Ce livre est, selon Yvon Quiniou lui-même, le
plus ambitieux de ceux qu’il a écrits – on citera ici
Problèmes du matérialisme (Méridiens-Klincksieck, 1987),
Nietzsche ou l’impossible immoralisme
(Kimé, 1993),
Figures de la déraison
politique (Kimé, 1995),
Études
matérialistes sur la morale (Kimé, 2002),
Athéisme et matérialisme
aujourd’hui (Pleins feux, 2004).
L’ambition morale de la politique
pourrait apparaître comme l’achèvement de cette réflexion commencée depuis un
quart de siècle sur les rapports entre morale et politique, conçues d’un point
de vue matérialiste. Parce que nous sommes souvent proches – sur la distinction
morale/éthique, sur la nécessité de concevoir une « politique
morale » (ou une refondation morale de la politique), sur l’importance de
la philosophie morale de Kant – il me semble nécessaire de procéder à une
lecture critique détaillée de l’ouvrage de Quiniou. Je dis « lecture
critique », non pour faire une « bonne critique » ou une
« mauvaise critique », comme lors de la sortie d’un film, mais parce
qu’il y a entre nous un point critique sérieux, dont nous avons eu l’occasion
de débattre rapidement et de manière informelle qui est précisément la question
du matérialisme.
Le point de départ de la réflexion d’Yvon
Quiniou, point de départ qui devrait être largement partagé est le constat
d’une crise profonde, massive, « voire effrayante », « celle de
la confiance dans la politique elle-même qui porte à la fois sur son sens et
sur ses capacités, et qui est liée à une crise plus globale de la normativité (*), c’est-à-dire des valeurs
susceptibles de nous orienter dans notre vie individuelle et, surtout,
collective en nous proposant, voire en nous imposant des fins dignes
d’être poursuivies. » (11) C’est du reste sur cette question que se clôt
son ouvrage dont les deux derniers chapitres s’intitulent respectivement
« le communisme est-il possible ? » et « quel progrès pour
l’homme ? ». L’auteur sait bien que ces deux questions sont devenues
hautement problématiques. Nous ne sommes plus très nombreux à revendiquer et à tenter
de maintenir dressé le drapeau du communisme et dans cette petite escouade, il
est à craindre que les pires malentendus ne séparent les uns et les autres. À
plusieurs reprises, Yvon Quiniou cite Badiou de manière plutôt approbatrice,
alors son « hypothèse communiste » est plus un slogan un peu creux
qu’une véritable orientation pratique critique. Je crois d’ailleurs que lorsqu’Yvon
Quiniou s’appuie sur Axel Honneth et Emmanuel Renault, c’est-à-dire sur des
philosophes qui tentent de remettre la question de la reconnaissance au cœur de
la philosophie sociale, il tourne radicalement le dos aux spéculations d’Alain
Badiou.
Dans cet ouvrage, Yvon Quiniou travaille sur
deux niveaux qui constituent en quelque sorte une synthèse de ses travaux
antérieurs. D’une part, il cherche un lien entre le matérialisme scientifique
dont il se réclame et la morale, et plus exactement une morale universaliste et
déontologique d’inspiration fortement kantienne. En second lieu, il veut penser
le rapport entre morale et politique : à l’encontre des
« réalistes » qui veulent isoler morale et politique, Yvon Quiniou
soutient que seule la morale peut fonder la politique, ou du moins une
politique « progressiste » et « communiste » aux sens que
l’auteur donne à ces deux termes. Selon Yvon Quiniou ces deux niveaux sont
étroitement liés, forment en quelque sorte une unité organique.
Commençons par le premier aspect : une
morale (kantienne) matérialiste est-elle possible ? La grande distinction
dont part Yvon Quiniou oppose éthique et morale – un peu à la manière de
Habermas ou encore comme je l’ai fait dans Questions de morale (A.
Colin, 2003). Méthodologiquement, cette distinction semble bien fondée. Dans
l’édifice plus ou moins harmonieux des normes auxquelles nous tentons d’obéir,
il y a bien deux dimensions, la dimension de ce que nous estimons être la vie
bonne, celle qui mérite d’être poursuivie – Rawls parlerait de conceptions
englobantes ou compréhensives du bien – et la dimension de nos obligations à
l’égard des autres, distinctes des choix de la vie bonne. Les éthiques
anciennes englobaient ces deux dimensions en un tout cohérent – du moins le
pensaient-ils – ce que ne font plus les modernes (peut-être depuis Kant).
Qu’une éthique matérialiste soit possible, cela
ne fait guère de doute, si on pense que les valeurs éthiques sont enracinées
dans le corps et qu’elles ne sont en dernière analyse qu’une expression des
aspirations vitales. Il y a un lien étroit entre la vie, dans sa singularité et
les valeurs éthiques auxquelles se rapportent les
sujets. S’appuyant sur Nietzsche (dont il avait donné une lecture
matérialiste dans un ouvrage précédant), l’auteur soutient que « le lien
entre vivre et valoriser apparaît d’emblée dans sa nécessité propre » :
« Nietzsche, à nouveau, l’a indiqué, avec sa perspicacité
habituelle : ”D’impulsion à se prêter ou à se refuser à quelque chose
que n’accompagnerait pas le sentiment de vouloir l’utile, d’éviter le mauvais,
d’impulsion exempte d’une sorte de connaissance appréciant la valeur du but, il
n’en existe pas chez l’homme”. C’est donc
parce qu’il y a mille et une impulsions vitales, mille et une vies, qu’il
y a « mille et une fins », mille et une valeurs.., et non l’inverse comme le pense celui qui croit à l’objectivité des
valeurs ou des fins qu’il poursuit dans son existence. Les systèmes normatifs
sont le décalque déguisé de nos ”passions”,
pour employer un terme générique et un peu vague, et non seulement l’effet de notre corps, et il faut savoir
en déceler la vérité psychologique
pour ne pas se laisser prendre, ici aussi, à la force de leur objectivité apparente. » (20)
Ainsi, il est possible de comprendre les valeurs
éthiques à leur fondement vital, et donc une science de l’éthique est possible,
bien qu’il n’y ait aucune science éthique, puisque l’éthique renvoie toujours,
en dernière analyse, à la vie affective, où, pourrait-on dire au bonheur en
tant qu’idéal de l’imagination, pour parler ici en termes kantiens.
