vendredi 31 mars 2023

Les hommes habitent ils le même espace?

Si nous prenons le verbe habiter dans un sens très lâche, il va de soi que les hommes habitent le même espace : être localisé, c’est le propre de tous les êtres, au moins les êtres tangibles qui constituent la réalité matérielle. Être localisé, c’est avoir des coordonnées spatiales (ou spatio-temporelles), coordonnées que l’on peut définir à partir d’un repère convenablement choisi. C’est aussi être localisé l’un par rapport à l’autre : si mon voisin est voisin, c’est bien parce que nous sommes dans le même espace qui constitue alors le rapport de l’un à l’autre.

On peut cependant prendre le verbe habiter dans le sens plus précis du terme : habiter, c’est avoir son habitus, sa demeure habituelle et, donc, entretenir un certain type de rapports permanents avec les êtres et les choses environnantes. L’habiter renverrait alors un espace familier dont on voit clairement qu’il n’est pas le même pour tous, mais possède des structures particulières, déterminées dans chaque cas. Il n’y aurait alors pas un espace commun mais des espaces qui sépareraient les hommes.

Enfin, on peut s’interroger sur le même ! Si Paul et Pierre portent la même cravate, cela peut s’entendre de deux manières : soit Paul prête sa cravate à Pierre qui porte donc la cravate de Paul ; soit Paul et Pierre portent des cravates identiques. On pourrait alors se demander si les hommes habitent un espace commun ou des espaces différents mais semblables quant à leur structure.

1) Les hommes habitent tous le même espace, car il n’y a qu’un espace habitable par les hommes

Si nous partons d’une conception objective de l’espace, il n’y a qu’un seul espace et on ne voit pas bien où les hommes pourraient habiter ailleurs que dans cet espace. Si en géométrie, nous dessinons deux volumes distincts, ils occupent chacun une position de l’espace, ils forment un découpage de l’espace, mais ce qui est présupposé, c’est qu’ils appartiennent bien au même espace. S’ils appartenaient à deux espaces différents, ils n’auraient rien de commun et ne pourraient être représentés sur la même feuille de dessin.

Même si nous imaginons que des hommes vivent dans une station orbitale, ils habiteraient non pas sur Terre, mais dans l’espace, mais ce serait pourtant dans le même espace du point de vue tant physique que mathématique. Chacun aurait une perception différente de l’espace, chacun aurait des dispositions particulières, des possibilités ouvertes différentes, mais toutes pourraient être situées à partir des mêmes repères. Il y a un espace commun au sens où nous pouvons mesurer les distances entre les lieux. Habiter à Paris ou à Rouen, c’est habiter dans le même espace, puisque nous connaissons la distance entre Paris et Rouen et que nous pouvons envisager les moyens nécessaires pour passer d’un lieu à l’autre. Il en irait de même si une colonie humaine était établie sur mars ou ailleurs dans la galaxie. L’impossibilité physique (à horizon humain prévisible) que nous ne puissions pas habiter d’autres planètes, voire des exoplanètes, ne modifie en rien le concept d’espace dans lequel nous pouvons nous situer au moins par une expérience de pensée.

Délaissons maintenant l’espace de la physique et ses représentations mathématiques et revenons sur Terre. Les humains habitent la Terre, celle-ci est comme le dit Husserl le sol originaire, l’archè-Terre. Notre sol originaire est la planète et, sous l’angle le plus général, nous l’habitons tous en semblable façon : nous nous tenons debout, notre regard se porte jusqu’à l’horizon, notre appréhension perceptive de l’espace dans lequel nous visons est la même – déterminée par nos caractéristiques physiques (physiologie du cerveau, etc.). Comme nous constituons l’espace à partir de ce sol originaire, cette Terre qui ne se meut pas, pour reprendre encore l’expression paradoxale de Husserl, si nous ne percevons pas tous l’espace qui nous environne de la même manière, si l’espace de celui qui vit dans une tour d’une ville ultra-moderne et celui du chasseur-cueilleur sont apparemment bien différents, nous pouvons admettre néanmoins que nos deux personnages perçoivent le même espace ou au moins des espaces fondamentalement identiques. Si nous admettons la thèse de la diffusion de l’homo sapiens à partir d’une origine africaine unique (thèse dite de l’Ève africaine), les hommes habitent bien la Terre, des régions tropicales jusqu’aux régions arctiques, des déserts des Touaregs au « Croissant fertile » ou aux rizières de l’Asie. Même si nous faisons remonter un peu plus haut l’origine de l’humanité, entre -2 millions d’années et -1 million d’années, cela ne change rien. Le genre « homo », quelque soit son point de départ, peuple la Terre, la parcours (à pied!), s’y établi et transforme son environnement – il passe d’une sommaire cabane à l’igloo – et ne semble lien à aucun terroir en particulier.

