Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un
étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ? La morale/éthique détermine ce que sont le
bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit,
indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel
comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en
discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns. Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic »
et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale,
éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de
X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La
distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a
cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve
dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1]
accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans
une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par
un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien
d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).mardi 19 mars 2019
Faut-il distinguer éthique et morale ?
Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un
étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ? La morale/éthique détermine ce que sont le
bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit,
indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel
comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en
discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns. Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic »
et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale,
éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de
X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La
distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a
cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve
dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1]
accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans
une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par
un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien
d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).jeudi 14 mars 2019
Souveraineté et souverainisme
Demandons à des élèves (de terminale) ce qu’est un pouvoir
souverain ; ils répondent le plus souvent qu’il s’agit d’un roi et si on
demande qui est le souverain en France, ils répondent que c’est le président de
la république. Ils ont peut-être spontanément une appréciation assez exacte de
ce qu’est notre république, une monarchie avec un roi élu. Mais ils n’ont aucune
idée sérieuse du concept de souveraineté. Ce qui est souverain est ce au-dessus
de quoi il n’y a rien d’autre dans l’ordre considéré. Le souverain bien est
celui que rien ne surpasse, le bien qui n’est pas le moyen d’autre chose, mais
le bien qui est recherché pour lui-même et dont la possession nous contente. Le
pouvoir souverain en politique est le pouvoir qui n’est soumis à aucun autre
pouvoir qu’à lui-même. Dans notre république, si on en croit la déclaration de
1789 qui est annexée à la constitution, « Le principe de toute
Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne
peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » (Art. III)
Il est très curieux de noter que beaucoup de gens qui n’ont
à la bouche que l’expression « droits de l’homme » passent sous
silence cet article III. Il est pourtant essentiel puisque la souveraineté de la
nation n’est rien d’autre que la démocratie (pouvoir du peuple). Si le pouvoir
du peuple (ou de la nation) n’est pas souverain, c’est qu’il n’est qu’un
demi-pouvoir, un pouvoir concédé et qui donc peut être repris par une autorité
supérieure – celle de l’Empire ou celle du Pape, au choix.
La notion de souveraineté est cependant plus ancienne que
1789. Elle s’élabore progressivement au cours du Moyen Âge et à la Renaissance
et trouvera ses lettres de noblesse philosophiques chez les auteurs « contractualistes »,
de Hobbes et Grotius à Rousseau et Kant. Sans reprendre ici cette élaboration philosophique,
on peut remarquer que la souveraineté est d’abord la revendication des rois qui
commencent à dresser le pouvoir national contre l’empire pontifical ou contre
le « Saint Empire ». Les rois de France, et bientôt ceux d’Angleterre
ou d’Espagne vont affirmer que le roi est souverain chez lui et loin d’obéir au
pape, il a le droit de contrôler la hiérarchie catholique et de mettre son
grain de sel dans la nomination des évêques et des cardinaux. Qu’est-ce qui
légitime ce pouvoir du roi, « oint du Seigneur » ? Il est celui
que Dieu a désigné (d’où la cérémonie du sacre) et celui qui protège son peuple
(il est le roi guérisseur, le roi thaumaturge) mais aussi celui qui prend la
parole pour le peuple face aux grands, ce qui conduit à la monarchie absolue qui
est justement le premier pas vers la destruction de l’ordre féodal. De ce point
de vue, il n’est pas faux de remarquer, comme Tocqueville, que la Révolution
Française a tout simplement parachevé l’œuvre commencée par la monarchie
absolue. Mais le roi incarne donc aussi la « vox populi » qui est aussi la « vox Dei ». Machiavel, le grand penseur moderne de la
République le dit : « Ce n’est pas
sans raison qu’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit
l’opinion publique pronostiquer les événements d’une manière si merveilleuse,
qu’on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir et les
biens et les maux. »
Enfin, le roi n’est pas un tyran – dès la Réforme
et la Renaissance, plusieurs théoriciens, dont Théodore de Bèze, soutiennent
que le roi est lié au peuple par un contrat et ce qu’invoquaient les
monarchomaques, opposés à l’absolutisme, ainsi que ceux qui, dans leur sillage,
élaborèrent des justifications du tyrannicide. Il est remarquable sur ce point
que catholiques et protestants finissaient, en se combattant par la plume, par
converger quant aux conclusions politiques générales et sapèrent ainsi le vieil
ordre féodal.
La monarchie absolue
apparaît donc comme une sorte de phase préparatoire qui conduit à la démocratie
républicaine ! Cette dernière hérite de tous les attributs de la monarchie
mais transfère le pouvoir souverain à cette entité qui se nomme Nation – dont il
faudrait établir la différence d’avec le peuple. Quoiqu’il en soit, la
démocratie républicaine moderne diverge ainsi de la démocratie antique –
réservée à la minorité des citoyens appelés à constituer le « demos »
en ce qu’elle se présente comme le pouvoir d’un corps qui s’est lui-même
constitué (le peuple se fait peuple, disait Rousseau). C’est tout cela qu’exprime
notre article III.
Autrement dit, le souverainisme s’il n’est pas nécessairement
démocratique ni même républicain, est bien le prérequis de la république et de
la démocratie. Le refus du souverainisme par toutes sortes de soi-disant
démocrates n’est rien d’autre que le refus de la démocratie. Être contre le
souverainisme et protester contre les décisions de l’UE, c’est tout simplement
se moquer du monde. À eux s’applique la célèbre apostrophe de Bossuet : « Dieu
se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »
Denis Collin – 14 mars 2019
Jusqu’où peut-on être « kantien » ?
Kant est un philosophe incontournable. Il figure à n’en
point douter parmi la dizaine ou la quinzaine des plus grands philosophes de
l’histoire de l’humanité. La rigueur presque maniaque de ses raisonnements a
tôt fait de terrasser le lecteur attentif et, le plus souvent, les prétendues
réfutations de Kant manquent leur objet ou font preuve d’une méconnaissance
profonde de son œuvre ou encore se complaisent en des proclamations
péremptoires autant que ridicules. Même de puissants esprits se sont abandonnés
à de telles petitesses. J’ai longtemps tenu Kant pour presque insurpassable en
ce qui concerne les fondements de la morale ou la théorie de la connaissance.
Mon Morale et Justice Sociale (2001)
ou mes Questions de morale (2003)
sont marqués au fer rouge par la lecture de Kant. Il reste que les
développements du « chinois de Königsberg » (Nietzsche) sont assez
problématiques quand on sort de l’ensorcellement de cette puissante machinerie
conceptuelle. Les difficultés auxquelles conduit l’impératif catégorique sont
assez connues et Adorno et Jankélévitch, pour ne citer que ces deux-là tapent
assez juste – j’y reviens plus tard. Mais la théorie de la connaissance telle
qu’elle se présente dans la Critique de
la raison pure (CRP) et dans les Prolégomènes
à toute métaphysique qui voudra se présenter comme science est largement
aussi problématique.
