mercredi 6 avril 2022
samedi 2 avril 2022
Note sur Putnam et la critique de la théorie computationnelle de l'esprit
Hilary Putnam[1],
un autre des premiers défenseur de la théorie computationnelle, en est venu à
la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de
l’esprit : elle considère une machine qui est construire en vue
d’accomplir des tâches bien définies[2].
Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont
susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et
que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène
en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement,
il s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de
Searle. Ce dernier, bien que
rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser »
la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à
des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un
ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui
l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour
Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou
pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat
est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est
(ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit
doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique
comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer
à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut
proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir
la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons
d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un
relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle
position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme
scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes
de l’esprit.
Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées
philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme,
c’est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux
phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux
phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de
l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à
la nature »[3], dit
Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point
de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait
ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les
simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la
logique et la réflexion sur la connaissance.
[Pour des développements plus amples, voir La matière et l'esprit, Armand Colin, 2004
[1] voir H.Putnam, Représentation et réalité.
[2] Ce fonctionnalisme est
indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).
[3] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136
lundi 28 mars 2022
vendredi 18 mars 2022
D… comme démocratie
Tout le monde est pour la démocratie, même Poutine et Xi.
Mais ce qu’est la démocratie est bien difficile à expliquer.
Savoir si la démocratie a existé, existe encore aujourd’hui ou pourra exister
demain, voilà qui est encore plus difficile.
Au sens premier, étymologique, la démocratie est le pouvoir
du « démos » ce que l’on traduit par « peuple ». Mais cette traduction est
elle-même source de confusion. Le dème est la circonscription de base instituée
par la réforme de Clisthène (à la fin du VIe siècle av. J.-C.)
et les habitants du dème sont les démotes. C’est une nouvelle dénomination du
peuple qui s’instaure : le démos remplace le laos — que l’on
pourrait traduire plus exactement par population. L’instauration de la
démocratie à Athènes est évidemment un événement fondamental, car il s’agit de
la marginalisation de l’organisation gentilice traditionnelle (celle des
grandes familles et des liens du sang) au profit d’un regroupement purement
territorial des individus. On peut dire que c’est le véritable acte de
naissance de l’État au sens précis du terme.
Mais si, à partir de la réforme de Clisthène, le peuple, c’est-à-dire
le petit peuple, a son mot à dire, il est toujours représenté, en fait, par les
familles nobles. Il en ira de même à Rome après la révolte de la plèbe et
l’institution du tribun de la plèbe. Celui-ci est un personnage important,
disposant de larges pouvoirs et considéré comme sacré. La plèbe joue aussi un
rôle important dans les comices, mais les chefs, de quelque parti qu’ils soient,
restent les chefs des gentes influentes. Les patriciens deviennent tribuns
de la plèbe, mais pas l’inverse !
Il en va de même dans les communes italiennes du nord. Ce
sont toujours les grandes familles, riches et influentes qui mènent la danse,
mobilisant éventuellement le peuple, mais toujours pour garder le pouvoir. Le
peuple joue un rôle politique, mais jamais directement, car il ne se représente
pas lui-même.
L’instauration des démocraties libérales modernes n’a guère
amélioré la situation. Ce sont toujours les élites qui représentent le peuple.
La seule vraie différence avec les démocraties anciennes est que la circulation
des élites y organisée, méticuleusement, d’une part pour apporter du sang neuf
d’origine plébéienne à la classe dirigeante qui sans cela dépérirait, et
d’autre part pour permettre aux dirigeants de se donner l’apparence des « représentants
du peuple ». La démocratie libérale apparaît ainsi comme le summum de
l’aliénation : le peuple se défait de toute sa puissance au profit d’une
image de lui-même, mais d’une image qui ne représente pas la réalité, mais une
inversion de la réalité. Le représentant du peuple n’est pas le porteur de la
volonté du peuple, mais la figure de l’aliénation radicale du peuple dans la
démocratie, ou du moins ce qu’on persiste à nommer ainsi.