À l’opposé de l’éthique, la morale apparaît
comme formelle, abstraite et universelle. Dans un passage assez fouillé,
l’auteur défend une vision kantienne de la morale, notamment contre toutes les
tentatives de « déconstruction » auxquelles elle a été soumise –
voir, entre autres, sa réfutation de Foucauld (52-54). Où les choses se
compliquent, c’est quand il s’agit d’expliquer la « genèse matérialiste de
la morale ». Comme il avait déjà eu l’occasion de le faire à de nombreuses
reprises, Yvon Quiniou soutient que c’est le darwinisme qui donne une
« théorie scientifique de l’origine
naturelle de la morale » (62). Il s’appuie à cet effet sur les travaux
de Patrick Tort qui soutient qu’avec l’apparition de l’homme on a un
« effet réversif de l’évolution » : « l’évolution produit
ce qui s’oppose en un sens à elle, la vie produit un plan de réalité qui en
maîtrise le développement sauvage tel qu’il se manifeste chez les espèces
antérieures, à savoir la morale qu’on peut considérer comme une antinature produite par la nature elle-même. »
(63) Autrement dit la capacité à se conduire de manière altruiste, à faire
prévaloir l’universel sur ses intérêts particuliers, bref la capacité à être
« kantien » serait un caractère adaptatif propre à homo sapiens (pour autant qu’on puisse
se limiter à lui) et ainsi la théorie scientifique darwinienne serait « la
fondation réelle de la morale ». La nature cédant la place progressivement
à la culture, la fondation naturelle de la morale se serait complétée par une
« fondation historique » de la morale. C’est pourquoi Yvon Quiniou se
démarque des partisans d’une « morale évolutionniste », admettant
l’argument de G.E. Moore sur le « sophisme naturaliste » qui consiste
à « prétendre déduire une valeur (ou un ensemble de valeurs) de l’analyse
objective des processus naturels alors qu’on l’y a projetée sur la base d’un
jugement de valeur effectué préalablement. » (78) Yvon Quiniou a bien
raison de se démarquer de ces tentatives : la plus sympathique, celle de
Kropotkine, dans L’entraide (1906),
révèle de très grandes faiblesses théoriques. Mais la psychologie
évolutionniste est brave fille. On lui fait dire à peu près ce que l’on
veut ! Les courants dominants dans cette « école » sont beaucoup
moins sympathiques que Kropotkine et considèrent que les traits comportementaux
essentiels de notre espèce ont été sélectionnés au Pléistocène, c’est-à-dire
entre -1,8 millions d’années et -11000 années, dans un environnement que
devaient affronter des groupes de chasseurs-cueilleurs. Et ces traits
comportementaux sont encodés génétiquement selon le principe de la maximisation
de la diffusion des gènes (une idée tirée de la sociobiologie et du « gène
égoïste » cher à Dawkins). De là il découle que nos intentions
conscientes, la culture, les religions, les sentiments doivent être compris et
expliqués essentiellement comme des manifestations de cette stratégie des gènes
égoïstes qui nous manipulent en quelque sorte à notre insu. Cette
« théorie » a une fonction bien précise : donner une fondation
scientifique, naturaliste, du principe de la liberté d’entreprendre et de la
concurrence capitaliste comme seul rapport social réel. C’est évidemment
purement idéologique et parfaitement indémontrable sur le plan
« scientifique ». Mais je crains que l’interprétation du darwinisme
par Patrick Tort ne présente exactement les mêmes faiblesses, même si cette
interprétation permet, par une sorte de miracle, de réconcilier la morale de
Kant et le matérialisme naturaliste.
Dans la construction d’Yvon Quiniou, il y a deux
vices de formes essentiels qui fragilisent l’ensemble de l’ouvrage. Le premier
concerne ce qu’il reprend à Patrick Tort. L’idée d’un effet « réversif de
l’évolution » porte en lui une conception téléologique de l’évolution, une
conception certes paradoxale : Tort n’est pas le père Teilhard de Chardin
et l’homme n’est pas le point où la chaîne évolutive s’élève vers Dieu !
Mais on n’en est pas si loin : voilà une évolution qui produit son propre
dépassement, une sélection naturelle qui s’abolit d’elle-même… C’est trop beau
pour être vrai. En vérité toute cette spéculation est parfaitement inutile.
Constater que homo sapiens est bien
plus intelligent que ses ancêtres qui eux-mêmes étaient déjà bien plus malins
que des singes ne nous autorise pas à parler d’une transformation dans le
processus évolutif. D’un point de vue darwinien strict, les hommes se
débrouillent avec leur équipement intellectuel comme le font tous les animaux
et organise ainsi sa survie. Mais que les principes de cette survie soient les
« fondations » d’une morale, c’est extrêmement douteux. On pourrait
avec autant de raison soutenir que la sélection darwinienne a produit des
individus aptes à dominer durablement leurs congénères – il semble bien que les
phénomènes de domination n’étaient pas inconnus des peuples de
chasseurs-cueilleurs (voir Brian Hayden : L’homme et l’inégalité. L’invention de la hiérarchie durant la
préhistoire. Cnrs éditions, 2008). Faire reposer la morale sur des
fondations aussi fragiles et des théories aussi hypothétiques et aussi peu
vérifiables expérimentalement ne semble pas un très bon calcul.
Le deuxième vice de forme concerne le darwinisme
lui-même. Le darwinisme est une théorie scientifique et comme telle il est
essentiellement hypothétique. De nombreux chercheurs considèrent que les deux
piliers du darwinisme, l’évolution des espèces et la sélection naturelle, ne
sont pas nécessairement solidaires : l’évolution semble un fait
incontestable – à peu près du même genre que la rotondité et le mouvement de la
Terre. Mais les mécanismes évolutifs sont fortement sujets à discussion :
le gradualisme du darwinisme orthodoxe a été sérieusement mis en cause par les
« saltationnistes » comme Gould, Eldredge ou Lewontin et, en outre,
il se pourrait bien que la sélection naturelle ne joue dans l’évolution qu’un
rôle secondaire : voir sur ce point « What Darwin got wrong ? »
(Profile Books, 2010), un livre dans lequel Jerry Fodor et Massimo
Piattelli-Palmarini mettent sévèrement en cause l’orthodoxie néo-darwinienne.
