique". Elle perçoit, avec un sens très aigu de la réalité historique, que le développement sans fin de la base productive du mode de production capitaliste, loin de mener au bonheur et à la satisfaction des besoins dans une société de loisirs et de consommation, ouvrira au contraire la voie à une crise qui ne sera pas seulement une crise économique classique mais une véritable crise de la vie humaine elle-même. Cette perception historique se fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement sur la tentative de redonner vie et force à une conception que H. Arendt tire la philosophie antique, de Platon et Aristote à saint Augustin.
Il faut donc commencer par la critique sans concession de la conception moderne qui subsume sous le travail à peu près toutes les sortes d'activités, tous les genres de la vie active, qu'il s'agisse du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie politique ou de l'activité intellectuelle pure. H. Arendt ne se contente pas de tailler dans cette confusion et de reconstruire des séparations conceptuelles entre les divers genres de vie. Elle articule ces séparations conceptuelles sur un système de trois partitions, ou de trois dichotomies, hiérarchiquement ordonnées. Mais ce qui constitue le nœud où s'articulent ces dichotomies, le point central qui donne son sens à tous les autres développements, c'est la tentative de faire table rase de toute la philosophie moderne du travail, dont Hannah Arendt postule qu'elle est commune aux économistes classiques anglais et à Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articulée à la conception de la science qui domine à partir de Galilée, Descartes et Newton, c'est bien la remise en cause des " sciences européennes " qui se profile. Évidemment, dans tout cela on trouvera de nombreux thèmes dont la filiation avec la pensée de Heidegger n'est pas douteuse. Mais c'est là une généralité trop vague pour être utile et pour caractériser ce qu'accomplit véritablement Hannah Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop large quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque son but, Hannah Arendt, au contraire, tente d'éviter ces généralités sans contenu pour s'attaquer de front à notre condition, dans ce qu'elle a de tout à fait spécifique à notre époque.

L'action

Cette confusion entre les divers genres d'activité a des origines philosophiques lointaines : la tradition platonicienne ou chrétienne, en donnant l'importance décisive à l'opposition de la vie active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, à effacer la différence entre les divers genres d'activités de la vie active, puisque, en dépit de leurs différences, ces divers genres de vie appartenaient à une sphère inférieure, renvoyaient aux parties de l'âme les moins nobles. De même, la traduction de la définition de l'homme selon Aristote comme " zoon politikon " par " animal social " et non " animal politique " efface toutes les frontières entre les diverses formes de la " vie sociale " en général et dissout la spécificité de la cité dans toutes les autres formes d'association : il n'y aurait plus de distinction de nature entre la cité, comme entité proprement politique, et n'importe quelle sorte d'association créée pour des buts particuliers. Ces confusions sont menées à leur point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la valeur suprême, à quoi se ramènent toutes les activités sociales, pour autant qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception moderne, par exemple, valorise l'action de l'homme politique en l'assimilant à un travail, et non parce qu'il serait en soi noble de s'occuper des affaires de la cité.
Schématiquement, H. Arendt distingue, au sein de la vie active, une première division essentielle entre les activités qui concernent le domaine public et celles qui ont trait à la vie privée ; elle rappelle que ce domaine privé, pour les Anciens, loin d'être comme pour nous celui de la réalisation du bonheur individuel, était essentiellement celui du besoin, de la nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie humaine. Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de la communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Il est donc clair que mener une vie uniquement privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la médiation du langage et non par la médiation des choses. En effet, et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt restent tout à fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en droit, être assimilée à un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long sur nos représentations de la vie et renvoie à une conception de la vie sociale qui tend à exclure le politique en tant que tel. L'action, au sens de H. Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un " agir communicationnel ". Or la caractériser comme travail, c'est l'assimiler à l'activité qui porte sur les choses et c'est donc transformer la vie politique en une technique, un savoir-faire, reposant éventuellement sur une science, dont l'objet est une société réifiée, transformée en chose. On connaît la formule de Saint-Simon, reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses ", ce qui est la formule même de la technocratie.
L'analyse de Hannah Arendt présente une faiblesse qui tient à son idéalisme ; les évolutions de la réalité sociale, l'assimilation de l'action au travail, l'abolition des séparations traditionnelles entre les divers modes d'activité, sont expliquées, d'une part, par des références vagues au " monde moderne " en général et, d'autre part, par les confusions de ses théoriciens, les économistes classiques anglais ou Marx. Or, la destruction des structures traditionnelles de l'activité n'est pas le propre du monde moderne en général, car le " monde moderne ", ça ne veut rien dire de précis ou, plus exactement, ça englobe trop de choses, Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclopédie, la démocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures traditionnelles de l'activité, c'est la conséquence du développement du mode de production capitaliste et c'est Marx qui, le premier, en a donné une analyse historique précise.