En dehors de cet espace au moins virtuellement habitable par les hommes, il n’y a rien, sauf peut-être un espace habité par les dieux, un espace hors de l’espace, un espace où loger les saints et un autre pour l’enfer... Mais ces suppositions excèdent de loin ce que la raison peut penser.

2) Qu’il existe cependant une pluralité d’espaces

On pourrait penser cette unicité de l’espace comme l’espace de l’hominisation. La station verticale, la vue binoculaire particulièrement précise, les mains dégagées des tâches de la locomotion et devenues le premier outil de l’homme, la disposition générale du corps, tous ces traits propres au genre humain – traits historiquement apparus au terme d’un long processus – permettent d’expliquer pourquoi les hommes vivent bien dans le même espace. Les chauves-souris, les dauphins ou les chiens ont sans doute une perception de l’espace radicalement différente de la nôtre, mais contrairement à ce qu’affirmait Montaigne, les différences d’homme à homme sont minimes et presque négligeables par comparaison avec le fossé qui sépare les hommes des bêtes.

Car l’homme ne contente pas d’une perception de l’espace adaptée à sa morphologie et aux dispositions de son corps et de son cerveau, il développe son esprit dans une interaction permanente avec son milieu. On peut même dire que l’esprit humain a son lieu propre dans cette interaction ainsi que le soutient Tetsuya Kono en prolongeant la réflexion ouverte par Gibbson avec sa théorie des « affordances ». L’environnement est d’abord perçu en fonction des possibilités d’action qu’il offre et du même coup nos conceptions de l’espace se modifient avec ces possibilités d’action et en résultat des actions réalisées. Pour parler comme André Leroi-Gourhan, l’hominisation ouvre la voie au processus d’anthropisation, c’est-à-dire au développement technique. Avec l’invention de l’outil une transformation radicale s’effectue. Comme le dit Marx : « Le moyen de travail est une chose ou un ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail comme conducteurs de son action. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses pour les faire agir comme forces sur d’autres choses, conformément à son but. […]  le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. […] » (Marx, Le Capital, livre I, section III, chap. 7). Ce processus d’anthropisation s’accompagne et accompagne le développement cérébral de l’homme (développement du néo-cortex, ou de ce que Mac Lean appelle « cerveau associatif »), développement fondamentalement marqué par les capacités de symbolisation.

Le développement des techniques modifie l’espace parce qu’il en démultiplie les possibilités et y attache des représentations nouvelles. L’homme imprime dans la nature sa propre marque, pour lui arracher son caractère étranger et s’y reconnaître lui-même, ainsi que l’analyse avec une grande pertinence Hegel (voir l’introduction aux Leçons sur l’esthétique). Par ce processus, nous pouvons dire que les hommes modèlent ou même produisent leur propre espace et, donc, construisent des espaces particuliers. Le concept d’écoumène, développé par le géographe Augustin Berque (qui a repris le terme à Strabon), conviendrait pour rendre compte de cette diversité des espaces humains. Si l’écoumène désigne l’homme dans son environnement, et si nous ne réduisons pas l’environnement à la biosphère dans une vision trop strictement écologique, il apparaît que les communautés humaines, enracinées dans leurs « lieux propres », produisent chacune leur propre espace. Ces espaces, tous particuliers, tous déterminés par les conditions du milieu environnement mais aussi par les diverses formes de l’imaginaire radical des hommes comprennent les conditions naturelles d’existence : le « croissant fertile » et le désert du Kalahari conditionnent des communautés bien différentes, des rapports à l’espace extérieur, des croyances complètement différentes. Les inventions techniques modifient cet environnement : la maîtrise de l’eau dans les « sociétés hydrauliques » (voir Marx et Wittfogel sur le Despotisme oriental) modèle les paysages autant que les rapports sociaux et la culture. Ces inventions techniques ne dépendent pas de l’intelligence, partout également répandue, mais des possibilités offertes par l’environnement naturel et des rapports sociaux déjà existant. Il y a encore quelque chose qui semble radicalement contingent, ce que Cornélius Castériadis nomme « institution imaginaire de la société » : après coup, on trouvera toujours des rapports de causalité entre le milieu naturel, le développement social et technique et les formes culturelles, le développement d’un espace symbolique. Mais rien dans ces facteurs structurels ne peut expliquer causalement l’invention de la religion monothéiste des Hébreux qui invente un Dieu transcendant au monde, un Dieu qu’on ne peut qu’invoquer intérieurement mais jamais rencontrer dans l’espace des hommes, ni sur le mont Olympe, ni dans l’esprit de la forêt ou de la montagne...

