La question politique par excellence est celle de la liberté politique. Pour tout dire, la formule « liberté politique » est presque redondante. Le gouvernement « politique » chez Aristote est le gouvernement des hommes libres – à la différence des gouvernements monarchiques ou despotiques, aristocratiques ou oligarchiques. Mais s’il y a politique, il y des lois. Comment les hommes peuvent-ils être libres en étant soumis aux lois et à un gouvernement chargé des mettre en œuvre ?
Sous réserve d’une typologie plus fine, on distingue – notamment chez un certain nombre d’auteurs contemporains – plusieurs manières d’aborder cette question. Pour l’heure, nous retiendrons la distinction développée, entre autres, par Quentin Skinner et Philip Pettit qui distinguent schématiquement trois grandes orientations philosophiques correspondant à trois concepts différents de la liberté politique :
- la liberté réside dans la non-ingérence ou la non-interférence (de l’État) dans la conduite de la vie des individus dès lors qu’ils n’empiètent pas sur la sécurité et la propriété des autres individus. (cette liberté de non-interférence est aussi appelée, à la suite d’Isaiah Berlin, « liberté négative »)
- la liberté réside dans le fait d’être protégé contre la domination. La liberté n’est donc pas différente de « l’empire des lois ». C’est cette conception que ces auteurs nomment républicaniste.
La liberté réside dans la participation à la vie de la cité
Aristote et la citoyenneté
Si l’homme est un animal politique, comme le dit Aristote, le bonheur réside, au moins dans une de ses dimensions essentielles, dans la participation à la vie de la cité. C’est là que réside la valeur de la qualité de citoyen. Aristote distingue ceux qui participent pleinement à la vie de la cité et qui n’y participent pas (esclaves) ou seulement partiellement (métèques) :
« Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que la participation à une fonction judiciaire ou à une magistrature. » (Politiques, III,1275-a, cité dans la traduction Pellegrin, GF-Flammarion)
(…)
La qualité de citoyen est donc directement liée à la participation directe aux fonctions politiques, aux « magistratures », ce qui pouvait arriver à tout citoyen puisque le système du tirage au sort faisait que potentiellement tout citoyen pouvait occuper une magistrature ou une fonction judiciaire.
« Ce qu’est le citoyen est donc manifeste à partir de ces considérations: de celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu’il est le citoyen de la cité concernée et nous appelons, en bref, cité l’ensemble de gens de cette sorte quand il est suffisant pour vivre en autarcie. » (Politiques, III, 1275-b)
(…)
La cité n’est donc pas définie comme une entité géographique, ou comme un ensemble d’homme soumis à un même gouvernement. Elle est fondamentalement constituée par les citoyens. Ceux qui ne sont pas citoyens au sens plein ne font pas pleinement partie de la cité (ainsi les femmes, les esclaves, etc. qui restent confinés dans le domaine privé, celui de l’oïkos).
« il existe un certain pouvoir en vertu duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. Celui-là nous l’appelons le pouvoir politique ; le gouvernant l’apprend lui-même en étant gouverné, comme on apprend à commander la cavalerie en obéissant dans la cavalerie, à commander dans l’armée en obéissant dans l’armée, de même pour une brigade ou bataillon ; c’est pourquoi l’on dit, et à juste titre, qu’on ne commande pas bien si on n’a pas bien obéi. Ces deux statuts de gouvernant et de gouverné ont des excellences différentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir obéir et commander, et l’excellence propre d’un citoyen c’est de connaître le gouvernement des hommes libres dans ces deux sens. Et c’est aussi l’excellence de l’homme de bien que d’avoir ces deux aptitudes. » (Politiques, III, 1277-b)
Ainsi, être libre et vivre comme citoyen d’une « polis » est donc, sous cet angle, la même chose. Et cette liberté qui consiste dans le fait d’être gouverné et gouvernant est l’excellence de l’homme de bien. Ainsi l’idéal de la vie bonne – du bonheur – est un idéal politique, celui d’une communauté capable de subvenir à ses propres besoins et à sa défense. Il y a de ce point de vue un lien entre la liberté des citoyens et celle de la cité. Si la vie de citoyen est une vie excellente, c’est parce qu’elle exprime au plus haut point les finalités de la vie humaine. Il y a un telos de la vie politique et la vie politique est aussi une vie morale, le civisme une valeur fondamentale.