Même les « partis ouvriers » qui s’étaient donné comme
objectif de faire valoir les intérêts des ouvriers au niveau du pouvoir d’État
sont devenus très vite des moyens auxiliaires de la circulation des élites. Les
élites politiques ouvrières peuvent être éventuellement, mais assez rarement
somme toute, d’origine ouvrière, mais, quoi qu’il en soit, elles font partie de
l’élite dominante. Costanzo Preve avait résumé le problème assez
simplement : les classes dominées ne peuvent pas dominer !
Il se pourrait bien que la démocratie soit essentiellement
une illusion. Ou qu’elle ne puisse exister que sur une toute petite échelle et
dans des conditions exceptionnelles. Rousseau l’a déjà dit : si les dieux
existent, ils se gouvernent démocratiquement, mais un tel gouvernement n’est
pas fait pour les hommes.
Il y a une deuxième interprétation possible du mot
démocratie, celle que l’on retrouve dans l’expression « libertés démocratiques ».
La démocratie est la garantie d’un certain nombre de droits de base dont les
citoyens sont censés jouir. Ce sont les fameux « droits -titres » de la
déclaration de 1789 qui incluent la sûreté, la liberté de faire tout ce que la
loi n’interdit pas, etc. Mais nous savons combien ces droits peuvent être
restreints « démocratiquement ». Un vote ou un décret gouvernemental suffisent
pour instituer l’état d’urgence et restreindre drastiquement tous ces droits.
La liberté d’expression trouble si vite l’ordre établi ! En outre, ces droits
titres ne valent vraiment que ceux qui ont, par ailleurs, en raison de leur
fortune par exemple, les moyens de les faire valoir. La liberté d’expression
pour celui qui n’a ni journaux, ni télévision, ni aucun autre moyen de se faire
entendre est une liberté à peu près vide. La critique marxienne des droits de
l’homme comme droits de l’individu bourgeois égoïste n’est pas insensée, loin
de là !
La dernière interprétation de la démocratie est celle du
gouvernement de la majorité. Comment se forme la majorité ? Par le vote. Mais
qui convaincre une majorité de citoyens de voter pour son programme ? Un groupe
assez puissant pour se faire entendre. Et nous sommes ainsi ramenés aux points
précédents. Par ailleurs, le gouvernement de la majorité méprise et maltraite
aisément les droits des minorités. « Vous avez juridiquement tort parce que
vous êtes politiquement minoritaire », avait lancé un politicien de la majorité
à ses collègues de l’opposition. Tout est dit. Les minoritaires ont toujours
tort. Et même s’il leur arrive d’être majoritaires, si d’aventure cette
nouvelle majorité déplait aux puissants, sa victoire lui sera volée. On l’a vu
en France par le « tournant de la rigueur » qui suivit la victoire de
Mitterrand ou le véritable hold-up consécutif au vote « non » au traité
constitutionnel européen, en 2005.
Il se pourrait bien que la démocratie ne soit finalement
qu’un mot assez creux, qui chante plus qu’il ne parle comme le disait Paul
Valéry à propos de la liberté.
dimanche 13 mars 2022
La déraison occidentale
Nourri du christianisme, même quand il le vomit, l’Occident applique à la lettre la sentence de Paul : « il n’y a plus ni hommes ni femmes » (Galates, 3, 28). Ainsi, oubliant que la lettre tue mais l’esprit vivifie (Corinthiens, 3,6), une part croissante des élites instruites prétend abolir la différence des sexes et on peut voir des hommes (X,Y selon la génétique) revendiquer d’être considéré comme des femmes et même de participer aux compétitions sportives féminines. De nombreux États ont aboli la mention du sexe sur les papiers d’identité ou ont créé de très nombreuses catégories pour que chacun puisse se choisir. L’homosexualité est du dernier « chic » et on est sommé de permettre aux couples homosexuels d’avoir des enfants. Leur refuser ce droit serait une horrible discrimination. Pour qui n’a pas encore perdu le sens commun, ces revendications sont visiblement aberrantes. Comment peut-on refuser à ce point la réalité ? Il n’est pas besoin de suivre la Genèse (« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27) ; la sexuation est une caractéristique fondamentale de l’évolution du vivant et si on trouve des hermaphrodites ou des espèces où la sexuation varie en fonction de l’âge, chez les oiseaux et les mammifères, la différence des sexes est figée. Pour faire des enfants, il faut un homme et une femme ! En psychiatrie, la rupture avec le réel se dénomme psychose. Cette psychose occidentale fait des ravages et atteint l’histoire et la culture : les prétendus « éveillés » (woke) veulent effacer les traces du passé qui leur déplaît, passer la culture à la guillotine, jusques aux Grecs qui sont rejetés dans l’enfer des « woke » pour avoir été des racistes impérialistes !
