Dans les situations difficiles, quand on doit affronter l’adversité et le malheur, on nous recommande d’être stoïques (tel Zénon!), ou encore d’être « philosophes » (comme si c’était la même chose) et aujourd’hui d’être « zen », concession nécessaire à la mondialisation morale ! Mais la philosophie stoïcienne est autre chose de ces mots passe-partout.
Fondamentalement, c’est une philosophie de la vertu. On va
voir que ce mot pose quelques problèmes. Car pour les Stoïciens la vertu a un
autre nom : liberté, une liberté qui n’est pas la licence mais accompagne
nécessairement l’accomplissement de nos devoirs moraux, de notre métier
d’homme.
Le mot vertu est généralement considéré comme la traduction
latine du grec arétè qui désigne le mérite ou la qualité par quoi on
excelle. Le mot latin est cependant plus connoté : la virtus, c’est
la qualité propre au vir, c'est-à-dire à l’homme mâle. Et cette qualité
est d’abord le courage ; d’ailleurs celui qui virtuosus est valeureux. Avant que notre virtuosité
ne désigne une habileté toute particulière dans les arts. Mais c’est encore ce
premier sens latin qu’a la virtu chez Machiavel. La vertu du stratège
réside dans sa capacité à conduire l’armée à la victoire et la vertu du
cordonnier réside dans la qualité de ses chaussures.
On pourrait dire que, de même que nous ne cherchons pas ce
qui est bon à ceci ou cela, mais le bien suprême, la vertu correspondante ne
sera pas la vertu de ceci ou cela mais la vertu suprême de l’homme,
l’excellence dans le genre de vie en général. Mais cette nouvelle définition ne
nous avance guère. Elle est même franchement pléonastique : le souverain
bien réside dans l’excellence ! On s’en serait douté. En quoi réside donc
l’excellence de l’homme ? Il est assez facile d’admettre qu’il y a une
excellence en telle ou telle domaine, l’excellence du stratège comme celle du
cordonnier. Mais l’existence d’une excellence de l’homme en général est déjà
plus problématique.
La philosophie stoïcienne, des philosophes grecs comme
Chrysippe (280-206 ac) ou Zénon (335-262 ac), ou qu’il s’agisse des Latins
comme Épictète (50-125 dc), Sénèque (4-65 dc) ou Marc-Aurèle (121-180 dc),
mettent en place une armature théorique imposante qui converge vers la solution
de ce problème de philosophie pratique.
Note bibliographique:
Des stoïciens anciens, nous
restent que des fragments – collationnés notamment dans le 2e tome du recueil
de Long et Sedley, consacré aux philosophies hellénistiques (traduction en GF)
ou encore ce que nous dit Cicéron (notamment dans la 2e partie du « De la
nature des dieux » qu’on trouve dans le recueil Gallimard consacré aux
stoïciens.
Pour les Latins, nous avons des
textes nombreux et correctement établis. Les œuvres de Sénèque ou d’Épictète (Le
Manuel) sont faciles à trouver, tout comme les Pensées pour moi-même de
Marc-Aurèle. Ce sont des œuvres d’une lecture relativement aisées, une
philosophie à destination non pas du spécialiste mais de tout honnête homme qui
veut vivre bien.
II La liberté et la vertu stoïcienne
A Vertu, vice, indifférence
Les Stoïciens distinguent :
–
les choses bonnes, les vertus,
–
les choses mauvaises, les vices,
–
et les choses indifférentes comme la richesse,
la santé ou le plaisir.
Les deux premières catégories peuvent être dites bonnes ou
mauvaises car elles dépendent de nous, alors que celles de la troisième
catégorie sont dites indifférentes car elles ne contribuent ni au bonheur ni au
malheur.
Comment distinguer maintenant les choses bonnes des mauvaises
?
Le critère est très simple : est bon (a une valeur
positive) tout ce qui est conforme à la nature, est mauvais ce qui est
contraire à la nature.
Reste ensuite à déterminer en quoi consiste la conformité à
la nature, ce qu’on verra plus loin. En tout cas, une première définition du
bonheur peut être donnée : vivre bien c’est vivre en état d’indifférence à
l’égard des choses indifférentes. Ainsi la santé du corps étant au nombre des
choses indifférentes, le sage doit apprendre à être indifférent à la
souffrance. Et s’il est dans une bonne santé éclatante, il ne doit point s’en
réjouir ni y accorder du prix.
La détermination des choses indifférentes permet de cerner le
noyau irréductible de la pensée stoïcienne : le bonheur et le
malheur ne résident, respectivement que dans la vertu et dans le vice.
Il y a cependant un problème difficile. Si la vertu consiste
dans la conformité à la nature et que l’impulsion première et naturelle de
chaque animal est de conserver lui-même, ne pas prendre soin de sa santé, c’est
aller contre la nature. Ainsi Stobée affirme :
« sont conformes à la nature les choses
suivantes : la santé, la force, le bon fonctionnement des organes des sens
et les choses semblables »[1].
Les choses extérieures ne sont donc indifférentes que par
rapport à la vie bonne – le bonheur ne réside ni dans le confort, ni dans le
plaisir, ni dans la santé, etc. – mais elles ne sont pas indifférentes au
regard de la conformité à la nature et de nos impulsions et répulsions. Donc à
l’égard des choses indifférentes il est possible de choisir celles qui sont les
meilleures pour la vie.