On voit que cette conception de la liberté n’est rien d’autre que la réalisation de soi que l’homme peut trouver seulement à l’intérieur d’une cité.
La République de Cicéron
Cicéron développe, à sa manière, un idéal assez proche de l’idéal aristotélicien dans Des Devoirs et dans La République.
« La nature a imposé si impérieusement aux hommes l’obligation de la vertu et leur a inspiré une telle passion pour défendre l’existence de la collectivité, que cette force-là a triomphé de tous les attraits de la volupté et du loisir.
Là encore, c’est de la nature humaine dont il s’agit. L’homme peut être tiraillé par des passions viles, mais le sens civique est une passion encore plus forte. Sans cette passion, la communauté humaine que forme la république serait détruite.
Il ne suffit pas de posséder la vertu, comme on peut connaître une technique sans l’utiliser; une technique, même si on ne la pratique pas, on en garde la connaissance théorique ; la vertu au contraire consiste entièrement dans son application ; et son application la plus haute, c’est le gouvernement de la cité et la réalisation intégrale, en faits et non en paroles, des principes que ces gens-là proclament dans leurs coins. » (République, I, ii, 1-2)
La passion du bien public est une vertu et comme toutes les vertus une vertu pratique. Être citoyen, c’est vivre en citoyen, se conduire chaque en citoyen et donc s’occuper de la réalisation « intégrale » des principes sur lesquels se fonde cette vie commune – et ne pas se contenter de proclamer ces principes « chacun dans son coin ».
« La liberté ne peut habiter dans aucun État sauf dans celui où le pouvoir suprême appartient au peuple. Il faut reconnaître qu’il n’existe pas de bien plus agréable et que si elle n’est pas égale pour tous, ce n’est pas non plus la liberté. Or comment la liberté pourrait-elle être égale pour tous, je ne dis pas dans un royaume, où la servitude n’est même pas dissimulée, et ne fait aucun doute, mais aussi dans les États où les citoyens ne sont libres qu’en parole ? » (République, I, xxxi, 47)
Le citoyen n’est pas contraint, il n’est pas soumis à quelque pouvoir qui le dépasse. En remplissant ses devoirs civiques il affirme justement qu’il est un homme libre. Pouvoir du peuple et égalité de droit des citoyens, tels sont les principes fondamentaux d’une véritable république – ce que n’était pas vraiment la Rome républicaine dont Cicéron est un ardent défenseur !
« La liberté ne consiste pas à vivre sous un maître juste, mais à n’en avoir aucun. » (République, II, xxiii, 43)
L’homme n’est donc libre que dans une cité libre. Cette liberté trouve sa plus haute réalisation dans la participation des citoyens, en tant qu’égaux à la vie civique. C’est la vie publique qui est l’expression la plus élevée de la liberté. Mais cette participation à la vie publique est, en même temps, un devoir moral (voir De officiis) : les citoyens forment une communauté liée par des sentiments moraux.
Ici Cicéron expose clairement de quelle liberté il parle : la liberté d’un homme qui n’a pas de maître (dominus), qui est donc statutaire liber par opposition à celui qui a un maître et qui est servus, soumis aux ordres de quelqu’un d’autre. Ce premier exposé précis de la conception républicaine de la liberté sera repris plus tard, notamment par les républicanistes de l’époque moderne (Machiavel) ou contemporaine (les « néo-romains »).