Yvon Quiniou croit rendre la morale plus solide
en lui donnant une fondation naturaliste. Il sait bien du reste que procédant
ainsi il se fait résolument anti-kantien. Si Kant cherche à fonder la morale
dans l’usage pratique de la raison pure et refuse d’y mêler le moindre élément
empirique, c’est précisément parce qu’il veut construire un impératif moral
catégorique et inconditionné et non une doctrine éthique du bonheur qui serait
toujours conditionnée empiriquement. Les étages de fondation historique et
pratique qu’Yvon Quiniou intercale entre la théorie darwinienne selon Tort et
son kantisme non-transcendantal visent à colmater les brèches d’un édifice dont
l’auteur perçoit bien les grandes fragilités. Au point que cette fondation
matérialiste de la morale n’est plus d’aucun secours quand Yvon Quiniou aborde
la morale et son rapport à la politique. Il sait très bien et le reconnaît plus
ou moins implicitement que l’on peut toujours tourner la théorie biologique de
l’évolution dans tous les sens, on n’en trouvera jamais une raison de proclamer
que les hommes sont libres et égaux et que l’exploitation capitaliste est une
abomination morale !
Caractéristique des embarras d’Yvon Quiniou est
la distinction importante opérée entre fondation de la morale et
fondement. La fondation est une tentative
d’explication objective (j’allais écrire « objectiviste ») des
valeurs morales, en premier lieu à partir de l’apparition naturelle d’homo sapiens, et, en deuxième lieu à
partir de l’évolution historique. Il s’agit d’une « explication sur le
plan des faits », comme le dit Yvon Quiniou. Mais il lui faut ensuite,
pour entrer pleinement sur le terrain de la morale, et non s’en tenir sur celui
de l’anthropologie ou de la psychologie rationnelle, pour le dire en termes
kantiens. « Fonder pratiquement, ce n’est pas expliquer sur le plan des
faits : le fondement d’une valeur ou d’un jugement de valeur (moral) ne
saurait être assimilé à son origine, à sa cause ou sa base. » (76) Et Yvon
Quiniou enfonce le clou : « une science éventuelle de la morale nous
en expliquant l’origine et les variations ne saurait rien justifier de son
contenu et donc assumer une fonction
fondatrice au sens pratique
vis-à-vis d’elle. C’est le cas, je tiens à le préciser et à y insister, de
l’explication biologique apportée par Darwin, pourtant essentielle quand il
s’agit de comprendre son existence, et, on l’a vu, de la fonder théoriquement. » (77) On ne peut être plus clair :
Yvon Quiniou rétablit ici dans tous ses droits la séparation kantienne entre
raison pure et raison pratique, donc entre l’homme considéré comme objet de
connaissance théorique (et tombant dans le champ de l’expérience) et le sujet
moral. Il a peut-être raison de le faire, car les bonnes raisons d’être kantien
ne manquent pas, mais ce faisant il rompt brutalement avec les présuppositions
matérialistes soutenues si péniblement auparavant. Il faut choisir : ou on
est matérialiste ou on est kantien, mais un kantisme matérialiste est à peu
près comme un cercle carré.(**)
Si je comprends bien la démarche d’Yvon Quiniou,
elle s’explique comme celle d’un penseur dont la pensée s’est développée dans
deux directions contradictoires. Une direction, la plus ancienne chez lui, qui
lui vient de la bonne vieille « dialectique de la nature » et qui
consiste à vouloir prouver scientifiquement une doctrine métaphysique comme
l’est le matérialisme. Yvon Quiniou pense que la physique est incapable
d’accomplir cette tâche (il reconnaît qu’elle est parfaitement compatible avec
une métaphysique idéaliste), mais il pense que la biologie et, au cœur de
celle-ci, la théorie de l’évolution donnent la preuve enfin trouvée que le
matérialisme est vrai. Sur ce plan, je crois qu’il fait radicalement fausse
route. Dans mon livre de 2004, La matière
et l’esprit (A.Colin) j’en étais venu à l’idée que le seul matérialisme
véritablement soutenable était un « matérialisme faible »,
c’est-à-dire un matérialisme de principe dans les sciences de la nature,
laissant ouvert le champ d’une philosophie de l’esprit, irréductible à la
matière et aux lois des phénomènes naturels. Ces formulations me semblent même aujourd’hui
trop prudentes, trop motivées par la crainte de perdre les derniers restes
d’une prétendue « science matérialiste ». En tout cas, si l’esprit
n’est pas réductible à la matière en mouvement, le programme de la fondation
matérialiste scientifique de la morale est intenable ou alors se réduit à une
pure pétition de principe sans la moindre conséquence ni théorique ni pratique.
Du reste, si ce programme est intenable, c’est parce que la science n’est pas « matérialiste » :
elle est une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique. Et
rien d’autre et surtout pas une métaphysique. C’est un point que j’ai commencé
de développer ailleurs.
La deuxième direction suivie par Yvon Quiniou
est celle d’un retour, à partir de la critique des dogmes du marxisme
« amoraliste », vers une morale de type kantien et vers un retour de
la morale en politique. Les marxistes
« old fashion » et les
matérialistes purs et durs verraient à bon droit dans cette ligne réflexive une
capitulation devant l’idéalisme. Car il
y a bien antagonisme entre les deux lignes de recherches qui ont occupé Yvon
Quiniou au cours de toutes ces dernières années. Son Ambition
politique de la morale est une tentative de faire tenir ensemble deux
tendances inconciliables. Mais autant la première de ces tendances me semble
une impasse, autant je partage le souci d’Yvon Quiniou de reposer à nouveaux
frais la question des rapports entre morale et politique.
