mardi 19 mars 2019

Faut-il distinguer éthique et morale ?


Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ?  La morale/éthique détermine ce que sont le bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit, indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns.  Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic » et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale, éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1] accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).
Rappelons d’abord de quoi il s’agit. Avec les philosophies morales héritées des philosophes antiques ou des grandes religions, nous avons affaire à ce que Rawls désigne comme des « conceptions compréhensives du bien » ou des « conceptions substantielles du bien ». La modernité, depuis quelques siècles au moins, nous met face à la coexistence dans un même espace social de multiples conceptions compréhensives du bien – ce qui va poser la question de la « tolérance », c'est-à-dire de règles permettant la coexistence pacifique des différentes conceptions du bien, question d’autant plus brûlante que les éthiques religieuses judéo-chrétiennes commandent les comportements individuels et même les plus intimes.


La religion des sociétés antiques grecques ou romaines étant essentiellement une religion civique n’interférait pas avec les normes de conduite individuelle. Il ne serait jamais venu à un Grec l’idée que sa manière de jouir de la vie pût offenser les dieux. C’est même cette extériorité des religions anciennes qui explique l’extraordinaire floraison de la pensée morale et le rôle qu’ont pu jouer ceux qui n’étaient pas seulement des philosophes au sens moderne mais aussi des maîtres de sagesse. Il y a cependant un « ethos » grec ou romain, un ensemble de valeurs communes à l’intérieur desquelles se meuvent finalement toutes réflexions éthiques. Inversement, le christianisme en tant que religion de l’intériorité a pu absorber tout l’espace de la vie éthique. Il y a bien une éthique chrétienne, même si, dans le détail, ses prescriptions ont pu varier au cours des siècles ou d’une contrée à l’autre.
Dans les deux cas, le partage de valeurs communes qui ne peuvent être mises en question fonde l’existence de la communauté. Qu’est-ce qu’une polis, une cité au sens grec, se demande Aristote ? C’est la mise en commun, au moyen de la parole, des valeurs concernant l’utile et le nuisible, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Mais à partir du moment où les sociétés deviennent véritablement laïques, c'est-à-dire à partir du moment où est reconnue la liberté de conscience – et pas simplement la tolérance religieuse, à l’intérieur de laquelle la marge de liberté est toujours relativement restreinte[2] – se pose la question des valeurs communes qui garantissent la possibilité de vivre ensemble. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que la caractéristique essentielle de l’esprit moderne, c’est la possibilité ouverte de tout mettre en question, non seulement les croyances religieuses ou l’organisation du gouvernement mais aussi les mœurs et les conduites que nous croyions les plus naturelles. C’est là une conséquence directe que ce que nous appelons, après Benjamin Constant, la liberté des Modernes, qui conduit nécessairement à une sorte de « relativisme éthique ».
Si aucune éthique ne peut s’imposer à tous, il reste que nous avons néanmoins besoin de règles communes de vie. Savoir si j’ai une obligation de respect vis-à-vis des autres, si le meurtre est moralement admissible ou si la parole donnée est sacrée, ce ne sont pas des questions qu’on pourrait renvoyer à la relativité des choix individuels. Ces règles communes de vie ne peuvent être simplement le résultat d’un accord intersubjectif, purement conventionnel, un peu comme une règle du jeu ; elles doivent faire valoir leur objectivité puisqu’elles doivent être entendues comme si nous voulions qu’elles soient des lois de la nature, bien que, en fait, elles ne soient que le résultat des sédimentations de la coutume, c'est-à-dire d’un accord de fait des individus participants à une société. L’opération par laquelle l’arbitraire combiné des individus devient loi de la raison est sans doute une mise en scène, la mise en scène de ce que nous appelons le droit, mais c’est une mise en scène indispensable à « l’institution de la vie ».
Nous introduisons, ce faisant une scission dans un ensemble que les Anciens considéraient comme unifié. Chez les Grecs, il n’y a pas de véritable différence entre « faire ce qui est bien pour nous » et « faire le bien ». La vertu, comme disposition à bien agir a ce double sens : il est vertueux d’être bienfaisant à l’égard des autres, mais il est tout aussi vertueux de rechercher l’absence de troubles de l’âme. Monique Canto-Sperber a certainement raison de critiquer ceux qui « considèrent qu’en guise de moralité les Grecs ne traitent que du bonheur de l’agent et de la réussite de la vie »[3] et ramèneraient ainsi toute la philosophie grecque à un eudémonisme, pour la bonne raison que chez Platon comme chez Aristote la séparation entre eudémonisme – c'est-à-dire doctrine du bonheur ou de la vie bonne – et déontologie – doctrine du devoir – est introuvable, cette séparation ne pouvant intervenir que lorsqu’on sépare nos devoirs universels à l’égard des autres de nos fins particulières déterminées par nos conceptions singulières de ce qu’est la vie bonne, c'est-à-dire à partir du moment où l’on commence à concevoir des sociétés pluralistes.
Nous sommes, nous, contraints de séparer ce qui est bon pour nous et ce que nous devons faire, la manière dont nous devons agir à l’égard des autres, et cela découle du caractère hautement pluraliste de nos sociétés. C’est pourquoi il semble pertinent désormais de distinguer morale et éthique, en réservant à l’éthique les doctrines du bien que chaque individu peut choisir pour son propre compte, et à la morale les règles objectives qui doivent normer la vie sociale et les rapports des individus avec les autres individus.
De telles règles, à quoi nous réservons le nom de morale, sont-elles possibles ? Ce n’est rien moins qu’évident. Le relativisme moral – c'est-à-dire l’idée qu’aucune loi morale ne prétendre à une valeur objective et universelle – a de bons arguments à faire valoir.
Pour échapper au relativisme moral, plusieurs solutions sont envisageables. En premier lieu, on pourrait essayer de procéder empiriquement, en recherchant dans les multiples organisations sociales s’il n’existe pas quelques règles communes. En deuxième lieu, on peut se demander s’il n’y a pas un noyau commun aux diverses éthiques, un noyau comme qui définirait des normes acceptées par tous et qui pourraient faire l’objet d’un consensus raisonnable. Enfin, on peut chercher s’il n’y pas un moyen purement logique de construire de telles règles qui bénéficieraient alors d’une solidité analogue à celle des théorèmes mathématiques. C’est ce travail qui a constitué l’essentiel de la philosophie morale depuis Kant.
Toutefois, cette distinction, si elle permet de voir plus clair ne peut pas être considérée comme un absolu. Elle intervient à un moment historique précis, au moment où l’on doit accepter le fait que tout le monde n’a pas la même conception englobante du bien, c’est-à-dire au moment où l’on admet la liberté pour chacun de choisir sa religion. Pour les Anciens, cette distinction n’avait strictement aucun sens. La morale ou l’éthique, c’était une seule et même chose : L’éthique à Nicomaque ne concerne pas seulement l’individu dans la recherche de la vie bonne pour lui seul, mais elle est une éthique sociale – puisqu’il est impossible de séparer l’individu de la polis qui est sa condition vitale. L’éthique la plus individualiste, celle d’Épicure est aussi une morale sociale qui fait du cercle des amis et des chaînes amitiés la condition la plus importante de la vie heureuse. Mais sommes-nous véritablement sortis de cette problématique ? En théorie oui, mais non pas en pratique.
En effet, il y a bien deux aspects différents qui concernent la morale : notre rapport avec les autres et les choix de vie que nous faisons et qui n’engagent que nous-mêmes. Mais les choix de vie qui n’engagent que nous-mêmes ne sont pas absolument indépendants de nos rapports avec les autres. Un égoïste non envieux (ce paradigme des conceptions libérales) ne fait rien qui puisse nuire à autrui et cependant on aura du mal à le qualifier d’être moral. Kant pose cette question bien que d’une manière qui n’a pas été toujours bien comprise. Le devoir au sens strict ne contient que les maximes non contradictoires (ne pas mentir, ne pas voler, obéir à la loi) mais le devoir au sens large unifie les devoirs envers autrui et les devoirs envers soi-même : tu considéreras toujours l’humanité en ta propre personne et en la personne de tout autre comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen[4]. Cette formulation élargie de l’impératif catégorique exclut l’interprétation de la philosophie morale de Kant comme une morale minimale et montre que nous avons des devoirs « larges » envers autrui qui supposent à leur tour une certaine conception des finalités de la vie – c’est d’ailleurs pour cette raison que Kant « sauve » la foi en lui attribuant une utilité pour la réalisation de nos idéaux moraux – et une certaine conception de la vie bonne que je dois choisir. Donc la morale (au sens défini plus haut) et l’éthique sont en vérité inséparables du moins quand on s’en tient à la pensée de Kant. Évidemment on n’est pas forcé de s’en tenir à Kant, mais alors il faut dire clairement qu’on est en désaccord avec Kant ou qu’on tient pour une interprétation restrictive de l’impératif catégorique et non s’en réclamer.
Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on est face à une morale publique, partageable et nécessairement relativement lâche de telle sorte que chacun puisse réellement mener sa vie sans trop s’occuper des autres. On est exactement dans la conception libérale développée tant Rawls que par Nozick. Pour Robert Nozick, les individus mènent des existences séparées et donc la seule règle qui peut s’imposer à tous est celle de la préservation de l’intégrité et des possessions de chacun, c'est-à-dire la préservation de ce que l’on peut appeler la bulle de liberté de chacun. En proposant une théorie de la justice distincte de tout conception englobante du bien, Rawls tente de concilier la vision libérale de la société avec les demandes de justice sociale en tentant de faire de la justice « comme équité » le point de recoupement de toutes les conceptions « raisonnables » du bien que l’on peut trouver dans les sociétés pluralistes modernes. Mais là encore, il suppose que, dans une société, nous n’avons rien d’autre à partager que des règles qui garantissent à chacun la défense de ses propres intérêts. De ce point de vue, les critiques que Michael Sandel et Michael Walzer adressent à Rawls tombent le plus souvent très juste.
En réalité nous partageons dans une communauté politique relativement stable une certain conception commune « substantielle » du bien. La justice doit être défendue parce que nous trouvons qu’il est préférable de vivre dans une société juste plutôt que dans une société injuste et cette préférence n’est pas ou pas seulement motivée par notre intérêt mais aussi parce que nous nous sentons liés les uns aux autres par un lien qui exclut l’injustice. Aucun des auteurs libéraux ne remet en cause la liberté comme droit fondamental, naturel, de l’homme. On se demande bien pourquoi la liberté occupe une telle place dans les panthéons de Rawls et Nozick, sinon parce qu’ils considèrent donc leur conception de la justice prétendument séparée de toute conception morale substantielle est en réalité entièrement sous la dépendance de l’idée qu’ils se font de la liberté comme le bien substantiel par excellence. On pourrait très bien admettre que la liberté est, au mieux, une idée creuse, au pire un principe de désagrégation sociale et on aurait de très bons arguments à faire valoir en ce sens. On pourrait aussi parfaitement considérer que la liberté soit réservée à une petite minorité, les meilleurs, et que, par nature, en soient privés tous ceux qui sont manifestement inaptes à la liberté. Mais ni Nozick ni Rawls n’admettent ce genre de considérations – et ils ont bien raison. Rawls dit d’ailleurs explicitement que sa théorie de la justice a pour arrière-plan les sociétés pluralistes démocratiques modernes et que la diversité des conceptions substantielles du bien qui s’y peuvent trouver est limitée aux conceptions « raisonnables » du bien, c'est-à-dire celles qui partagent finalement au moins les conceptions substantielles du bien inventées en Europe occidentale entre le moment de la Renaissance et de la Réforme protestante et le « siècle des Lumières ». Ces conceptions « raisonnables » ont s un point commun, l’éthique issue du christianisme avec tout ce qui en découle.
Cette difficulté sous-jacente aux théories morales modernes est devenue patente quand la coexistence des traditions religieuses a excédé le cadre étroit des diverses variantes du christianisme qui ont trouvé pour des raisons de fond des « accommodements raisonnables » avec l’incroyance. Il est assez clair que l’islam cohabite très mal avec toute la tradition chrétienne-démocratique occidentale, non pour des raisons de doctrine mais parce qu’il veut régenter entièrement l’espace public et privé et ne trouve pas plus de consensus par recoupement avec les autres courants qu’il ne peut partager la nourriture avec ceux qui ne sont pas « hallal » ou partager « ses » femmes avec les non-musulmans, pour ne rien dire de la question de la polygamie.
En résumé, la séparation entre éthique et morale, ou encore entre bien et juste, telle qu’elle est développée dans l’optique libérale ne peut avoir aucun caractère absolu. Il nous faut admettre qu’il est des préceptes moraux si absolus et indiscutables qu’ils ont force de loi et s’expriment juridiquement, qu’il est des préceptes moraux qui s’imposent à tous parce qu’ils rendent vivable la coexistence dans le même espace public, des préceptes moraux qui n’ont pas d’impact négatif direct sur les autres mais qui sont bons parce qu’ils éduquent à la civilité et peut-être in fine des attitudes et des comportements qui ne regardent que nous-mêmes quoiqu’ils ne soient pas sans influence sur le caractère et donc sur les aptitudes de l’individu à la vie sociale.
On pourrait donc, sans dommage conceptuel majeur, en revenir à l’usage ancien et utiliser indifféremment éthique et morale. La distinction la plus importante, celle qui est établie par la modernité et cohabite mal avec les religions, c’est la distinction entre ce qui appartient à l’ordre commun et ce qui est proprement intime. Mais ce qui est proprement intime n’appartient sans doute pas au champ de la morale ou de l’éthique et doit rester une domaine réservé, soustrait au regard des autres.
Denis Collin – 19 mars 2019