vendredi 11 mars 2022
Lumières d'Italie II: Les communes italiennes, laboratoire de l'Europe moderne
lundi 28 février 2022
mardi 1 février 2022
La résistance du réel
Si on renonce — provisoirement peut-être — à définir le réel, on peut essayer d’en donner une définition en creux, une définition quelque peu négative : le réel est ce qui résiste. Les êtres vivants que nous sommes ont une tendance naturelle à l’expansion. Être, c’est se faire espace, dit Severino. Et cet effort pour se faire espace n’a pas de limite intrinsèque. Les petits enfants grandissent et quand ils ont cessé de grandir, ils étendent leur espace autant que possible. Toute l’histoire de l’humanité est la conquête de cet espace où elle vit en repoussant sans cesse ses limites. Mais toute l’histoire de l’humanité est l’histoire de ces obstacles à franchir, et de ces barrières qui s’élèvent à nouveau toujours plus imposantes. Quitter l’Europe pour l’Amérique ou traverser le Pacifique sur des embarcations de bois, finalement ce n’était pas grand-chose. Mais aller sur la Lune est très difficile et on ne voit pas ce qu’on y pourrait faire. Quant aux autres planètes, à horizon prévisible et science-fiction mis à part, elles resteront des objectifs de mission scientifique. Au mieux, si l’on ose dire, nous pourrions explorer une petite partie du système solaire (Mars, Vénus) et le reste nous est inaccessible. La barrière qui se dresse devant nous est l’immensité de l’Univers et cette limite absolue qu’est la vitesse de la lumière.
Il y a évidemment un autre obstacle absolu : nous sommes des mortels et même avec les progrès de la médecine qui ont permis d’augmenter l’espérance de vie, la durée maximale de la vie humaine ne semble pas avoir changé depuis le début de notre histoire. L’heure est incertaine, mais la mort est certaine et la vie est brève. Nous avons inventé toutes sortes de subterfuges comme la croyance dans une vie éternelle après la mort, mais nous y croyons si peu que la mort continue de terrifier même les plus croyants des croyants. Et quand nous sommes convaincus avec Épicure que « la mort n’est rien pour nous », l’angoisse de la mort demeure, toujours en arrière-plan de nos vies.
La résistance du réel est donc une réalité ontologique. Elle est aussi la condition même de l’être. On a écrit des tonnes de livres pour tenter de se dépatouiller avec la phrase de Parménide, « l’être est, le non-être n’est pas ». Si le devenir est le passage dans le néant, le devenir, d’une certaine manière, n’est pas. La résistance au réel, c’est la résistance au devenir, la résistance à l’anéantissement. La pesanteur s’oppose à nos efforts, les limite drastiquement, mais c’est elle qui maintient ensemble les choses, comme la clé de voûte fait tenir l’ensemble de l’édifice.
Il y a bien une dialectique entre notre « conatus » et le réel qui s’y oppose, mais notre « conatus » lui aussi est réel et le conatus de l’autre est un obstacle à mon propre conatus, à mon expansion. Peut-être y aurait-il là matière à élargir l’interprétation de la fameuse « dialectique du maître et du serviteur » de Hegel, ainsi que le propose Emanuele Severino.