Avec le concept d’écoumène nous avons un espace qui n’est ni objectif (ce n’est pas l’espace contemplé en quelque sorte de l’extérieur, un espace sous l’œil de Dieu), ni un espace subjectif, mais un espace qui se constitue dans l’interaction du sujet et de son milieu, dans la triple dimension de la biosphère, de la technique et de l’ordre symbolique. Sous cet angle, les hommes habitent bien des espaces différents, des espaces écouménaux distincts – ainsi la forêt sauvage ne l’est-elle que pour les hommes qui habitent en dehors de la forêt et la tiennent pour le contrepoint naturel de l’espace humain alors qu’elle est tout sauf sauvage pour les populations qui vivent dans la forêt.

3) qu’il y a pourtant un espace commun, au moins potentiel

Si les hommes semblent habiter des espaces séparés, il reste qu’appartenant tous au genre humain, étant des « êtres génériques » (Gattungswesen) comme le dit Marx, ils ne peuvent vivre que dans un espace commun, fut-il à la fois national et mondial et hiérarchisé.

Au niveau le plus immédiat, le commun est institué par le politique. En délimitant un espace sur un territoire donné, le politique crée du commun. Les hommes appartiennent au même espace. c’est un espace lui-même subdivisé (espace public/espace privé) mais cette subdivision se fait dans un cadre unique. L’espace privé n’existe que dans l’espace politique commun.

À un niveau plus élevé, chaque communauté politique doit régler ses rapports avec les autres communautés politiques : délimiter la frontière, régler les questions de la paix et de la guerre, etc. On peut dire qu’il n’y a pas d’espace commun entre la Chine et l’Europe occidentale du Moyen Âge (au moins jusqu’à Marco Polo!), mais il y a un espace commun entre les empires arabes puis l’Empire ottoman et les puissances européennes. Les pays en guerre ont bien un espace commun, c’est celui qu’elles se disputent.

Au niveau supérieur : tout le mouvement historique conduit à une communauté humaine. Le commerce a unifié le monde, conformément aux intuitions de Montesquieu et Kant. Il y a sans doute une mondialisation économique spécifique qui s’est développée au cours des dernières décennies, mais la mondialisation est cours depuis la fin du Moyen Âge. C’est ce processus qui s’est exprimé dans les projets de paix perpétuelle, celui de l’abbé de Saint-Pierre, celui de Rousseau (commentant l’abbé de Saint-Pierre, ou encore celui de Kant. Cet idéal d’une communauté humaine réunifiée peut prendre des formes diverses, soit une sorte d’État mondial ou la grande utopie d’une fédération universelle, soit une forme plus modeste, celle que soutient Kant dans son Projet de Paix perpétuelle, qui envisage la construction d’une société des nations reposant sur trois piliers : la constitution républicaine des États, le « droit des gens », c’est-à-dire le droit de peuples à être souverains sur leur propre territoire, le droit cosmopolitique réduit à l’universelle hospitalité.