L’humanisme civique
Cet ensemble définit ce qu’on appelé l’humanisme civique après l’historien Hans Baron1 et qui trouvera son épanouissement dans les républiques italiennes de la fin du moyen âge et du début de la Renaissance. À proprement parler l’humanisme civique désigne le courant de pensées politiques nées à Florence au XVe siècle. Ce sont les humanistes actifs au début du XVe, comme Coluccio Salutati qui anime un cercle où l’on discute des écrits de Pétrarque et qui découvre la correspondance de Cicéron. C’est encore Leonardo Bruni (1370-1444) dit l’Arétin, poète et rédacteur d’une monumentale histoire de Florence. C’est encore Poggio Bracciolini, découvreur de très nombreux textes latins classiques. C’est aussi Francesco Patrizi qui rédige vers 1460 un traité de L’institution d’une république. Et ce sera Savonarole prédicateur mystique et républicain fervent.2 Mais on aurait tort de limiter l’humanisme civique à ces humanistes au sens propre du terme qui mêlent la réflexion politique à la lecture ou à la relecture des auteurs antiques.
L’humanisme civique est à la fois dans le prolongement de la philosophie politique antique d’Aristote ou de Cicéron et en rupture avec celle-ci parce qu’il se développe dans des cités italiennes qui ignorent l’esclavage et où le christianisme constitue l’arrière-plan moral de la pensée politique. Il a des précurseurs médiévaux qu’on ne saurait négliger et le plus important est sans doute Marsile de Padoue (1278-1342) qui a été recteur de l’université de Padoue, écrit (1327) un livre, Defensor pacis, qui lui vaut la condamnation de l’Église. Influencé par la tradition aristotélicienne et averroïste, Marsile développe le thème de la coexistence de la foi et de la raison (sur la même question, voir le Discours décisif de Averroès, GF-Flammarion). Au centre de sa conception politique il pose la figure du peuple (universitas hominum) comme législateur humain. Il défend la positivité de la vie terrestre et soutient que l’action politique vise la paix et le « bonheur civique », « qui semble être le meilleur objet de désir possible pour l’homme dans ce monde et la fin ultime des actions humaines. » Et tout naturellement, Marsile soutient que « l’élection est la meilleure méthode et la plus parfaite pour établir un gouvernement » sachant que le corps électoral doit comprendre le peuple des artisans de la cité et pas seulement les « grands ». En effet, « ce qui regarde tous, doit être approuvé par tous. » De là le primat de loi et sa définition un « œil fait de très nombreux yeux ». La loi n’a aucun élément pervers, elle n’est pas faite pour être utile à l’ami et nuisible à l’ennemi, elle est universelle. L’idéal politique de Marsile n’est donc pas la démocratie, en tant que simple pouvoir du peuple, c’est-à-dire de la multitude, mais la « gouvernement de la loi ».
La citoyenneté est chez Marsile, comme chez Aristote, « communautaire ». Le citoyen est membre d’une communauté liée par des liens qui ne sont ni exclusivement juridiques, ni seulement motivés par l’utilité. Chez Aristote, le ciment de la cité, c’est l’amitié (la philia). Cette conception de la communauté politique heureuse trouve son expression artistique la plus admirable dans la célèbre fresque du « Buon governo » (le bon gouvernement) au « Palazzo Civico » de Sienne.
Si nous plaçons ici l’humanisme civique, c’est parce qu’il se place encore du point de vue d’une république harmonieuse dont les diverses institutions se complètent. Avec Machiavel autre chose va naître. Machiavel lui-même expose cette rupture entre ante res perditas et post res perditas.
Critique de la liberté comme réalisation de soi dans la vie publique
La conception de la liberté que nous venons d’exposer, aussi sublime qu’elle soit au plan moral, n’est pas à l’abri de la critique.
En premier lieu, on fera remarquer qu’elle suppose une conception compréhensive ou englobante de la vie humaine :
- un certain idéal de la vie bonne ;
- une certaine idée de la vertu ;
- elle suppose aussi une certaine homogénéité sociale et culturelle des citoyens: il s’agit de partager par la parole des valeurs (cf. Aristote, Politiques,I,2).