Sujet/objet
Tout d’abord, la coupure sujet/objet, si elle s’inscrit dans
la radicalisation de ce qu’avait pensé Descartes laisse béantes des questions
essentielles. La « révolution copernicienne » accomplie par la CRP,
en effet, poursuit l’effort colossal de Descartes avec la découverte de l'ego cogito. La réalité ne se donne pas
« naturellement » dans l’esprit humain et la connaissance n’est pas
un reflet dans notre cerveau du monde réel. C’est au contraire un monde pensé,
pensé par un sujet actif qui est construit comme monde perçu puis pensé dans
les relations qui le composent. À la place de l’homme dans le monde, l’homme
animal doué du logos, nous avons maintenant un sujet hors du monde, ce sujet
que Descartes cherche encore à définir comme « chose pensante » (res cogitans) et que Kant pose comme
sujet transcendantal (condition de toute connaissance possible) et par là-même
inconnaissable puisque le connaître nécessiterait qu’il soit objectivé et donc
qu’il ne soit plus sujet. La connaissance que nous donnerait une psychologie
rationnelle que Kant appelle de ses vœux ne nous donnerait aucune connaissance
du sujet mais seulement une partie d’une anthropologie. Du même coup cette
connaissance laissera toujours dans l’ombre une partie de l’esprit humain. Dans
ce domaine comme dans d’autres, Kant indique une barrière à la connaissance. La
critique étant une théorie des limites de la connaissance, elle a d’abord une
valeur négative.
Si on veut pousser un peu plus loin l’examen de la pensée
kantienne, il faut d’abord savoir dans quel sens on doit aller plus, plus loin
en arrière ou plus loin en avant ainsi que le demande Hegel ? Si Kant a
correctement posé l’usage des termes « objectif » et
« subjectif », Hegel fait ensuite remarquer ceci : « Or,
ensuite, l’objectivité kantienne de la pensée elle aussi n’est elle-même à son
tour que subjective dans la mesure où, selon Kant, les pensées, bien qu’elles
soient des déterminations universelles et nécessaires, sont pourtant seulement nos pensées et diffèrent de ce
que la chose est en soi par un abîme
infranchissable. »[1]
L’objectivité kantienne a sa source dans le Moi. C’est le Moi (ou plutôt le
« je ne pense ») qui accompagne toutes nos représentations et opère
la synthèse du divers donné par la sensibilité et c’est encore lui qui confère
aux relations entre ses objets leur caractère universel et nécessaire. Ce qui
est maintenant dans la pensée n’est plus subjectif comme le sont les sensations
mais présente tous les caractères de l’objectivité. Autrement dit, l’activité
de penser réalise l’unité de l’objet et du sujet (ce que Hegel appelle
« absolu ») et l’objet et le sujet ne sont plus face à face comme un
chien et un chat ! L’unité du sujet et de l’objet, c’est l’identité de
l’être de la pensée, ni plus ni moins.
La chose en soi
Ceci nous amène évidemment à l’épineuse question de la
« chose en soi ». Pour Kant, ne nous sont donnés que les phénomènes,
c'est-à-dire les choses telles qu’elles sont saisies à travers les formes a
priori de la sensibilité, mais la chose en soi, le noumène est à jamais
inconnaissable. C’est précisément pour cette raison que nos pensées restent nos
pensées et donc marquées toujours au coin de la subjectivité. Cette thèse
kantienne peut être discutée sous deux angles différents.
Tout d’abord, dire que nous ne pouvons pas connaître la
chose en soi, c’est faire fi de nos capacités à reproduire les choses, donc de
notre activité pratique. Dès lors, par exemple, que nous sommes capables de
fabriquer des bactéries de synthèse en laboratoire, n’est-il pas clair que nous
connaissons la bactérie et qu’il n’y a rien d’autre à connaître au sujet des
bactéries ! Il n’y a pas de « reste », pas de résidu
inconnaissable. Quand on parler de créer des « mini trous noirs »
dans un accélérateur de particules, là aussi on peut dire que nous commençons à
vraiment connaître les particules en elles-mêmes et non comme simples phénomènes !
Que notre connaissance soit toujours incomplète, toujours seulement partielle,
et biaisée par l’angle sous lequel nous abordons le réel, c’est tout à fait
évident. Mais cela ne veut pas dire que nous ne connaissons que l’apparence, la
phénoménalité de la chose. Et de toutes
façons, il n’y a rien d’autre à connaître que cette chose qui nous apparaît. Je
connais Paris parce que j’y suis allé, j’en ai vu des photos, consulté des
plans, je peux m’y repérer, aller du boulevard Saint-Michel à la gare de l’Est.
Évidemment, je ne connais pas Paris dans
tous ses détails, je ne connais pas tous les passages dont parle Aragon dans Le Paysan de Paris ni les égouts, ni les
catacombes que de nombreux auteurs ont décrits. Mais la coupure entre une
réalité phénoménale et une réalité en soi et inconnaissable n’a rien à voir
dans tout cela.
On peut encore prendre le même problème autrement. Notre
connaissance du réel est faite de théories. Ces théories sont des cartographies
du réel ou des filets jetés pour l’attraper. Les trous du filet peuvent être
trop larges (on laisse échapper tous les petits poissons) ou trop étroits (on
ramasse le sable et le plancton) mais dans tous les cas on ramasse bien quelque
chose du réel. La carte du GPS peut n’être pas à jour et vous envoie dans un
sens interdit ou a considéré comme route carrossable un chemin de terre trop
étroit. Mais c’est tout de même une carte qui désigne quelque chose du réel. Même
en admettant la position kantienne, on peut penser que le « monde des
noumènes » ne doit pas être trop différent du monde des phénomènes et plus
le champ des explications scientifiques s’étend et plus notre connaissance doit
être exacte et se rapprocher de ce que sont vraiment les choses. Dans Matérialisme et empiriocriticisme,
Lénine soutient que la connaissance s’approche en spirale ascendante du réel. Dans
un passage de la Logique (III), Hegel
écrit : Cela est, voilà ce que
le scepticisme n’a pas osé dire ; et l’idéalisme moderne (c'est-à-dire
Kant et Fichte) ne s’est pas permis de considérer nos connaissances comme étant
celles des choses en soi… Mais en même temps le scepticisme attribue à ces
apparences les déterminations les plus variées ou plutôt leur donne pour
contenu toute la richesse multiforme du monde. Et l’idéalisme de son côté
conçoit un monde phénoménal (c'est-à-dire
ce que l’idéalisme appelle les phénomènes) comme comprenant tout l’ensemble de
ces déterminations multiples et variées (…) Le contenu ne peut donc avoir aucun
Être aucune chose, aucune chose en soi : il reste pour soi ce qu’il est,
il ne fait que passer de l’être à l’apparence. » Engels, dans un des
manuscrits qui composent la Dialectique
de la nature commente : « Hegel est donc ici un matérialiste beaucoup
plus résolu que les savants modernes. »
Tout cela est évidemment bien trop rapide et il faudrait le
temps d’analyser en détail tout ce que Hegel explique à ce sujet dans le livre
deuxième de la Science de la Logique au sujet du phénomène et de la
chose-en-soi. Mais il y a un autre aspect important : la position
kantienne présuppose l’idéalité du temps et de l’espace (et c’est en cela
qu’elle se détermine elle-même comme idéalisme subjectif). Or cette thèse qui
est la clé de l’esthétique transcendantale est loin de s’imposer avec autant de
force que Kant pouvait le penser. Étienne Klein pose cette question :
« Des questions se posent à tout
système de pensée « corrélationniste » qui, radicalisant Kant,
affirme que nous ne connaissons que le
monde corrélé à notre représentation : de quoi les astrophysiciens, les géologues ou les paléontologues parlent-ils exactement
lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de
la formation de la Terre, de celle du surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, ou encore de
l’apparition de l’homme lui-même ? »[2] En outre,
si on admet que la théorie de la relativité générale est (pour l’instant) la
meilleure théorie physique à grand échelle – celle qui coordonne le mieux nos
expériences au moyen de lois mathématiques régulières – on doit bien convenir
que cette théorie ne correspond à rien que nous puissions saisir à travers les
formes a priori de la sensibilité.