Pour Kant, comme pour la plupart des autres philosophes des Lumières, l’unification commerciale du monde, bien que sympathique en elle-même (la recherche du profit n’est pas un mobile moral des plus noble) contraint les hommes à se civiliser – on massacre pas celui avec qui l’on veut commercer – et préfigure l’avènement d’une véritable communauté humaine se partageant l’espace de la Terre. Notre époque est nettement moins optimiste. La mondialisation n’a fait triompher les idéaux moraux de Kant mais ceux du management (cf. Pierre Legendre, Dominium Mundi) dont la volonté de domination totale sur un monde sans frontières nivelle les hommes et les cultures et prétend incarner le grand rêve de fraternité universelle du christianisme dans la gouvernance mondiale des échanges de marchandises et des capitaux. Loin d’être un processus linéaire débouchant sur un avenir radieux, la mondialisation se révèle comme un processus contradictoire qui d’un côté unifie l’espace mondial et de l’autre produit de nouveaux clivages géographiques et sociaux. La tension entre ce qui commun à tous et ce qui divise les hommes ne semblent pas pouvoir être éliminée.

En conclusion, il semble bien que les hommes habitent le même espace, fondamentalement, et cependant, en tant qu’ils ne peuvent vivre que des cultures déterminées, dans des territoires déterminés – on ne peut habiter partout à la fois, sauf si l’on possède le don d’ubiquité ! – ils construisent et reconstruisent des espaces séparés. Une unification artificielle de l’espace de la Terre ne peut que susciter réactions et résistances. Ce qui serait plutôt à chercher, c’est une articulation harmonieuse, autant qu’il est possible entre le global et le local, entre l’espace du genre humain et ceux des cultures particulières.

jeudi 23 mars 2023

Le mot et la chose


Ce qui semble évident : parler, c’est désigner, faire signe vers quelque chose. Le « langage mimétique » repose sur ce principe : le doigt montre la chose dont on veut parler : ici, ceci ! Mais on voit tout de suite que ce langage est limité : comment parler de quelque chose qui n’est pas là ? Le mot vient donc remplacer la chose absente, la chose qu’il n’est plus que l’image de la chose en nous. Cette conception est celle que soutient Augustin (Confessions, I, VIII) :

[...] l’enfant à la mamelle était devenu l’enfant qui essaye la parole. Et je me souviens de cet âge; et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille, et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit.
Attentif au fréquent retour de ces paroles exprimant des pensées différentes dans une syntaxe variable, je notais peu à peu leur signification, et dressant ma langue à les articuler, je m’en servis enfin pour énoncer mes volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes expressifs de nos sentiments, et j’entrai plus avant dans l’orageuse société de la vie humaine, sous l’autorité de mes parents et la conduite des hommes plus âgés.

Les gestes, les sons, les choses. Voilà comment les processus de l’apprentissage de la parole se déroulent spontanément, sans maître ni apprentissage méthodique. Les gestes puis les mots sont des signes pour les choses. Tout cela semble très simple mais en vérité ça ne l’est pas du tout !

Tout d’abord il n’est pas certain du tout que les choses se passent comme le dit Augustin, par une sorte de mécanisme associatif. Wittgenstein critique le concept de représentation sous-jacent à la description augustinienne.