[1] Yvon Quiniou, Études matérialistes sur la morale, Kimé, 2002, Nouvelles études matérialistes sur la morale, Kimé, 2018
[2] Kant dénonçait ce terme « hautain » de tolérance qu’il se refusait à confondre avec la véritable liberté de penser. Les Provinces Unies du XVIIe étaient un État parfaitement tolérant… sauf pour les athées. De même l’Angleterre devint tolérante mais continue de tenir le blasphème pour un crime. Locke défendit la tolérance, sauf à l’égard des athées (car un homme qui ne croit pas en Dieu ne peut craindre de renier sa parole !) et des « papistes ».
[3] Monique Canto-Perber : Éthiques grecques
[4] Soit dit en passant, ce paradigme de la morale déontologique qu’est la philosophie morale de Kant, se révèle aussi une morale orientée par les fins puisque l’humanité est la fin suprême.

jeudi 14 mars 2019

Souveraineté et souverainisme


Demandons à des élèves (de terminale) ce qu’est un pouvoir souverain ; ils répondent le plus souvent qu’il s’agit d’un roi et si on demande qui est le souverain en France, ils répondent que c’est le président de la république. Ils ont peut-être spontanément une appréciation assez exacte de ce qu’est notre république, une monarchie avec un roi élu. Mais ils n’ont aucune idée sérieuse du concept de souveraineté. Ce qui est souverain est ce au-dessus de quoi il n’y a rien d’autre dans l’ordre considéré. Le souverain bien est celui que rien ne surpasse, le bien qui n’est pas le moyen d’autre chose, mais le bien qui est recherché pour lui-même et dont la possession nous contente. Le pouvoir souverain en politique est le pouvoir qui n’est soumis à aucun autre pouvoir qu’à lui-même. Dans notre république, si on en croit la déclaration de 1789 qui est annexée à la constitution, « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » (Art. III)
Il est très curieux de noter que beaucoup de gens qui n’ont à la bouche que l’expression « droits de l’homme » passent sous silence cet article III. Il est pourtant essentiel puisque la souveraineté de la nation n’est rien d’autre que la démocratie (pouvoir du peuple). Si le pouvoir du peuple (ou de la nation) n’est pas souverain, c’est qu’il n’est qu’un demi-pouvoir, un pouvoir concédé et qui donc peut être repris par une autorité supérieure – celle de l’Empire ou celle du Pape, au choix.
La notion de souveraineté est cependant plus ancienne que 1789. Elle s’élabore progressivement au cours du Moyen Âge et à la Renaissance et trouvera ses lettres de noblesse philosophiques chez les auteurs « contractualistes », de Hobbes et Grotius à Rousseau et Kant. Sans reprendre ici cette élaboration philosophique, on peut remarquer que la souveraineté est d’abord la revendication des rois qui commencent à dresser le pouvoir national contre l’empire pontifical ou contre le « Saint Empire ». Les rois de France, et bientôt ceux d’Angleterre ou d’Espagne vont affirmer que le roi est souverain chez lui et loin d’obéir au pape, il a le droit de contrôler la hiérarchie catholique et de mettre son grain de sel dans la nomination des évêques et des cardinaux. Qu’est-ce qui légitime ce pouvoir du roi, « oint du Seigneur » ? Il est celui que Dieu a désigné (d’où la cérémonie du sacre) et celui qui protège son peuple (il est le roi guérisseur, le roi thaumaturge) mais aussi celui qui prend la parole pour le peuple face aux grands, ce qui conduit à la monarchie absolue qui est justement le premier pas vers la destruction de l’ordre féodal. De ce point de vue, il n’est pas faux de remarquer, comme Tocqueville, que la Révolution Française a tout simplement parachevé l’œuvre commencée par la monarchie absolue. Mais le roi incarne donc aussi la « vox populi » qui est aussi la « vox Dei ». Machiavel, le grand penseur moderne de la République le dit : « Ce n’est pas sans raison qu’on dit que la voix du peuple est la voix de Dieu. On voit l’opinion publique pronostiquer les événements d’une manière si merveilleuse, qu’on dirait que le peuple est doué de la faculté occulte de prévoir et les biens et les maux. »
Enfin, le roi n’est pas un tyran – dès la Réforme et la Renaissance, plusieurs théoriciens, dont Théodore de Bèze, soutiennent que le roi est lié au peuple par un contrat et ce qu’invoquaient les monarchomaques, opposés à l’absolutisme, ainsi que ceux qui, dans leur sillage, élaborèrent des justifications du tyrannicide. Il est remarquable sur ce point que catholiques et protestants finissaient, en se combattant par la plume, par converger quant aux conclusions politiques générales et sapèrent ainsi le vieil ordre féodal.
La monarchie absolue apparaît donc comme une sorte de phase préparatoire qui conduit à la démocratie républicaine ! Cette dernière hérite de tous les attributs de la monarchie mais transfère le pouvoir souverain à cette entité qui se nomme Nation – dont il faudrait établir la différence d’avec le peuple. Quoiqu’il en soit, la démocratie républicaine moderne diverge ainsi de la démocratie antique – réservée à la minorité des citoyens appelés à constituer le « demos » en ce qu’elle se présente comme le pouvoir d’un corps qui s’est lui-même constitué (le peuple se fait peuple, disait Rousseau). C’est tout cela qu’exprime notre article III.
Autrement dit, le souverainisme s’il n’est pas nécessairement démocratique ni même républicain, est bien le prérequis de la république et de la démocratie. Le refus du souverainisme par toutes sortes de soi-disant démocrates n’est rien d’autre que le refus de la démocratie. Être contre le souverainisme et protester contre les décisions de l’UE, c’est tout simplement se moquer du monde. À eux s’applique la célèbre apostrophe de Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. »
Denis Collin – 14 mars 2019