Sur un espace plan nous pouvons nous représenter une vue tridimensionnelle mais
il n’est aucune représentation visuelle d’un espace-temps à quatre dimensions,
pour ne rien dire des espaces avec un nombre de dimension encore plus grand
comme on en utilise dans la mécanique quantique.
Autrement dit le pilier de l’esthétique transcendantale,
celui qui permet de séparer le phénomène de la chose-en-soi se révèle
finalement plutôt fragile.
Peut-on en finir avec la métaphysique et sortir du champ de bataille ?
Toute la CRP est une tentative héroïque pour sortir de la
philosophie du « champ de bataille » de la métaphysique et remplacer
les disputes oiseuses auxquelles se livrent les philosophes par une théorie des
limites de la raison et des conditions de la connaissance scientifique
objective. Mais il est à craindre que, tout comme Descartes avait produit la
métaphysique correspondant à la théorie de Galilée, Kant n’ait produit la
métaphysique correspondant à la philosophie
naturelle de Newton. Mais comme Descartes avait séparé la res cogitans de la res extensa, Kant va séparer le monde phénoménal de celui des
choses-en-soi et pour satisfaire notre irrépressible besoin de métaphysique il
nous renvoie sur un domaine où la connaissance est inconditionnée, celui de
l’usage pratique de la raison pure.
Mais par là nous voyons que la bataille continue de plus
bel. Kant est accusé de restaurer les arrière-mondes (Nietzsche) et donc de
défendre une métaphysique au fond assez classique. Si on pose la question
« comment l’homme peut-il connaître rationnellement le monde ? »,
Kant répond de manière bien peu satisfaisante : grâce à une faculté !
Cette réponse évoque irrésistiblement la vertu dormitive de l’opium chère aux
médecins de Molière. Et Kant d’exhiber une belle table des catégories qui
semble sortir tout droit de l’analyse d’un esprit pur et intemporel. C’est
Bachelard qui fit remarquer justement que ces catégories de la pensée n’ont
rien d’éternel mais se modifient et s’enrichissent en même temps que s’enrichit
notre connaissance scientifique. Les catégories seraient donc à la fois la
condition et le résultat de la connaissance. Elles sont donc tout autant a posteriori qu’a priori ! Sohn-Rethel et Lukacs ont insisté pour montrer que
les catégories de la pensée ont une genèse sociale.
On saura gré à Kant d’avoir déblayé le chemin. Depuis Kant,
la philosophie est à peu près débarrassée des preuves de l’existence de Dieu et
de l’immortalité de l’âme, qu’on laisse dorénavant aux croyants. Mais la
question du commencement de l’univers ou de son infinité reste ouverte et entre
directement en jeu dans des questions importantes de cosmologie. Kant également
a eu le mérite de redonner à la dialectique toute sa place dans une œuvre qui
apparaît comme le couronnement du rationalisme classique. Pour autant, on doit
aller au-delà de Kant, en avant et non en arrière comme le demandait déjà
Hegel. Et surtout on se demandera s’il n’y a pas une autre manière de sortir du
champ de bataille, une manière que l’on pourrait trouver dans l’immanentisme
radical de Spinoza, voix discordante dans le concert du rationalisme auquel
pourtant Spinoza appartient par tant d’aspects.
Denis Collin – 13 mars 2019
[1] Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques en
abrégé. I. La science de la logique¸ Add. §41, traductiopn Bernard
Bourgeois, Vrin, 1970
[2] E.
Klein, Le facteur temps sonne toujours
deux fois
mercredi 13 mars 2019
A propos d'un prétendu droit d'ingérence dans les affaires d'un Etat tiers
Il y a quelques années M. Bernard-Henri Lévy et quelques
thuriféraires du nouvel ordre « libéral » décrétèrent un nouveau
droit, le droit d’ingérence humanitaire et comme ces gens ne sont pas très
précis sur les termes, ils transformèrent ce droit en un devoir. M. Kouchner,
ministre de gauche et de droite mis en œuvre ce droit-/devoir d’ingérence en
diverses occasions et pas seulement en se faisant photographier portant sur le
dos un sac de riz. Tous ces militèrent ardemment pour l’intervention dans
l’ex-Yougoslavie, soutinrent les « bombardements humanitaires » sur
Belgrade et M. Kouchner finit comme gauleiter de l’OTAN au Kosovo. La plupart
se retrouvèrent pour appuyer la guerre américaine en Irak ou encore pour le
dynamitage du régime de Kadafi, ouvrant pour ce pays une période de chaos qui
dure encore. On pourrait détailler les exploits des partisans du droit/devoir
d’ingérence… Leur bilan suffit pour condamner
ces tristes pitres qui, pourtant, continuent de pontifier sur tous les écrans
de télévision.
Depuis que l’on a commencé à théoriser la possibilité d’un
droit international – on peut dire depuis Grotius, au XVIIe siècle
et depuis le traité de Westphalie qui mit fin à la « Guerre de Trente
Ans » (1648) on s’accorde généralement pour considérer que le principe de
non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État tiers est au fondement de
tout droit international dès lors qu’un tel droit vise à la paix. Que ce
principe ait été allégrement violé par tous les fauteurs de guerre, on ne le
sait que trop. Mais la violation répétée d’un principe ne suffit pas pour le
rejeter ! Kant, un des partisans les plus rigoureux d’un droit
international garantissant une « paix perpétuelle » soutient même que
le « droit des gens », c'est-à-dire le droit des nations se résume à
cette non-ingérence. Même si on désapprouve le régime politique d’un pays, on
n’est pas plus fondé à lui faire guerre qu’on est fondé à intervenir contre un
quidam dont on juge la conduite scandaleuse dès lors qu’elle ne met pas en
cause le droit en tant règle universelle de la coexistence des libertés
individuelles.
On le sait si bien que lorsqu’on a décidé de faire la guerre
à un État, on invente toutes sortes de « fake news » pour l’accuser de menées agressives contre les
autres États. Ainsi en fut-il des fameuses « armes de destruction
massive » de Saddam Hussein, dont les photographies furent présentées sans
vergogne dans des réunions internationales par le secrétaire d’État à la
défense américain, le général Colin Powell.