Qu’il y ait fondamentalement une dimension
normative dans la politique, c’est évident et Yvon Quiniou le rappelle avec
force. Encore faut-il distinguer le politique comme objet d’étude des rapports
entre gouvernants et gouvernés et des rapports entre gouvernants eux-mêmes et
la politique comme activité pratique.
Yvon Quiniou commence par soutenir qu’il existe
une « ambition anthropologique de la politique ». Il s’agit de rendre l’humanité meilleure.
Partant de la critique qu’adresse Hayek à tous les projets de transformation de
l’humanité, Yvon Quiniou admet la nécessité de renoncer au projet de
« l’homme nouveau » tel que le communisme historique du XXe siècle
tenté de le mettre en œuvre. Cependant il en maintient l’idéal moyennant
quelques transformations : « S’il faut effectivement renoncer à l’idée
d’une transformation totale, imposée et rapide, qui ne ferait que transposer
dangereusement en politique l’idée chrétienne d’une régénération radicale de l’homme
par le salut, rien ne nous oblige, ni théoriquement ni pratiquement, à
abandonner le projet d’une transformation graduelle, démocratiquement proposée
et lente, affectant l’homme dans sa vie sociale comme dans sa vie individuelle,
et faite de progrès partiels qui, en s’additionnant, peuvent reconfigurer la
vie humaine dans le sens d’une plus grande maîtrise d’elle- même. Il suffit,
pour en accepter la perspective, d’admettre, conformément à ce qui précède, que
nombre de maux dont souffre l’humanité sont l’effet d’une causalité empirique
multiple sur laquelle une politique appuyée sur la science a prise, y compris
dans des secteurs qui paraîtraient sans lien avec elle, comme le bonheur
individuel. » (116) À lui seul cet extrait exigerait de nombreux
commentaires. Les termes employés par l’auteur ne dissipent pas les inquiétudes
et ne permettent pas répondre aux critiques (« intelligentes » dit
Yvon Quiniou) formulées par Hayek. Que la transformation de l’homme par la
politique soit lente ou rapide ne change peut-être rien au fond. La politique
peut sans doute se donner comme objectif de créer les conditions qui permettent
aux individus de développer toutes les potentialités qui sont en eux, mais
cette épanouissement lui-même n’est pas une affaire politique, et même
« démocratiquement », ce n’est pas à l’instance collective de choisir
quelles potentialités doivent être développées et comment. Un projet de
« reconfiguration de la vie humaine » est un projet éminemment
dangereux. Je n’ai nulle envie de voir le politique reconfigurer ma vie !
On est encore plus inquiet lorsque l’auteur pense que la politique doit
s’appuyer sur la science. Il me semble au contraire qu’on ne pourra repenser
l’émancipation humaine qu’on rompant une fois pour toutes avec cette véritable
plaie qu’a été, sous toutes ses formes, le « socialisme
scientifique ».
Certes, Yvon Quiniou ne veut pas de retour à une
politique qui contrôle tous les aspects de la vie humaine. C’est pourquoi il
s’emploie à distinguer et même à séparer éthique et politique. La politique cependant a un rôle à jouer dans
la construction d’une éthique nouvelle puisqu’il s’agit de produire
politiquement une nouvelle forme d’humanité, de produit des « mutations
existentielles » (129). Mais il ajoute qu’en un autre sens la politique
n’a pas à s’occuper d’éthique et que c’est au contraire le capitalisme qui
modèle et nivelle par le bas et par une médiocrité généralisée les existences
individuelles. Mais le ferme propos
d’Yvon Quiniou à ce sujet eût gagné à n’être pas précédé par des formules qui
rappellent fâcheusement le projet du communisme historique du XXe siècle de
façonner un « homme nouveau ».
Yvon Quiniou revient ensuite à la morale
kantienne dont il veut montrer qu’elle peut donner les linéaments d’une
politique. Il rappelle, à juste titre, que la philosophie morale de Kant
commande une philosophie politique – qu’on trouve par exemple dans le Projet de
paix perpétuelle (147). C’est le droit qui constitue la médiation entre morale
et politique. Je suis bien volontiers le plaidoyer d’Yvon Quiniou au sujet du
droit – qu’il refuse énergiquement d’abandonner aux billevesées du
« matérialisme historique » qui le classait parmi les
« superstructures idéologiques. S’appuyant sur les propositions de Jacques
Bidet dans sa Théorie générale, Yvon
Quiniou reprend l’idée du caractère structurant ou
« métastructurant » de l’idéal universaliste de liberté et d’égalité,
même si cet idéal s’inverse dans le capitalisme. « C'est ici que nous retrouvons les
résultats de notre réflexion antérieure sur la morale : celle-ci est une compétence
naturelle de l'homme issue de l'évolution, mais soumise à un processus de développement
spécifiquement historique qui la fait progresser vers la conscience de
l'Universel comme norme ultime de la conduite individuelle et collective, en
dehors donc de toute relativité idéologique. Et c'est en raison de cette
compétence normative que les hommes sont amenés, aussi lentement et
imparfaitement que l'on voudra, à se poser la question du droit qu'ils ont à
agir de telle ou telle manière et à formuler un droit dans lequel la question
du droit, entendue comme question de droit dépassant la seule problématique de
l'intérêt individuel égoïste, émerge inévitablement et s'y trouve exprimée.
Nulle téléologie n'est à l'œuvre ici, nulle profession de foi optimiste, mais
une affirmation réflexive tirée de la culture scientifique contemporaine, qui
enregistre la réalité de ce « fait moral » que constitue la conscience
désormais acquise de l'Universel, donc la réalité historique de cela même qui
nous permet de critiquer la réalité historique et d'envisager de l'améliorer.