Jusqu’où peut-on être « kantien » ?


Kant est un philosophe incontournable. Il figure à n’en point douter parmi la dizaine ou la quinzaine des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. La rigueur presque maniaque de ses raisonnements a tôt fait de terrasser le lecteur attentif et, le plus souvent, les prétendues réfutations de Kant manquent leur objet ou font preuve d’une méconnaissance profonde de son œuvre ou encore se complaisent en des proclamations péremptoires autant que ridicules. Même de puissants esprits se sont abandonnés à de telles petitesses. J’ai longtemps tenu Kant pour presque insurpassable en ce qui concerne les fondements de la morale ou la théorie de la connaissance. Mon Morale et Justice Sociale (2001) ou mes Questions de morale (2003) sont marqués au fer rouge par la lecture de Kant. Il reste que les développements du « chinois de Königsberg » (Nietzsche) sont assez problématiques quand on sort de l’ensorcellement de cette puissante machinerie conceptuelle. Les difficultés auxquelles conduit l’impératif catégorique sont assez connues et Adorno et Jankélévitch, pour ne citer que ces deux-là tapent assez juste – j’y reviens plus tard. Mais la théorie de la connaissance telle qu’elle se présente dans la Critique de la raison pure (CRP) et dans les Prolégomènes à toute métaphysique qui voudra se présenter comme science est largement aussi problématique.

Sujet/objet

Tout d’abord, la coupure sujet/objet, si elle s’inscrit dans la radicalisation de ce qu’avait pensé Descartes laisse béantes des questions essentielles. La « révolution copernicienne » accomplie par la CRP, en effet, poursuit l’effort colossal de Descartes avec la découverte de l'ego cogito. La réalité ne se donne pas « naturellement » dans l’esprit humain et la connaissance n’est pas un reflet dans notre cerveau du monde réel. C’est au contraire un monde pensé, pensé par un sujet actif qui est construit comme monde perçu puis pensé dans les relations qui le composent. À la place de l’homme dans le monde, l’homme animal doué du logos, nous avons maintenant un sujet hors du monde, ce sujet que Descartes cherche encore à définir comme « chose pensante » (res cogitans) et que Kant pose comme sujet transcendantal (condition de toute connaissance possible) et par là-même inconnaissable puisque le connaître nécessiterait qu’il soit objectivé et donc qu’il ne soit plus sujet. La connaissance que nous donnerait une psychologie rationnelle que Kant appelle de ses vœux ne nous donnerait aucune connaissance du sujet mais seulement une partie d’une anthropologie. Du même coup cette connaissance laissera toujours dans l’ombre une partie de l’esprit humain. Dans ce domaine comme dans d’autres, Kant indique une barrière à la connaissance. La critique étant une théorie des limites de la connaissance, elle a d’abord une valeur négative.
Si on veut pousser un peu plus loin l’examen de la pensée kantienne, il faut d’abord savoir dans quel sens on doit aller plus, plus loin en arrière ou plus loin en avant ainsi que le demande Hegel ? Si Kant a correctement posé l’usage des termes « objectif » et « subjectif », Hegel fait ensuite remarquer ceci : « Or, ensuite, l’objectivité kantienne de la pensée elle aussi n’est elle-même à son tour que subjective dans la mesure où, selon Kant, les pensées, bien qu’elles soient des déterminations universelles et nécessaires, sont pourtant seulement nos pensées et diffèrent de ce que la chose est en soi par un abîme infranchissable. »[1] L’objectivité kantienne a sa source dans le Moi. C’est le Moi (ou plutôt le « je ne pense ») qui accompagne toutes nos représentations et opère la synthèse du divers donné par la sensibilité et c’est encore lui qui confère aux relations entre ses objets leur caractère universel et nécessaire. Ce qui est maintenant dans la pensée n’est plus subjectif comme le sont les sensations mais présente tous les caractères de l’objectivité. Autrement dit, l’activité de penser réalise l’unité de l’objet et du sujet (ce que Hegel appelle « absolu ») et l’objet et le sujet ne sont plus face à face comme un chien et un chat ! L’unité du sujet et de l’objet, c’est l’identité de l’être de la pensée, ni plus ni moins.