Considérons d'abord le rapport entre la vie active et la vie contemplative. La science était pour les Anciens essentiellement théoria, c'est-à-dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce qu'elle était séparée de toutes les nécessités de la vie pratique ; cet idéal grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science désintéressée. Le mode de production capitaliste se caractérise, au contraire, par l'intégration de la science aux besoins de la production. La rupture de la science et la philosophie est rendue nécessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins pratiques, directement opératoires. Dans la conception ancienne, sage, savant et philosophe représentaient trois dénominations pour un seul et même personnage. Dans le monde moderne, le savant doit être un ingénieur. La science est soumise aux principes de la division du travail et le savant doit produire des résultats qui peuvent être incorporés au fonctionnement de la production. De la même façon, si on reprend la définition que Tony Andréani donne du politique, comme " espace où s'effectue en dernier ressort la reproduction/transformation du système social " , l'action politique se trouve ainsi structurellement intégrée au fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par son action, assure son immortalité dans la mémoire des hommes ; c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les échanges et en participant ainsi à la diminution des faux frais de la production. Les hommes politiques eux-mêmes ont si bien intégré cette conception que les organisations politiques sont de plus en plus souvent présentées comme des entreprises qui assurent des productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur celui de l'évaluation des actions publiques, doivent être soumise aux mêmes normes que l'entreprise.
Quand Hannah Arendt écrit que la fin du travail pour une société de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse imaginer parce que nous ne savons plus rien des activités plus hautes et plus élevées pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail, c'est bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appréciation pessimiste est fort contestable : la plupart des individus savent bien qu'il existe des activités plus élevées que celles que dictent les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ; l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi varié et aussi confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche d'espaces où peut se déployer la véritable liberté qui suppose une activité désintéressée. Hannah Arendt était une admiratrice de la révolution des conseils ouvriers hongrois de 1956, et le " conseillisme " de Rosa Luxemburg a toujours eu une influence souterraine sur sa conception de la démocratie : elle pouvait donc parfaitement apprécier combien était puissante, dans les masses populaires, cette aspiration à retrouver le vieux sens de l'action, comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est né tout simplement de cette constatation que la vie humaine vraiment digne d'être vécue ne pouvait se réduire à la simple reproduction des conditions de la vie. Les grèves débutent toujours pour des motifs immédiats d'ordre matériel, mais elles comportent une dimension morale et politique qui va bien au-delà de ces motifs immédiats : on ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes d'augmentation.
Hannah Arendt présente ainsi comme un mouvement général inéluctable, déterminé par des causes métaphysiques mystérieuses - un changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un combat, de l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le mode de production capitaliste tend à soumettre à sa loi toutes les sphères de la vie sociale, y compris celles où les individus croient agir librement ; mais loin d'être une fatalité, cette situation est précisément l'enjeu central, le plus fondamental, de tous les mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler du terme général de " mouvements antisystémiques ". L'histoire du mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour limiter l'emprise du " travail dicté par la nécessité et les fins extérieures " (Marx) sur la vie individuelle des prolétaires. Mais elle est en même temps l'histoire de la construction par les ouvriers de leur propre espace public, de leur autonomie au sein même de la société capitaliste. On remarquera aussi que c'est précisément cette question de l'autonomie de l'espace politique qui a constitué la première ligne de démarcation entre le " parti Marx " et les proudhoniens ; ces derniers s'opposent à Marx en affirmant que l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification des conditions économiques, à l'intérieur même de la sphère économique, constitue l'alpha et de l'oméga de la lutte des classes.
A ces remarques près, je veux bien reprendre la distinction de Arendt entre la sphère de l'action et la sphère de la production des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer que cette distinction est compatible avec la manière dont Marx voit l'avenir du travail dans ses derniers textes.

Travailler et œuvrer

La distinction introduite par Arendt entre l'action, activité propre au domaine public, et la production des conditions de la vie elle-même, qui ressortit au domaine privé, se redouble d'une division à l'intérieur du domaine privé lui-même. Alors que nous avons tendance aujourd'hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu'il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d'activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l'importance et de l'ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental ; c'est, au sens le plus immédiat, ce que Marx appelle, de son côté, la reproduction de la vie. " La condition humaine du travail, c'est la vie elle-même " écrit H. Arendt. Mais c'est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n'est pas encore ce qui est spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l'homme, qui est pour H. Arendt la non-humanité de l'homme. Ce qui caractérise le travail, c'est qu'il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde humain.