Pourtant, cette attitude n’est justifiée que tant qu’on est
dans l’ignorance de son propre destin. Ainsi Épictète affirme-t-il que
Chrysippe avait raison de dire :
« Tant que l’issue est douteuse, je m’attache toujours
aux objets les plus propres à me faire atteindre mes fins naturelles ; car
Dieu m’a fait tel que je choisis ces objets. Mais si je savais que le Destin
veut que je sois actuellement malade, j’aurais la volonté de l’être. »[2]
La connaissance du destin implique le consentement au destin,
et alors les choses indifférentes véritablement en accord avec la nature sont
celles qui concourent à la réalisation du destin. C’est que « l’exil, la
prison et la mort ne sont pas des maux », selon Épictète. Les choses
indifférentes n’étant pas nôtres, nous devons nous entraîner à n’y point porter
attention.
B Le bien
S’exercer à être indifférent aux choses indifférentes, consentir
au destin, c’est devenir capable de percevoir l’essence du véritable
bien.
Cette perception du bien est en notre pouvoir puisque nous
disposons de la plus éminente des
qualités, d’une parcelle de la divinité en nous qu’est la faculté de juger –
« la seule faculté capable de se connaître elle-même
et ainsi de s’approuver et de se désapprouver »[3].
Cette faculté permet « l’usage correct des
représentations ».
Le corps ne peut être libre et sans entraves, mais les dieux
nous ont donné le meilleur d’eux-mêmes,
« cette puissance de vouloir et de ne pas vouloir, de
rechercher et d’éviter, et, en général, le pouvoir d’user des
représentations. »[4]
L’homme est ainsi un être double :
–
entièrement déterminé en tant qu’il est un corps
appartenant à l’ordre du monde
–
et entièrement libre en tant qu’esprit ou
faculté des représentations.
Si nous recherchons le bonheur ou plutôt le
« contentement », il s’en déduit que cela ne pourra être en changeant
l’ordre du monde, puisque ce n’est pas en notre pouvoir et que, comme les blés
sont faits pour être fauchés, nous sommes condamnés à mourir. Le contentement
ne peut être atteint qu’en agissant sur nos représentations, puisque cela seul
est en notre pouvoir. C’est pourquoi le premier précepte que l’homme
raisonnable se donne est de vouloir l’ordre établi par la providence.
On rétorquera que c’est une liberté singulièrement limitée,
la liberté de vouloir ce qui est, une volonté facile à satisfaire !
Épictète répond à l’objection. Définir l’homme libre comme celui à qui tout advient
selon sa volonté », c’est là pure folie et « liberté et folie ne vont
pas ensemble »[5].
Les choses autour de nous sont comme elles sont par nature et vouloir les
conformer à notre volonté.
L’exercice de la liberté humaine, conforme à la raison,
c’est-à-dire à la nature humaine, consiste donc à se changer soi-même en
vue de vivre conformément à l’ordre naturel.
La liberté, entendue en ce sens, est donc la vertu suprême et
c’est dans cette exercice de la liberté que réside le bien véritable. Ainsi le
sage peut-il
« être libre, aussi bien sur le trône que dans les
chaînes »[6],
ainsi que le dit Hegel qui ajoute :
« le stoïcisme est la liberté qui provient toujours
immédiatement d’elle-même et revient dans la pure universalité de la
pensée ; qui ne pouvait surgir comme forme universelle de l’esprit que
dans un temps d’universelle crainte et servitude, mais aussi de culture universelle
qui avait fait monter la pratique formative jusqu’à la pensée. »
La liberté stoïcienne est immédiatement la liberté subjective
– celle de l’esprit – c’est pourquoi elle provient immédiatement
d’elle-même ; elle ne passe pas par les médiations du politique et du
droit – le droit qui définit la liberté de la personne ou la « personnalité » au sens
juridique et le politique qui définit celle du citoyen. Et elle revient dans la
pure universalité de la pensée parce qu’elle est purement intérieure – et donc
indifférente aux conditions particulières de son effectivité. Et ce genre de
liberté ne pouvait éclore que dans l’universelle crainte – la décomposition de
la cité grecque antique – et de l’universalité « abstraite » qui
était celle de l’empire romain. La liberté stoïcienne est donc la pensée de son
temps, l’expression rationnelle de l’époque antique. Mais c’est aussi pourquoi,
si on adopte l’explication de Hegel, nous ne pouvons plus être stoïciens, nous
qui sommes installés dans la liberté effective de l’État rationnel.
III La communauté du genre humain
L’indifférence stoïcienne ne doit pas être comprise comme
indifférence à l’égard des autres. Vouloir l’ordre du monde, c’est vouloir ce
qui est par nature. Or les hommes forment naturellement une communauté et par
conséquent nos actes doivent être réglés par ce souci de la communauté du genre
humain. De cela s’ensuivent des devoirs précis. Ainsi selon Cicéron
« On doit donc avoir en tout un seul but :
identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à
soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes. »[7]
Suivons dans le détail l’argumentation.
L’intérêt particulier doit être identifié à l’intérêt
général, dit Cicéron. L’intérêt particulier doit, en réalité, être subordonné à
l’intérêt général. La condamnation de l’égoïsme est trop générale en
philosophie morale pour qu’on s’en tienne à cette simple remarque. Ici, le
particulier est subordonné au général comme la partie l’est au tout. Le monde
constitue dans la physique stoïcienne une totalité vivante, c’est-à-dire dont
toutes les parties sont liées, différenciées mais liées par une
« sympathie » générale.
Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette
seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait
un intérêt commun à tous ; s’il en est ainsi, nous sommes tous tenus par
une seule et même loi naturelle, et, en conséquence, il est interdit par la loi
naturelle d’attenter aux droits d’autrui : or le premier antécédent est vrai,
donc le dernier conséquent l’est aussi.
La démonstration de la thèse est d’abord exposée sous une
forme logique propre aux techniques de l’argumentation stoïcienne.
