Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un
étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ? La morale/éthique détermine ce que sont le
bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit,
indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel
comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en
discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns. Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic »
et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale,
éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de
X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La
distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a
cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve
dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1]
accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans
une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par
un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien
d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).
Rappelons d’abord de quoi il s’agit. Avec les philosophies
morales héritées des philosophes antiques ou des grandes religions, nous avons affaire
à ce que Rawls désigne comme des « conceptions compréhensives du bien »
ou des « conceptions substantielles du bien ». La modernité, depuis
quelques siècles au moins, nous met face à la coexistence dans un même espace
social de multiples conceptions compréhensives du bien – ce qui va poser la
question de la « tolérance », c'est-à-dire de règles permettant la
coexistence pacifique des différentes conceptions du bien, question d’autant
plus brûlante que les éthiques religieuses judéo-chrétiennes commandent les
comportements individuels et même les plus intimes.
La religion des sociétés antiques grecques ou romaines étant essentiellement une religion civique n’interférait pas avec les normes de conduite individuelle. Il ne serait jamais venu à un Grec l’idée que sa manière de jouir de la vie pût offenser les dieux. C’est même cette extériorité des religions anciennes qui explique l’extraordinaire floraison de la pensée morale et le rôle qu’ont pu jouer ceux qui n’étaient pas seulement des philosophes au sens moderne mais aussi des maîtres de sagesse. Il y a cependant un « ethos » grec ou romain, un ensemble de valeurs communes à l’intérieur desquelles se meuvent finalement toutes réflexions éthiques. Inversement, le christianisme en tant que religion de l’intériorité a pu absorber tout l’espace de la vie éthique. Il y a bien une éthique chrétienne, même si, dans le détail, ses prescriptions ont pu varier au cours des siècles ou d’une contrée à l’autre.
Dans les deux cas, le partage de valeurs communes qui ne
peuvent être mises en question fonde l’existence de la communauté. Qu’est-ce
qu’une polis, une cité au sens grec, se demande Aristote ? C’est la
mise en commun, au moyen de la parole, des valeurs concernant l’utile et le
nuisible, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Mais à partir du moment où
les sociétés deviennent véritablement laïques, c'est-à-dire à partir du moment
où est reconnue la liberté de conscience – et pas simplement la tolérance
religieuse, à l’intérieur de laquelle la marge de liberté est toujours relativement
restreinte[2]
– se pose la question des valeurs communes qui garantissent la possibilité de
vivre ensemble. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que la caractéristique
essentielle de l’esprit moderne, c’est la possibilité ouverte de tout mettre en
question, non seulement les croyances religieuses ou l’organisation du
gouvernement mais aussi les mœurs et les conduites que nous croyions les plus
naturelles. C’est là une conséquence directe que ce que nous appelons, après
Benjamin Constant, la liberté des Modernes, qui conduit nécessairement à une
sorte de « relativisme éthique ».
Si aucune éthique ne peut s’imposer à tous, il reste que
nous avons néanmoins besoin de règles communes de vie. Savoir si j’ai une
obligation de respect vis-à-vis des autres, si le meurtre est moralement
admissible ou si la parole donnée est sacrée, ce ne sont pas des questions
qu’on pourrait renvoyer à la relativité des choix individuels. Ces règles
communes de vie ne peuvent être simplement le résultat d’un accord
intersubjectif, purement conventionnel, un peu comme une règle du jeu ;
elles doivent faire valoir leur objectivité puisqu’elles doivent être entendues
comme si nous voulions qu’elles soient des lois de la nature, bien que,
en fait, elles ne soient que le résultat des sédimentations de la coutume,
c'est-à-dire d’un accord de fait des individus participants à une société.
L’opération par laquelle l’arbitraire combiné des individus devient loi de la
raison est sans doute une mise en scène, la mise en scène de ce que nous
appelons le droit, mais c’est une mise en scène indispensable à
« l’institution de la vie ».
Nous introduisons, ce faisant une scission dans un ensemble
que les Anciens considéraient comme unifié. Chez les Grecs, il n’y a pas de
véritable différence entre « faire ce qui est bien pour nous » et
« faire le bien ». La vertu, comme disposition à bien agir a ce
double sens : il est vertueux d’être bienfaisant à l’égard des autres,
mais il est tout aussi vertueux de rechercher l’absence de troubles de l’âme.
Monique Canto-Sperber a certainement raison de critiquer ceux qui
« considèrent qu’en guise de moralité les Grecs ne traitent que du bonheur
de l’agent et de la réussite de la vie »[3]
et ramèneraient ainsi toute la philosophie grecque à un eudémonisme, pour la
bonne raison que chez Platon comme chez Aristote la séparation entre
eudémonisme – c'est-à-dire doctrine du bonheur ou de la vie bonne – et déontologie
– doctrine du devoir – est introuvable, cette séparation ne pouvant intervenir
que lorsqu’on sépare nos devoirs universels à l’égard des autres de nos fins
particulières déterminées par nos conceptions singulières de ce qu’est la vie
bonne, c'est-à-dire à partir du moment où l’on commence à concevoir des
sociétés pluralistes.