La chose en soi

Ceci nous amène évidemment à l’épineuse question de la « chose en soi ». Pour Kant, ne nous sont donnés que les phénomènes, c'est-à-dire les choses telles qu’elles sont saisies à travers les formes a priori de la sensibilité, mais la chose en soi, le noumène est à jamais inconnaissable. C’est précisément pour cette raison que nos pensées restent nos pensées et donc marquées toujours au coin de la subjectivité. Cette thèse kantienne peut être discutée sous deux angles différents.
Tout d’abord, dire que nous ne pouvons pas connaître la chose en soi, c’est faire fi de nos capacités à reproduire les choses, donc de notre activité pratique. Dès lors, par exemple, que nous sommes capables de fabriquer des bactéries de synthèse en laboratoire, n’est-il pas clair que nous connaissons la bactérie et qu’il n’y a rien d’autre à connaître au sujet des bactéries ! Il n’y a pas de « reste », pas de résidu inconnaissable. Quand on parler de créer des « mini trous noirs » dans un accélérateur de particules, là aussi on peut dire que nous commençons à vraiment connaître les particules en elles-mêmes et non comme simples phénomènes ! Que notre connaissance soit toujours incomplète, toujours seulement partielle, et biaisée par l’angle sous lequel nous abordons le réel, c’est tout à fait évident. Mais cela ne veut pas dire que nous ne connaissons que l’apparence, la phénoménalité de la chose.  Et de toutes façons, il n’y a rien d’autre à connaître que cette chose qui nous apparaît. Je connais Paris parce que j’y suis allé, j’en ai vu des photos, consulté des plans, je peux m’y repérer, aller du boulevard Saint-Michel à la gare de l’Est.  Évidemment, je ne connais pas Paris dans tous ses détails, je ne connais pas tous les passages dont parle Aragon dans Le Paysan de Paris ni les égouts, ni les catacombes que de nombreux auteurs ont décrits. Mais la coupure entre une réalité phénoménale et une réalité en soi et inconnaissable n’a rien à voir dans tout cela.
On peut encore prendre le même problème autrement. Notre connaissance du réel est faite de théories. Ces théories sont des cartographies du réel ou des filets jetés pour l’attraper. Les trous du filet peuvent être trop larges (on laisse échapper tous les petits poissons) ou trop étroits (on ramasse le sable et le plancton) mais dans tous les cas on ramasse bien quelque chose du réel. La carte du GPS peut n’être pas à jour et vous envoie dans un sens interdit ou a considéré comme route carrossable un chemin de terre trop étroit. Mais c’est tout de même une carte qui désigne quelque chose du réel. Même en admettant la position kantienne, on peut penser que le « monde des noumènes » ne doit pas être trop différent du monde des phénomènes et plus le champ des explications scientifiques s’étend et plus notre connaissance doit être exacte et se rapprocher de ce que sont vraiment les choses. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine soutient que la connaissance s’approche en spirale ascendante du réel. Dans un passage de la Logique (III), Hegel écrit : Cela est, voilà ce que le scepticisme n’a pas osé dire ; et l’idéalisme moderne (c'est-à-dire Kant et Fichte) ne s’est pas permis de considérer nos connaissances comme étant celles des choses en soi… Mais en même temps le scepticisme attribue à ces apparences les déterminations les plus variées ou plutôt leur donne pour contenu toute la richesse multiforme du monde. Et l’idéalisme de son côté conçoit un monde phénoménal (c'est-à-dire ce que l’idéalisme appelle les phénomènes) comme comprenant tout l’ensemble de ces déterminations multiples et variées (…) Le contenu ne peut donc avoir aucun Être aucune chose, aucune chose en soi : il reste pour soi ce qu’il est, il ne fait que passer de l’être à l’apparence. » Engels, dans un des manuscrits qui composent la Dialectique de la nature commente : « Hegel est donc ici un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes. » 
Tout cela est évidemment bien trop rapide et il faudrait le temps d’analyser en détail tout ce que Hegel explique à ce sujet dans le livre deuxième de la Science de la Logique au sujet du phénomène et de la chose-en-soi. Mais il y a un autre aspect important : la position kantienne présuppose l’idéalité du temps et de l’espace (et c’est en cela qu’elle se détermine elle-même comme idéalisme subjectif). Or cette thèse qui est la clé de l’esthétique transcendantale est loin de s’imposer avec autant de force que Kant pouvait le penser. Étienne Klein pose cette question : « Des questions se posent à tout système de pensée « corrélationniste » qui, radicalisant Kant, affirme que nous ne connaissons que le monde corrélé à notre représentation : de quoi les astrophysiciens, les géologues ou les paléontologues parlent-ils exactement lorsqu’ils discutent de l’âge de l’univers, de la date de la formation de la Terre, de celle du surgissement d’une espèce antérieure à l’homme, ou encore de l’apparition de l’homme lui-même ? »[2] En outre, si on admet que la théorie de la relativité générale est (pour l’instant) la meilleure théorie physique à grand échelle – celle qui coordonne le mieux nos expériences au moyen de lois mathématiques régulières – on doit bien convenir que cette théorie ne correspond à rien que nous puissions saisir à travers les formes a priori de la sensibilité. Sur un espace plan nous pouvons nous représenter une vue tridimensionnelle mais il n’est aucune représentation visuelle d’un espace-temps à quatre dimensions, pour ne rien dire des espaces avec un nombre de dimension encore plus grand comme on en utilise dans la mécanique quantique.
Autrement dit le pilier de l’esthétique transcendantale, celui qui permet de séparer le phénomène de la chose-en-soi se révèle finalement plutôt fragile.

Peut-on en finir avec la métaphysique et sortir du champ de bataille ?

Toute la CRP est une tentative héroïque pour sortir de la philosophie du « champ de bataille » de la métaphysique et remplacer les disputes oiseuses auxquelles se livrent les philosophes par une théorie des limites de la raison et des conditions de la connaissance scientifique objective. Mais il est à craindre que, tout comme Descartes avait produit la métaphysique correspondant à la théorie de Galilée, Kant n’ait produit la métaphysique correspondant à la philosophie naturelle de Newton. Mais comme Descartes avait séparé la res cogitans de la res extensa, Kant va séparer le monde phénoménal de celui des choses-en-soi et pour satisfaire notre irrépressible besoin de métaphysique il nous renvoie sur un domaine où la connaissance est inconditionnée, celui de l’usage pratique de la raison pure.
Mais par là nous voyons que la bataille continue de plus bel. Kant est accusé de restaurer les arrière-mondes (Nietzsche) et donc de défendre une métaphysique au fond assez classique. Si on pose la question « comment l’homme peut-il connaître rationnellement le monde ? », Kant répond de manière bien peu satisfaisante : grâce à une faculté ! Cette réponse évoque irrésistiblement la vertu dormitive de l’opium chère aux médecins de Molière. Et Kant d’exhiber une belle table des catégories qui semble sortir tout droit de l’analyse d’un esprit pur et intemporel. C’est Bachelard qui fit remarquer justement que ces catégories de la pensée n’ont rien d’éternel mais se modifient et s’enrichissent en même temps que s’enrichit notre connaissance scientifique. Les catégories seraient donc à la fois la condition et le résultat de la connaissance. Elles sont donc tout autant a posteriori qu’a priori ! Sohn-Rethel et Lukacs ont insisté pour montrer que les catégories de la pensée ont une genèse sociale.
On saura gré à Kant d’avoir déblayé le chemin. Depuis Kant, la philosophie est à peu près débarrassée des preuves de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, qu’on laisse dorénavant aux croyants. Mais la question du commencement de l’univers ou de son infinité reste ouverte et entre directement en jeu dans des questions importantes de cosmologie. Kant également a eu le mérite de redonner à la dialectique toute sa place dans une œuvre qui apparaît comme le couronnement du rationalisme classique. Pour autant, on doit aller au-delà de Kant, en avant et non en arrière comme le demandait déjà Hegel. Et surtout on se demandera s’il n’y a pas une autre manière de sortir du champ de bataille, une manière que l’on pourrait trouver dans l’immanentisme radical de Spinoza, voix discordante dans le concert du rationalisme auquel pourtant Spinoza appartient par tant d’aspects.
Denis Collin – 13 mars 2019


[1] Hegel, Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé. I. La science de la logique¸ Add. §41, traductiopn Bernard Bourgeois, Vrin, 1970
[2] E. Klein, Le facteur temps sonne toujours deux fois