Hannah Arendt présente son analyse du travail comme une critique des thèses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie aux " antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte d'abord sur son refus de la distinction essentielle entre travail et œuvre, cette distinction qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie ", ou chez Locke quand il sépare " le travail de nos corps " et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu'il était effectué par les esclaves. C'est plutôt à l'inverse qu'il faut comprendre les choses : c'est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l'esclavage a été institué. Il fut en effet d'abord " une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail " . Du même coup, l'incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l'esclave (animal laborans) telle qu'on la trouve chez Aristote, peut s'éclairer. Aristote ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain. " Il refusait de donner le nom d'hommes aux membres de l'espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ". H. Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d'Aristote à son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu'elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s'intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie en ce deuxième sens ne s'exprime pas dans le travail.
L'œuvre, pour Hannah Arendt, est exactement l'antagoniste du travail. Elle est l'humanité de l'homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l'homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel d'objets. [...] La condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde. " L'opposition du travail et de l'œuvre, c'est, au fond, l'opposition entre le travail du chasseur et de l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activité est " artifice " et, donc, la marque propre de l'humanité.
A la différence du travail cyclique, l'œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l'acte qui l'a produite. Le produit de l'œuvre s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. " Il ne s'agit pas ici d'une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l'oeuvre est de la plus haute importance. En effet,
(1) Elle définit l'œuvre comme l'objectivité de la vie humaine qui s'oppose à ce que H. Arendt appelle la subjectivisation de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne. "
(2) Elle est ce qui fait de l'œuvre l'indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l'œuvre est ce qui constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.
Or " cette grande sécurité de l'œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l'action, n'est pas irréversible : tout ce qui est produit par l'homme peut être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l'œuvre de ses mains, il est libre de détruire. " C'est là, assurément, un passage étonnant. Si l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à l'homme en tant qui cherche l'immortalité et veut agir conformément à sa nature , à son tour l'œuvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine ; et, deuxièmement, l'œuvre exprime la liberté humaine.
Cependant, remarque encore H. Arendt, si les penseurs de l'Antiquité établissent la différence entre travail et œuvre, ils la négligent en pratique, parce qu'ils sont dominés par l'opposition entre le domaine public et le domaine privé. L'époque moderne en renversant la hiérarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal laborans. Ainsi, H. Arendt définit-elle une problématique originale, non point tant parce qu'elle vise à rendre son importance à une distinction pensée et oubliée des Anciens et déniée des Modernes, que parce qu'elle retravaille cette distinction pour son propre compte en lui faisant subir des inflexions décisives qui la rendront apte à donner une grille d'interprétation de la condition de l'homme moderne.
La distinction entre travail et œuvre a évidemment un caractère stratégique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse établit la véritable hiérarchie des genres d'activités au sein de la production des réquisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction de ce système de valeurs que sont évaluées les conditions modernes de la production. Or, pour H. Arendt, ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c'est précisément qu'elle s'accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l'œuvre. Mais dans ce procès, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c'est pour lui une activité qui n'a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son œuvre. En effet, l'activité de l'ouvrier moderne présente les caractères suivants :
  • l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s'il la connaît, c'est de manière contingente, cette connaissance n'est pas nécessaire à l'accomplissement de sa tâche.
  • les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s'installe progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
  • il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable.
  • l'automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l'opération (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens. "
Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et œuvre tend à disparaître, l'œuvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont l'œuvre était le but. La transformation de l'œuvre en travail exprime ainsi, selon H. Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration " a brisé la finalité du monde. " L'automatisation transforme en effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l'intervention de l'homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. "
La condition de l'homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l'œuvre, c'est-à-dire de l'objectivité, au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l'œuvre et de présenter le triomphe du travail sur l'ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l'homme sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme qu'il y a un socle commun aux classiques (Smith par exemple) et à Marx, par exemple dans leur conception de la fertilité du travail et dans leur commun mépris du travail improductif. Il serait nécessaire de montrer en quoi cette position repose sur une interprétation biaisée et des classiques et de Marx, interprétation abusive nécessaire, pour H. Arendt si elle veut conserver la cohérence de son schéma explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a été assez mal choisi, d'abord parce que la question de la distinction du travail productif et du travail improductif reste chez Marx une source de grandes difficultés. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement et simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette distinction fonctionne à l'intérieur du mode de production capitaliste mais ne fait pas de cette forme particulière une forme générale, anhistorique de la distinction entre travail productif et travail improductif. Dans un passage qui doit être pris cum grano salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail productif (partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le fait que la production capital est production de plus-value, et que le travail qu'elle emploie est du travail producteur de plus-value." Marx continue par une digression comique sur le criminel producteur de crimes et de droit criminel, passage qui est là avant tout pour montrer l'imbécillité des préjugés et des prêchi-prêcha des économistes apologétiques. Parler comme H. Arendt de mépris de Marx pour le travail improductif, mépris qu'il aurait en commun avec A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au tout sur la lecture de Marx.