Remarquons la prémisse, non discutée, admise comme une
évidence : la nature nous commande de prendre soin d’autrui. C’est la
sympathie universelle entre toutes les parties de la totalité qu’on doit tenir
pour vraie. De cette prémisse, Cicéron conclut que mon intérêt ne doit jamais
entrer en conflit avec celui de tous les autres. Le principe de justice
« A chacun ce qui lui est dû » a ainsi un fondement dans la
connaissance de l’ordre naturel. Chez les Stoïciens, comme chez la plupart des
philosophes antiques, le droit est en son fondement un droit naturel.
Cicéron poursuit :
car il est absurde de dire, comme certains, que l’on
n’enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le
reste des citoyens, c’est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi
décident qu’ils n’ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu’ils ne
forment avec eux aucune société en vue de l’utilité commune : pareille
opinion rompt avec toute association civile.
C’est une des thèses classiques de la pensée humaniste. Ce
que Cicéron dit ici, Montesquieu le redira :
« Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui
fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais
quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je
chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui
fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable
au genre humain, je la regarderais comme un crime. » (Mes pensées)
Et Montesquieu donne la raison de cette position :
« je suis homme avant d’être Français, je suis nécessairement homme et je
ne suis Français que par hasard. » La conséquence directe de la théorie
stoïcienne reprise par Cicéron est que l’homme est d’abord « citoyen du
monde ». Ce cosmopolitisme se distingue de la conception aristotélicienne
de la Cité, bien que la conception aristotélicienne du droit soit aussi une
conception fondée sur le droit naturel.
« Mais dire qu’il faut bien tenir compte de ses
concitoyens, mais non des étrangers, c’est détruire la société du genre humain,
et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la
justice ».
La démarche de Cicéron est parfaitement rigoureuse : de
même que les intérêts de la famille sont subordonnés aux intérêts de l’ensemble
de la communauté nationale (ou de la République), de même les intérêts de la
communauté nationale sont subordonnés aux intérêts généraux de l’humanité.
L’étranger est donc ainsi un sujet de droit puisque nous avons nécessairement
des devoirs envers lui.
La négation de l’universalité humaine est inadmissible car
« pareille négation doit être jugée comme une impiété
envers les dieux immortels ; car c’est eux qui ont institué entre les
hommes cette société que l’on renverse ».
L’appel aux dieux pour justifier la loi naturelle est une des
caractéristiques des théories du droit naturel. Si la nature est modèle, c’est
parce qu’elle est l’expression directe de la loi divine. La société étant
instituée entre tous les hommes par les dieux est sacrée. Cette identité entre
loi divine et loi de nature, fondatrice de l’universalité de la communauté
humaine se retrouve dans le christianisme, première religion qui se donne le
monde comme arène (katholikos veut
dire universel). Et c’est pourquoi il y a aura souvent une grande continuité
entre stoïcisme et christianisme.
La communauté du genre humaine doit être maintenue par
l’observation de nos devoirs « car le lien le plus étroit de cette
association, c’est la pensée qu’il est plus contraire à la nature, étant homme,
de dérober le bien d’un homme pour son avantage personnel que de s’exposer à
tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et
même notre âme, sans injustice de notre part : car cette seule vertu est
la reine et la maîtresse de toutes les vertus. » Dernière partie de
l’argumentation : c’est la justice qui est la reine et la maîtresse de
toutes les vertus. Elle a une double définition : celle qui est implicite
au début du texte, « à chacun son dû » et celle qui est affirmée
maintenant : il vaut mieux souffrir et subir l’injustice que la commettre,
pour reprendre la leçon de Socrate face à Gorgias. Donc la véritable justice ne
peut se limiter à réclamer son dû, à appliquer formellement le principe
d’égalité. La véritable justice s’accomplit dans l’amour du prochain, cet amour
qui nous conduit à souffrir nous-mêmes plutôt qu’à voir l’autre souffrir. La
justice n’est donc pas une symétrie des égoïsmes, un égoïsme compensé et bien
pesé. Il ne suffit pas d’avoir le droit pour soi pour être juste. Être juste c’est
d’abord prendre soin du droit des autres, quitte à ce que mon propre droit soit
négligé.
Ainsi la recherche de la vie bonne n’est-elle pas réductible
à la recherche d’un bien pour soi. Elle débouche sur une doctrine des devoirs à
vocation universaliste puisque mon propre bien est inséparable du bien de cette
communauté du genre humain à laquelle j’appartiens.
IVProblèmes et critiques du stoïcisme
A Critiques non pertinentes
On ne peut nier la grandeur de la philosophie
stoïcienne ; ce qu’elle exige de nous en est presque surhumain. C’est donc
qu’elle porte en elle une vision élevée de l’homme et de sa dignité. La volonté
libre, c’est la part divine qui est nous répète Épictète et par elle nous
pouvons vivre comme des dieux.
Le qualificatif « surhumain » n’est pas employé ici
par hasard. Nietzsche concentre ses attaques contre les Stoïciens en qui il
voit le prototype de celui qui dit non à la vie, de l’homme du ressentiment.
Attaque injuste s’il en est. Le consentement à ce qui est, n’est-ce pas un
grand oui à la vie, telle qu’elle est, avec ses souffrances ? Le
sage stoïcien n’éprouve justement aucun ressentiment contre qui que ce soit et
contre quoi que ce soit : celui qui dit du mal de moi, celui qui
me blesse ne le fait pas par méchanceté mais seulement par ignorance du
véritable bien. Le ressentiment est un trouble de l’âme que chacun doit pouvoir
dominer.
Si on cherche dans l’histoire de la philosophie une figure
du Surhomme nietzschéen, il en est sûrement peu qui soient aussi ressemblantes
que celle du sage disciple de Zénon et Chrysippe. Nous revenons plus loin la
critique nietzschéenne.