Elle est inadaptée par conséquent pour les grandes nations qui sont précisément hétérogènes : Athènes, les villes-états d’Italie ou un canton suisse, ce sont les modèles auxquels les doctrines de l’humanisme civique pourraient convenir, mais sans doute pas les États-nations modernes (ceux dont Machiavel étudie avec attention l’émergence). Aristote définissait le meilleur régime comme le gouvernement de la classe moyenne. Rousseau soutient que les inégalités sociales doivent être réduites: aucun citoyen ne doit être assez riche pour en acheter un autre et aucun assez pauvre pour être obligé de se vendre : faute de quoi s’établissent des liens de dépendance personnelle entre citoyens qui ruinent les principes de base du contrat rousseauiste. La conception de l’humanisme civique est également inadaptée au développement de l’industrie moderne et de l’inégalité des conditions qu’elle suppose. Quand la grande masse de la population est composée d’artisans libres organisés en corporations (les « arts »), un gouvernement du popolo ainsi défini est pensable – et encore : Machiavel souligne les antagonismes entre le popolo grasso et le popolo minuto.
Elle suppose une sorte d’assimilation de l’individu à la nation, puisque c’est dans la liberté et la prospérité de la nation que réside finalement l’idéal du bonheur. Cette identité d’intérêt entre l’individu et la totalité semble contradictoire avec d’autres réquisits de la liberté, comme, par exemple la liberté de conscience. La démocratie athénienne, comme la République de Genève chère à Rousseau repose sur la liberté politique mais la liberté religieuse n’y a guère sa place. On se souviendra aussi que l’un des grands moments de la république de Florence a été l’épisode Savonarole (1495-1498), combinant la prédication religieuse intransigeante et l’élan du petit peuple contre les puissants – la véritable admiration de Machiavel pour « frère Jérôme » suffirait à elle seule pour réfuter tous les lieux communs sur le « machiavélisme ».
Toutes ces raisons conduisent de nombreux penseurs politiques et philosophes à considérer que cette conception de la liberté comme réalisation de soi dans l’espace politique, cette liberté d’avant le libéralisme (pour reprendre l’expression de Quentin Skinner), est soit utopique, soit dangereuse pour la liberté et potentiellement tyrannique. La formule de Rousseau selon laquelle il faut contraindre le citoyen à être libre, au-delà de son caractère paradoxal, pourrait donner de bonnes raisons d’être inquiet si nous devions vivre dans une république qui nous contraint à la liberté. On a pu y voir une des racines de la Terreur robespierriste ou encore ce que Hegel appellera « despotisme de la liberté ». Même en laissant de côté les formules d’une polémique souvent injuste et absurde contre Rousseau – il est particulièrement absurde d’en faire un des pères du totalitarisme moderne – on doit reconnaître qu’il y a une vraie difficulté dans toutes ces conceptions « pré-modernes ».
La liberté négative
À cette tradition ancienne de la liberté conçue comme participation à la vie publique, les penseurs libéraux opposent ce que Isaiah Berlin (mort en 1997) dénomme la « liberté négative ». Le thème (sinon la dénomination) est pourtant assez ancien. On peut remonter à Benjamin Constant dans une conférence fameuse de 1819: « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ».
Selon Constant, la liberté des Anciens ainsi caractérisée :
« Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus; (...)
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. »
À l’inverse, la liberté des Modernes se définit ainsi :
« La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d'autrefois la totalité de leur liberté individuelle à la liberté politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre. Vous voyez, Messieurs, que mes observations ne tendent nullement à diminuer le prix de la liberté politique.
(...) l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs et des habitudes à peu près pareilles: les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes.
Que le pouvoir s'y résigne donc; il nous faut de la liberté, et nous l'aurons; mais comme la liberté qu'il nous faut est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pourrait convenir a la liberté antique; dans celle-ci, plus l'homme consacrait de temps et de force a l'exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse. »
Pour Constant, donc, la véritable liberté est en dehors de la vie publique. La liberté politique n’est conçue que comme un moyen pour contrôler le pouvoir d’État et l’empêcher d’empiéter sur les libertés individuelles.
Cette conception de la liberté individuelle peut être définie de deux manières.