On pourrait également montrer que, sur de nombreux points, il n'y a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah Arendt, le fossé qu'elle tend à creuser. Ce qui pose problème chez H. Arendt, c'est la transformation de l'opposition entre travail et œuvre en une opposition absolue à laquelle elle donne un caractère métaphysique, puisqu'il s'agit de l'opposition de la nature et du monde de l'homme et qu'elle fait de la domination moderne du travail une destruction du monde de l'homme et une remise en cause de son appartenance au monde. Par conséquent, cette opposition absolue ferme toutes les issues. D'un côté, la soumission de la fabrication à l'automatisation prépare la catastrophe d'un monde de travailleurs sans travail. D'un autre côté, tout espoir d'échapper à cette catastrophe doit être abandonné puisque l'idée marxienne de l'émancipation du prolétariat repose sur une erreur radicale concernant l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il est impossible de retourner en arrière, de revenir à l'antique séparation des genres de vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle de restaurer une échelle de valeurs plus conforme à la dignité de l'esprit humain.
Ainsi, en dépit de la fécondité de beaucoup de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique et pratique, dont les auteurs récents, spécialistes en matière de "fin du travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse découle de deux erreurs centrales :
(1) l'opposition entre travail et œuvre est pensée comme opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caractère relatif ; elle peut être éclairante, à condition de n'en point faire le schéma explicatif unique.
(2) il est impossible de comprendre sérieusement la condition de l'homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.
Considérons d'abord le premier point. La réduction du travail au cycle vital, ou encore la réduction de l'homme à l'animal laborans, n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de Hannah Arendt qui se refuse à analyser la différence essentielle entre les activités par lesquelles l'animal assure sa survie et sa reproduction et la manière dont l'homme produit les conditions de sa vie et produit ainsi, " indirectement " dit Marx, sa vie elle-même. Ce qui caractérise le travail humain, au sens courant du terme (et non au sens restreint que lui donne H. Arendt), c'est qu'il est production. Ce terme, si on suit Marx, est précisément l'unité de deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. " Marx définit donc bien ici le travail comme condition naturelle de l'homme à la manière de Arendt. Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir à cette forme purement instinctive. En effet, " Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. " Ce passage est très connu, mais il pourrait être appuyé par des dizaines d'autres du même genre. Marx y définit le travail dans ce qu'il a de spécifiquement humain comme fabrication et la polémique que mène Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, dénuée de fondement.
Produire ses conditions de vie pour l'homme, c'est donc à la fois travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est à la fois pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses mains. Si, d'ailleurs, on s'échappe des considérations métaphysiques générales, on peut facilement voir que toute activité fabricatrice comporte une large part de travail, de pure peine, d'incessante lutte contre l'envahissement du procès de production par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail pur, au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est réduit en esclavage dans le but de servir de moteur, de simple source d'énergie, comme aux galères ou quand les esclaves étaient utilisés pour actionner les machines archaïques. Il est d'ailleurs très curieux que H. Arendt ne s'aperçoive même pas que la séparation stricte entre travailler et œuvrer correspond en réalité à une séparation sociale propre à tous les systèmes esclavagistes antiques et que c'est précisément la généralisation du travail " libre " qui tend à abolir cette distinction. Ou plutôt, si H. Arendt perçoit l'existence d'un lien entre l'esclavage et le mépris dans lequel les Grecs tenaient le travail, c'est un lien compris sur un mode entièrement idéaliste : l'institution de l'esclavage découlerait du mépris grec à l'égard du travail...
Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une méconnaissance de la réalité de la production moderne, méconnaissance compréhensible car l'époque où elle écrit La condition de l'homme moderne est celle de l'apogée du taylorisme et du " travail en miettes ". Cette méconnaissance repose aussi sur une des faiblesses majeures de la tentative de Hannah Arendt, à savoir la tentative d'écrire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de l'homme moderne sans s'appuyer sur des études empiriques. Ainsi, elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans lequel elle ne voit qu'un accélérateur du travail, alors que le travailleur change de position à l'égard du procès de travail . Elle se contente de constater d'ailleurs que les robots ménagers travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue assez étroit pour juger de l'évolution technique de notre siècle. Mais, de manière significative, elle manque totalement ce qui se passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le travail soumis au rythme biologique fait place à une activité de type industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplacée par l'habileté et la connaissance du pilotage scientifique et technique du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique, le fermier moderne est un véritable fabricant, un fabricant de produits qui pour certains seront consommés rapidement, mais pour d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les productions destinées à l'industrie ). De plus, et de tous temps cela a été vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les besoins biologiques humains, construit indirectement le monde humain qui ne se compose pas que de choses produites par les artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une nature humanisée. Tout cela, Hannah Arendt le reconnaît parfois. Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi à la nature quelque chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites par le travail " ne perdent jamais complètement leur naturalité complètement leur naturalité : le grain ne disparaît pas dans le pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout à fait arbitraires et ne visent qu'à maintenir une thèse qui prend eau de toutes parts. On peut facilement rétorquer à Hannah Arendt que la trace du grain de blé dans un biscuit a totalement disparu alors que la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont sont faites les maisons gardent toujours leurs propriétés naturelles. Mais cette discussion sans fin serait dépourvue de sens si elle ne révélait chez Hannah Arendt la persistance d'un préjugé vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger à son sujet, dans l'ontologie aristotélicienne. Ce qui est naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de la génération et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, à quoi s'oppose la matière brute inanimée, qui doit être informée par la main de l'homme.
Sans quitter le domaine de l'industrie, il faut aussi remarquer, avec H. Arendt, que les robots et les machines automatiques, bien qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de l'œuvre. Mais cette remarque est incohérente avec le reste de l'argumentation de Arendt, puisque les robots sont également produits de manière industrielle par les dispositifs automatisés. En outre, l'automatisation et le développement des robots contiennent, en puissance - même si ce n'est pas ce qui se passe effectivement, en raison des rapports sociaux qui séparent le producteur des moyens de production - une véritable révolution qui peut réduire massivement le travail au sens de Arendt pour faire place à nouveau à l'œuvre. La machine automatique moderne, et non les automatismes frustres qui marquent la grande industrie tayloriste, élimine la pure dépense de peine sans commencement ni fin pour dégager la place à l'activité de planification et de pilotage ou de commande, c'est-à-dire à l'activité orientée en vue d'une fin consciente. Qu'il s'agisse d'une activité ne demandant plus une habileté manuelle précise mais une connaissance technique élevée ne change rien à cette évolution, bien au contraire.
En ce qui concerne le second point, il est parfaitement clair que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance à l'appui de sa thèse concernent non pas le machinisme et l'automatisation en général mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de production capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens dans le processus de production n'existe que pour l'ouvrier transformé en serviteur de la machine ; l'entrepreneur capitaliste, au contraire, sait très bien que le processus de production a pour fin la production d'objets qu'il faudra vendre. Évidemment, ces objets sont à leur tour, pour le capitaliste, des marchandises et ils ne sont donc que des moyens d'accumuler du capital en réalisant la plus-value, mais, dès qu'on est entré dans la production marchande, il en va déjà ainsi. Car, à moins de sombrer dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le fait de passer des outils anciens du forgeron aux machines à usiner automatiques, par exemple les machines-outils à commande numérique, n'est pas une transformation de la situation ontologique. La véritable transformation est d'ordre social : elle est celle qui a transformé le travailleur indépendant possesseur de ses moyens de production et donc maître de l'ensemble du processus de fabrication en un prolétaire moderne contraint de se vendre pour vivre. Ce n'est pas la machine qui empêche l'ouvrier de maîtriser l'ensemble du processus de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien sûr, les moyens techniques du travail ne sont pas indifférents, et ce n'est pas par hasard si Marx répète que le machinisme est la forme adéquate du capital fixe. Mais l'étude des développements à l'intérieur du mode de production capitaliste ne doit pas conduire à escamoter ce premier changement décisif qu'a été l'expropriation du travailleur individuel au profit du capitaliste.

Une société de consommation ?