L'homme n'est donc pas seulement un animal idéologique (ce qu'il est
incontestablement, avec toutes les duperies involontaires que cela implique),
il est aussi un animal moral capable de droit et contraint d'y recourir pour
justifier aux yeux d'autrui comme à ses propres yeux ce qu'il fait, même si ce
qu'il fait effectivement est très éloigné de ce qu'il prétend faire
juridiquement. » (174-175)
L’introduction de la morale dans la politique
conduit à revisiter Rousseau en soulignant le lien profond entre la politique
rousseauiste et la philosophie morale de Kant. Plus fondamentalement, il s’agit
de rappeler que la démocratie est le maillon essentiel de l’émancipation
humaine. Yvon Quiniou en profite pour faire justice des accusations stupides
portées par des lecteurs ignorants ou malveillants sur La question juive, un court texte de jeunesse de Marx dans lequel
il est censé avoir liquidé les droits de l’homme… alors même qu’il se
contentait de montrer le caractère atrophié et abstrait de ces droits tant que
la société repose sur l’oppression (185-186). Le « droit politique
républicain » que revendique Yvon Quiniou renoue explicitement avec les
conceptions développées par Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine, ce qui suppose une critique
serrée du positivisme juridique de Kelsen ou du décisionnisme de Carl Schmitt.
Sur ce dernier point, Yvon Quiniou se contente d’une très brève indication,
mais c’est effectivement un travail qui devrait être conduit – même si, à
l’évidence, il se plaçait hors du propos strict qu’entend tenir Yvon Quiniou
dans le présent ouvrage.
Je ne m’étends pas sur les prolongements que
l’auteur donne à morale dans le champ social et dans le champ économique car il
y a sur ces points un large accord possible entre nous, jusques et y compris
dans la mise en cause de la bonne vieille doctrine du dépérissement de l’État,
doctrine qu’Yvon Quiniou réfute pour lui substituer une « démocratisation maximale » (240),
formule tout de même un peu floue et qui eût nécessité d’être un peu
explicitée. L’expérience historique nous a appris que la
« démocratisation » est un emballage qui peut cacher les pires
marchandises de contrebande ! On regrettera que l’auteur s’en tienne à des
proclamations de principe et ne s’intéresse pas aux développements récents du
courant républicaniste, y compris le travail de synthèse entre communisme et
républicanisme que j’ai mené notamment dans Revive
la République (Armand Colin, 2005). Après avoir montré que le concept d’aliénation conserve tout caractère
opératoire – ce qui est parfaitement exact, quoique difficile à justifier d’un
« point de vue matérialiste » – Yvon Quiniou clôt cette partie sur
l’émancipation individuelle comme objectif de la politique.
Il lui faut enfin se confronter à la question de
la « possibilité du communisme ». Là, il est évidemment confronté au
fameux « bilan » et s’en tient à une explication assez
succincte : le communisme au sens de Marx ne pouvait pas marcher dans des
pays arriérés comme la Russie de 1917 ou la Chine de 1949. Le problème est tout
de même de se demander pour quelle raison, ces pays ont été les seuls où ont
réussi des révolutions se réclamant du communisme et pourquoi inversement les
pays avancés sont restés insensibles à « l’idéal communiste » :
aux États-Unis comme en Grande-Bretagne et comme dans toute l’Europe
scandinave, le communisme historique n’a jamais dépassé le stade de groupes
marginaux. Les trois seuls grands partis communistes de masse qui auraient pu
caresser l’espoir de mener à bien une révolution communiste dans un pays
développé (Allemagne, France, Italie) se sont tous les trois effondrés et
semblent bien incapables de renaître un jour. Et je vois mal comment l’on
pourrait répondre sérieusement à la question de la possibilité du communisme
sans se donner la peine de fournir une explication complète de ce fait
historique massif. Comme la conscience, telle l’oiseau de Minerve ne s’envole
qu’au crépuscule, il serait temps qu’elle s’envole car le crépuscule du
communisme historique du 20e siècle est bien avancé !
Il reste, et Yvon Quiniou a raison de conclure
là-dessus, que les motivations et les raisons de combattre pour une
transformation sociale ne manquent pas. Un nouveau communisme pourrait voir le
jour en partant des aspirations à la justice sociale – aspirations qui trouvent
leur fondement dans la morale. Il faudrait alors reprendre la discussion sur
les théories de la justice (Rawls, Sen, Dworkin, etc.). Mais ceci est une autre
histoire. Il faudrait aussi penser sérieusement ce que pose la question du
communisme, c’est-à-dire celle du rapport entre le commun et l’individuel,
précisément contre l’abstraction individualiste à laquelle le kantisme, laissé
à lui-même conduit nécessaire. Je comprends bien qu’Yvon Quiniou n’ait pas
développé tout cela. Mais cela, me semble en tout cas bien plus important et bien plus décisif que de mener
l’entreprise hasardeuse d’une fondation darwinienne de la morale dont on se
passe fort bien.
Yvon Quiniou : L’ambition
morale de la politique. Changer l’homme ? L’Harmattan, 2010, 270 p.
Notes :
(*) La terminologie générale de
« norme » et de « normativité » pose de nombreux problèmes.
La subsomption sous le vocabulaire de norme des lois morales, des lois
politiques, des règlements des entreprises, des normes commerciales, etc., est
peut-être une des figures de l’idéologie contemporaine. L’idée même de crise de
la normativité devrait aussi être interrogée. Une normativité édictée par la
science n’est-elle pas justement en train de remplacer les lois et les règles
anciennes. Voir à sujet Roland Gori, De
quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, Denoël, 2010.
(**) De la même façon, j’ai soutenu, dès ma
thèse sur La théorie de la connaissance
chez Marx, que le matérialisme dialectique était une contradiction dans les
termes, en montrant notamment comment la dialectique hégélienne de la matière
était résolument antimatérialiste. Je suis revenu sur ce thème dans un article
pour la revue « Matière première », « La
dialectique de la nature contre le matérialisme ». J’ai
longtemps hésité sur la manière de sortir de cet imbroglio. Il me semble
aujourd’hui que le matérialisme (celui de Lumières, aussi bien que celui
d’Engels ou de Plekhanov) doit être abandonné non parce que l’idéalisme serait
plus « vrai », mais parce que le raisonnement en termes d’opposition
matérialisme/idéalisme est dépourvu de pertinence.