On connaît cependant des cas d’ingérence légitime : par
exemple, quand, en 1936, la République espagnole a appelé ses alliés, membres
de la SDN, à l’aider à se défendre contre une guerre civile engagée par un
général rebelle, la France et la Grande-Bretagne étaient fondées à porter
secours à leur allié, et ce non seulement pour des raisons de principes mais
aussi parce que les rebelles espagnols étaient soutenus par deux gouvernements
qui avaient claqué la porte de la SDN et ne faisaient pas mystère de leurs
ambitions guerrières notamment contre les pays démocratique. Dans ce cas où
l’ingérence semblait presque naturelle, notons que la Grande-Bretagne et la
France ont courageusement pris le parti de ne rien faire, de laisser la
république espagnole se faire étrangler par ses bourreaux, ce qui a ouvert la
voie à la seconde guerre mondiale ! Insistons : dans ce cas,
l’intervention eût été légitime puisque la demande venait du gouvernement
espagnol lui-même. On restait donc dans un cadre juridique strictement
westphalien !
En revanche, ce à quoi nous avons assisté au cours des
dernières décennies est quelque chose de très différent. Dans l’ex-Yougoslavie,
en Irak (à deux reprises), en Lybie et en Syrie, des grandes puissances sont
intervenues, invoquant des motivations humanitaires ou la défense de la
démocratie pour abattre les gouvernements en place et, éventuellement,
installer des gouvernements plus à leur goût. Que faut-il en penser ?
Dans cette affaire les bons sentiments, la pitié par
exemple, brouillent notre jugement. Le régime intérieur d’un État peut-être
parfaitement déplorable, juridiquement les autres États n’ont aucune raison
d’intervenir directement pour le renverser. En tant qu’État démocratique ou à
peu près démocratique nous ne sommes évidemment pas obligés de commercer avec
un gouvernement tyrannique ni même d’avoir des relations diplomatiques (tout
cela n’est qu’une question d’opportunité). Rien ne nous oblige à inviter le
tyran dans la tribune officielle du 14 juillet (Bachar) ou le laisser planter
sa tente dans le jardin de l’Élysée… Mais nous ne pouvons nous autoriser à
renverser ces tyrans, renversement qui ne peut être que le fait de révolutions
de palais ou populaires menées de l’intérieur. Encore une fois, c’est une
question de droit. Si on s’autorise ce
genre d’intervention au motif que le gouvernement n’est pas démocratique et
martyrise son peuple, il est à craindre que la liste des endroits où il faut
procéder à des « bombardements démocratiques » ne soit fort longue.
Pourquoi Kadafi et pas la monarchie saoudienne ?
En second lieu qui décidera que telle gouvernement est
intolérable ? Ou fera-t-on passer la frontière entre les gouvernements pas
vraiment démocratiques, plutôt autoritaires même et les gouvernements
tyranniques ? Récemment, certains euroïnomanes ont cru bon de soutenir que
l’Italie était devenue un pays fasciste. Doit-on prendre les armes pour faire
rendre gorge à l’abominable gouvernement italien ?
En troisième lieu, l’expérience montre que toutes ces
interventions « humanitaires » tournent régulièrement à la
catastrophe. L’Irak a produit Daesh et sous l’égide de l’armée américaine s’est
mis en place un gouvernement chiite aussi corrompu que les précédents et guère
plus soucieux de la liberté des minorités – les chrétiens d’Irak (car l’Irak
était un pays chrétien avant la conquête arabe) regrettent Saddam… L’affaire
libyenne est la plus emblématique : le renversement de Kadafi a précipité
ce pays dans la guerre civile et n’est pas pour rien dans ce qu’on a appelé la
crise des migrants. On peut aussi évoquer l’échec de la coalition à direction
US en Afghanistan ou encore la manière dont « nous » avons armé la
soi-disant opposition démocratique à Bachar mais en fait, comme Hollande l’a
confessé récemment, les groupes liés à Al-Qaida.
En quatrième lieu, il faut cesser de déplorer les réalités
dont on chérit les causes qui les ont produites. Les talibans sont des types
peu fréquentables. Mais pour reprendre une phrase d’un président américain, ces
« fils de putes » sont « nos fils de putes ». Ils ont été
propulsés, armés et soutenus par les services occidentaux, exactement comme l’a
été l’organisation Bin Laden. Comme Saddam en son temps fut le bras armé des
Occidentaux contre le nationalisme socialisant et les communistes puis contre
l’Iran. La liste est longue des régimes tyranniques que « nous »
avons soutenus pour ensuite intervenir au nom de l’humanité pour renverser ces
mêmes régimes – quand le molossoïde qu’on a caressé montre sur la table et
mange le repas, le maître se fâche. Commençons donc par cesser de soutenir les
pires tyrans pour des motifs de « realpolitik »
et nous aurons fait un grand pas en avant. Si l’on prend l’exemple de la Syrie,
on aura un concentré de toutes les hypocrisies, tous les coups bas, toutes les
manœuvres abjectes et de tous les effets pervers de l’intervention-ingérence.
Bref, il faut s’en tenir au principe que l’État reconnaît
les États et pas les gouvernements. On pourrait d’ailleurs facilement se
gausser des palinodies du gouvernement de M. Macron qui reconnaît que
putschiste Guaido contre le gouvernement légal du Venezuela mais garde une
prudence serpentine à l’égard des événements d’Algérie. Il a parfaitement
raison de ne pas de mêler des affaires algériennes – et l’on sait que, du point
de vue de la démocratie, une intervention française serait des plus
contre-productive. Mais il a complètement tort de décider de reconnaître un
prétendu président contre le président légal du Venezuela. Que le régime de
Maduro soit un régime de bureaucrates corrompus et parfaitement incompétents et
prompts à toutes les formes d’autoritarisme, on a de bonnes raisons de le
penser. Mais ce régime est aussi, d’une certain manière le produit des
interventions internationales, des sanctions économiques et des infiltrations
de la CIA. Mais seul le peuple vénézuélien est fondé à se débarrasser de
Maduro.
Bien sûr les partis, les associations, les individus ont le
droit de juger comme bon leur semble les régimes des autres États, ils ont le
droit d’apporter leur soutien moral et même matériel quand la situation l’exige
aux mouvements révolutionnaires ou démocratiques dans d’autres pays. Mais les États
doivent s’en tenir aux règles du droit international.
Denis Collin – 13 mars 2019
Défendre la république !
Le mot « république » est largement galvaudé. Se
disent « républicains » tant de politiciens qui chaque jour foulent
aux pieds les principes républicains qu’il pourrait sembler presque nécessaire d’abandonner
ce nom glorieux. Essayons cependant d’en rappeler la signification et de d’en
tirer les conclusions.
vendredi 8 mars 2019
Rechercher la vie bonne : Aristote
Primum vivere, deinde
philosophare ? Vivre d’abord, philosopher ensuite : cet adage plein
de bon sens est peut-être radicalement faux. Vivre, mais de quelle
vie ? Voilà la question qui se pose
nécessairement dès lors qu’on survit. Et vivre une vie réduite à la survie, une
vie semblable à celle des bêtes ce n’est pas vivre une vie humaine. Pour mener
une vie vraiment humaine, il faut pouvoir choisir de mener une vie vraiment
humaine, cette « vie bonne » qui se trouve au centre des méditations
des philosophes antiques. La philosophie ne vient pas après la vie, elle doit
devenir un mode de vie. Telle est la leçon la plus importante que nous ont
laissée les philosophes grecs antiques, la leçon de Platon, celle d’Aristote,
celle des stoïciens ou des épicuriens. Choisir quelle voie suivre entre celles
proposées par tous ces grands penseurs à qui nous devons tant, c’est bien
difficile. Suivons aujourd’hui la voie d’Aristote, tant est-il que l’Éthique à Nicomaque est sans aucun
doute un des livres majeurs de toute l’histoire de la philosophie.