On reproche parfois au stoïcien son fatalisme et l’espèce
d’indifférence aux affaires du monde qui en découlerait. Si tout est écrit dans
le grand rouleau, comme dirait Jacques le Fataliste devisant avec son maître
dans le roman de Diderot, à quoi bon, alors, se donner la peine de
l’action ? Ce reproche est, au moins en partie, injuste. Marc-Aurèle donne
l’exemple de cette non-indifférence stoïcienne à l’égard du politique. Faire
son « métier d’homme », c’est assumer son devoir de
citoyen, à quelque place que le sort nous ait mis. Si la philosophie est
l’activité propre au loisir, « le sage doit aussi le quitter pour
s’occuper des affaires publiques » affirme Cicéron[8],
ce qui est la conséquence directe de la thèse de la communauté du genre et de
la sociabilité naturelle de l’homme. En réalité, et de manière apparemment
inattendue si on s’en tient aux généralités sur la soumission au
« fatum », le stoïcisme est une politique – c’est peut-être même une
de ses différences majeures avec l’épicurisme qui, lui, est clairement
anti-politique.
B Le dualisme
Il reste que la philosophie stoïcienne pose plusieurs
problèmes. Le premier tient au dualisme fort qu’elle présuppose. Si nous sommes
entièrement soumis au destin en tant que nous sommes des êtres naturels qui
peuvent échapper aux lois de la nature, comment pouvons-nous, dans le même
temps, être des esprits absolument maîtres d’eux-mêmes ?
Un tel dualisme devrait être fondé métaphysiquement – un peu
comme il l’est chez Descartes – mais il ne l’est pas chez les Stoïciens qu’on
peut qualifier de monistes matérialistes en matière d’ontologie et dont on a vu
plus haut le nécessitarisme radical.
Spinoza, dont les ancrages stoïciens sont fort nombreux, est
beaucoup plus conséquent : l’homme n’est pas un « empire dans un
empire » et nos pensées ne sont pas plus en notre pouvoir que les affects
de notre corps. On y revient plus loin. Quoi qu’il en soit, cette déconnexion
radicale du corps et de l’âme, de la nécessité naturelle et de la volonté de
l’esprit est difficile à accepter. Par quel mystère la pensée aurait-elle les
moyens de s’opposer aux emballements du corps ? Par la simple force de la
raison, répondrait un Stoïcien. À quoi Montaigne, qui pourtant subit fort
l’influence de cette doctrine, répond dans l’Apologie de Raymond Sebon :
« Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et
téméraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. »[9]
En effet,
« les secousses et ébranlements que notre âme reçoit
par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les
siennes propres, auxquelles elle est si fort en prise qu’il est à l’aventure
soutenable qu’elle n’a aucune autre allure et mouvement que du souffle de ses
vents, et que, sans leur agitation, elle resterait sans action comme un navire
en pleine mer que les vents abandonnent de leur secours. »[10]
Ainsi, même si une certaine autonomie ou une certaine
maîtrise de notre corps était possible, l’esprit n’en continuerait pas moins à
baguenauder en se moquant des préceptes stoïciens. Et d’ailleurs « toute
connaissance s’achemine en nous par les sens : ce sont nos maîtres »[11].
Et voici l’expérience décisive :
« Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus
filets de fer clairsemés qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de
Paris, il verra par raison évidente qu’il est impossible qu’il en tombe, et si,
ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue
de cette hauteur extrême ne l’épouvante et ne le transisse. Car nous avons
assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles
sont façonnées à jour, encore qu’elles
soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée.
Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la
faut à nous promener dessus : il n’y a sagesse philosophique de si grande
fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous le ferions si
elle était à terre. »[12]
Il y a, dans cette méthode critique, quelque chose qui
rappelle le procédé de Diogène le Cynique. À qui prétendait qu’on pouvait nier
la réalité du monde extérieur à la connaissance, Diogène assénait un coup de
bâton. Celui qui affirme l’autonomie de la raison par rapport aux passions, le
voilà suspendu entre les tours de Notre-Dame, en proie à un vertige contre
lequel la raison ne peut rien. Dans les deux cas, c’est l’épreuve des faits,
dans sa propre chair, qui tranche les apories philosophiques.
C Le mépris du corps et la critique nietzschéenne
Une deuxième objection, découlant de la première, tient à
l’attitude générale à l’égard du corps, de la souffrance et de la vie. C’est un
des points sur lesquels se concentre la critique de Nietzsche. « Le
stoïcisme, c’est la tyrannie de soi » affirme-t-il.[13]
Si c’est le cas, c’est d’abord le corps qui est mis en servitude. Confronté au
problème du plaisir, le stoïcien prend une attitude radicalement opposée à
celle des épicuriens.
Ainsi Épictète s’exprime ainsi :
« Faut-il nous fier à une chose instable ? – Non.
– Le plaisir est-il une chose stable ? – Non. – Enlève donc ; jette
hors de la balance ; chasse-le très loin du pays des biens ».[14]
Les biens du corps ne sont pas de véritables biens ; les
maladies ne sont pas à craindre, puisqu’elles sont l’occasion de mettre à
l’épreuve sa propre sagesse et ne font qu’annoncer la séparation de l’âme et du
corps, qui n’est pas à craindre. À la différence de certaines pratiques mystiques,
il n’y a pas dans le stoïcisme d’exercices de mortification, mais seulement un
entraînement à mépriser la chair et ce qui peut l’atteindre. Ainsi de même que
le plaisir n’est pas un bien, la douleur n’est pas un mal, elle est « un
produit de l’opinion et non de la nature »[15].