Comme Berlin, on parle de « liberté négative », au sens où la liberté réside seulement dans ce que nous ne sommes pas empêchés d’agir. Les libertés définies par la déclaration des droits de 1789 sont essentiellement des libertés de ce genre :
« Article IV - La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »
« Article V - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. »
« Article X - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. »
Soit on parle comme les auteurs contemporains de liberté comme non-ingérence ou non-interférence. Nous ne sommes libres que dans la mesure où la puissance publique n’interfère pas dans nos actions.
La loi contre la liberté : hobbes
Pour comprendre ce qui est en cause, on peut remonter à Hobbes. Pour lui, la loi et la liberté s’opposent. Le Léviathan oblige (par la terreur) les sujets à respecter ce que dictent la loi de la conservation et de l’intérêt mutuel. Il n’y a donc pas d’autre liberté que celles-ci :
- L’institution du pouvoir souverain est un acte de liberté, même si c’est l’acte par lequel les individus renoncent à leur liberté naturelle.
- En garantissant la sécurité intérieure et extérieure, l’État garantit aux individus la seule liberté ayant un tant soit peu de valeur, celle de s’enrichir par sa propre industrie et de jouir de sa vie personnelle.
Au-delà, le mot liberté n’a pas de sens.
« Et selon le sens propre, et généralement reçu, du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, pour ces choses qu'il est capable de faire par sa force et par son intelligence, n'est pas empêché de faire ce qu'il a la volonté de faire. Mais quand les mots libre et liberté sont appliqués à autre chose que des corps, ils sont employés abusivement. En effet, ce qui n'est pas sujet au mouvement n'est pas sujet à des empêchements, et donc, quand on dit, par exemple, que le chemin est libre, l'expression ne signifie pas la liberté du chemin, mais la liberté de ceux qui marchent sur ce chemin sans être arrêtés.
(...)
Les Athéniens et les Romains étaient libres, c'est-à-dire que leurs Républiques étaient libres ; non que des particuliers avaient la liberté de résister à leur propre représentant, mais que leur représentant avait la liberté de résister à d'autres peuples, ou de les envahir. De nos jours, le mot LIBERTAS est écrit en gros caractères sur les tourelles de la cité de Lucques, et cependant personne ne peut en inférer qu'un particulier y est plus libre ou y est plus dispensé de servir la République qu'à Constantinople. Qu'une République soit monarchique ou qu'elle soit populaire, la liberté reste la même. »
(Hobbes : Léviathan – chap. XXI: De la liberté des sujets)
Chez Hobbes, le pouvoir souverain doit être absolu et la liberté se réduit bien un ce domaine privé que l’institution du souverain à réservé aux particuliers.
- Toute limitation du pouvoir souverain menacerait la société du retour au glaive privé. C’est pourquoi Hobbes ne reconnaît pas la liberté de conscience et affirme que la vérité (religieuse) est l’affaire de l’institution.
- Le pouvoir d’une assemblée est aussi absolu que celui d’un monarque. Hobbes n’est pas le penseur de la monarchie ou de la tyrannie, mais de la souveraineté du pouvoir politique. Si on part du pouvoir comme pouvoir de donner la mort, une république démocratique envoie ses citoyens à la mort lors des guerres tout autant qu’un gouvernement monarchique !
La liberté et le libéralisme politique
Chez les penseurs libéraux, dont on peut trouver les premières formulations chez Locke3, on part du fait que le pouvoir souverain ne peut excéder ce qui strictement nécessaire aux fins pour lesquelles il a été constitué. La liberté naturelle des citoyens peut être préservée en limitant la capacité du pouvoir souverain à s’ingérer dans les relations entre particuliers. Chez Locke, la fonction première du pouvoir politique est de protéger la propriété privée et leur droit naturel.
Montesquieu formule clairement le problème :
La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est unie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. (Esprit des Lois, livre XI, 6)
Montesquieu n’est pas, stricto sensu, un penseur libéral. Comme Locke, il peut aussi être inclus dans la filiation du républicanisme. Cependant ses préoccupations rejoignent celles des libéraux : le but de l’organisation politique est de garantir la sûreté des citoyens, leur « tranquillité d’esprit », non seulement contre ceux des particuliers qui voudraient s’en prendre à eux mais aussi contre les abus possibles du pouvoir d’État.