Réponse de Yvon Quiniou
à propos de "L'ambition morale de la politique"
Denis Collin débat, avec une rude franchise, des thèses que je soutiens dans mon dernier livre, L’ambition
morale de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan, 2010). Etant admis que son commentaire est riche et complet, témoignant ainsi d’une lecture attentive, je lui répondrai avec la même franchise, vu l’importance des enjeux et des différences qui nous séparent, à coté de proximités évidentes mais qui paraissent moindres aujourd’hui qu’autrefois. Je précise que j’ai lu la plupart de ses ouvrages et que j’apprécie son travail d’ensemble et, en premier lieu,
Morale et justice sociale ainsi que La matière et l’esprit, alors que je me sens plus éloigné de ses lectures de Marx (par exemple de son traitement du thème de l’aliénation dans son Comprendre Marx). J’ajoute que mon itinéraire a été l’inverse du sien : je suis parti de la philosophie classique (dans laquelle j’ai baigné comme un poisson dans l’eau) pour parvenir au matérialisme et au marxisme par moi-même (puisqu’ils étaient très peu présentés et valorisés à l’Université, hélas !), ce qui peut expliquer pour une part nos différends. Je n’entrerai pas dans tout le détail de son analyse, mais aborderai les points qui me paraissent essentiels.
1 La question du matérialisme. D. Collin, après l’avoir assumé sous une forme « faible » (= un présupposé méthodologique des sciences, voire leur « horizon ») rompt clairement avec lui désormais, jugeant l’opposition idéalisme/matérialisme dépassée. Et il m’a même affirmé, dans une conversation téléphonique « informelle », qu’il ne comprenait comment la matière pouvait avoir produit la pensée (ou l’esprit). Or cette question du « comment », c’est-à-dire du « comment est-ce possible ? », est une question typiquement spéculative, c’est une question de droit qui a biaisé longtemps la réflexion philosophique, faute d’un développement suffisant des sciences, et qui l’a amenée dans le passé à fournir des réponses faussesà de vraies questions. C’est ainsi que Descartes (en son temps : il n’aurait pas raisonné de la même manière aujourd’hui) a cru pouvoir affirmer l’existence d’une substance pensante distincte du corps, sur la seule base de l’apparence de transcendance que la pensée présente à elle-même quand elle réfléchit sur elle-même ; de même Kant, dans la Critique du jugement, a cru pouvoir déclarer, sur la base d’une approche purement réflexive, qu’aucune science naturelle ne pourrait expliquer mécaniquement le vivant, même si c’était sa tendance inévitable. Or tout cela est ruiné par la science des faits, même si cela blesse le narcissisme des philosophes à l’antique : la théorie de l’évolution, donc à travers elle la biologie, nous démontre que la dérivation de la pensée humaine à partir de la matière en transformation perpétuelle est un fait scientifiquement avéré, et donc que la pensée est matière, quelle que soit la difficulté que nous ayons à le concevoir quand nous appréhendons le problème sous une forme spéculative ou réflexive, en nous fiant à ce que j’appelle les seules « apparences de la réflexion ». J’ajoute que cette impasse spéculative se retrouve dans la phénoménologie contemporaine avec sa conception d’une conscience absolue soustraite à tout déterminisme biologique, qui en fait le dernier avatar de l’idéalisme spiritualiste, mais sans l’excuse de l’ignorance scientifique. Le problème n’est donc pas de savoir « comment cela est-ce possible ? » puisque cela est (avéré), pour l’essentiel, et que la science nous l’expliquera positivement de mieux en mieux, mais de savoir comment nous allons penser philosophiquement les problèmes qui se posent à nous à partir de cette base ontologique parfaitement prouvée, comme le problème de la morale, précisément.
2 C’est là que la discussion se complique et que Collin ne veut pas se rendre à l’évidence scientifique, par préjugé philosophique ou, plutôt, philosophiste (voir plus haut ma remarque sur son itinéraire théorique). Le darwinisme existe, le paradigme qu’il constitue est désormais admis par la cité scientifique après un siècle de résistances multiples dans et hors de celle-ci. Je ne comprend donc pas la résistance de Collin à ce paradigme, qu’il cite peu dans ses travaux, dont l’essentiel consiste à affirmer, contre le dogme créationniste, l’existence d’une évolution des espèces, donc leur transformation matérielle les unes dans les autres sur la base de la sélection naturelle, homme inclus. Au-delà, à savoir la question des autres mécanismes susceptibles d’expliquer l’évolution en dehors de ceux mis en avant par Darwin (mutations, rôle des catastrophes, problème de l’hérédité, problème aussi du hasard ou de la contingence, etc.) est une question interne à cette théorie et qui ne la remet absolument pas en cause dans son paradigme de base (voir le numéro de Sciences et avenir Hors Série, n° 134, auquel j’ai participé, qui nous en propose un bilan complet)1. D’où à nouveau cette idée essentielle : si la théorie de l’évolution est vraie dans son paradigme de base, ce qui est le cas, il faut faire preuve d’un peu de modestie, cher philosophe, et penser avec : le matérialisme, comme ontologie philosophique (distinguée au demeurant de l’athéisme) portant sur le rapport matière/pensée (ou esprit) est vrai lui aussi, ce n’est pas une métaphysique (comme l’athéisme) arbitraire ou une « interprétation du monde » prenant place dans le jeu indéfini des interprétations du monde entre lesquelles on ne pourrait trancher, c’est une « conséquence de la science » (Patrick Tort) et non seulement un « présupposé méthodologique » ou un « horizon » de celle-ci ! Engels avait d’ailleurs anticipé ce point (mais il avait lu Darwin) avec beaucoup de lucidité, en affirmant que « l’unité réelle du monde consiste dans sa matérialité » et que celle celle-ci ne se démontrait pas spéculativement mais s’établissait « par un long et laborieux développement […]de la science de la nature » (in l’Anti-Dühring). C’est donc dans ce cadre ontologique désormais intellectuellement contraignant qu’il nous faut et que j’ai voulu penser la morale.