Nous changeons les apparences des choses. Mais ces changements ne changent rien au réel qui demeure, car il faut bien qu’il demeure pour les apparences puissent changer et pour qu’il y ait des apparences, il faut bien qu’il y ait de l’apparaître. Pendant très longtemps, on peut penser que les sociétés étaient fondamentalement conservatrices parce qu’elles craignaient comme la peste le changement qui menace d’engloutir le monde. Bien que le Moyen âge fût une époque d’innovations tant théoriques que techniques, l’innovation était toujours considérée avec suspicion, comme une menace plus que comme une chance. La révolution qu’introduit le capitalisme, entre le XVe et le XVIIe siècle si on veut fixer les idées, est une rupture fondamentale dans l’histoire des sociétés humaines. Le nouveau devient désirable et l’ancien doit être renvoyé au néant. L’homme devient capable de faire être ce qui n’est pas, de façonner le réel selon son propre naturel. Il y a réussi dans une certaine mesure. Nous serions ainsi entrés dans un nouvel âge géologique, l’âge de l’anthropocène. Plus rien ne doit résister à nos constructions intellectuelles. Mais nous ne pouvons qu’effleurer la surface des choses. Les promesses des « transhumanistes » ne nous donneront jamais l’immortalité, mais leur réalisation entraînerait immanquablement la mort de l’espèce humaine, sauf à considérer les robots comme des humains, chose à quoi nous invitait une série télévisée diffusée il y a quelques années, chose aussi que défendent certains philosophes contemporains comme Donna Haraway ou Thierry Hoquet, parfaits exemples de l’introduction de la folie en philosophie.
Le « bougisme », bien identifié par Pierre-André Taguieff comme manifestation de l’idéologie contemporaine, n’est pas autre chose que la tentative de l’anéantissement de l’être. C’est une pulsion de néant. La nature nous a fait naître avec un sexe (XX ou XY selon la génétique) et elle nous a faits femmes ou hommes, mâle ou femelle. Voilà qui est insupportable. Il ne faut plus « être » car ce serait s’engluer dans une essence, qui ne serait qu’une « construction sociale ». Il faut pouvoir devenir ce qu’on se figure être à tel ou tel moment, homme, femme, homme-femme, ni l’un ni l’autre et pourquoi pas oiseau, souris ou araignée ? Ne plus être, telle est l’aspiration moderne par excellence. Mais personne, du moins personne encore douée d’un minimum de bon sens, ne peut sérieusement militer pour la disparition de l’espèce et le réel fait retour, un retour étrange, sous la forme de la procréation artificielle.
Nous sommes tellement obsédés de la nécessité d’engloutir le monde, de l’anéantir, que nous refusons même d’éduquer les enfants, c’est-à-dire de protéger le monde contre les enfants et de protéger les enfants contre le monde, en les instruisant, en leur inculquant la connaissance du passé immémorial de l’humanité. Nous croyons ainsi défendre leur liberté, alors même que nous les livrons désarmés à un monde qui deviendra invivable. Parce que le réel résiste, parce qu’on ne peut pas y échapper comme on échappe aux monstres dans un jeu vidéo auquel on joue avec un casque de « réalité virtuelle ». Le casque de réalité virtuelle et le jeu vidéo consomment de l’énergie réelle et il faut bien en trouver la source et la transporter.
L’oiseau peut croire qu’il serait plus libre sans la résistance de l’air… mais c’est la résistance de l’air qui lui permet de voler. La résistance du réel est la condition même de notre existence, car elle est la condition qui empêche que nous soyons immédiatement précipités dans le néant. Briser les résistances du passé, disent les progressistes, les révolutionnaires et les dictateurs. Il est temps de réapprendre les vertus de la résistance.
Le 1 février 2022
samedi 29 janvier 2022
Le refus du réel
Il est assez difficile de dire précisément ce que l’on entend avec les mots « réel » et « réalité ». Le réel renvoie à la chose (res en latin). Est réel ce qui est de l’ordre de la chose, un mot qui vient du latin causa. La cause et la chose seraient la même chose et nous désignerions tout ce qui est chose ou cause par l’adjectif « réel ». Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés !
On pourrait tenter de définir le réel par ce à quoi il s’oppose.