L'élimination de toute référence aux structures sociales conduit H. Arendt à passer de la critique du travail à la critique de la société de consommation. Si le monde moderne a réduit l'homme d'action et l'homme de métier au travailleur, l'animal laborans, c'est la destruction même du monde qui se profile à l'horizon, à travers le développement d'une société de consommation. Pour H. Arendt, en effet, " les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et, plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par la consommation. " D'où provient cette menace ? La réponse de Arendt est d'une clarté terrifiante : " La désagréable vérité, c'est que la victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public " . Le caractère réactionnaire de ces propos saute aux yeux. Bien sûr, la société moderne n'est pas une société de consommation, elle reste une société dans laquelle la production tend toujours à se développer pour une consommation solvable beaucoup trop étroite : le développement d'une nouvelle misère dans les pays capitalistes les plus riches apporte un démenti cinglant aux thèses de Arendt. Sans parler de la misère endémique qui frappe des centaines de millions de personnes dans les pays les moins développés.
Quand H. Arendt parle de l'émancipation du travail comme si c'était un fait accompli, la confusion atteint un niveau supplémentaire. Ce qu'elle appelle " émancipation du travail " , c'est le fait que les préoccupations économiques ont envahi le domaine public, autrement dit que le mode de production capitaliste a intégralement soumis à ses besoins la sphère du politique et encadré toute action dans les limites que fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, précisément, la domination des préoccupations économiques est la domination des préoccupations concernant la circulation, et non la domination des préoccupations concernant la production. La circulation, en effet, semble avoir conquis une indépendance à peu près complète, alors même que la production disparaît de l'horizon des économistes - par exemple dans le passage de l'économie politique classique aux théories marginalistes et aux diverses écoles néoclassiques. Autrement dit, H. Arendt parle d'émancipation du travail là où s'effectue en réalité un processus qui tend à effacer la question même de l'émancipation du travail.
Encore une fois, l'élimination de toute analyse des rapports sociaux conduit H. Arendt à transformer l'apparence immédiate en réalité métaphysique. La pensée de Hannah Arendt n'a sans doute pas grand chose à voir avec la critique réactionnaire du mode de production capitaliste et pourtant, par la logique même de son analyse du travail, elle les rejoint dans une apologie de l'artisanat ancien, la dénonciation de la vie moderne et de la consommation, presque prête à entonner la ritournelle connue sur le " matérialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler que la recherche du bien-être matériel et l'amélioration du confort de la vie quotidienne est reconnu comme une préoccupation légitime par toute la tradition philosophique, ancienne aussi bien que moderne, que seule est condamnée la passion de l'argent pour lui-même, ce que Aristote appelle " chrématistique ". En outre, le développement de la " civilisation matérielle " va de pair avec le développement de la culture : le livre de poche ou le disque sont sans doute des produits typiques de la " société de consommation " qui n'ont pas la durabilité du livre de jadis et qui " profanent " l'œuvre d'art, au sens où on la concevait autrefois, mais le premier à commencer cette entreprise de profanation fut Martin Luther qui utilisa l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la révolution dans la chrétienté.
Au total, l'œuvre de Hannah Arendt se révèle contradictoire. Il y a une volonté d'introduire des distinctions conceptuelles précises, de redonner vie à la tradition philosophique pour comprendre le monde moderne. Il y a aussi la défense vigoureuse du sens de la vie publique et de l'action, c'est-à-dire de ce rapport direct entre les hommes qui ne se réduit pas aux rapports de production et d'échanges ; mais ces vues pénétrantes, qui constituent le point de départ d'une critique virulente de la condition de l'homme dans le mode de production capitaliste se combinent avec une incompréhension de la réalité concrète, l'hypostase de quelques traits de la réalité, transformés en absolus métaphysiques, et le refus de relier ces constatations à une analyse sérieuse des relations sociales dissimulées sous ces apparences - refus justifié indirectement, dans la dernière partie de La condition de l'homme moderne, par la critique des sciences sociales.
Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement par sa valeur intrinsèque ; c'est aussi et surtout parce qu'il démontre de manière presque chimiquement pure comment la critique du travail en général, considéré de manière abstraite et indépendante des rapports sociaux conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus qu'à s'emporter contre l'avidité des masses qui engloutissent tout et engloutissent le monde, et à prôner un retour à la frugalité antique, les savants et philosophes ayant déterminé eux-mêmes que nous avions trop de tout et que nos besoins doivent désormais être limités. Retour du refoulé de la morale chrétienne, entre autres, ces positions se retrouvent très souvent dans les utopies contemporaines, y compris les utopies écologistes. Et comme cette volonté de limiter a priori les besoins et la consommation contredit en son fonds la conception moderne de la liberté, face à l'utopie, le libéralisme apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité.

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...