Il y a trois traits majeurs qui caractérisent l’éthique
aristotélicienne. Le premier est la place centrale accordée à la fois à la
justice et à la juste mesure. Le deuxième : il s’agit d’une éthique
sociale et non d’un guide pour la vie de l’individu confronté à un monde en
train de se défaire – et c’est cela qui distingue le plus nettement Aristote de
ceux qui viennent après lui, stoïciens et épicuriens. En troisième lieu, en
éthique comme en toutes choses qui tombent dans le champ de l’examen
philosophique, Aristote se garde bien de trancher trop nettement. Il laisse
toujours sa part au problématique, au presque ça mais pas tout à fait, au
mixte. Par ces trois traits, l’éthique aristotélicienne nous est plus
indispensable que toute autre.
vendredi 1 mars 2019
Histoire et instrumentalisation de la mémoire
On confond trop souvent l’histoire et la mémoire, assimilant
l’histoire à notre mémoire collective. Pourtant histoire et mémoire sont, à
bien des égards, antinomiques. La mémoire est subjective. Elle s’inscrit
toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise
l’objectivité. L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme
existence extérieure à la conscience. La mémoire historique est toujours notre
mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de
l’histoire de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire
implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, c’est la
possibilité de changer de point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue
particulier.
jeudi 28 février 2019
Pour Hegel
Prolégomènes à la lecture des Principes de la philosophie du droit
Ces lignes sont écrites en vue d’une étude plus approfondie
des Principes de la philosophie du Droit.
Il s’agit du prologue à un travail plus développé qui viendra par la suite.
Par quoi sommes-nous concernés dans l'action politique?
Nous avons
montré que l’action politique est précisément ce qui constitue la cité –
quelles qu’en soient les formes. Nous avons également vu que la cité est un
monde – le microcosme – qui doit refléter le monde naturel – le macrocosme.
Le monde, ce
n’est donc pas simplement « tout le monde », au sens de « tous
les gens ». Le monde est ce qui rend possible la vie humaine, puisque
l’homme est un zoon politikon. Le
souci du monde est donc le souci propre de l’homme en tant que politikon et l’activité politique est
donc directement concernée par le monde. Il ne s’identifie au souci des autres
qui peut ne viser les autres hommes à titre de personnes privées (par exemple
la charité privée n’est pas une action politique, dans la famille nous sommes
concernés par nos proches, etc.). Être concerné par soi-même, c’est précisément
se retirer du monde : par exemple, dans la vie contemplative, dans la
méditation, ou pour le croyant dans la prière, je me retire en moi-même.
De ce qui
peut ici être établi aisément, en se souvenant des cours sur cette vision
grecque du monde dont nous sommes les héritiers, on peut tirer quelques
questions :
1.
Toute action est-elle politique ? Et de ce point de vue, il faut admettre
comme complément de la politique l’existence de ce que Hannah Arendt appelle le
domaine privé. Dans le domaine
privé, l’homme se sépare du monde, il se protège du monde. L’inviolabilité du
domaine privé est le corrélat de la politique.
2.
Ce qui émerge à l’époque moderne et dont les auteurs des Lumières sont les
premiers témoins et les premiers analystes, c’est l’invasion du domaine privé
(celui de l’économie, la gestion de la maisonnée) dans le domaine public. Et
c’est ici que s’enracinent deux phénomènes : la subversion de l’espace du
politique par les intérêts privés et la perte programme du monde commun.
3.
Le totalitarisme est la perte du monde commun. La politique disparaît, écrasée
par l’accumulation de puissance de l’État totalitaire. Il suppose des masses
atomisées, la dislocation des classes et des peuples (voir les analyses de Hannah
Arendt).
***
En ce qui concerne la première question, il faut comprendre
ce qu’est la politique. Comme le dit Hannah Arendt, il ne s’agit pas de
l’homme, mais des hommes, dans leur pluralité. Dans l’espace public, ils
se rencontrent dans leur pluralité et en même temps admettent entre eux une
certaine égalité. C’est pourquoi la question de savoir qui a accès à l’espace
public est une question aussi importante. Cet espace est le lieu de la
politique et existe entre les hommes en tant qu’ils appartiennent à la
communauté politique. Il est bâti, maintenu et transformé par l’action
politique. Et ce quelle que soit la forme du gouvernement. Dans la démocratie
athénienne seule une petite minorité (10%) constituait le « peuple »
de ceux qui avaient la qualité de citoyens à part entière et jamais il n’y a de
communauté politique dans laquelle tous les individus sont citoyens. Il faut
aussi distinguer les conditions légales de la citoyenneté de sa réalité
effective. L’action politique peut être le fait d’individus qui légalement ne
sont pas ou pas encore citoyens. Dans les régimes tyranniques ou simplement
autoritaires, une partie de l’action politique peut être clandestine, ce qui
n’ôte rien à son caractère d’action politique qui fait exister le politique
comme tel.
En tant qu’elle est politique cette action est concernée par
le monde. Et ce indépendamment des motivations des acteurs – qui peuvent être
des motivations parfaitement égoïstes ou passionnelles – la libido
dominandi. C’est ici qu’il importe de définir ce que l’on appelle
« monde ».
On en peut avoir une approche intuitive par l’usage du mot
« monde ». On parle du « monde grec » pour parler de cette
unité politique (unité d’une diversité de cités, indépendantes les unes des
autres, unité de culture, existence de liens privilégiés). Le mundus
chez les Étrusques, et cela a été repris par les Romains désignait un puits
destiné à recevoir les offrandes destinées aux dieux des puissances
souterraines : sa place découlait du bornage des cités. À partir du mundus
se dessinent l’axe vertical et les axes horizontaux orthogonaux du monde
des hommes, lequel est une image inversée sur monde des astres. Le monde
renvoie à l’ordre, à l’arrangement et c’est toujours à partir du microcosme
humain que le macrocosme s’ordonne. Le monde n’est donc pas un espace abstrait
mais un espace arrangé dans lequel on peut cheminer (parcourir le vaste monde,
par exemple). Ainsi l’action politique, celle qui consiste, si on revient à
l’étymologie, à bâtir une cité est donc bien constitutive du monde. Elle
aménage ce monde dans lequel les hommes peuvent vivre, dans lequel les petits
d’homme peuvent « venir au monde », c’est-à-dire s’acheminer vers ce
qui est proprement
l’humanité. La vie mondaine est la vie publique, à quoi s’oppose le fait de se retirer du monde pour se consacrer au salut de son âme (voir Pascal).
l’humanité. La vie mondaine est la vie publique, à quoi s’oppose le fait de se retirer du monde pour se consacrer au salut de son âme (voir Pascal).
La vision cosmopolitique des Stoïciens ne contredit pas cette
façon de voir. L’homme est « citoyen du monde » affirment-ils
s’opposant ainsi à la citoyenneté limitée de la polis antique. Chez les
Romains, cette vision s’appuie sur la conception de l’imperium romain
dont la « destinée » est de faire régner partout la pax romana.
C’est bien encore le souci du monde qui caractérise l’action politique.