Nous sommes, nous, contraints de séparer ce qui est bon pour
nous et ce que nous devons faire, la manière dont nous devons agir à l’égard
des autres, et cela découle du caractère hautement pluraliste de nos sociétés.
C’est pourquoi il semble pertinent désormais de distinguer morale et éthique,
en réservant à l’éthique les doctrines du bien que chaque individu peut choisir
pour son propre compte, et à la morale les règles objectives qui doivent normer
la vie sociale et les rapports des individus avec les autres individus.
De telles règles, à quoi nous réservons le nom de morale,
sont-elles possibles ? Ce n’est rien moins qu’évident. Le relativisme
moral – c'est-à-dire l’idée qu’aucune loi morale ne prétendre à une valeur
objective et universelle – a de bons arguments à faire valoir.
Pour échapper au relativisme moral, plusieurs solutions sont
envisageables. En premier lieu, on pourrait essayer de procéder empiriquement,
en recherchant dans les multiples organisations sociales s’il n’existe pas
quelques règles communes. En deuxième lieu, on peut se demander s’il n’y a pas
un noyau commun aux diverses éthiques, un noyau comme qui définirait des normes
acceptées par tous et qui pourraient faire l’objet d’un consensus raisonnable.
Enfin, on peut chercher s’il n’y pas un moyen purement logique de construire de
telles règles qui bénéficieraient alors d’une solidité analogue à celle des
théorèmes mathématiques. C’est ce travail qui a constitué l’essentiel de la philosophie
morale depuis Kant.
Toutefois, cette distinction, si elle permet de voir plus
clair ne peut pas être considérée comme un absolu. Elle intervient à un moment
historique précis, au moment où l’on doit accepter le fait que tout le monde
n’a pas la même conception englobante du bien, c’est-à-dire au moment où l’on
admet la liberté pour chacun de choisir sa religion. Pour les Anciens, cette
distinction n’avait strictement aucun sens. La morale ou l’éthique, c’était une
seule et même chose : L’éthique à
Nicomaque ne concerne pas seulement l’individu dans la recherche de la vie
bonne pour lui seul, mais elle est une éthique sociale – puisqu’il est
impossible de séparer l’individu de la polis
qui est sa condition vitale. L’éthique la plus individualiste, celle d’Épicure
est aussi une morale sociale qui fait du cercle des amis et des chaînes amitiés
la condition la plus importante de la vie heureuse. Mais sommes-nous véritablement
sortis de cette problématique ? En théorie oui, mais non pas en pratique.
En effet, il y a bien deux aspects différents qui concernent
la morale : notre rapport avec les autres et les choix de vie que nous
faisons et qui n’engagent que nous-mêmes. Mais les choix de vie qui n’engagent
que nous-mêmes ne sont pas absolument indépendants de nos rapports avec les
autres. Un égoïste non envieux (ce paradigme des conceptions libérales) ne fait
rien qui puisse nuire à autrui et cependant on aura du mal à le qualifier
d’être moral. Kant pose cette question bien que d’une manière qui n’a pas été
toujours bien comprise. Le devoir au sens strict ne contient que les maximes
non contradictoires (ne pas mentir, ne pas voler, obéir à la loi) mais le
devoir au sens large unifie les devoirs envers autrui et les devoirs envers
soi-même : tu considéreras toujours l’humanité en ta propre personne et en
la personne de tout autre comme une fin en soi et jamais simplement comme un
moyen[4].
Cette formulation élargie de l’impératif catégorique exclut l’interprétation de
la philosophie morale de Kant comme une morale minimale et montre que nous
avons des devoirs « larges » envers autrui qui supposent à leur tour
une certaine conception des finalités de la vie – c’est d’ailleurs pour cette
raison que Kant « sauve » la foi en lui attribuant une utilité pour
la réalisation de nos idéaux moraux – et une certaine conception de la vie
bonne que je dois choisir. Donc la morale (au sens défini plus haut) et
l’éthique sont en vérité inséparables du moins quand on s’en tient à la pensée
de Kant. Évidemment on n’est pas forcé de s’en tenir à Kant, mais alors il faut
dire clairement qu’on est en désaccord avec Kant ou qu’on tient pour une interprétation
restrictive de l’impératif catégorique et non s’en réclamer.
Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on est face à une
morale publique, partageable et nécessairement relativement lâche de telle
sorte que chacun puisse réellement mener sa vie sans trop s’occuper des autres.
On est exactement dans la conception libérale développée tant Rawls que par
Nozick. Pour Robert Nozick, les individus mènent des existences séparées et
donc la seule règle qui peut s’imposer à tous est celle de la préservation de l’intégrité
et des possessions de chacun, c'est-à-dire la préservation de ce que l’on peut
appeler la bulle de liberté de chacun. En proposant une théorie de la justice
distincte de tout conception englobante du bien, Rawls tente de concilier la vision
libérale de la société avec les demandes de justice sociale en tentant de faire
de la justice « comme équité » le point de recoupement de toutes les conceptions
« raisonnables » du bien que l’on peut trouver dans les sociétés
pluralistes modernes. Mais là encore, il suppose que, dans une société, nous n’avons
rien d’autre à partager que des règles qui garantissent à chacun la défense de
ses propres intérêts. De ce point de vue, les critiques que Michael Sandel et
Michael Walzer adressent à Rawls tombent le plus souvent très juste.