Quant à une différence des classes de mots, Augustin n’en parle point. Qui décrit ainsi l’apprentissage du langage, pense, du moins je le crois, tout d’abord à des substantifs tels que « table », « chaise », « pain », aux noms propres, et en second lieu seulement aux noms de certaines activités et de certaines propriétés, et aux autres sortes de mots comme à quelque chose qui finira par se trouver.
Imaginez maintenant l’usage suivant du langage : J’envoie quelqu’un faire des achats. Je lui donne un billet sur lequel se trouve les signes : cinq pommes rouges. Il porte le bulletin au fournisseur ; celui-ci ouvre un tiroir sur lequel se trouve le signe « pommes » : puis il cherche sur un tableau le mot « rouge » et le trouve vis-à-vis d’un modèle de couleur : à présent il énonce la série des nombres cardinaux — je suppose qu’il les sait par cœur — jusqu’au mot « cinq » et à chaque mot numéral il prend une pomme dans le tiroir, qui a la couleur du modèle. C’est ainsi et de façon analogue que l’on opère avec des mots. — Mais comment sait-il où il doit vérifier le mot « rouge » et ce qu’il lui faut faire du mot « cinq » ?
Eh bien, je suppose qu’il agit de la façon que j’ai décrite. Il y a une limite même aux explications. — Mais quelle est la signification du mot « cinq » ? — Il n’en était pas question ici, sinon de savoir comment on se sert du mot « cinq ».
2 — Ce concept philosophique de signification est bien à sa place dans une représentation primitive de la façon dont fonctionne le langage. Mais on peut dire aussi qu’elle est la représentation d’un langage plus primitif que le nôtre. Imaginons un langage auquel correspondrait la description donnée par saint Augustin : le langage doit servir à un constructeur A pour se faire entendre de son aide B. A exécute la construction d’un édifice au moyen de pierres de bâtiment : des cubes, des colonnes, des dalles et des poutres. Dans ce but, ils se servent d’un langage consistant en ces mots : « blocs », « dalles », « poutres ». A crie leur nom ; — B obéit en apportant la pierre qu’il a appris à connaître par la perception de son nom. Concevez ceci en tant qu’un langage absolument primitif.
3 — Saint Augustin, pourrait-on dire, décrit un système de communication ; seulement ce système n’embrasse pas tout ce que nous nommons langage. Et c’est ce qu’il faut dire dans maints cas où se pose la question : « Cette description est-elle ou non appropriée ? » La réponse est alors : « Oui, elle est utilisable ; mais rien que pour ce domaine étroitement délimité, non pour la totalité que vous prétendiez décrire. »
C’est comme si quelqu’un expliquait : « Jouer consiste à faire glisser des objets sur une surface conformément à certaines règles… » et que nous lui répondions : « Vous semblez penser aux jeux de dames ; mais ce ne sont pas là tous les jeux. Vous pouvez corriger votre explication en la limitant expressément à ce genre de jeux. » (Investigations philosophiques, §1 à 3)

Wittgenstein ne dit pas que la description augustinienne du langage est fausse mais qu’elle est très incomplète et donc est loin de couvrir tout ce que L.W nomme « jeux de langage ». On reviendra plus tard sur les jeux de langage. Notons pour l’instant que l’idée un peu frustre de l’apprentissage du langage est loin d’être satisfaisante.

Cette difficulté à définir le langage n’est pas du tout étonnante. Elle découle de quelque chose de profond : notre rapport aux choses – à la réalité puisque la chose est la res – passe par le langage. Si la science de ce qui est, la science de l’être en général est l’ontologie, les difficultés à définir le langage sont d’abord des difficultés ontologiques.

- I - La parole constitue le réel

Partons d’une proposition qui peut sembler étrange au sens commun : il n’y a de réalité que pour un être parlant. L’animal a bien un sorte de conscience perceptive qui lui donne à saisir la réalité extérieure sous forme de possibles à explorer immédiatement : pour le chien, un os sur une table signifie : « il est possible de se régaler ». Mais le réel ne se distingue pas de l’animal. Il n’existe que comme ici et maintenant, c’est-à-dire ne subsiste pas comme tel. Mais même cet exemple va encore trop loin : le chien ne se dit rien du tout et agit, c’est-à-dire adopte une attitude que nous interprétons comme « il est possible de se régaler ». L’animal colle immédiatement à son environnement. Parce qu’il parle l’homme introduit d’emblée un distance avec l’environnement et constitue ainsi un monde. C’est la parole et elle-seule qui introduit cette distance parce que la parole introduit le jeu de réflexion, c’est-à-dire d’une conscience consciente d’être conscience, d’une conscience de soi. L’enfant qui dit « j’ai peur du chien » ne se contente pas d’avoir peur, de tenter de s’enfuir ou de crier. Il parle et sa parole décrit un fait du monde, un fait qui vient à l’existence par cette parole. Pour l’animal, il n’y a pas à proprement parler d’existence du réel. Il est le réel, il y adhère. C’est seulement la parole qui fait exister une réalité hors du sujet, si on comprend bien le sens du verbe « exister » : exsisto en latin signifie sortir de, naître.

Essayons de suivre le processus de cette constitution de la conscience parlante, c’est-à-dire de la conscience de soi.