Le réel s’oppose d’abord à la fiction, c’est-à-dire à qui peut être dit et pensé sans pour autant avoir la moindre effectivité. Que des hommes meurent dans une fiction, voilà quelque chose qui ne nous semble pas très grave ! On peut même imaginer la fin de l’humanité dans quelque cataclysme, les hommes continuent de vaquer à leurs occupations ordinaires, non comme s’il ne s’était rien passé, mais parce qu’il ne s’est rien passé. Mais le terme de fiction peut être employé en un sens différent. La fiction n’est pas seulement l’imaginaire, mais aussi ce qui doit être sans que l’on puisse garantir que ce qui doit être est. Elle est aussi ce qui peut être, sans que cela soit. Nous ne pouvons guère nous passer de ces fictions : c’est même la propriété du langage humain la plus importante, celle d’énoncer des fictions. « Tu ne tueras point » n’est pas une phrase qui décrit quoi que ce soit du réel. C’est une phrase qui énonce une norme. On peut dire que les normes n’ont pas d’existence réelle, sinon l’existence que leur donne la force de la morale ou celle du droit permettant qu’effectivement elles soient respectées. Notre capacité à forger des fictions est d’ailleurs inséparable de notre faculté de juger, et pas seulement en matière de droit ou de morale. Quand je dis : « Pierre n’est pas là », je constate que « Pierre est là » est une fiction. La fiction est toujours en arrière-plan de nos affirmations concernant la réalité.
Le réel s’oppose aussi au virtuel. L’introduction de la notion de « réalité virtuelle » dans le langage courant montre clairement cette dénaturation du langage dont parle Jacques Ellul dans La parole humiliée. Le virtuel est simplement en puissance et quand ce qui est en puissance se réalise, il devient actuel, ce qui est précisément l’opposé de virtuel ! Le virtuel disparaît et fait place au réel. Ce qui est est gros de possibles, mais les possibles ne deviennent pas tous réalité — heureusement !
Le réel ne se laisse pas toujours saisir aisément. Le mot « chien » est un mot « réel ». Après tout, ce mot je viens de l’écrire et il est là, affiché sur l’écran de mon ordinateur. Qu’y a-t-il de réel là-dedans. Le mot « chien » est une suite de caractère que je peux écrire à volonté sans qu’elle ne veuille rien dire. Le mot « chien » n’est pas, à proprement réel, il n’est qu’un signe et un signe est une chose à la fois matérielle — il faut qu’elle appartienne au monde sensible pour être perçue et donc fonctionner comme signe — et au « monde intelligible », ce prétendu « monde des Idées » qu’on aurait trouvé en lisant Platon. Le mot « chien » serait le signe lié à l’idée de chien. Mais quelle est la réalité de l’idée de chien ? Le neuroscientifique dira que c’est tout simplement une certaine configuration de mes neurones. Autrement dit, un savant muni d’un cérébroscope — il doit bien exister des dispositifs d’imagerie médicale qui ressemblent à un cérébroscope — devrait pouvoir lire directement que j’ai l’idée de chien quand je lis ou écris le mot « chien ». Mais comme le mot anglais « dog » ne s’écrit pas du tout comme le mot français, peut-on garantir que la configuration neuronale d’un Anglais qui a l’idée de « dog » et la même que celle d’un Français qui a l’idée de « chien » ? Si on résout ce problème, on n’est pas beaucoup plus avancé, car une idée peut être l’idée d’une chose fictive (une licorne, par exemple) ou l’idée d’une chose réelle (par exemple les caniches, les dogues allemands ou les boxers).
Les complications métaphysiques dans lesquelles nous venons de nous engager, nous devons les laisser de côté provisoirement. L’histoire de la philosophie est presque entièrement constituée de réflexions sur ce sujet !
Je propose néanmoins une définition du réel, comme ce qui résiste. Il y a sur ce point de nombreuses élaborations en psychanalyse qui pourraient nous être fort utiles. Mais tenons-nous-en à cela : le réel, ça résiste, ça ne se plie pas à notre imagination, à nos désirs, à nos vœux… Je peux toujours vouloir voler comme les oiseaux. Rien n’y fera : toute tentative se terminera immanquablement comme celle de ce pauvre Icare. Je peux prononcer toutes les phrases magiques que je veux, la porte ne s’ouvrira que si j’en ai la clé.