Nietzsche, dans un passage du Zarathoustra, attaque les
« contempteurs du corps ». Il commence par un argument
ironique :
« J’ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je
ne leur demande pas de changer d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de
leur propre corps – ce qui les rendra muets. »[16]
Nietzsche soutient un monisme radical, qu’on pourrait
qualifier de matérialiste, bien qu’il refuse lui-même cette
caractérisation :
« l’homme éveillé à la conscience et à la connaissance
dit : “je suis tout entier corps et rien d’autre ; l’âme est un mot
qui désigne une partie du corps.” »
Alors que l’éthique stoïcienne fait du « moi » le
maître, Nietzsche réduit le « moi » à « un bien petit
instrument, un jouet de la grande raison ». C’est pourquoi le moi est sous
la domination du Soi :
« Par-delà tes pensées et tes sentiments mon frère, il
y a un maître puissant, un sage inconnu qui s’appelle le Soi. Il habite ton
corps, il est ton corps. »
C’est le Soi commande la souffrance comme la jouissance que
le Moi ne peut que ressentir presque passivement. Et c’est pourquoi
« jusque dans votre folie et dans votre mépris,
contempteurs du corps, vous servez votre Soi. Je vous le dis, c’est votre Soi
qui veut mourir et se détourne de la vie. »
Dans des termes presque freudiens, avant la lettre, Nietzsche
lit donc la pulsion de mort, l’auto-destructivité dans le mépris du corps, mais
aussi l’envie :
« il y a jalousie inconsciente dans le regard louche
de votre mépris. »
Pour autant, Nietzsche ne se fait pas le défenseur de
l’hédonisme face un stoïcisme qu’il amalgame souvent avec l’ascétisme chrétien.
Si le stoïcisme est un grand « oui » à la destinée, Nietzsche lui
oppose un grand « oui » à la vie. Un grand « oui » aux
passions qui « ont fini par devenir des vertus »[17],
un consentement aussi bien au plaisir qu’à la douleur. Car l’anti-stoïcisme de
Nietzsche est aussi un anti-épicurisme : la douleur n’est jamais mauvaise
par elle-même, elle peut être un bien pour la vie. C’est pourquoi, dans un
autre discours, Zarathoustra s’emporte contre les « prédicateurs de
mort ».
Pourtant la critique de Nietzsche n’est peut-être pas aussi
pertinente qu’elle pourrait sembler. S’il démasque dans le refus de la
sensualité une sensualité refoulée et encore plus puissante, et dans la pitié
ou la compassion un autre déguisement de cette « chienne
Sensualité », il confond trop vite stoïcisme et ascétisme chrétien.
À plusieurs reprises, Épictète prend appui sur l’exemple de
Diogène le Cynique dont il vante la pureté des mœurs. Or le mépris de Diogène
pour le confort, la douceur d’un bon lit ou l’agrément d’une bonne table n’ont
précisément rien à voir avec le mépris du corps. Hercule est le modèle des
Cyniques et le mode de vie de Diogène est au contraire celui qui met en
évidence la puissance du corps qui n’a pas besoin des adjuvants d’une vie de
luxe à qui on doit sacrifier sa liberté. Dans le stoïcisme, ne pourrait-on pas
lire quelque chose de semblable ? Si la maladie ne trouble pas le sage,
c’est parce qu’il est assez fort pour la supporter et pour accueillir la
douleur tranquillement.
Mais comme Nietzsche devait bien savoir tout cela, on peut se
demander dans quelle mesure son Surhomme, celui dont Zarathoustra annonce la
venue, est peut-être un double du sage stoïcien. C’est une question assez
complexe. La critique du stoïcisme est un leitmotiv de l’œuvre de Nietzsche qui
en dénonce la méchanceté, ou caractérise la sagesse comme une « cachette
de philosophe face à l’esprit »[18].
« Incurables du mépris de soi-même », « incurables
vaniteux », ce sont pourtant ceux-là même qu’il arrive à Nietzsche
d’admirer :
« Qu’on ne se méprenne pas sur ce que je dis : ce
sont de tels ennemis nés de l’esprit qui donnent parfois le rare fragment
d’humanité qui est honoré par les peuples sous le nom de saints »[19].
Le stoïcisme est souvent vu comme une discipline qui produit
des hommes au-dessus du vulgaire et du balourd. Ainsi, en mettant sur la même
plan le stoïcisme, Port-Royal et le puritanisme, Nietzsche voit dans ces écoles
une « longue privation de liberté de l’esprit », une
« contrainte méfiante dans la communicabilité des pensées », etc..
Et, cependant :
Toute cette violence, cet arbitraire, cette dureté, cette
horreur, cette contre-raison s’est avérée le moyen d’élever la vigueur, la
curiosité impitoyable et la subtile mobilité de l’esprit européen : étant
admis qu’à cette occasion également, une quantité irremplaçable de force et
d’esprit dut se voir broyer, étouffer, corrompre (car ici comme partout, la
« nature » se montre comme elle est, dans toute sa magnificence
prodigue et indifférente, qui révolte, mais qui est noble).[20]
Cette attitude ambivalente de Nietzsche envers le stoïcisme
justifie donc entièrement le rapprochement esquissé plus haut. Il reste
quelques différences fondamentales qui font la spécificité de Nietzsche et
interdisent qu’on le ramène sans autre forme de procès dans le chemin de la tradition.
Si la pensée du temps comme éternel retour, cette pensée à laquelle conduit
l’itinéraire initiatique de Zarathoustra, peut encore rapprocher Nietzsche des
stoïciens, le rapport entre temps et volonté les distingue clairement.