mercredi 13 mars 2019

A propos d'un prétendu droit d'ingérence dans les affaires d'un Etat tiers


Il y a quelques années M. Bernard-Henri Lévy et quelques thuriféraires du nouvel ordre « libéral » décrétèrent un nouveau droit, le droit d’ingérence humanitaire et comme ces gens ne sont pas très précis sur les termes, ils transformèrent ce droit en un devoir. M. Kouchner, ministre de gauche et de droite mis en œuvre ce droit-/devoir d’ingérence en diverses occasions et pas seulement en se faisant photographier portant sur le dos un sac de riz. Tous ces militèrent ardemment pour l’intervention dans l’ex-Yougoslavie, soutinrent les « bombardements humanitaires » sur Belgrade et M. Kouchner finit comme gauleiter de l’OTAN au Kosovo. La plupart se retrouvèrent pour appuyer la guerre américaine en Irak ou encore pour le dynamitage du régime de Kadafi, ouvrant pour ce pays une période de chaos qui dure encore. On pourrait détailler les exploits des partisans du droit/devoir d’ingérence…  Leur bilan suffit pour condamner ces tristes pitres qui, pourtant, continuent de pontifier sur tous les écrans de télévision.
Depuis que l’on a commencé à théoriser la possibilité d’un droit international – on peut dire depuis Grotius, au XVIIe siècle et depuis le traité de Westphalie qui mit fin à la « Guerre de Trente Ans » (1648) on s’accorde généralement pour considérer que le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État tiers est au fondement de tout droit international dès lors qu’un tel droit vise à la paix. Que ce principe ait été allégrement violé par tous les fauteurs de guerre, on ne le sait que trop. Mais la violation répétée d’un principe ne suffit pas pour le rejeter ! Kant, un des partisans les plus rigoureux d’un droit international garantissant une « paix perpétuelle » soutient même que le « droit des gens », c'est-à-dire le droit des nations se résume à cette non-ingérence. Même si on désapprouve le régime politique d’un pays, on n’est pas plus fondé à lui faire guerre qu’on est fondé à intervenir contre un quidam dont on juge la conduite scandaleuse dès lors qu’elle ne met pas en cause le droit en tant règle universelle de la coexistence des libertés individuelles.
On le sait si bien que lorsqu’on a décidé de faire la guerre à un État, on invente toutes sortes de « fake news » pour l’accuser de menées agressives contre les autres États. Ainsi en fut-il des fameuses « armes de destruction massive » de Saddam Hussein, dont les photographies furent présentées sans vergogne dans des réunions internationales par le secrétaire d’État à la défense américain, le général Colin Powell.
On connaît cependant des cas d’ingérence légitime : par exemple, quand, en 1936, la République espagnole a appelé ses alliés, membres de la SDN, à l’aider à se défendre contre une guerre civile engagée par un général rebelle, la France et la Grande-Bretagne étaient fondées à porter secours à leur allié, et ce non seulement pour des raisons de principes mais aussi parce que les rebelles espagnols étaient soutenus par deux gouvernements qui avaient claqué la porte de la SDN et ne faisaient pas mystère de leurs ambitions guerrières notamment contre les pays démocratique. Dans ce cas où l’ingérence semblait presque naturelle, notons que la Grande-Bretagne et la France ont courageusement pris le parti de ne rien faire, de laisser la république espagnole se faire étrangler par ses bourreaux, ce qui a ouvert la voie à la seconde guerre mondiale ! Insistons : dans ce cas, l’intervention eût été légitime puisque la demande venait du gouvernement espagnol lui-même. On restait donc dans un cadre juridique strictement westphalien !
En revanche, ce à quoi nous avons assisté au cours des dernières décennies est quelque chose de très différent. Dans l’ex-Yougoslavie, en Irak (à deux reprises), en Lybie et en Syrie, des grandes puissances sont intervenues, invoquant des motivations humanitaires ou la défense de la démocratie pour abattre les gouvernements en place et, éventuellement, installer des gouvernements plus à leur goût. Que faut-il en penser ?
Dans cette affaire les bons sentiments, la pitié par exemple, brouillent notre jugement. Le régime intérieur d’un État peut-être parfaitement déplorable, juridiquement les autres États n’ont aucune raison d’intervenir directement pour le renverser. En tant qu’État démocratique ou à peu près démocratique nous ne sommes évidemment pas obligés de commercer avec un gouvernement tyrannique ni même d’avoir des relations diplomatiques (tout cela n’est qu’une question d’opportunité). Rien ne nous oblige à inviter le tyran dans la tribune officielle du 14 juillet (Bachar) ou le laisser planter sa tente dans le jardin de l’Élysée… Mais nous ne pouvons nous autoriser à renverser ces tyrans, renversement qui ne peut être que le fait de révolutions de palais ou populaires menées de l’intérieur. Encore une fois, c’est une question de droit.  Si on s’autorise ce genre d’intervention au motif que le gouvernement n’est pas démocratique et martyrise son peuple, il est à craindre que la liste des endroits où il faut procéder à des « bombardements démocratiques » ne soit fort longue. Pourquoi Kadafi et pas la monarchie saoudienne ?
En second lieu qui décidera que telle gouvernement est intolérable ? Ou fera-t-on passer la frontière entre les gouvernements pas vraiment démocratiques, plutôt autoritaires même et les gouvernements tyranniques ? Récemment, certains euroïnomanes ont cru bon de soutenir que l’Italie était devenue un pays fasciste. Doit-on prendre les armes pour faire rendre gorge à l’abominable gouvernement italien ?
En troisième lieu, l’expérience montre que toutes ces interventions « humanitaires » tournent régulièrement à la catastrophe. L’Irak a produit Daesh et sous l’égide de l’armée américaine s’est mis en place un gouvernement chiite aussi corrompu que les précédents et guère plus soucieux de la liberté des minorités – les chrétiens d’Irak (car l’Irak était un pays chrétien avant la conquête arabe) regrettent Saddam… L’affaire libyenne est la plus emblématique : le renversement de Kadafi a précipité ce pays dans la guerre civile et n’est pas pour rien dans ce qu’on a appelé la crise des migrants. On peut aussi évoquer l’échec de la coalition à direction US en Afghanistan ou encore la manière dont « nous » avons armé la soi-disant opposition démocratique à Bachar mais en fait, comme Hollande l’a confessé récemment, les groupes liés à Al-Qaida.
En quatrième lieu, il faut cesser de déplorer les réalités dont on chérit les causes qui les ont produites. Les talibans sont des types peu fréquentables. Mais pour reprendre une phrase d’un président américain, ces « fils de putes » sont « nos fils de putes ». Ils ont été propulsés, armés et soutenus par les services occidentaux, exactement comme l’a été l’organisation Bin Laden. Comme Saddam en son temps fut le bras armé des Occidentaux contre le nationalisme socialisant et les communistes puis contre l’Iran. La liste est longue des régimes tyranniques que « nous » avons soutenus pour ensuite intervenir au nom de l’humanité pour renverser ces mêmes régimes – quand le molossoïde qu’on a caressé montre sur la table et mange le repas, le maître se fâche. Commençons donc par cesser de soutenir les pires tyrans pour des motifs de « realpolitik » et nous aurons fait un grand pas en avant. Si l’on prend l’exemple de la Syrie, on aura un concentré de toutes les hypocrisies, tous les coups bas, toutes les manœuvres abjectes et de tous les effets pervers de l’intervention-ingérence.
Bref, il faut s’en tenir au principe que l’État reconnaît les États et pas les gouvernements. On pourrait d’ailleurs facilement se gausser des palinodies du gouvernement de M. Macron qui reconnaît que putschiste Guaido contre le gouvernement légal du Venezuela mais garde une prudence serpentine à l’égard des événements d’Algérie. Il a parfaitement raison de ne pas de mêler des affaires algériennes – et l’on sait que, du point de vue de la démocratie, une intervention française serait des plus contre-productive. Mais il a complètement tort de décider de reconnaître un prétendu président contre le président légal du Venezuela. Que le régime de Maduro soit un régime de bureaucrates corrompus et parfaitement incompétents et prompts à toutes les formes d’autoritarisme, on a de bonnes raisons de le penser. Mais ce régime est aussi, d’une certain manière le produit des interventions internationales, des sanctions économiques et des infiltrations de la CIA. Mais seul le peuple vénézuélien est fondé à se débarrasser de Maduro.
Bien sûr les partis, les associations, les individus ont le droit de juger comme bon leur semble les régimes des autres États, ils ont le droit d’apporter leur soutien moral et même matériel quand la situation l’exige aux mouvements révolutionnaires ou démocratiques dans d’autres pays. Mais les États doivent s’en tenir aux règles du droit international.
Denis Collin – 13 mars 2019

Défendre la république !


Le mot « république » est largement galvaudé. Se disent « républicains » tant de politiciens qui chaque jour foulent aux pieds les principes républicains qu’il pourrait sembler presque nécessaire d’abandonner ce nom glorieux. Essayons cependant d’en rappeler la signification et de d’en tirer les conclusions.

vendredi 8 mars 2019

Rechercher la vie bonne : Aristote


Primum vivere, deinde philosophare ? Vivre d’abord, philosopher ensuite : cet adage plein de bon sens est peut-être radicalement faux. Vivre, mais de quelle vie ?  Voilà la question qui se pose nécessairement dès lors qu’on survit. Et vivre une vie réduite à la survie, une vie semblable à celle des bêtes ce n’est pas vivre une vie humaine. Pour mener une vie vraiment humaine, il faut pouvoir choisir de mener une vie vraiment humaine, cette « vie bonne » qui se trouve au centre des méditations des philosophes antiques. La philosophie ne vient pas après la vie, elle doit devenir un mode de vie. Telle est la leçon la plus importante que nous ont laissée les philosophes grecs antiques, la leçon de Platon, celle d’Aristote, celle des stoïciens ou des épicuriens. Choisir quelle voie suivre entre celles proposées par tous ces grands penseurs à qui nous devons tant, c’est bien difficile. Suivons aujourd’hui la voie d’Aristote, tant est-il que l’Éthique à Nicomaque est sans aucun doute un des livres majeurs de toute l’histoire de la philosophie.
Il y a trois traits majeurs qui caractérisent l’éthique aristotélicienne. Le premier est la place centrale accordée à la fois à la justice et à la juste mesure. Le deuxième : il s’agit d’une éthique sociale et non d’un guide pour la vie de l’individu confronté à un monde en train de se défaire – et c’est cela qui distingue le plus nettement Aristote de ceux qui viennent après lui, stoïciens et épicuriens. En troisième lieu, en éthique comme en toutes choses qui tombent dans le champ de l’examen philosophique, Aristote se garde bien de trancher trop nettement. Il laisse toujours sa part au problématique, au presque ça mais pas tout à fait, au mixte. Par ces trois traits, l’éthique aristotélicienne nous est plus indispensable que toute autre.

vendredi 1 mars 2019

Histoire et instrumentalisation de la mémoire


On confond trop souvent l’histoire et la mémoire, assimilant l’histoire à notre mémoire collective. Pourtant histoire et mémoire sont, à bien des égards, antinomiques. La mémoire est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La mémoire historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, c’est la possibilité de changer de point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.

jeudi 28 février 2019

Pour Hegel

Prolégomènes à la lecture des Principes de la philosophie du droit

Ces lignes sont écrites en vue d’une étude plus approfondie des Principes de la philosophie du Droit. Il s’agit du prologue à un travail plus développé qui viendra par la suite.