Donc il est évident que dans l’action politique nous sommes
bien concernés par le monde et non par nous-mêmes ! Que cette action
renvoie à nos intérêts, c’est certain. Les hommes agissent toujours en vue de
ce qu’ils croient être leur « utile propre », même si celui qui se
limite à ses intérêts égoïstes bornés ne voit pas plus loin que le bout de son
nez ! Il faut ajouter que pour s’engager dans quelque entreprise que ce
soit, il faut y être intéressé. On le voit l’opposition entre le monde et
nous-mêmes ne recoupe pas l’opposition – souvent floue et parfois factice –
entre l’action désintéressée et l’action en vue de nos propres intérêts.
***
Abordons le deuxième aspect. L’élargissement du monde des
Européens, concomitant avec les voyages transatlantiques et trans-pacifiques, a
bouleversé l’ordonnancement du monde ancien. Le « nouveau monde »
n’est pas seulement cet espace qu’ouvrent les navigateurs espagnoles, portugais
et italiens. C’est un nouveau monde qui se construit sur les décombres de
l’ancien. Un monde qui perd son centre – Copernic et Galilée nous font passer
« du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du
livre de Koyré. Si le centre est partout et la circonférence nulle part, comme
le disait déjà Nicolas de Cues repris par Pascal, comment penser encore
l’existence d’un monde commun des humains ? Cherchant la « loi de
Newton » qui régit les affaires humaines, Adam Smith découvre que c’est
l’intérêt de chacun qui est la « loi de la gravitation universelle »
qui fait tenir ensemble les hommes. Ce n’est plus le souci du monde, le souci
proprement politique qui les anime, mais le souci de leurs propres intérêts
dont la « main invisible » assure la cohésion et l’harmonie
universelle. On peut estimer, comme Jean-Claude Michéa, que la voie ouverte par
Smith est une impasse ; mais le philosophe écossais a clairement saisi le
mouvement en cours : la subversion du « commun » par les
intérêts privés.
Dans ce monde, où les hommes sont comme des atomes isolés mus
par la seule loi de la maximisation de leur utilité, les individus sont tous
interchangeables et il n’y a plus de place pour l’action politique. Le
gouvernement des hommes pourra laisser la place à la « gouvernance »,
seule « régulation » subsistante pour assurer les flux des échanges,
entre marchandises toutes rendues équivalentes par cet équivalent général
qu’est l’argent.
Si le monde ancien valorisait l’individualité, si la gloire
et l’honneur étaient la marque de la contribution de l’individu exceptionnel au
monde commun, une marque qui faisait qu’il devenait immortel dans la mémoire de
sa communauté politique, ces valeurs sont maintenant considérées comme des
« bagatelles » (Hobbes, Léviathan, ch. XIII). Locke considère
même que la propriété finalement est plus sacrée que la vie (cf. Traité du
gouvernement civil).
De manière contradictoire, la modernité valorise les droits
individuels et la liberté politique au moment même ils semblent perdre leur
sens profond. Conscient que la « société civile » abandonnée à la
dynamique de l’échange signifierait la fin de la communauté spirituelle des
hommes, Hegel tente de penser l’État comme l’unité contradictoire de l’individu
et de la totalité. L’État est pensé comme la plus haute réalisation de
l’Esprit, cette unité qui garantit la liberté des individus dès lors qu’ils
reconnaissent la suprématie de la volonté générale.
***
Nous arrivons ainsi la dernière de nos questions. Le système
totalitaire, tel que l’a analysé Hannah Arendt n’est en rien le produit de la
malveillance de quelques hommes particulièrement monstrueux qui ont réussi à
mener à bien leurs fins propres en asservissant toute la population d’un pays
ou d’un continent. Dans la deuxième partie des Origines du totalitarisme
intitulée L’impérialisme, Arendt montre que l’impérialisme, avec la
Première Guerre Mondiale a précipité le déclin de l’État-nation en faisant
« exploser la solidarité des nations sans espoir de retour, ce que nulle
autre guerre n’avait jamais fait. » (op. cit. Seuil, Collection
« Points », p. 239). Des millions de femmes et d’hommes sont déplacés
à la suite de l’effondrement des vieux Empires (empire russe, empire ottoman,
empire austro-hongrois). Des foules de « sans-droits » vont
apparaître, privées de la protection d’un État, devenues apatrides,
c’est-à-dire privées d’un lieu où habiter le monde. Or, cette situation découle
de cette subversion du domaine public par les intérêts privés, nous dit encore
Hannah Arendt. Et c’est de là que naît de le système totalitaire lequel repose
sur la masse, c’est-à-dire l’agglomération d’individus séparés de toute
appartenance collective à un monde commun et qui ne tiennent plus ensemble que
par le culte du chef et la toute-puissance de la police politique. À bien des
égards, le système totalitaire se distingue radicalement d’un étatisme
autoritaire comme l’histoire en a tant connus. Il est donc anti-politique.
« Les organisations totalitaires sont des organisations d’individus
atomisés et isolés » (H. Arendt, Le système totalitaire, Plon, p.
69) Avec Hannah Arendt, nous pouvons comprendre que la terreur s’impose quand
les hommes sont isolés, quand ils ont rompu tout lien avec vie politique et
avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle
d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs
du travail.
La pensée a toujours besoin de la solitude, elle est le
dialogue de l’âme avec elle-même, ainsi que le dit Platon. Mais la solitude
n’est pas la désolation. La solitude du penseur suppose que soit gardé le
contact et le lien avec les autres. Le totalitarisme produit la
désolation : de même qu’il rend impossible l’action politique, il rend
impossible toute vie véritablement privée. « La désolation, fonds commun
de la terreur, essence du régime totalitaire, et pour l’idéologie et la logique
préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement
et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le
commencement de la révolution industrielle et qui sont devenues critiques avec
la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des
institutions politiques et des traditions sociales de notre époque. » (Le
système totalitaire, op. cit. p. 304)
***
En conclusion, il est clair que dans l’action politique nous
sommes concernés par le monde et non par nous-mêmes, ce qui ne signifie pas que
nous ne devions pas réserver une partie de notre temps au souci de nous-mêmes
et plus généralement aux soucis de l’espace privé qui reste absolument
nécessaire pour protéger la vie humaine contre le monde. De ce point de vue, la
séparation entre le domaine privé et la sphère publique doit être maintenue. À
l’inverse, on peut noter que le processus que l’on appelle
« mondialisation » loin d’être la constitution d’un monde commun à
tous les hommes sur la surface de la Terre revient pour des centaines de
millions d’individus à la destruction de tout monde commun, des individus sans
attache, déracinés réduits à la condition de consommateurs peuplent ce monde
sans frontières où les individus se heurtent pourtant à des nouvelles frontières
bien plus imperméables que toutes celles que l’humanité a connues dans son
histoire. L’effacement des frontières entre la sphère publique et le domaine
privé se traduit aussi pour les individus par une désertion du souci d’un monde
auquel ils ne croient plus pouvoir contribuer et donc un affaissement de toute
conscience proprement politique, sans que pour autant il y ait un repli sur la
sphère de l’intériorité – à la manière des Stoïciens défendant la liberté
intérieure du sujet – précisément parce que le consommateur est un sujet sans
intériorité et parce que prétendu individualisme de notre époque fabrique le
plus souvent des individus en série. Au-delà de ces processus sociaux, reste
pour la « réalité humaine » comme le dit Sartre la responsabilité
pour le monde.
mardi 26 février 2019
Épineuses questions de morale
Face à la folie de notre époque, nous sommes parfois pris de
vertige. Quand Science et Avenir
annonce l’arrivée proche de bébés OGM aux capacités cognitives augmentées, on
se dit que « le meilleur des mondes » est arrivé. Mais la question
qui suit est très ennuyeuse : au nom de quel principe pouvez-vous
condamner ce type d’expérimentations qui nous permettrait d’améliorer l’espèce
humaine ? Comment ne pas constater que sur les autres questions qui se
posent aujourd’hui avec acuité dans le domaine de la procréation, des
biotechnologies, du début et de la fin de la vie, nous sommes désarmés
moralement, c'est-à-dire que nous avons beaucoup de difficultés à trouver des
critères sûrs qui pourraient nous permettre de trancher, de dire ceci est bon,
ceci est permis ou ceci est interdit.