3 C’est ici que mon différend avec D. Collin est le plus fort : pourquoi faudrait-il renoncer au matérialisme pour penser la morale ? Car c’est bien le reproche essentiel qu’il me fait puisque, signalant à juste titre l’existence de deux tendances opposées dans mon travail constant depuis des années – la conviction matérialiste, l’attachement à la morale –, il les déclare contradictoires (au profit, pour lui, de la seconde) et me reproche de vouloir les concilier, les articuler l’une à l’autre, et de prétendre fonder la morale sur une base matérialiste. Il rejoint ainsi un préjugé dominant selon lequel on ne saurait être matérialiste et partisan de la morale. C’est la conception des spiritualistes (et des religieux), qui n’ont de cesse de dénoncer, au nom du spiritualisme, « l’immoralisme matérialiste » ; mais c’était aussi, en sens inverse (parce qu’au nom de son naturalisme), la position de Nietzsche qui a déconstruit l’idée de morale au profit de celle d’éthique, comme cela a été aussi, pour une part, celle de Marx et celle de nombreux marxistes après lui, versant ainsi dans un « immoralisme théorique » que mon livre n’a de cesse de dénoncer en lui-même comme dans ses effets pratiques : peut-on séparer le stalinisme de l’oubli de la morale en politique s’agissant des moyens qu’elle emploie, autorisant ainsi la criminalité au service de la révolution ?
D’où la nécessité de se référer, à ce niveau du débat, à nouveau à Darwin et à la manière dont P. Tort a traduit son apport à travers le concept d’ « effet réversif de l’évolution », après un siècle de domination de ce contresens ahurissant qu’a été le « darwinisme social »2. Je ne peux ici développer, mais il faut admettre que ce concept – qui correspond à ce que Darwin a effectivement pensé, dans d’autres termes, dans la Filiation de l’homme – nous indique que la morale, contrairement à l’idée de sa transcendance que nous suggère l’expérience immédiate que nous en avons et que la conception kantienne n’a fait que rationaliser avec sa supposition idéaliste d’un monde « intelligible », est et n’est qu’un fait d’évolution, relayée par l’histoire (ou la culture) : elle est immanente à la vie empirique dont les transformations progressives ont mis en place une instance qui permet de la juger et de la maîtriser, de maîtriser en particulier la forme sauvage et éliminatrice qu’elle avait chez les animaux. Mais cette immanence n’en supprime pas la spécificité, contrairement à ce que laisse suggérer mon contradicteur en affirmant qu’une référence à Kant est impossible dans ce contexte. D’abord, il se trouve que cette référence est présente dans le texte même de Darwin quand il aborde ce problème dans La filiation de l’homme, prétendant ainsi retrouver Kant sur une base naturaliste. Et ensuite, il faut bien comprendre que la production évolutive d’un « sens moral » (l’expression est chez Darwin) doit se concevoir comme un phénomène d’émergence, c’est-à-dire comme un effet qui échappe à ses conditions de production, ne se dissout pas en elles tout en étant relié à elles (voir mon article « L’émergence de la morale » dans Sciences et avenir Hors Série, n° 139).Cette approche, que D. Collin connaît mais qui ne le convainc pas3, permet de fonder théoriquement la morale. J’entends par là – et je ne suis pas sûr que Collin ait ici saisi toutes les nuances de ma pensée – que Darwin nous garantit ainsi l’existencede la morale sur une base matérialiste, indépendante des croyances religieuses et des constructions idéalistes largement fictives du passé, en nous en montrant l’origine ou la base réelle, naturelle d’abord, culturelle ou historique ensuite (voir la Déclaration de 1789 et la condamnation radicale de l’esclavage qu’elle induit, qui atteste d’une transformation essentielle de la conscience morale de l’humanité occidentale par rapport à l’Antiquité, d’origine clairement historique). Point donc n’est besoin de retourner (je ne dis pas recourir) à Kant et à son idéalisme transcendantal (lui nettement métaphysique !) pour être assuré de son existence : le matérialisme darwinien nous permet de comprendre ce qu’un matérialisme spéculatif ou lié à la seule physique laissait incompris ou incompréhensible : la morale comme anti-nature issue de la nature elle-même. Je précise que, contrairement à ce que prétend Collin – faute, je le présume, d’avoir lu attentivement P. Tort –, que la notion d’ « effet réversif de l’évolution » n’implique rien qui ressemble à une quelconque « téléologie » : c’est une effet tendanciel de la sélection naturelle entendue dans son inversion chez l’homme, effet avéré historiquement sur le long terme, mais qui n’a rien de fatal ou d’inéluctable, qui est donc susceptible, comme le dit P. Tort, de « rebroussements », donc de régressions (voir ce qui se passe aujourd’hui dans le monde) et qui laisse place à la contingence ou au hasard : l’évolution naturelle ou historique, même si elle manifeste un progrèsà la fois vers la morale et, ensuite, dans celle-ci, ne poursuit aucune fin bonne qui serait assurée, du coup, de sa réalisation future : ce sont bien les hommes qui font l’histoire, même s’ils sont soumis à des déterminismes qu’ils ignorent, et ils peuvent momentanément rater ce qu’ils font s’ils n’en prennent pas conscience et ne se saisissent pas de leur capacité de conscience et de connaissance pour orienter positivement leur histoire!