Par quoi sommes-nous concernés dans l'action politique?



Nous avons montré que l’action politique est précisément ce qui constitue la cité – quelles qu’en soient les formes. Nous avons également vu que la cité est un monde – le microcosme – qui doit refléter le monde naturel – le macrocosme.
Le monde, ce n’est donc pas simplement « tout le monde », au sens de « tous les gens ». Le monde est ce qui rend possible la vie humaine, puisque l’homme est un zoon politikon. Le souci du monde est donc le souci propre de l’homme en tant que politikon et l’activité politique est donc directement concernée par le monde. Il ne s’identifie au souci des autres qui peut ne viser les autres hommes à titre de personnes privées (par exemple la charité privée n’est pas une action politique, dans la famille nous sommes concernés par nos proches, etc.). Être concerné par soi-même, c’est précisément se retirer du monde : par exemple, dans la vie contemplative, dans la méditation, ou pour le croyant dans la prière, je me retire en moi-même.
De ce qui peut ici être établi aisément, en se souvenant des cours sur cette vision grecque du monde dont nous sommes les héritiers, on peut tirer quelques questions :
1.      Toute action est-elle politique ? Et de ce point de vue, il faut admettre comme complément de la politique l’existence de ce que Hannah Arendt appelle le domaine privé. Dans le domaine privé, l’homme se sépare du monde, il se protège du monde. L’inviolabilité du domaine privé est le corrélat de la politique.
2.      Ce qui émerge à l’époque moderne et dont les auteurs des Lumières sont les premiers témoins et les premiers analystes, c’est l’invasion du domaine privé (celui de l’économie, la gestion de la maisonnée) dans le domaine public. Et c’est ici que s’enracinent deux phénomènes : la subversion de l’espace du politique par les intérêts privés et la perte programme du monde commun.
3.      Le totalitarisme est la perte du monde commun. La politique disparaît, écrasée par l’accumulation de puissance de l’État totalitaire. Il suppose des masses atomisées, la dislocation des classes et des peuples (voir les analyses de Hannah Arendt).
***
En ce qui concerne la première question, il faut comprendre ce qu’est la politique. Comme le dit Hannah Arendt, il ne s’agit pas de l’homme, mais des hommes, dans leur pluralité. Dans l’espace public, ils se rencontrent dans leur pluralité et en même temps admettent entre eux une certaine égalité. C’est pourquoi la question de savoir qui a accès à l’espace public est une question aussi importante. Cet espace est le lieu de la politique et existe entre les hommes en tant qu’ils appartiennent à la communauté politique. Il est bâti, maintenu et transformé par l’action politique. Et ce quelle que soit la forme du gouvernement. Dans la démocratie athénienne seule une petite minorité (10%) constituait le « peuple » de ceux qui avaient la qualité de citoyens à part entière et jamais il n’y a de communauté politique dans laquelle tous les individus sont citoyens. Il faut aussi distinguer les conditions légales de la citoyenneté de sa réalité effective. L’action politique peut être le fait d’individus qui légalement ne sont pas ou pas encore citoyens. Dans les régimes tyranniques ou simplement autoritaires, une partie de l’action politique peut être clandestine, ce qui n’ôte rien à son caractère d’action politique qui fait exister le politique comme tel.
En tant qu’elle est politique cette action est concernée par le monde. Et ce indépendamment des motivations des acteurs – qui peuvent être des motivations parfaitement égoïstes ou passionnelles – la libido dominandi. C’est ici qu’il importe de définir ce que l’on appelle « monde ».
On en peut avoir une approche intuitive par l’usage du mot « monde ». On parle du « monde grec » pour parler de cette unité politique (unité d’une diversité de cités, indépendantes les unes des autres, unité de culture, existence de liens privilégiés). Le mundus chez les Étrusques, et cela a été repris par les Romains désignait un puits destiné à recevoir les offrandes destinées aux dieux des puissances souterraines : sa place découlait du bornage des cités. À partir du mundus se dessinent l’axe vertical et les axes horizontaux orthogonaux du monde des hommes, lequel est une image inversée sur monde des astres. Le monde renvoie à l’ordre, à l’arrangement et c’est toujours à partir du microcosme humain que le macrocosme s’ordonne. Le monde n’est donc pas un espace abstrait mais un espace arrangé dans lequel on peut cheminer (parcourir le vaste monde, par exemple). Ainsi l’action politique, celle qui consiste, si on revient à l’étymologie, à bâtir une cité est donc bien constitutive du monde. Elle aménage ce monde dans lequel les hommes peuvent vivre, dans lequel les petits d’homme peuvent « venir au monde », c’est-à-dire s’acheminer vers ce qui est proprement
l’humanité. La vie mondaine est la vie publique, à quoi s’oppose le fait de se retirer du monde pour se consacrer au salut de son âme (voir Pascal).
La vision cosmopolitique des Stoïciens ne contredit pas cette façon de voir. L’homme est « citoyen du monde » affirment-ils s’opposant ainsi à la citoyenneté limitée de la polis antique. Chez les Romains, cette vision s’appuie sur la conception de l’imperium romain dont la « destinée » est de faire régner partout la pax romana. C’est bien encore le souci du monde qui caractérise l’action politique.
Donc il est évident que dans l’action politique nous sommes bien concernés par le monde et non par nous-mêmes ! Que cette action renvoie à nos intérêts, c’est certain. Les hommes agissent toujours en vue de ce qu’ils croient être leur « utile propre », même si celui qui se limite à ses intérêts égoïstes bornés ne voit pas plus loin que le bout de son nez ! Il faut ajouter que pour s’engager dans quelque entreprise que ce soit, il faut y être intéressé. On le voit l’opposition entre le monde et nous-mêmes ne recoupe pas l’opposition – souvent floue et parfois factice – entre l’action désintéressée et l’action en vue de nos propres intérêts.
***
Abordons le deuxième aspect. L’élargissement du monde des Européens, concomitant avec les voyages transatlantiques et trans-pacifiques, a bouleversé l’ordonnancement du monde ancien. Le « nouveau monde » n’est pas seulement cet espace qu’ouvrent les navigateurs espagnoles, portugais et italiens. C’est un nouveau monde qui se construit sur les décombres de l’ancien. Un monde qui perd son centre – Copernic et Galilée nous font passer « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du livre de Koyré. Si le centre est partout et la circonférence nulle part, comme le disait déjà Nicolas de Cues repris par Pascal, comment penser encore l’existence d’un monde commun des humains ? Cherchant la « loi de Newton » qui régit les affaires humaines, Adam Smith découvre que c’est l’intérêt de chacun qui est la « loi de la gravitation universelle » qui fait tenir ensemble les hommes. Ce n’est plus le souci du monde, le souci proprement politique qui les anime, mais le souci de leurs propres intérêts dont la « main invisible » assure la cohésion et l’harmonie universelle. On peut estimer, comme Jean-Claude Michéa, que la voie ouverte par Smith est une impasse ; mais le philosophe écossais a clairement saisi le mouvement en cours : la subversion du « commun » par les intérêts privés.
Dans ce monde, où les hommes sont comme des atomes isolés mus par la seule loi de la maximisation de leur utilité, les individus sont tous interchangeables et il n’y a plus de place pour l’action politique. Le gouvernement des hommes pourra laisser la place à la « gouvernance », seule « régulation » subsistante pour assurer les flux des échanges, entre marchandises toutes rendues équivalentes par cet équivalent général qu’est l’argent.
Si le monde ancien valorisait l’individualité, si la gloire et l’honneur étaient la marque de la contribution de l’individu exceptionnel au monde commun, une marque qui faisait qu’il devenait immortel dans la mémoire de sa communauté politique, ces valeurs sont maintenant considérées comme des « bagatelles » (Hobbes, Léviathan, ch. XIII). Locke considère même que la propriété finalement est plus sacrée que la vie (cf. Traité du gouvernement civil).
De manière contradictoire, la modernité valorise les droits individuels et la liberté politique au moment même ils semblent perdre leur sens profond. Conscient que la « société civile » abandonnée à la dynamique de l’échange signifierait la fin de la communauté spirituelle des hommes, Hegel tente de penser l’État comme l’unité contradictoire de l’individu et de la totalité. L’État est pensé comme la plus haute réalisation de l’Esprit, cette unité qui garantit la liberté des individus dès lors qu’ils reconnaissent la suprématie de la volonté générale.
***
Nous arrivons ainsi la dernière de nos questions. Le système totalitaire, tel que l’a analysé Hannah Arendt n’est en rien le produit de la malveillance de quelques hommes particulièrement monstrueux qui ont réussi à mener à bien leurs fins propres en asservissant toute la population d’un pays ou d’un continent. Dans la deuxième partie des Origines du totalitarisme intitulée L’impérialisme, Arendt montre que l’impérialisme, avec la Première Guerre Mondiale a précipité le déclin de l’État-nation en faisant « exploser la solidarité des nations sans espoir de retour, ce que nulle autre guerre n’avait jamais fait. » (op. cit. Seuil, Collection « Points », p. 239). Des millions de femmes et d’hommes sont déplacés à la suite de l’effondrement des vieux Empires (empire russe, empire ottoman, empire austro-hongrois). Des foules de « sans-droits » vont apparaître, privées de la protection d’un État, devenues apatrides, c’est-à-dire privées d’un lieu où habiter le monde. Or, cette situation découle de cette subversion du domaine public par les intérêts privés, nous dit encore Hannah Arendt. Et c’est de là que naît de le système totalitaire lequel repose sur la masse, c’est-à-dire l’agglomération d’individus séparés de toute appartenance collective à un monde commun et qui ne tiennent plus ensemble que par le culte du chef et la toute-puissance de la police politique. À bien des égards, le système totalitaire se distingue radicalement d’un étatisme autoritaire comme l’histoire en a tant connus. Il est donc anti-politique. « Les organisations totalitaires sont des organisations d’individus atomisés et isolés » (H. Arendt, Le système totalitaire, Plon, p. 69) Avec Hannah Arendt, nous pouvons comprendre que la terreur s’impose quand les hommes sont isolés, quand ils ont rompu tout lien avec vie politique et avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs du travail.
La pensée a toujours besoin de la solitude, elle est le dialogue de l’âme avec elle-même, ainsi que le dit Platon. Mais la solitude n’est pas la désolation. La solitude du penseur suppose que soit gardé le contact et le lien avec les autres. Le totalitarisme produit la désolation : de même qu’il rend impossible l’action politique, il rend impossible toute vie véritablement privée. « La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et pour l’idéologie et la logique préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenues critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales de notre époque. » (Le système totalitaire, op. cit. p. 304)
***
En conclusion, il est clair que dans l’action politique nous sommes concernés par le monde et non par nous-mêmes, ce qui ne signifie pas que nous ne devions pas réserver une partie de notre temps au souci de nous-mêmes et plus généralement aux soucis de l’espace privé qui reste absolument nécessaire pour protéger la vie humaine contre le monde. De ce point de vue, la séparation entre le domaine privé et la sphère publique doit être maintenue. À l’inverse, on peut noter que le processus que l’on appelle « mondialisation » loin d’être la constitution d’un monde commun à tous les hommes sur la surface de la Terre revient pour des centaines de millions d’individus à la destruction de tout monde commun, des individus sans attache, déracinés réduits à la condition de consommateurs peuplent ce monde sans frontières où les individus se heurtent pourtant à des nouvelles frontières bien plus imperméables que toutes celles que l’humanité a connues dans son histoire. L’effacement des frontières entre la sphère publique et le domaine privé se traduit aussi pour les individus par une désertion du souci d’un monde auquel ils ne croient plus pouvoir contribuer et donc un affaissement de toute conscience proprement politique, sans que pour autant il y ait un repli sur la sphère de l’intériorité – à la manière des Stoïciens défendant la liberté intérieure du sujet – précisément parce que le consommateur est un sujet sans intériorité et parce que prétendu individualisme de notre époque fabrique le plus souvent des individus en série. Au-delà de ces processus sociaux, reste pour la « réalité humaine » comme le dit Sartre la responsabilité pour le monde.