Seul le pouvoir peut limiter le pouvoir, dit Montesquieu. C’est pourquoi, la liberté reste pour lui une liberté politique et c’est l’organisation du pouvoir qui peut seule garantir cette liberté.
Libéralisme et libérisme
Les auteurs postérieurs de la tradition libérale s’engagent dans une autre voie. Si le souci de Hobbes est de légitimer le pouvoir souverain, le souci des penseurs libéraux est de le limiter drastiquement, en faisant fonds sur les forces sociales de la « société civile », c’est-à-dire principalement les forces économiques. Il s’agit donc, d’abord de réduire le périmètre de l’État à ses fonctions « hobbesiennes »: sécurité extérieure et intérieure. Dès lors que l’État garantit le sécurité des individus, le respect des contrats et le droit de propriété, tout le reste de la vie sociale ne doit dépendre que des accords entre les individus, passant entre eux des contrats de droit privé. Jusqu’au bout de cette évolution on trouvera l’État minimal des « libertariens » comme Robert Nozick.
Pour tous ces penseurs, la liberté est donc d’autant mieux garantie que l’État interfère moins dans la sphère privée. Ce qui suppose, par exemple, que les relations de travail ou les relations entre hommes et femmes qui appartiennent à la sphère privée ne peuvent faire l’objet de la loi.
La liberté comme non-interférence s’oppose à la conception de la liberté comme autonomie ou comme réalisation de soi (être libre, c’est n’obéir qu’à soi-même, disait Rousseau). Comme naturellement les hommes sont plutôt inégaux et qu’il existe de nombreuses relations de domination, vouloir réaliser l’idéal d’autonomie nécessiterait une intervention massive et autoritaire de l’État qui mettrait à mal toute liberté.
Critique des théories de la liberté négative
La principale critique qu’on peut adresser à la conception de la liberté comme non-interférence est qu’elle suppose impossible l’égale liberté pour tous. En pratique, les théoriciens de la liberté comme non-interférence admettent que de nombreux individus ne peuvent pas être libres.
William Paley (un auteur britannique du XVIIIe), par exemple, affirme paradoxalement que la liberté ne peut être sauvegardée que si la masse du peuple est écartée du pouvoir politique auquel elle est, par nature, inapte. Le premier et le plus implacable des adversaires de la révolution française n’était pas un conservateur mais le libéral Edmund Burke qui opposait les libertés des Anglais à la liberté abstraite de la révolution française.
La logique du libéralisme est implacable : si les pauvres qui forment la majorité s’emparent du pouvoir – et la démocratie conduit nécessairement à cela – alors les richesses, privilèges et libertés de la classe supérieure sont dangereusement menacés. Il faut donc radicalement séparer la liberté de la question du pouvoir politique.
C’est encore ce que fait Henry Sidgwick dans ses Elements of Politics (1897) :
« il n’y a aucune certitude qu’un système législatif représentatif, choisi par le suffrage universel, n’interférerait pas plus avec l’action libre des individus que ne le ferait une monarchie absolue ».
Comme la liberté est définie par Sidgwick comme non-interférence, on en déduit que, indirectement, Sidgwick considère que la démocratie en tant que pouvoir du peuple est un régime peu souhaitable pour la liberté libérale…
On retrouvera des propos assez semblables chez Isaiah Berlin, qui redéfinit la liberté comme non-interférence, comme la « liberté négative », seule forme réellement acceptable de liberté selon lui, mais aussi chez Hayek qui considère que la démocratie n’est pas un principe et qu’un pouvoir démocratique plus que tout autre pouvoir doit être limité.
Il faut souligner que Hobbes et les libéraux bien qu’ayant des propositions politiques apparemment antagoniques partagent une même problématique, celle de l’opposition de la liberté et de la loi. Hobbes considère que la loi doit avoir la priorité et la liberté est nécessairement réduite, les libéraux, quant à eux, essayant de limiter le domaine de la loi. La différence entre eux n’est qu’une différence dans la position du curseur entre liberté et loi.