En réalité nous partageons dans une communauté politique
relativement stable une certain conception commune « substantielle »
du bien. La justice doit être défendue parce que nous trouvons qu’il est
préférable de vivre dans une société juste plutôt que dans une société injuste
et cette préférence n’est pas ou pas seulement motivée par notre intérêt mais
aussi parce que nous nous sentons liés les uns aux autres par un lien qui
exclut l’injustice. Aucun des auteurs libéraux ne remet en cause la liberté
comme droit fondamental, naturel, de l’homme. On se demande bien pourquoi la
liberté occupe une telle place dans les panthéons de Rawls et Nozick, sinon
parce qu’ils considèrent donc leur conception de la justice prétendument séparée
de toute conception morale substantielle est en réalité entièrement sous la dépendance
de l’idée qu’ils se font de la liberté comme le bien substantiel par
excellence. On pourrait très bien admettre que la liberté est, au mieux, une
idée creuse, au pire un principe de désagrégation sociale et on aurait de très
bons arguments à faire valoir en ce sens. On pourrait aussi parfaitement considérer
que la liberté soit réservée à une petite minorité, les meilleurs, et que, par
nature, en soient privés tous ceux qui sont manifestement inaptes à la liberté.
Mais ni Nozick ni Rawls n’admettent ce genre de considérations – et ils ont
bien raison. Rawls dit d’ailleurs explicitement que sa théorie de la justice a
pour arrière-plan les sociétés pluralistes démocratiques modernes et que la diversité
des conceptions substantielles du bien qui s’y peuvent trouver est limitée aux
conceptions « raisonnables » du bien, c'est-à-dire celles qui
partagent finalement au moins les conceptions substantielles du bien inventées
en Europe occidentale entre le moment de la Renaissance et de la Réforme
protestante et le « siècle des Lumières ». Ces conceptions « raisonnables »
ont s un point commun, l’éthique issue du christianisme avec tout ce qui en
découle.
Cette difficulté sous-jacente aux théories morales modernes
est devenue patente quand la coexistence des traditions religieuses a excédé le
cadre étroit des diverses variantes du christianisme qui ont trouvé pour des
raisons de fond des « accommodements raisonnables » avec l’incroyance.
Il est assez clair que l’islam cohabite très mal avec toute la tradition chrétienne-démocratique
occidentale, non pour des raisons de doctrine mais parce qu’il veut régenter
entièrement l’espace public et privé et ne trouve pas plus de consensus par
recoupement avec les autres courants qu’il ne peut partager la nourriture avec
ceux qui ne sont pas « hallal » ou partager « ses » femmes
avec les non-musulmans, pour ne rien dire de la question de la polygamie.
En résumé, la séparation entre éthique et morale, ou encore
entre bien et juste, telle qu’elle est développée dans l’optique libérale ne
peut avoir aucun caractère absolu. Il nous faut admettre qu’il est des préceptes
moraux si absolus et indiscutables qu’ils ont force de loi et s’expriment
juridiquement, qu’il est des préceptes moraux qui s’imposent à tous parce qu’ils
rendent vivable la coexistence dans le même espace public, des préceptes moraux
qui n’ont pas d’impact négatif direct sur les autres mais qui sont bons parce
qu’ils éduquent à la civilité et peut-être in
fine des attitudes et des comportements qui ne regardent que nous-mêmes
quoiqu’ils ne soient pas sans influence sur le caractère et donc sur les aptitudes
de l’individu à la vie sociale.
On pourrait donc, sans dommage conceptuel majeur, en revenir
à l’usage ancien et utiliser indifféremment éthique et morale. La distinction
la plus importante, celle qui est établie par la modernité et cohabite mal avec
les religions, c’est la distinction entre ce qui appartient à l’ordre commun et
ce qui est proprement intime. Mais ce qui est proprement intime n’appartient
sans doute pas au champ de la morale ou de l’éthique et doit rester une domaine
réservé, soustrait au regard des autres.
Denis Collin – 19 mars 2019
[1]
Yvon Quiniou, Études matérialistes sur la
morale, Kimé, 2002, Nouvelles études
matérialistes sur la morale, Kimé, 2018
[2]
Kant dénonçait ce terme « hautain » de tolérance qu’il se refusait à
confondre avec la véritable liberté de penser. Les Provinces Unies du XVIIe
étaient un État parfaitement tolérant… sauf pour les athées. De même l’Angleterre
devint tolérante mais continue de tenir le blasphème pour un crime. Locke
défendit la tolérance, sauf à l’égard des athées (car un homme qui ne croit pas
en Dieu ne peut craindre de renier sa parole !) et des « papistes ».
[3]
Monique Canto-Perber : Éthiques grecques
[4]
Soit dit en passant, ce paradigme de la morale déontologique qu’est la philosophie
morale de Kant, se révèle aussi une morale orientée par les fins puisque l’humanité
est la fin suprême.