Il ne s’agit pas d’affirmer platement que tout ce qui
arrive est « nécessité », « destin », ce qui est moins
vouloir qu’un anéantissement du vouloir (« D’anciennes et de nouvelles
tables »), mais il faut créer une nécessité à partir du sens qu’on donne à
sa vie dans l’instant et l’avenir ouvert par l’instant présent. Il ne s’agit
pas pour autant d’affirmer la liberté contre la nécessité, puisque le débat
s’épuise alors dans un combat sans fin […]. À la liberté de la volonté telle
que la conçoit traditionnellement la philosophie, c’est-à-dire la
« liberté de » (frei wovon),
Nietzsche oppose la « liberté pour » (frei wozu), l’accomplissement d’une oeuvre par laquelle l’homme
donne un sens, donc une règle à sa vie, et se conquiert en même temps qu’il se
dépasse[21]
Il n’y a pas chez Nietzsche d’intériorisation intellectuelle
de la volonté souveraine, comme chez les Stoïciens. La volonté est effet, et
non source. Elle résulte de l’effort, des multiples efforts des multiples
parties de l’individu.
D Contradictions du fatalisme
Une troisième objection réside dans l’incohérence
fondamentale du fatalisme.
En caricaturant à peine, on pourrait représenter l’homme
selon les Stoïciens comme une marionnette agie par les forces de la
destinée ; à l’intérieur de la marionnette, est logé un esprit qui doit
apprendre à prendre son parti de sa prison. Mais pour être cohérent, le
stoïcisme doit exclure toute possibilité d’action de l’esprit sur le corps et
réduire la volonté à la puissance de dominer mes propres pensées.
Dès lors quelques-uns des préceptes les plus fameux des
Stoïciens deviennent franchement absurdes. « Le pied, lui aussi, s’il
avait conscience, aurait la volonté de se salir dans la boue »[22]
affirme Épictète. Mais comment dès lors énoncer des prescriptions ou déterminer
une théorie des devoirs. Si la volonté se borne à vouloir ce qui arrive,
l’homme qui se prépare à tuer devrait simplement consentir à son destin
d’assassin ! Et si Épictète enseigne la philosophie, son enseignement
n’est pas vrai, mais simplement le consentement qu’Épictète a donné à la
destinée qui devait lui faire prononcer ces paroles-là et non d’autres. Bref,
le fatalisme se détruit de lui-même.
Il faut donc prendre le consentement stoïcien au destin
d’une manière plus raisonnable et corriger la formule « vouloir ce qui
arrive » par « vouloir seulement ce qui est possible », une
formule qu’Épictète emploie très souvent, et la compléter par « consentir
à ce qui est inéluctable ».
Mais sous cette forme raisonnable, le stoïcisme a perdu
beaucoup de son originalité. « Vouloir l’impossible », cela ne peut
être dit que comme une formule de rhétorique ou une fanfaronnade ; une
volonté raisonnable ne peut vouloir que le possible. Et consentir à
l’inéluctable est un précepte de bon sens : il s’agit de s’efforcer de ne
point trop souffrir quand nous sommes frappés par le sort.
En vérité, la doctrine du « fatum » stoïcien est
un peu plus subtile que cela.
Les Stoïciens critiquent « l’argument paresseux »,
c’est-à-dire l’argument selon lequel puisque tout ce qui doit arriver arrivera,
il n’est rien à faire qu’à attendre dans l’inaction que les choses fatales se
produisent.
Voici un exemple de raisonnement « paresseux »
exposé par Chrysippe[23] :
« Si cette proposition : tu guériras de cette
maladie a été vraie de toute éternité, tu guériras que tu aies appelé ou non le
médecin ; si cette proposition a été fausse de toute éternité, tu ne
guériras pas, que tu l’appelles ou non, etc. »
L’argument paresseux repose sur la confusion entre les
assertions isolées (par exemple : Socrate mourra tel jour) et les
assertions liées : si on dit qu’Oedipe naîtra de Laïos on ne peut pas dire
qu’Oedipe naîtra de Laïos qu’il ait ou non des rapports avec sa femme !
S’il est fatal que Laïos engendre Œdipe, il est « confatal » que
Laïos ait des rapports avec sa femme. Donc s’il est fatal que tu guérisses, il
est non moins fatal que tu doives appeler le médecin.
La doctrine du fatum
a une fonction stratégique dans la pensée stoïcienne, en ce sens qu’elle est
une autre manière de formuler le causalisme et l’impossibilité des évènements contingents – une
impossibilité aussi bien logique que physique. La polémique des Stoïciens
contre la doctrine épicurienne de la « déclinaison des atomes » est
très claire.
En admettant que les atomes suivent un mouvement aléatoire,
un mouvement sans cause naturelle, Épicure veut justifier la liberté, contre la
doctrine des « physiciens » – dit-il dans la Lettre à Ménécée. Les Stoïciens y voient une théorie incohérente.[24]
Néanmoins, comme ils doivent admettre une certaine forme de liberté, il faut
trouver le moyen de concilier liberté et destin. Aristote avait déjà soumis
cette question à une discussion serrée, qu’il conclut ainsi :
ce n'est pas l'effet de la nécessité que toutes les choses
sont ou deviennent ; en fait , tantôt on a affaire à une véritable
indétermination et alors l'affirmation ou la négation ne sont pas plus vraie,
ni plus fausse l'une que l'autre, tantôt la tendance dans une direction donnée
est plus forte et plus constante, bien qu'il puisse arriver que ce soit l'autre
qui l'emporte et non pas elle.[25]
Pour justifier cette position, qui admet la contingence des
futurs, Cicéron invoque la raison suivante dans le discours qu’il prête à ses
partisans :
« Si tout arrive par le destin, tout arrive par une
cause antécédente ; si la tendance arrive ainsi, il en est de même de
toutes les conséquences de la tendance, donc des assentiments ; mais si la
cause de la tendance n’est pas placée en nous, la tendance elle-même n’est pas
plus en notre pouvoir ; s’il en est ainsi, les effets de la tendance ne
sont pas en notre pouvoir ; donc ni les assentiments ni les actions ne
sont en notre pouvoir. D’où il résulte que les ni les éloges ni les blâmes ni
les honneurs ni les supplices ne sont justes. »[26]
Si nous sommes soumis au destin, nous n’avons donc pas plus
le pouvoir de donner ou de ne pas donner notre assentiment au destin et donc
toute morale est privée d’objet, y compris donc la morale stoïcienne.