La liberté comme protection contre la domination
Le républicanisme moderne se veut un dépassement de cette opposition entre liberté positive et liberté négative ou entre humanisme civique et liberté libérale comme non interférence. Il y a évidemment diverses sortes de républicanisme et la délimitation d’un courant républicaniste en philosophie n’est pas toujours aisée. À certains égards Rousseau est évidemment un républicaniste moderne – attaché à la liberté individuelle – mais à d’autres égards il semble avoir pour modèle la cité antique. Montesquieu est revendiqué tant par la tradition libérale que par la tradition républicaniste et il en va de même pour Tocqueville. Ce qui suit est donc nécessairement un peu schématique.
Le républicanisme s’oppose à l’humanisme civique en ce que, reprenant Machiavel, il affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés. La république loin d’être un régime harmonieux doit composer avec le conflit social et l’organiser au plus grand profit de la liberté.
Le républicanisme se méfie de la démocratie directe et de la tyrannie des assemblées. Contre Rousseau qui affirme que la volonté générale ne peut errer, le républicanisme cherche une formule qui puisse protéger les citoyens contre toute forme de domination y compris la domination de la majorité. Mais d’un autre côté, les républicanistes s’opposent aux libéraux. Ils refusent la conception restrictive de la liberté négative. La non-ingérence de l’État dans les affaires privées n’est pas une garantie de respect de la liberté. En particulier, tant que subsistent des rapports asymétriques entre individus, seule l’intervention de la loi peut garantir la liberté. Entre le vendeur, possesseur des rares denrées alimentaires, et l’acheteur affamé, il n’y a aucune égalité et celui qui a faim n’est pas libre de refuser l’offre de celui qui possède le pain.
Alors que, pour les libéraux, même quand elle est nécessaire, la loi est toujours une limitation de la liberté, pour le républicanisme, elle est la protection de la liberté contre la domination des plus forts autant que contre l’imperium de l’État. Les républicanistes admettent volontiers que la communauté politique repose sur un ethos commun, et que l’espace public n’est donc pas neutre – c’est la grande différence entre le libéralisme politique de Rawls et le républicanisme (même si Rawls doit concéder que les conséquences de sa Théorie de la Justice conduisent souvent au républicanisme.
La liberté républicaine est donc définie non pas comme non-ingérence mais comme non-domination. Être libre, c’est ne pas être dominé – n’avoir pas de maître comme le disait Cicéron ! Qu’est-ce que la domination ? Suivons les définitions qu’en donne Philip Pettit dans son livre Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement. Un agent A domine un agent B si :
- A interfère sur les actions de B
- de manière arbitraire
- cette interférence est intentionnelle
- elle conduit à la dégradation de la situation de B.
L’interférence ou l’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques :
- elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ;
- elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination. Elle peut être la coercition du corps, la coercition de la volonté, la manipulation. Elle est sensible au contexte. « Cela peut signifier, par exemple, qu’exploiter les besoins urgents de quelqu’un en vue de mener une négociation difficile est une forme d’ingérence. »
L’ingérence n’est pas nécessairement mauvaise moralement (il peut y avoir un paternalisme plein de bonnes intentions) mais « la coercition reste la coercition, même si elle est moralement impeccable. » Un bon maître reste un maître ! Enfin l’ingérence doit être effective.
Pour déterminer la nature d’une action, il est donc nécessaire de connaître quels sont les intérêts pertinents qui sont affectés par cette action. On pourrait, sur ce sujet, renvoyer également à Spinoza, (Traité théologico-politique, XVI, 10) : ce qui détermine la nature d’une action – et donc si on est libre ou soumis – c’est la raison déterminante de l’action.
De là nous pouvons déduire la conception républicaniste de la liberté :
- être libre, c’est ne pas dépendre de quelqu’un d’autre.
- « celui qui a d’autre maître que les lois est un méchant » (Rousseau)
- « liber » en latin: celui qui précisément n’est pas une situation de dépendance (par opposition à l’esclave.