mardi 26 février 2019

Épineuses questions de morale

Face à la folie de notre époque, nous sommes parfois pris de vertige. Quand Science et Avenir annonce l’arrivée proche de bébés OGM aux capacités cognitives augmentées, on se dit que « le meilleur des mondes » est arrivé. Mais la question qui suit est très ennuyeuse : au nom de quel principe pouvez-vous condamner ce type d’expérimentations qui nous permettrait d’améliorer l’espèce humaine ? Comment ne pas constater que sur les autres questions qui se posent aujourd’hui avec acuité dans le domaine de la procréation, des biotechnologies, du début et de la fin de la vie, nous sommes désarmés moralement, c'est-à-dire que nous avons beaucoup de difficultés à trouver des critères sûrs qui pourraient nous permettre de trancher, de dire ceci est bon, ceci est permis ou ceci est interdit.
Nous ne pouvons plus guère en effet nous référer aux sources traditionnelles de l’autorité morale, qu’elles résident dans la tradition de la communauté politique à laquelle nous appartenons ou dans l’autorité religieuse. En héritiers des Lumières, nous croyons au développement de l’autonomie, c'est-à-dire à la puissance souveraine de la raison en tant qu’elle est la raison pratique qui doit déterminer notre volonté et nous rejetons les morales hétéronomes, c'est-à-dire les morales reposant sur un commandement extérieur. Mais ce que la raison nous dicte est loin d’être toujours clair et univoque. Comment argumenter sérieusement en ces matières ?
On pourrait être tenté de se référer à une morale naturelle, quelque chose que nous reprendrions chez Aristote et chez les Stoïciens. « En toutes choses, suivre la nature » : voilà un précepte qui a le mérité de la clarté. Il nous permettrait de séparer le bon grain de l’ivraie, ce qui est conforme à la nature et ce qui est contre-nature. Hélas, nous avons appris qu’il n’en est rien ! Le stoïcisme romain (pour aller vite), celui de Sénèque, d’Épictète et de Marc-Aurèle, celui qui va retrouver ses lettres de noblesse à l’âge classique, est un stoïcisme bien rasé et bien peigné, tout à fait présentable dans la bonne société et en particulier dans la bonne société chrétienne, mais le stoïcisme réel, le stoïcisme grec qui s’enseignait en ce lieu d’Athènes nommé la « stoa » (le portique) était d’une autre nature – si j’ose dire. Il prenait tout à fait au sérieux l’idée de loi naturelle et en tirait toutes les conséquences. L’idée d’une communauté de tous les hommes qui étaient donc frères d’une certaine manière les conduisit à mettre en cause l’esclavage. Mais la communauté des hommes avec les autres êtres vivants allait également de soi et c’est ainsi que certains auteurs de cette tradition trouvaient également naturels les rapports sexuels entre les hommes et les bêtes. Il est donc assez douteux de suivre la nature au sens stoïcien.
Pendant longtemps, l’homosexualité fut condamnée comme « contre nature » : la nature n’avait-elle pas destiné les organes sexuels à la reproduction de l’espèce et dès lors les rapports sexuels entre personnes du même sexe ne pouvant jamais, même potentiellement, être orientés vers la procréation, ils étaient clairement opposés à la nature. Pour réfuter ce point de vue, il faut réfuter l’idée d’une morale naturelle et admettre que la morale dépend des conventions humaines que l’on peut changer à volonté. C’est pourquoi les défenseurs de la cause LGBT se réfèrent, à l’appui de leurs revendications, à de nombreux exemples de sociétés dans lesquelles les pratiques homosexuelles sont admises voire, dans certains cas, encouragées, ce qui prouverait qu’elles ne sont pas vraiment « contre nature » ! Cette première stratégie peut d’ailleurs, assez paradoxalement, s’appuyer aussi sur le recours à la nature : l’éthologie a montré de nombreux exemples de comportements « homosexuels » chez les animaux, notamment chez les primates mais pas seulement et donc elle est aussi naturelle que les relations hétérosexuelles.
L’argument selon lequel un comportement devrait être toléré parce que l’on en trouve des exemples dans la nature n’est évidemment pas très convaincant. De nombreux animaux tuent une partie de leurs petits quand les portées sont trop nombreuses. En déduira-t-on que l’infanticide peut être autorisé ? Au motif que les chiens mangent souvent des excréments, faut-il renoncer à classer la coprophilie au rang des perversions ?
On voit donc que les arguments « naturalistes » ne sont guère convaincants, ni dans un sens ni dans un autre. Des prétendues lois naturelles, on ne peut rien tirer quant aux obligations que devraient suivre les humains. L’interdit de l’inceste ne peut se fonder sur la nature puisque nous n’avons aucune répugnance naturelle envers l’inceste, sinon l’interdit serait inutile. De l’éthologie, on ne peut non plus conclure que certains comportements devraient être autorisés. Il n’est pas des plus pertinent de justifier l’homosexualité humaine en alléguant celle des chimpanzés !
À ceci on pourrait ajouter un argument « sadien ». Dans La philosophie dans le boudoir, Sade reprend au pied de la lettre le principe stoïcien « en toutes choses, suivre la nature » mais il en tire des conclusions assez désagréables. Les vertus prônées par la morale ordinaire sont contre nature : « renoncez aux vertus, Eugénie ! Est-il un seul des sacrifices qu’on puisse faire à ces fausses divinités, qui vaille une minute des plaisirs que l’on goûte en les outrageant ? Va, la vertu n’est qu’une chimère, dont le culte ne consiste qu’en des immolations perpétuelles, qu’en des révoltes sans nombre contre les inspirations du tempérament. De tels mouvements peuvent-ils être naturels ? » s’écrie Dolmancé. Et d’ailleurs « si la nature défendait les jouissances sodomites, les jouissances incestueuses, les pollutions, etc., permettrait-elle que nous y trouvassions autant de plaisir ? » Mais le meurtre lui-même est conforme à la nature ! « La destruction étant une des premières lois de la nature, rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. Comment une action qui sert aussi bien la nature pourrait-elle jamais l’outrager ? Cette destruction, dont l’homme se flatte, n’est d’ailleurs qu’une chimère ; le meurtre n’est point une destruction ; celui qui le commet ne fait que varier les formes ; s’il rend à la nature des éléments dont la main de cette nature habile se sert aussitôt pour récompenser d’autres êtres ; or, comme les créations ne peuvent être que des jouissances pour celui qui s’y livre, le meurtrier en prépare donc une à la nature ; il lui fournit des matériaux qu’elle emploie sur-le-champ, et l’action que des sots ont eu la folie de blâmer ne devient plus qu’un mérite aux yeux de cette agente universelle. C’est notre orgueil qui s’avise d’ériger le meurtre en crime. »
Bref la nature n’est vraiment pas le guide que nous cherchions, à moins de nous convertir à la morale de Dolmancé ! Sans doute n’était-ce pas le but premier de Sade mais La philosophie dans le boudoir apparaît comme une réfutation apagogique du précepte stoïcien !