Nous ne pouvons plus guère en effet nous référer aux sources
traditionnelles de l’autorité morale, qu’elles résident dans la tradition de la
communauté politique à laquelle nous appartenons ou dans l’autorité religieuse.
En héritiers des Lumières, nous croyons au développement de l’autonomie,
c'est-à-dire à la puissance souveraine de la raison en tant qu’elle est la
raison pratique qui doit déterminer notre volonté et nous rejetons les morales
hétéronomes, c'est-à-dire les morales reposant sur un commandement extérieur. Mais
ce que la raison nous dicte est loin d’être toujours clair et univoque. Comment
argumenter sérieusement en ces matières ?
On pourrait être tenté de se référer à une morale naturelle,
quelque chose que nous reprendrions chez Aristote et chez les Stoïciens. « En
toutes choses, suivre la nature » : voilà un précepte qui a le mérité
de la clarté. Il nous permettrait de séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui
est conforme à la nature et ce qui est contre-nature. Hélas, nous avons appris
qu’il n’en est rien ! Le stoïcisme romain (pour aller vite), celui de
Sénèque, d’Épictète et de Marc-Aurèle, celui qui va retrouver ses lettres de
noblesse à l’âge classique, est un stoïcisme bien rasé et bien peigné, tout à
fait présentable dans la bonne société et en particulier dans la bonne société
chrétienne, mais le stoïcisme réel, le stoïcisme grec qui s’enseignait en ce
lieu d’Athènes nommé la « stoa »
(le portique) était d’une autre nature – si j’ose dire. Il prenait tout à fait
au sérieux l’idée de loi naturelle et en tirait toutes les conséquences. L’idée
d’une communauté de tous les hommes qui étaient donc frères d’une certaine
manière les conduisit à mettre en cause l’esclavage. Mais la communauté des
hommes avec les autres êtres vivants allait également de soi et c’est ainsi que
certains auteurs de cette tradition trouvaient également naturels les rapports
sexuels entre les hommes et les bêtes. Il est donc assez douteux de suivre la
nature au sens stoïcien.
Pendant longtemps, l’homosexualité fut condamnée comme
« contre nature » : la nature n’avait-elle pas destiné les
organes sexuels à la reproduction de l’espèce et dès lors les rapports sexuels
entre personnes du même sexe ne pouvant jamais, même potentiellement, être
orientés vers la procréation, ils étaient clairement opposés à la nature. Pour
réfuter ce point de vue, il faut réfuter l’idée d’une morale naturelle et
admettre que la morale dépend des conventions humaines que l’on peut changer à
volonté. C’est pourquoi les défenseurs de la cause LGBT se réfèrent, à l’appui
de leurs revendications, à de nombreux exemples de sociétés dans lesquelles les
pratiques homosexuelles sont admises voire, dans certains cas, encouragées, ce
qui prouverait qu’elles ne sont pas vraiment « contre nature » !
Cette première stratégie peut d’ailleurs, assez paradoxalement, s’appuyer aussi
sur le recours à la nature : l’éthologie a montré de nombreux exemples de
comportements « homosexuels » chez les animaux, notamment chez les primates
mais pas seulement et donc elle est aussi naturelle que les relations hétérosexuelles.
L’argument selon lequel un comportement devrait être toléré
parce que l’on en trouve des exemples dans la nature n’est évidemment pas très
convaincant. De nombreux animaux tuent une partie de leurs petits quand les
portées sont trop nombreuses. En déduira-t-on que l’infanticide peut être
autorisé ? Au motif que les chiens mangent souvent des excréments, faut-il
renoncer à classer la coprophilie au rang des perversions ?
On voit donc que les arguments « naturalistes » ne
sont guère convaincants, ni dans un sens ni dans un autre. Des prétendues lois
naturelles, on ne peut rien tirer quant aux obligations que devraient suivre
les humains. L’interdit de l’inceste ne peut se fonder sur la nature puisque nous
n’avons aucune répugnance naturelle envers l’inceste, sinon l’interdit serait
inutile. De l’éthologie, on ne peut non plus conclure que certains
comportements devraient être autorisés. Il n’est pas des plus pertinent de
justifier l’homosexualité humaine en alléguant celle des chimpanzés !
À ceci on pourrait ajouter un argument « sadien ».
Dans La philosophie dans le boudoir, Sade
reprend au pied de la lettre le principe stoïcien « en toutes choses,
suivre la nature » mais il en tire des conclusions assez désagréables. Les
vertus prônées par la morale ordinaire sont contre nature : « renoncez
aux vertus, Eugénie ! Est-il un seul des sacrifices qu’on puisse faire à ces
fausses divinités, qui vaille une minute des plaisirs que l’on goûte en les outrageant
? Va, la vertu n’est qu’une chimère, dont le culte ne consiste qu’en des
immolations perpétuelles, qu’en des révoltes sans nombre contre les
inspirations du tempérament. De tels mouvements peuvent-ils être naturels ? »
s’écrie Dolmancé. Et d’ailleurs « si la nature défendait les jouissances
sodomites, les jouissances incestueuses, les pollutions, etc., permettrait-elle
que nous y trouvassions autant de plaisir ? » Mais le meurtre lui-même est
conforme à la nature ! « La destruction étant une des premières lois
de la nature, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une
action qui sert aussi bien la nature pourrait-elle jamais l’outrager ? Cette
destruction, dont l’homme se flatte, n’est d’ailleurs qu’une chimère ; le
meurtre n’est point une destruction ; celui qui le commet ne fait que varier
les formes ; s’il rend à la nature des éléments dont la main de cette nature
habile se sert aussitôt pour récompenser d’autres êtres ; or, comme les
créations ne peuvent être que des jouissances pour celui qui s’y livre, le
meurtrier en prépare donc une à la nature ; il lui fournit des matériaux
qu’elle emploie sur-le-champ, et l’action que des sots ont eu la folie de
blâmer ne devient plus qu’un mérite aux yeux de cette agente universelle. C’est
notre orgueil qui s’avise d’ériger le meurtre en crime. »
Bref la nature n’est vraiment pas le guide que nous
cherchions, à moins de nous convertir à la morale de Dolmancé ! Sans doute
n’était-ce pas le but premier de Sade mais La
philosophie dans le boudoir apparaît comme une réfutation apagogique du
précepte stoïcien !