(1)

La conscience est d’abord la conscience immédiate, pure sensation qui exprime l’état du corps du sujet. Cette sensation immédiate est le première connaissance que nous ayons du monde. J’ouvre les yeux sur ce jardin en fleur alors que l’été s’approche. Cette connaissance-là nous paraît la plus riche qui soit. Elle semble infinie. Si je cherche à décrire chacune partie de ce qui se présente à mes yeux, je n’y parviendrai pas. Rien de plus profond, de plus vrai que cette certitude immédiate. Mais comme le dit Hegel, « cette certitude en fait se donne elle-même pour la vérité la plus abstraite et la plus pauvre. Elle ne dit de ce qu’elle sait que ceci : c’est ; et sa vérité contient uniquement l’être de la chose. »1 Et encore ! Hegel va très vite. Dire « c’est », c’est déjà dire quelque chose ! c’est déjà introduire une distance entre la sensation pure et la conscience de la sensation. « La conscience, de son côté, n’est dans cette certitude que comme pur Je, Je n’y suis que pur ceci. »2.

C’est parce qu’elle semble la plus riche que la certitude sensible apparaît comme ineffable. Dans la vie immédiate, il y a quelque chose qui semble toujours déborder les possibilité du langage. Mais Hegel réfute vigoureusement cette proposition. Ce qui ne peut pas se dire n’est pas encore de la pensée, mais simplement un vague bouillonnement intérieur. Ne mérite le nom de pensée que ce qui se peut exprimer.

La conscience sensible immédiate ne donne que le ici et le maintenant. C’est là première détermination de l’objet. On le pointe du doigt (désignation ou faire signe).

Mais comme l’ici qui disparaît dès que j’ai changé simplement la direction du regard, le maintenant disparaît et s’y substitue un autre maintenant. Ce maintenant devient universel tout comme l’ici (à droite, à gauche, en haut, en bas, etc.) devient une collection de multiples ici. D’une certaine manière, ce que donne la conscience sensible immédiate, ce n’est pas la particularité, dans toute sa concrétude, mais l’universel !

(2)

La perception constitue le deuxième degré. La perception donne la chose avec ses propriétés, la chose qui se distingue de ce qui n’est pas elle, dans ses relations avec les autres choses. Dire « au-dessus », « à côté », « plus grand que », « plus petit que », « de couleur rouge », etc., c’est être bien au-delà de la simple désignation de ce qui est ici et maintenant. C’est organiser la perception singulière qui est devant moi dans un réseau de déterminations abstraites, de relations. Pour désigner ce livre sur le table, je peux toujours dire « ceci », « ici » mais « sur », je ne peux pas le montrer. Je peux toujours désigner un premier livre, puis un second posé dessous mais si je dis « il y a deux livres », je suis incapable de montrer « deux » du doigt !

Ainsi la parole fournit-elle tous les schémas fondamentaux qui permettent de décrire la réalité, de la faire exister en-dehors de moi comme objet de la conscience.

Précisons : en un certain sens la parole ne crée par la réalité. Celle-ci est antérieure à nous, subsiste sans nous et après nous… Mais la parole crée le monde pour nous, le seul auquel nous ayons accès.

- II - La grammaire du monde : un essai d’ontologie

Ici nous allons nous intéresser au premier aspect : quel rapport y a-t-il entre notre grammaire et notre conception du monde – ou de ce qui est ? Ou comment nos phrases peuvent-elles décrire le monde ?

[A]Substantifs

Nos phrases comportent d’abord des substantifs (des noms). La phrase « Le chat est le tapis » comprend deux substantifs : « le chat » et « le tapis ». Quand on apprend la grammaire, on s’intéresse d’abord aux noms communs. En pratique les choses ne se passent pas ainsi : on commence par la désignation : l’enfant montre du doigt ce dont il veut parler et dont il ne peut parler faute de mots adéquats. Si vous ne connaissez pas le nom de ce dont vous voulez parler, vous le désignez du doigt en disant « ça ».

Les grammairiens disent que le pronom remplace le nom, mais il semble bien que, comme on l’a déjà signalé, que, dans l’élaboration langagière ce soit le pronom qui vienne en premier. Le nom vient ensuite, comme substitut pour parler des choses absentes. Le nom est impliqué dans le passage de la pure désignation à l’abstraction générale.