Mais d’un autre côté, on ne peut guère soutenir que la loi positive suffit pour définir les limites du licite et de l’illicite et qu’il y aurait donc dans le droit quelque chose de totalement arbitraire – pour reprendre l’argument de Cicéron, pourquoi le brigandage ne peut-il être autorisé ? Pour sortir de ce dilemme, il suffit de partir de la proposition de Marshall Sahlins selon qui la nature humaine, c’est la culture. Ainsi ce que nous appelons « contre nature » peut-il se résumer à ce dont nous craignons qu’il détruise la société. Le meurtre et le brigandage ne peuvent être autorisés, non parce qu’ils seraient « contre nature » mais tout simplement parce qu’ils sont incompatibles avec le maintien de la vie sociale.
Le problème est maintenant que nous sommes confrontés à une multitude de formes différentes de culture et de vie sociale avec des impératifs moraux souvent très différents. Le noyau moral commun à toutes les sociétés, la règle d’or, est lui-même très flou. Faire aux autres ce que nous voudrions qu’on nous fît : soit, mais encore ? Le spectre des choses que nous voudrions qu’on nous fît est étendu à l’extrême et varie souvent d’un individu à l’autre. Ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît : c’est également quelque chose d’assez vague. En suivant cette piste et nous en tenant au point de vue purement logique, nous sommes entraînés dans d’épouvantables discussions sophistiques.
Pour sortir de ces dilemmes, il semble que nous devrions mieux cerner le champ de nos réflexions et adopter un certain nombre d’axiomes. Ces axiomes ne sont pas intemporels et absolument universels, car on peut toujours trouver des sociétés et des cultures qui n’en tiennent aucun compte. Ils sont enracinés dans un lieu et un temps : ce sont les axiomes qui sont présupposés dans les sociétés modernes égalitaires et démocratiques, qui font du respect de la liberté de conscience et des libertés individuelles un principe intangible. Ils définissent une morale commune, généralement acceptées par tous et ils constituent bien une « décence commune » pour reprendre l’expression de George Orwell. On pourrait contester ces axiomes : la liberté n’est peut-être qu’un mot creux et il y a tant de limitations qui s’imposent à la liberté qu’on ne voit plus à quoi sert de s’y référer.  Quant à l’égalité, elle n’est bien qu’une pétition de principe et les êtres humains sont si différents les uns des autres mais aussi si inégaux en force physique, en résistance aux maladies et peut-être en capacités intellectuelles que cette égalité n’est peut-être qu’une abstraction non seulement inutile mais nuisible. À quoi nous ne pouvons répondre de manière définitive par une réfutation en règle !
Nous pouvons nous donner quelques bases simples. De ce que « l’homme est un animal social », chose qui ne peut guère est contestée, nous pouvons déduire avec Grotius une règle d’utilité sociale : « Ce soin de la vie sociale, dont nous n'avons donné qu'une ébauche, et qui est conforme à l'entendement humain, est la source du droit proprement dit, auquel se rapportent le devoir de s'abstenir du bien d'autrui, de restituer ce qui, sans nous appartenir, est en notre possession, ou le profit que nous en avons retiré, l'obligation de remplir ses promesses, celle de réparer le dommage causé par sa faute, et la distribution des châtiments mérités entre les hommes. » D’où il découle que « X. —1. Le droit naturel est une règle que nous suggère la droite raison, qui nous fait connaître qu'une action, suivant qu'elle est ou non conforme à la nature raisonnable, est entachée de difformité morale, ou qu'elle est moralement nécessaire et que, conséquemment, Dieu, l'auteur de la nature, l'interdit ou l'ordonne. » Et par conséquent : « 5. Le droit naturel est tellement immuable, qu'il ne peut pas même être changé par Dieu. »
Ces règles étant admises, nous n’avons pas encore répondu à nos interrogations initiales. Nous devons concéder que la détermination précise de ce qui découle de ces normes communes revient d’une manière ou d’une autre à la délibération publique. Admettons que les individus participent à une délibération publique sur une question quelconque – par exemple celle du suicide assisté, rebaptisé « mort heureuse » (euthanasie) – et que cette délibération conduise à une prise de décision, entérinée par l’autorité politique par exemple, on peut considérer comme Apel ou Habermas que cette délibération contient en elle-même un certain nombre de présuppositions qui entrent en ligne de compte dans le raisonnement logique qui vient appuyer cette décision. Ainsi une délibération publique sur un sujet d’ordre général présuppose :
1)      Que les participants à cette délibération se reconnaissent mutuellement comme des sujets raisonnables, puisque seule l’acceptation commune de l’autorité de la raison rend une discussion possible.
2)      Que les participants se reconnaissent comme des égaux « en droit » et qu’aucun n’ait la possibilité d’imposer aux autres son point de vue, si ce n’est pas la force de son argumentation.
3)      Que l’objet de cette délibération ait une valeur universelle, puisque ce je veux pour moi, je dois nécessairement le vouloir pour les autres et inversement et ce non seulement à un moment donné et compte-tenu de l’opinion présumable de mes contemporains mais encore en présupposant que n’importe qui dans l’avenir pourrait assumer les conséquences de ces choix.
4)      Que les décisions prises préservent au maximum les libertés de chacun de conduire sa vie comme il l’entend.
En acceptant ces présuppositions, on voit qu’aucune norme ne peut impliquer que les humains puissent être traités comme des choses, puisque les humains concernés ne pourraient plus être considérés comme des personnes libres et égales. Personne ne pourrait choisir d’être dans ses caractéristiques essentielles le résultat des décisions d’une autre personne de la même façon que personne ne peut vouloir que l’heure de sa propre mort soit le résultat de la décision d’une autre personne. Ceci n’est qu’une conséquence logique des présuppositions de la délibération visant à élaborer des normes concernant par exemple la possibilité pour un coupe de choisir le sexe de son enfant ou la possibilité du « suicide assisté ». Chaque fois que l’on parle des questions liées à la procréation, la condition (3) implique que l’on se pose en premier lieu la question de la liberté de l’enfant à naître : une personne libre peut-elle vouloir être privée de ses parents « biologiques » ?  Évidemment, il arrive que des enfants soient, pour diverses raisons, privés de leurs parents et soient élevés par des parents « tenant lieu », mais ce n’est pas le résultat d’une volonté mais celui d’un enchaînement de causes qui échappent à la volonté qui devrait être celle de personnes libres. Plus généralement, l’éthique de la discussion interdit toute action qui conduit à la « réification » de l’être humain, précisément parce que cette réification contredit les présuppositions de la délibération publique en vue de fixer les normes éthiques acceptables par l’ensemble de la société. La production de bébés OGM même avec des capacités cognitives améliorées et peut-être surtout avec des capacités cognitives améliorées devrait donc être interdite et toute recherche stoppée.
Il semble que si on suit cette voie, on devrait pouvoir trouver des moyens adéquats pour démêler les questions morales épineuses qui se présentent à nous aujourd’hui. C’est qu’il faudra tenter de faire dans un prochain article.

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