Ce rapport au réel est justement ce qui permet de distinguer psychose et névrose. Le claustrophobe sait bien qu’il ne risque rien dans l’ascenseur, sa peur est plus forte que lui. Il souffre de cette peur, mais ne se trompe pas sur la réalité des choses. Le psychotique, au contraire, rompt, lui, le lien avec le réel : il entend vraiment des voix, voit vraiment les monstres qui sortent du placard, comme le policier alcoolique du film de Melville, Le cercle rouge, il se pense vraiment comme un enquêteur dans Shutter Island de Martin Scorcese. Si toute société est névrotique parce qu’elle repose sur une répression qui cause la névrose, la nôtre a ceci de particulier qu’elle est en train de devenir complètement psychotique, c’est-à-dire que le refus du réel devient la règle. Que l’on puisse proclamer le droit à changer de genre au motif que la réalité est ce que chacun se figure être, voilà une des affirmations les plus claires que nous sommes entrés de plain-pied dans la psychose, quelles soient par ailleurs les réflexions que nous pouvons mener à bon droit sur la notion de réel. Nous avons connu de nombreux régimes politiques qui reposaient ou reposent encore sur le mensonge le plus éhonté, un mensonge imposé par les sommets et qui ne trompait que temporairement la masse des individus. Dans notre société « transparente », le mensonge ne semble plus venir seulement du sommet — même si cette dimension reste terriblement présente — il se double d’un refus radical du réel, spontané, venu « d’en bas » avec une telle force que l’État en vient à le relayer.
Je reviens dans un prochain article sur le réel qui est ainsi refusé.
mercredi 19 janvier 2022
Croce: la connaissance historique comme la connaissance tout entière
Il ne suffit
pas de dire que l’histoire est le jugement historique, mais il faut ajouter
que tout jugement est historique, ou encore histoire sans rien d’autre. Si le
jugement est un rapport sujet-prédicat, le sujet, autrement dit le fait, quel
qu’il soit, dont on juge, est toujours un fait historique, quelque chose qui
devient, un procès en cours, parce que des faits immobiles ne trouvent
ni ne se conçoivent dans le monde de la réalité. Est jugement historique même
la plus évidente perception qui contient un jugement (si elle ne jugeait pas
elle ne serait pas même une perception mais une aveugle et muette
sensation) : par exemple que l’objet que je vois devant mes pieds est
une pierre, et qu’elle ne s’envolera pas d’elle-même comme un oisillon au
bruit de mes pas, d’où il conviendra que je l’écarte avec le pied ou avec un
bâton ; parce que la pierre est vraiment un procès un cours, qui résiste
aux forces de désagrégation ou qui leur cède seulement peu à peu, et mon
jugement se réfère à un aspect de son histoire.
Mais ici pourtant
on ne peut s’arrêter, en renonçant à en tirer les conséquences ultérieures
qui s’en suivent : que le jugement historique n’est pas seulement un
ordre de connaissance mais est la connaissance tout court, la forme que tout
remplit et qui épuise le champ cognitif, ne laissant pas place pour autre
chose.
En effet,
chaque connaître concret ne peut pas ne pas être, tout comme le jugement
historique, lié à la vie, c’est-à-dire à l’action, moment de la suspension ou
de l’attente de celle-ci, destiné à repousser, comme on l’a dit, l’obstacle
qu’elle rencontre quand la situation n’apparaît pas claire, dont cette action
devra se dégager dans sa détermination et sa particularité. Un connaître pour
connaître, non seulement, à la différence de ce que certains imaginent n’a
pas quelque chose d’aristocratique ni de sublime, fait comme il est en effet
à l’exemple des passe-temps idiots des idiots et des moments d’idiotie qu’il
se rencontre chez chacun de nous, mais encore un tel connaître pour connaître
n’arrive jamais en tant qu’il est intrinsèquement impossible, car en viennent
à manquer, avec le stimulant de la pratique la matière même et la finalité du
connaître. Et ces intellectuels qui désignent comme voie du salut la distance
de l’artiste ou du penseur à l’égard du monde qui l’entoure, sa
non-participation délibérée aux conflits vulgaires du monde – vulgaires en
tant qu’ils sont pratiques – ne s’avisent pas qu’ils ne désignent ainsi rien
d’autre que la mort de l’intellect. Dans une vie paradisiaque, sans travail
et sans effort, dans laquelle on ne se heurte pas à des obstacles à
surmonter, on ne pense pas non plus, parce qu’il n’y a même pas de motifs de
penser et non plus on ne saurait vraiment contempler parce que la
contemplation active et poétique renferme en elle-même un monde de lutte
pratiques et d’affects.