Mais d’un autre côté, on ne peut guère soutenir que la loi
positive suffit pour définir les limites du licite et de l’illicite et qu’il y
aurait donc dans le droit quelque chose de totalement arbitraire – pour
reprendre l’argument de Cicéron, pourquoi le brigandage ne peut-il être
autorisé ? Pour sortir de ce dilemme, il suffit de partir de la proposition
de Marshall Sahlins selon qui la nature humaine, c’est la culture. Ainsi ce que
nous appelons « contre nature » peut-il se résumer à ce dont nous
craignons qu’il détruise la société. Le meurtre et le brigandage ne peuvent
être autorisés, non parce qu’ils seraient « contre nature » mais tout
simplement parce qu’ils sont incompatibles avec le maintien de la vie sociale.
Le problème est maintenant que nous sommes confrontés à une
multitude de formes différentes de culture et de vie sociale avec des
impératifs moraux souvent très différents. Le noyau moral commun à toutes les
sociétés, la règle d’or, est lui-même très flou. Faire aux autres ce que nous
voudrions qu’on nous fît : soit, mais encore ? Le spectre des choses
que nous voudrions qu’on nous fît est étendu à l’extrême et varie souvent d’un
individu à l’autre. Ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on
nous fît : c’est également quelque chose d’assez vague. En suivant cette
piste et nous en tenant au point de vue purement logique, nous sommes entraînés
dans d’épouvantables discussions sophistiques.
Pour sortir de ces dilemmes, il semble que nous devrions
mieux cerner le champ de nos réflexions et adopter un certain nombre d’axiomes.
Ces axiomes ne sont pas intemporels et absolument universels, car on peut
toujours trouver des sociétés et des cultures qui n’en tiennent aucun compte. Ils
sont enracinés dans un lieu et un temps : ce sont les axiomes qui sont
présupposés dans les sociétés modernes égalitaires et démocratiques, qui font
du respect de la liberté de conscience et des libertés individuelles un
principe intangible. Ils définissent une morale commune, généralement acceptées
par tous et ils constituent bien une « décence commune » pour
reprendre l’expression de George Orwell. On pourrait contester ces axiomes :
la liberté n’est peut-être qu’un mot creux et il y a tant de limitations qui s’imposent
à la liberté qu’on ne voit plus à quoi sert de s’y référer. Quant à l’égalité, elle n’est bien qu’une
pétition de principe et les êtres humains sont si différents les uns des autres
mais aussi si inégaux en force physique, en résistance aux maladies et peut-être
en capacités intellectuelles que cette égalité n’est peut-être qu’une abstraction
non seulement inutile mais nuisible. À quoi nous ne pouvons répondre de manière
définitive par une réfutation en règle !
Nous pouvons nous donner quelques bases simples. De ce que « l’homme
est un animal social », chose qui ne peut guère est contestée, nous
pouvons déduire avec Grotius une règle d’utilité sociale : « Ce soin
de la vie sociale, dont nous n'avons donné qu'une ébauche, et qui est conforme
à l'entendement humain, est la source du droit proprement dit, auquel se rapportent
le devoir de s'abstenir du bien d'autrui, de restituer ce qui, sans nous
appartenir, est en notre possession, ou le profit que nous en avons retiré,
l'obligation de remplir ses promesses, celle de réparer le dommage causé par sa
faute, et la distribution des châtiments mérités entre les hommes. » D’où
il découle que « X. —1. Le droit naturel est une règle que nous suggère la
droite raison, qui nous fait connaître qu'une action, suivant qu'elle est ou
non conforme à la nature raisonnable, est entachée de difformité morale, ou
qu'elle est moralement nécessaire et que, conséquemment, Dieu, l'auteur de la
nature, l'interdit ou l'ordonne. » Et par conséquent : « 5. Le
droit naturel est tellement immuable, qu'il ne peut pas même être changé par
Dieu. »
Ces règles étant admises, nous n’avons pas encore répondu à
nos interrogations initiales. Nous devons concéder que la détermination précise
de ce qui découle de ces normes communes revient d’une manière ou d’une autre à
la délibération publique. Admettons que les individus participent à une délibération
publique sur une question quelconque – par exemple celle du suicide assisté, rebaptisé
« mort heureuse » (euthanasie) – et que cette délibération conduise à
une prise de décision, entérinée par l’autorité politique par exemple, on peut
considérer comme Apel ou Habermas que cette délibération contient en elle-même
un certain nombre de présuppositions qui entrent en ligne de compte dans le raisonnement
logique qui vient appuyer cette décision. Ainsi une délibération publique sur
un sujet d’ordre général présuppose :
1)
Que les participants à cette délibération se
reconnaissent mutuellement comme des sujets raisonnables, puisque seule l’acceptation
commune de l’autorité de la raison rend une discussion possible.
2)
Que les participants se reconnaissent comme des
égaux « en droit » et qu’aucun n’ait la possibilité d’imposer aux
autres son point de vue, si ce n’est pas la force de son argumentation.
3)
Que l’objet de cette délibération ait une valeur
universelle, puisque ce je veux pour moi, je dois nécessairement le vouloir
pour les autres et inversement et ce non seulement à un moment donné et
compte-tenu de l’opinion présumable de mes contemporains mais encore en
présupposant que n’importe qui dans l’avenir pourrait assumer les conséquences
de ces choix.
4)
Que les décisions prises préservent au maximum
les libertés de chacun de conduire sa vie comme il l’entend.
En acceptant ces présuppositions, on voit qu’aucune norme ne
peut impliquer que les humains puissent être traités comme des choses, puisque
les humains concernés ne pourraient plus être considérés comme des personnes
libres et égales. Personne ne pourrait choisir d’être dans ses caractéristiques
essentielles le résultat des décisions d’une autre personne de la même façon
que personne ne peut vouloir que l’heure de sa propre mort soit le résultat de
la décision d’une autre personne. Ceci n’est qu’une conséquence logique des
présuppositions de la délibération visant à élaborer des normes concernant par
exemple la possibilité pour un coupe de choisir le sexe de son enfant ou la
possibilité du « suicide assisté ». Chaque fois que l’on parle des
questions liées à la procréation, la condition (3) implique que l’on se pose en
premier lieu la question de la liberté de l’enfant à naître : une personne
libre peut-elle vouloir être privée de ses parents « biologiques » ? Évidemment, il arrive que des enfants soient,
pour diverses raisons, privés de leurs parents et soient élevés par des parents
« tenant lieu », mais ce n’est pas le résultat d’une volonté mais celui
d’un enchaînement de causes qui échappent à la volonté qui devrait être celle
de personnes libres. Plus généralement, l’éthique de la discussion interdit
toute action qui conduit à la « réification » de l’être humain,
précisément parce que cette réification contredit les présuppositions de la
délibération publique en vue de fixer les normes éthiques acceptables par l’ensemble
de la société. La production de bébés OGM même avec des capacités cognitives
améliorées et peut-être surtout avec des capacités cognitives améliorées
devrait donc être interdite et toute recherche stoppée.
Il semble que si on suit cette voie, on devrait pouvoir trouver
des moyens adéquats pour démêler les questions morales épineuses qui se
présentent à nous aujourd’hui. C’est qu’il faudra tenter de faire dans un
prochain article.
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