La désignation donne des noms. Mais les noms sont d’abord des noms propres : papa, maman, bébé, minou … Cela vit dire que le monde pour nous, dans la manière dont nous le désignons est d’abord composé de « choses » singulières, des « substances singulières » dirait Aristote. Précisément ces choses que l’on peut désigner une par une, en les montrant du doigt, en disant « ceci, ici ». Les noms communs, c’est-à-dire les désignations communes à plusieurs ou de très nombreuses choses singulières viennent après. Il s’effectue un bond entre sentir la présence de quelque chose, ressentir une sensation de noir, de blanc, de chaud ou de froid, et percevoir quelque chose, c’est-à-dire pouvoir dire « je vois un chat ». Quand je dis « le chat est sur le tapis », « le chat » pourrait être remplacé par un nom propre (« Grosminet ») et le tapis est ce tapis particulier que j’ai acheté et placé près de la cheminée. Par contre, quand je dis « le chat est un animal désobéissant »,,je parle de toute la gent féline, tous ces animaux poilus, griffus et miaulant qu’on désigne du nom de chat.

Les noms communs apparaissent maintenant comme des systèmes de classements. Avec les noms communs nous pouvons faire un « catalogue du monde », un catalogue de tout ce qui est, quelle que soit sa façon d’être. Les noms communs sont des classes ou des ensembles. Le nom commun « chat » désigne l’ensemble des animaux qui possèdent certaines caractéristiques précises. Si je définit l’appartenance ou la non-appartenance à la gente féline par une certaine fonction F, je peux noter les choses ainsi : F(Grosminet) = 1, puisque Grosminet est un chat ; en revanche F(Médor) = 0 car Médor n’est pas un chat…

Lisons Aristote.

[16a] Il faut tout d’abord poser ce que sont le nom et le rhème ; ensuite ce que sont la négation et l’affirmation et ce que sont la déclaration et la proposition.
On sait d’une part que ce qui relève du son vocal est symbole des affections de l’âme et que les écrits sont symboles de ce qui relève du son vocal ; de même que tout le monde n’utilise pas les mêmes lettres, tout le monde n’utilise pas non plus les mêmes vocables ; en revanche ce dont ces symboles sont en premier lieu des signes – les affections de l’âme – sont identiques pour tous, comme l’était déjà les choses auxquelles s’étaient assignées les affections.

Pourquoi appelle-t-on les noms des « substantifs » et pourquoi les philosophes comme Aristote disent-ils que ce que les noms désignent ce sont d’abord des substances ? L’étymologie nous permet de la comprendre. La substance, c’est ce qui se tient en dessous (sub-stare). En dessous de quoi ? En dessous de tout ce qui arrive, en dessous du monde changeant où se passent des événements. « Le chat est sur le tapis » : cette phrase décrit un événement, mais le chat existe indépendant de cet événement : il peut être sur le tapis, courir après les souris, etc. La substance est en elle-même et non en autre chose. « Courir » est un prédicat qui peut être dit du chat, du champion cycliste ou du cadre stressé qui fait son footing. Mais « courir » n’est jamais en lui-même.

Où les choses se compliquent, c’est quand nous essayons de classer les diverses sortes d’entités ou de réalités existant par elles-mêmes.

    • Il y a des réalités sensibles, tangibles, celles dont nous connaissons l’existence à travers nos perceptions. Ces réalités ont une existence spatiale ou encore « étendue » comme le dirait Descartes. Elles peuvent avoir des coordonnées dans un repère spatial et ont une existence temporelle.

    • Il y a des réalités non sensibles : les objets mathématiques, les nombres, les concepts qui sont des réalités que nous percevons par l’intelligence. Le nombre « 2 » a bien un certain genre d’existence, mais il n’a ni couleur, ni longueur, ni largeur, ni masse ! Si nous ne prenons que l’exemple des nombres, le « réalisme » qui leur attribue un certain genre de réalité est cependant très discutable.