Comment Chrysippe se sort-il de ces complications ?
Il va distinguer plusieurs sortes de causes.
Les auteurs anciens donnent des versions différentes de cette
théorie stoïcienne. Tenons-nous en à celle que rapporte Cicéron, qui tient dans
la distinction entre les causes « parfaites et principales »
et les causes « auxiliaires et prochaines ». Les causes
antécédentes ne sont pas forcément les causes parfaites et principales, mais
seulement les causes prochaines. Donc si la cause antécédente n’est pas en
notre pouvoir, il ne s’ensuit pas que la volonté n’est pas en notre pouvoir. Si
on pousse un cylindre qui commence à rouler, dit Chrysippe, on lui fait
commencer son mouvement sans lui donner la propriété de rouler. De la même
manière nos représentations mentales ne dépendent pas de nous (comme la forme
du cylindre ne dépend pas de la volonté de celui qui le pousse) mais il dépend
de nous de donner ou non notre assentiment à ces représentations (comme il
dépend de nous de pousser ou non le cylindre qui se déplacera ensuite de son
propre mouvement).[27]
Les explications de Chrysippe ne sont pas très convaincantes
et n’ont guère convaincu les Anciens[28]
et la doctrine du fatum devient
singulièrement floue.
Cependant, on arrive au résultat qu’on ne peut donc pas tirer
de la doctrine du fatum des raisons
pour ne rien faire. Au contraire. Suivre l’ordre de la nature, c’est non
seulement consentir à ce qui est nécessaire dans les choses hors de nous, mais
aussi consentir à l’accomplissement du devoir qui nous échoit. Enfin,
précisément parce qu’il y a un destin, la sagesse consiste à saisir le moment
opportun que le destin présente à l’homme. Le fatalisme, qui est plutôt un
nécessitarisme se combine dont avec cette vertu grecque qui consiste à savoir
choisir le bon moment, le kairos,
pour agir.
ELe problème du suicide
Une des particularités les plus remarquables de la
philosophie stoïcienne est son attitude à l’égard du suicide.
De fait, elle est la seule des grandes doctrines
philosophiques à avoir défendu le suicide comme étant l’acte d’un sage.
« Souvent le convenable pour le sage est de s’écarter
de la vie, alors qu’il est au comble du bonheur » dit Cicéron.[29]
Le suicide n’est donc pas un moyen de fuir les malheurs d’une
vie insupportable ; il est fondamentalement un acte de liberté puisqu’il
concerne le sage « au comble du bonheur ».
En effet, selon la doctrine stoïcienne, la prolongation du
bonheur n’ajoute rien au bonheur. En effet si le bonheur réside dans la
vertu, celle-ci n’est pas au nombre des choses qui peuvent être augmentées ou
diminuées. Il en résulte qu’on ne gagne rien à augmenter le temps du bonheur ni
à raccourcir celui du malheur. Donc le malheureux doit continuer de vivre (car
sa mort ne changerait rien à son malheur) et le sage heureux peut mourir en
choisissant ainsi le meilleur moment.
On le voit, la doctrine stoïcienne du suicide n’a rien à voir
avec ce qui se discute de nos jours sous le thème de l’euthanasie ou du droit à
mourir dans la dignité.
Nous sommes utilitaristes : l’euthanasie (suicide
assisté) est défendue comme un moyen pour minimiser la douleur alors que les
arguments stoïciens vont exactement en sens inverse : il s’agit de mettre
fin à sa vie quand elle a atteint sa pleine réalisation.
Il reste que cette doctrine du suicide qui rencontra des
adeptes chez les Romains est tout à fait exceptionnelle dans l’histoire de la
philosophie. Non seulement, elle est un point de discorde majeur entre les
éthiques chrétiennes et stoïciennes qui pourtant présentent de nombreuses
affinités, mais encore la plupart des philosophes condamnent sans réserve le
suicide.
Spinoza s’oppose presque point par point à la doctrine
stoïcienne selon laquelle il faut nous préparer à mourir, car la pensée de la
mort est nécessairement une pensée inadéquate et, par conséquent, la méditation
du sage est essentiellement une méditation de la vie.
Pour Kant, il va de soi que le suicide est moralement
interdit puisque l’impératif catégorique étant un impératif universel, il
commande de respecter « en ta propre personne comme en celle des autres
hommes » l’humanité. Les devoirs qui s’imposent à l’égard d’autrui
s’imposent à l’égard du sujet lui-même. Comme je dois respecter les autres, je
dois me respecter moi-même. Et comme le meurtre est un interdit universel, le
meurtre de soi-même tombe sous le coup de cet interdit. Nous verrons cependant
que cet extension à soi-même des devoirs à l’égard d’autrui reste problématique.
Diderot, qui étudie avec beaucoup de bienveillance la
philosophie de Sénèque, fait cette remarque :
« Ce n’était ni par dégoût, ni par ennui, que les
anciens se donnaient la mort ; c’est qu’ils la craignaient moins que nous,
et qu’ils faisaient moins de cas de la vie. »[30]
C’est une remarque profonde : elle signifie que la
grandeur et presque l’héroïsme stoïciens correspondaient à une période où la
vie humaine était loin de posséder la valeur qu’elle a pour nous.