Et nous ne
voulons pas faire des efforts pour démontrer que même ce que l’on appelle
science naturelle, avec son instrument et complément qu’est la mathématique,
se fonde sur les besoins pratiques du vivre et se trouve dirigée vers leur
satisfaction ; parce que la conviction de cette vérité fut déjà induite
dans les esprits par son grand héraut au seuil des temps modernes, Francis
Bacon. Mais en quel point de son processus la science naturelle exerce-t-elle
son office utile, en se faisant véritablement connaissance ? Certes pas
quand elle représente des abstractions, quand elle construit des classes,
établit des rapports entre les classes qu’elle nomme « lois »,
donne des formules mathématiques de ces lois, et toutes autres choses
semblables. Tout ceci, ce sont des travaux d’approche destinées à conserver
les connaissances acquises ou à en approcher de nouvelles, mais ce n’est pas
l’acte de connaître. On peut posséder, recueillie dans des livres ou prête
dans la mémoire, toute la matière médicale, toutes les espèces ou
sous-espèces de maladies avec leurs caractéristiques, possédant ainsi
« bien Galien mais nullement le malade » comme aurait dit
Montaigne, de même connaîtrait si peu ou presque en histoire qui possèderait
une des si nombreuses histoires universelles qui ont été compilées ou qui en
aurait meublé sa mémoire, tant qu’il n’aurait pas atteint le moment où, sous
le stimulus des évènements ces connaissances défont leur rigidité immobile et
la pensée pense une situation politique ou une autre quelle qu’elle
soit. ; et semblablement, l’expert en médecine, tant qu’il n’est pas arrivé
au point où est venu devant lui un malade et qu’il n’a pas eu à sentir et
comprendre le mal dont ce malade, et seulement celui-là, souffre
véritablement, de cette manière et dans ces conditions, et que ce n’est plus
un schéma de maladie, mais la réalité individuelle et concrète d’une maladie.
Les sciences naturelles se meuvent à partir des cas individuels que l’esprit
ne peut pas encore saisir ou ne comprend pas encore pleinement et exécutent
la série longue et compliquée de leurs travaux pour ramener l’esprit ainsi
préparé devant ces cas et le laisser en communication directe avec eux de son
sorte qu’il s’en forme son jugement propre.
À la théorie
que toute connaissance authentique est connaissance historique, la science
naturelle ne fait donc pas véritablement un contraste et une opposition,
laquelle science naturelle, à l’égal de l’histoire, travaille dans le monde
et dans ce bas monde, mais c’est à la philosophie qu’elle s’oppose ou, si on
veut, l’idée traditionnelle d’une philosophie qui a les yeux rivés vers le
ciel et du ciel atteint ou attend la suprême vérité. Cette division du ciel
et de la terre, cette conception dualiste d’une réalité qui transcende la
réalité, d’une métaphysique au-dessus de la physique, cette contemplation du
concept sans ou hors du jugement, lui donne son caractère propre qui est
toujours, de quelque manière qu’on nomme la réalité transcendante, Dieu ou
Matière, Idée ou Volonté, et que toujours on suppose qu’ils restent au-dessus
et contre une réalité inférieure ou une réalité purement phénoménale.
Mais la
pensée historique a joué à cette respectable philosophie transcendantale un mauvais
tour, comme à sa petite sœur, la religion transcendante, dont elle est la
forme rationalisée ou théologique : le tour de l’historiciser en
interprétant tous ses concepts et ses doctrines, ses disputes et même ses
méfiantes renonciations sceptiques comme des faits historiques ou des
affirmations historiques, naissant de certains besoins qu’elle satisfait
partiellement et laisse partiellement insatisfaits ; et, de cette
manière, elle lui a rendu la justice que, pour sa longue domination (laquelle
était en même temps une manière de servir la société humaine), elle lui
devait et elle a écrit son honnête nécrologie.