4 Reste que la fondation théorique (ou ontologique) qui, à l’opposé de toute fondation spéculative, coïncide pour moi avec l’explication scientifique (biologique et historique) de la morale, n’est pas sa fondation pratique, avec les conséquences politiques qui s’ensuivent. Celle-ci est une tache normative – et Collin le reconnaît avec moi – qui consiste à en dégager le principe normatif ultime (ou premier) à l’aide de la raison, à savoir l’Universel tel que Kant l’a formulé. Nous sommes donc d’accord sur ce point fondamental, sauf qu’il faut admettre (voir ce qui précède) que cette raison qu’on peut dire « pratique » ne tombe pas du ciel, qu’elle n’est pas « a priori » ou innée, tout prête à fonctionner, qu’elle a une genèse empirique et qu’elle ne s’approprie que progressivement son contenu moral universaliste (voir la Déclaration de 1789 citée plus haut, puis celle de 1948), en particulier dans la manière dont elle en comprend peu à peu les champs d’application, du politique au social, puis à l’économique – processus dans lequel elle est soumise historiquement à l’idéologie dominante et limitée ou mystifiée par elle. Il n’empêche que c’est une raison qui, bien que soumise aux déterminismes qui l’ont fait apparaître, possède une capacité réflexive qui la rend en quelque sorte libre, capable de juger cette vie dont elle vient et de la maîtriser au nom d’une norme universelle qu’elle énonce. De ce point de vue, il n’y a bien, quant à son principe normatif de base, qu’une moraleou pas de morale du tout, et c’est ce qui la distingue de l’éthique, nécessairement plurielle (il y a des éthiques comme il y a des idéologies, d’ailleurs intimement mêlées), et là nous sommes pleinement d’accord…comme nous sommes d’accord avec Marcel Conche qui soutient la même thèse (voir Le fondement de la morale, PUF).
5 Pour autant, ce processus à la fois de compréhension et d’extension de l’Universel moral dans le champ des rapports sociaux et de la politique en général, tel que je le présente et le défends vigoureusement, est-il potentiellement totalitaire comme le reproche m’en est fait ? D. Collin m’intente ici un faux procès et je tiens à montrer qu’il se trompe car l’enjeu est de taille – surtout si l’on remarque que lui aussi est partisan d’une réalisation de la morale en politique, laquelle ne saurait être abandonnée à ses errements cyniques et immoralistes dont le monde contemporain, depuis la chute du mur de Berlin, nous offre le triste spectacle. Car il ne s’agit pas du tout, dans ma perspective, de « construire » artificiellement et autoritairement un « homme nouveau » (on sait quelles dérives tragiques ce projet, quand il est mal compris, a données au 20ème siècle dans le camp soviétique et chinois). Pour deux raisons. D’abord, parce que ce qu’il importe prioritairement de changer dans un sens moralement meilleur, c’est la société et non l’homme individuel, même s’il est entendu que le changement dans le premier domaine aura inévitablement des effets sur l’homme lui-même, puisqu’il n’en est pas théoriquement séparable : « En humanisant les circonstances, on humanise l’homme » dit Marx justement (je le cite de mémoire et le transpose un peu), et il y a là une perspective de progrès anthropologique indirect auquel on ne peut qu’acquiescer.Ensuite, parce que tout le fond de ma réflexion repose sur la distinction des champs de l’éthique et de la morale et sur l’analyse de leur rapport différencié à la politique, ce qui, précisément, a pour objectif d’empêcher à la racinetoute dérive totalitaire de la morale en politique ! L’éthique reposant sur le « souci de soi » (j’emprunte cette formule à Foucault, malgré son approche confuse de la morale par ailleurs), sur la manière dont l’homme entend organiser sa vie individuelle (pour autant qu’on peut la séparer de celle des autres), est hors morale, elle ne tombe pas sous la juridiction de cette dernière qui se définit par le « souci de l’autre » ou « des autres ». Une « politique morale » telle que je la conçois s’interdit donc d’intervenir dans le domaine de l’éthique individuelle, qui est aussi celui du bonheur personnel, et elle serait elle-même immorale si elle le faisait. C’est dire aussi qu’elle n’a pas à imposer de normes collectives du bonheur individuel, normes qui seraient d’ailleurs difficiles à définir rationnellement vu qu’il n’y a pas de concept universel du bonheur individuel (Kant a dit l’essentiel ici, comme le rappelle mon interlocuteur). Par contre, il est tout aussi évident à mes yeux qu’elle a à s’occuper des formes sociales du malheur, lesquelles sont connaissables et liées à l’injustice : jusqu’à preuve du contraire, la domination politique, l’oppression sociale et l’exploitation économiques ne rendent guère l’homme heureux et c’est un devoir moral de les combattre du point de vue même de la question du bonheur et de l’accès de tous, socialement conditionné, à celui-ci !
Cependant (eh oui !, les choses sont complexes), il y a bien un aspect par lequel la politique doit (impératif moral) se mêler de l’éthique (pourtant hors moraleet domaine de la souveraineté personnelle) : elle doit contribuer à créer les conditions permettant à chacun de choisir son éthique, à la lumière de laquelle il pourra décider consciemment de la forme de bonheur individuel qui lui convient. Cette « construction » est tout sauf totalitaire : c’est la construction du sujet éthique, la construction (qui est bien, elle, politique ou sociale) d’une capacité de construire sa vie hors de toute pression externe. C’est cela une politique morale pensée jusqu’au bout (avec tous ses relais comme l’éducation, la diffusion de la culture, etc.) : c’est une politique d’émancipation mettant fin à l’aliénation, ne disant rien du contenu de vie qui nous convient et des potentialités que nous avons envie d’actualiser, mais nous permettant d’en décider en toute liberté. Comment concevoir que l’émancipation, ainsi pensée, puisse être menacée par le totalitarisme ? Elle en est l’exact contraire !
Yvon Quiniou
1 J’en profite pour indiquer que je ne comprends pas non plus le statut « hypothétique » que Collin confère à la science comme l’idée qu’elle serait « une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique ». Cette position, cohérente avec ses autres positions, rejoint la tendance relativiste et constructiviste dominante aujourd’hui dans l’épistémologie ou dans le philosophie des sciences, laquelle fait le désespoir d’un Bouveresse partisan d’un réalisme gnoséologique que je partage pleinement.
2 J’indique au passage que le théoricien du « gène égoïste », R. Dawkins, ne saurait être rangé dans ce camp : le « gène égoïste » n’est pas un gène « de l’égoïsme » et donc une justification biologique de l’égoïsme social puisque, du point de vue même du mécanisme de reproduction et de multiplication des gènes qu’il détermine, il entraîne à des comportement altruistes (entraide, amour familial, etc.) qui servent ce mécanisme !
3 Voir la synthèse lumineuse (même si elle est contestable sur un point important) qu’en a donnée P. Tort dans
L’effet Darwin (Seuil).