Si nous ne pouvons plus guère être des stoïciens de stricte
obédience, c’est peut-être tout simplement parce qu’il y a un certain
progrès moral et non parce que nous ne pourrions plus nous hisser sur les
hauteurs où Épictète, Marc Aurèle et Sénèque nous convient.
L’idée d’un progrès moral est, certes, discutable : en
quoi les doctrines morales contemporaines sont-elles plus élevées que celles de
Socrate, d’Aristote ou des Stoïciens ? Sans aucun doute, cette question
n’a pas de réponse.
Mais l’ethos du
monde contemporain, cette morale effective que revendiquent généralement les
hommes et les femmes d’aujourd’hui, est meilleur que celui des Grecs et des
Romains qui trouvaient normales l’exposition des enfants nouveaux-nés[31],
la mise à mort des gladiateurs dans les jeux du cirque et, bien souvent,
l’utilisation de l’assassinat politique comme une manière de régler les
conflits.
Non seulement l’éthique chrétienne reconnaît le caractère
sacré de l’enfant, mais encore, depuis les Lumières[32]
nous avons – très progressivement – pris l’habitude de considérer que même la
mise à mort légale des criminels était immorale.
Ce progrès est cependant fort instable. Peut-être même, ayant
réprimé notre propension naturelle au meurtre, les explosions de violence se
font-elle plus destructrices. L’extermination des Juifs d’Europe, point
culminant des folies meurtrières du XXe siècle reste à bien des
égards une énigme. Dans L’avenir d’une
illusion, Freud soutient que la formation du surmoi est le patrimoine le
plus précieux de la civilisation. Si, comme on peut le faire sans trop forcer
les textes, on identifie le surmoi à la « conscience morale », à
cette morale commune à laquelle nous obéissons sans trop y penser, alors
l’histoire du XXe
siècle, du moins dans sa première moitié, apparaît comme dominée par la
destruction du surmoi, libérant d’autant plus violemment les forces
antisociales que celles-ci avaient été comprimées[33].
[1] in
Long et Sedley : Les philosophies
hellénistiques, traduction J.Brunschwig et P.Pellegrin, GF-Flammarion,
2001, tome II, les Stoïciens, page
417
[2]
Épictète : Entretiens, II ,vi, 9 in Les Stoïciens, La Pléiade, Gallimard, 1962, page 894.
[3] Épictète, op. cit. I,i,1, page 808
[4] op. cit. I,i,12, page 809
[5] op.
cit. I, xii, 9-10, page 838
[6]
Hegel : Phénoménologie de l’esprit,
IV, 132, traduction JP Lefebvre, Aubier, 1991, page 160
[7]
Cicéron : Des devoirs, III,vi, in Les Stoïciens, page 194
[8] Cicéron :
Tusculanes, V, xxv, 72 in Les Stoïciens, page 387
[9]
Montaigne, Apologie de Raymond Sebon, in Essais, livre II, op.
cit. p.429
[10] op.
cit. page 436
[11] op.
cit. page 451
[12] op.
cit. page 457
[13] Par-delà Bien et Mal, §9, trad. Patrick
Wotling , in Œuvres, Flammarion, 2000, collection « Mille et une
pages ».
[14]
Épictète, op. cit., II, xi, 19-21,
page 908
[15]
Cicéron : Des fins des biens et des
maux, III, xiii, 42, in Les Stoïciens, page 277
[16] Ainsi parlait Zarathoustra, trad.
Geneviève Bianquis, in Œuvres, p.348
[17] op.
cit., « Des passions de joie et de douleur », page 350.
[18]
Nietzsche, La Gai Savoir, §359, trad.
Patrick Wotling, in Œuvres p. 281
[19]
ibid.
[20]
Nietzsche, Par-delà Bien et Mal,
§188, trad. Patrick Wotling,
p. 721
[21] Éric
Dufour: « Itinéraire initiatique et
éternel retour dans Ainsi parlait Zarathoustra », in L’enseignement philosophique, N°5,
Mai-juin 2001
[23] voir
Cicéron : Traité du destin,
XIII, 29-30, in Les Stoïciens, page
484
[24] voir
Cicéron : op. cit. XX,46, page 491
[25]
Aristote : De l’interprétation,
19a – Trad. Tricot – Vrin, 1989
[26]
Cicéron :Traité du destin, XVII,39, op. cit. page 488
[27] voir
Cicéron, op. cit. XVIII-XIX, 42,43, pages 488-490
[28] voir
Plutarque : Les contradictions des
Stoïciens.
[29]
Cicéron : Des fins des biens et des
maux, III, xviii, 60, in Les Stoïciens, page 284
[30]
Denis Diderot : Essais sur les règne
de Claude et de Néron. Livre second, §24 in Œuvres Tome I, Philosophie,
page 1141 ; collection Bouquins, Robert
Laffont, édition établie par Laurent Versini.
[31] En
Grèce comme à Rome, le père reconnaissait ou non l’enfant qui venait de naître.
Il pouvait arriver que le père le refuse et l’expose : l’enfant était
exposé dans la rue jusqu’à ce qu’une bonne âme – ou un marchand d’esclaves – le
recueille ou qu’il passe de vie à trépas.
[32]
C’est à partir du XVIIIe
siècle qu’on abolit la torture. C’est un homme des Lumières, Cesare Beccaria,
qui écrira le premier grand livre pour l’abolition de la peine de mort, Des délits et des peines.
[33] Les
analystes du nazisme dans la lignée de l’école Francfort voient dans le nazisme
l’incarnation des ravages de la structure psychique autoritaire – découlant de
l’hypertrophie du surmoi. On pourrait soutenir le point de vue inverse :
dans le crime nazi et la participation de masse à l’exécution de ce crime, il y
a la jouissance de celui qui peut enfin se débarrasser des contraintes
qu’imposent la morale et la loi sociale.