Les institutions politiques doivent être conçues pour protéger les individus contre la domination. Elles peuvent donc interférer dans les relations entre les individus en vue de réaliser cette protection ! Elles signifient qu’il faut aussi protéger les individus également contre la tyrannie de la majorité. Le pouvoir politique n’est pas un empire d’hommes mais « l’empire des lois » ainsi que le dit Harrington4. Sur le plan des institutions, cela demande d’abord la séparation des pouvoirs : celui qui fait les lois ne doit pas être celui qui les exécute. Le républicanisme ancien, celui de Cicéron et du « gouvernement mixte » pensait aussi cette séparation des pouvoirs mais plutôt sur le mode de la complémentarité. Le républicanisme moderne (aussi bien Harrington que chez Montesquieu ou Kant) pense cette séparation comme protection contre l’arbitraire et la tyrannie. En second lieu, le républicanisme suppose que soit garantie la possibilité de contester les lois et ne peut faire de l’obéissance aux lois un principe d’obéissance mécanique. Les individus concernés par une loi, même s’ils sont minoritaires, doivent disposer de moyens de faire de entendre leurs revendications et de procédures de recours légal. C’est que Philip Pettit appelle « droit de contestabilité garantie ».
La conception républicaniste de la liberté satisfait à certains réquisits des conceptions libérales (protection contre l’arbitraire de l’État, défense des droits des citoyens à ne pas s’occuper de politique) mais il garde de l’humanisme civique l’idée que liberté et loi ne s’opposent pas mais sont les deux aspects de la même réalité, celle de la communauté politique. Le républicanisme considère également que la communauté n’est pas une association neutre d’intérêts particuliers, mais qu’elle repose sur des valeurs et doit fournir aux citoyens des perspectives de vie assurées. Dans la présentation qu’il fait du républicanisme, Philip Pettit souligne que le républicanisme est une théorie politique alternative à celle de Rawls en ce sens que de nombreux perspectives politiques différentes peuvent s’y retrouver. Un républicaniste considère que les revendications féministes contre la domination masculine appartiennent pleinement à sa conception politique, de la même manière que les revendications de toutes les minorités opprimées ou les revendications des salariés. Le républicanisme incite au radicalisme social, souligne encore Philip Pettit. Mais le républicanisme peut tout aussi bien admettre une société fondée sur la propriété privée et la libre concurrence qu’un socialisme autogestionnaire.
Résumé
Liberté positive
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Liberté négative
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Liberté républicaine
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Réalisation de soi dans la communauté
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Absence de contraintes extérieures
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Protection contre la domination
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Participation à la vie publique
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Garantie des libertés individuelles
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Ne pas avoir de maître. Protection contre la tyrannie de la majorité
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Soumission à l’éthos de la communauté
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Pluralisme des valeurs personnelles
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Pluralisme des valeurs personnelles
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Liberté par l’action politique
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Liberté personnelle limitée par le loi
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Liberté par la loi
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Gouvernement des égaux. Démocratie la plus directe possible
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État de droit. Indifférence quant à la forme. Mais de préférence avec séparation des pouvoirs
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Gouvernement républicain et séparation des pouvoirs et droit de contestabilité garantie.
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Homogénéité des valeurs sociales et des statuts (compatible avec une séparation radicale entre citoyens et non-citoyens)
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Indifférence aux inégalités sociales et protection de la propriété comme première des libertés. Priorité au contrat
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Compatible avec tous les choix individuels dès lors qu’ils n’entraînent pas de domination. Priorité à la loi
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1Avec la sortie en 1955 du livre de Hans Baron, Crisis of the Early Italian Renaissance: Civic Humanism and Republican Liberty in an Age of Classicism and Tyranny.
2Pour de plus amples développements, voir Skinner, 2001, pp. 207-272
3Locke peut cependant être aussi considéré comme un des premiers penseurs du républicanisme, thèse que soutiennent Jean-Fabien Spitz et Christophe Miqueu.
4J. Harrington (1611-1677), The Commonwealth of Oceana, 1656, traduction française aux éditions Belin (2000). Parmi les autres penseurs anglais de la même mouvance signalons le philosophe John Toland ou le poète John Milton.