On peut dire
que, avec la critique historique de la philosophie transcendante, la
philosophie elle-même, dans son autonomie, est morte, parce que sa prétention
d’autonomie était fondée précisément dans son caractère métaphysique. Ce qui
en tient lieu, ce n’est plus la philosophie mais l’histoire ou, ce qui
revient à dire la même chose, la philosophie en tant qu’histoire et
l’histoire en tant que philosophie : la philosophie-histoire qui a pour
principe l’identité de l’universel et de l’individuel, de l’intellect et de
l’intuition, et déclare arbitraire toute distance introduite entre les deux
éléments, lesquels ne forment vraiment qu’un. Singulière entreprise de
l’histoire qui a longtemps été considérée et traitée comme la plus humble des
formes de la connaissance, par contraste avec la philosophie qui a été
considérée comme la plus haute et qui aujourd’hui non seulement surpasse
celle-ci, mais la chasse. Cependant, la soi-disant histoire, qui se tenait
reléguée à la place la plus petite, n’était précisément pas histoire mais
chronique ou érudition, et elle se tenait à l’extérieur, travaillant sur les
témoignages ; et l’autre histoire, qui s’est maintenant élevée, est le
penser historique, l’unique et intégrale forme de connaissance. Quand la
vieille philosophie métaphysique veut donner une main secourable à l’histoire
pour la tirer vers le haut, ce n’est pas à elle qu’elle la tend mais à la
chronique, et, ne pouvant pas l’élever à l’histoire, parce que ceci lui est
exclu en raison de son caractère métaphysique, elle lui superpose une « philosophie
de l’histoire », c’est-à-dire ce mode d’invention et de divination, dont
on a parlé plus haut, à propos du programme divin que l’histoire exécuterait
comme quelqu’un qui s’emploie à copier plus ou moins bien un modèle. La
« philosophie de l’histoire » fut en effet d’une impotence mentale,
ou pour le dire avec une phrase vichienne, d’une « indigence
mentale » égale à celle du mythe.
Certes, entre
les formes littéraires variées de la didactique, on voit des productions qui
se considèrent comme philosophiques et non historiques, parce qu’elles
semblent s’attarder à des concepts abstraits, purgés de tout élément
intuitif. Mais si ces développements ne planent pas dans le vide, s’ils ont
la plénitude et la concrétude des jugements, l’élément intuitif est toujours
en eux, même si c’est de manière latente à l’œil du vulgaire, qui croit le
reconnaître seulement s’il montre avec une incrustation de chronique ou
d’érudition. Il y est, par le fait même que les philosophèmes qui y sont
formulés répondent aux exigences d’apporter une lumière sur les conditions
historiques particulières dont la connaissance les éclaire tout autant
qu’elle est éclairée par elles. J’allais dire, en cueillant un exemple sur le
vif, que même les élucidations méthodologiques qui je suis en train de donner
ne sont vraiment intelligibles sinon en rendant mentalement explicite la
référence (ce que d’habitude je fais seulement de manière implicite) aux
conditions politiques, morales et intellectuelles de nos jours, dont ils
concourent à donner la description et le jugement.
Restent les
spécialistes ou professeurs de philosophie, dont l’office semble être de faire
contrepoids aux philologues, c’est-à-dire aux érudits qui se donnent pour des
historiens, s’attachant aux faits bruts alignés et découpés et présentés
comme des histoires un alignement d’idées abstraites, complétant ainsi une
ignorance par une autre ignorance ; avec quoi on ne va pas beaucoup plus
avant. Ce sont eux les conservateurs naturels de la philosophie
transcendante, pour signe il en est que même quand ils professent en parole
l’unité de l’histoire et de la philosophie, ils la démentent en fait, ou,
tout au plus, ils descendent de temps à autre de leur super-monde pour
prononcer quelque banale généralité ou quelle fausseté historique. Mais plus
on affinera le sens de l’historicité et on défendra le mode historique de
penser, les historiens philologues seront renvoyés à la pure et simple et
utile philologie et les philosophes seront remerciés et congédiés parce que
la philosophie a trouvé dans la haute historiographie ces conditions de vie
laborieuse qu’elle avait cherchées en vain chez eux. Eux, ils philosophaient
à froid, sans la sollicitation des passions et des intérêts, sans
« occasion », là où toute historiographie sérieuse et toute
philosophie sérieuse doivent être historiographie et philosophie
« d’occasion », comme Goethe le disait de l’authentique
poésie : celle-là doit être motivée passionnément et celle-ci doit
l’être pratiquement et moralement.
(B. Croce, La Storia come pensiero e come azione
La négation de l’humain
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