    • Il y a des réalités qu’on va dire « mixtes » et dont on reparlera plus tard, les signes qui ont une face sensible (un mot c’est un ensemble de sons ou une trace sur du papier) et une face intelligible (un mot désigne une idée). On remarque que le « mot » est un mot au même titre de rot, borborygme ou onomatopée, puisqu’il appartient à la classe des signaux sonores !

Cette manière de définir la parole comme une sorte de redoublement de l’arrangement ultime du monde pose plusieurs questions.

A.1Si la langue définit l’arrangement du monde, des langues différentes renverront à des ontologies différentes.

Certains auteurs estiment que cette façon de voir les choses avec la priorité accordée aux substances n’est pas une vérité absolue, qu’elle découle seulement de la structure de la langue grecque (et de la plupart des autres langues de la même famille, les langues indo-européennes). Aristote est le coupable ! Benveniste s’interroge :

« Pour autant que les catégories d'Aristote sont reconnues valables pour la pensée, elles se révèlent comme la transposition des catégories de langue. C'est ce qu'on peut dire qui délimite et organise ce qu'on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l'esprit aux choses. Cette table des prédicats nous renseigne donc sur la structure des classes d'une langue particulière. Il s'ensuit que ce qu'Aristote nous donne pour un tableau de conditions générales et permanentes n'est que la projection conceptuelle d'un état linguistique donné. »

Si ceci est vrai, la parole ne projette pas la réalité mais seulement la structure interne d’une langue particulière. Autrement dit, la parole ne reflète pas la réalité, c’est la parole qui constitue la réalité pour nous et de surcroît de manière peut-être foncièrement différente d’une langue ou d’un groupe de langues à l’autre. Cette dernière hypothèse est écartée si l’on accepte la thèse de Noam Chomsky concernant l’existence d’une grammaire universelle biologiquement encodée.

A.2Approche de la question du nominalisme

Deuxième problème : mon chat existe bien, il subsiste mais peut-on dire que le chat en général existe, que l’espèce « chat » est autre chose qu’une étiquette commode pour désigner le chat sans queue, le chat de gouttière ou le chat siamois ? Suivant la réponse qu’on donne à cette question qui parcourt toute la philosophie médiévale, on sera soit un réaliste (celui qui pense que l’idée de chat, l’espèce « chat » a une existence réelle), soit un nominaliste (celui qui affirme que le mot « chat » n’est qu’une étiquette). En faveur de la deuxième position, on pourrait rappeler que les noms communs sont des classifications changeantes et souvent très conventionnelles. Les zoologistes distinguent les chevaux et les ânes et ensuite ils sont obligés de faire une nouvelle catégorie pour les mules et les bardots. Les astronomes distinguaient les planètes et les astéroïdes puis ils ont été obligés de changer Pluton de catégorie et d’inventer les planètes naines. Il en va souvent de même dans toutes nos appellations. En science, au moins, il semble évident que la version nominaliste est celle qui convient le mieux : en biologie, des individus classés d’abord dans des espèces différentes se retrouvent plus tard dans la même espèce quand on s’aperçoit qu’ils sont interféconds. aujourd’hui les spécialistes de taxinomie sont le plus souvent nominalistes. Il faut cependant noter que des tendances rigoureusement opposées existent, y compris en biologie. Les généticiens soutiennent assez souvent que la seule réalité permanente est le gène, les individus n’étant finalement que des moyens pour assurer la survie et l’expansion des gènes.

[B]Les qualités

Pour décrire les entités qui composent le monde, nous donnons leurs caractéristiques, c’est-à-dire que nous énonçons leurs qualités. Cet homme est grand, brun, âgé, courageux, etc. Les qualités (généralement dénotées par des adjectifs qualificatifs) sont, à la différence des substances, toujours « en autre chose ». La blancheur n’existe que dans les choses blanches ! Mais il faut faire des différences :

    • il y a des qualités qu’on peut dire substantielles, c’est-à-dire qu’elles appartiennent à l’essence d’une chose, à ce qui fait que cette chose est cette chose-là et pas autre chose. Par exemple « mortel » appartient l’essence humaine, puisqu’un homme qui ne serait pas mortel ne serait pas un homme du tout, mais un dieu !

    • il y a des qualités accidentelles : être grand, petit, chauve ou blond. [Cette distinction entre essence/accident est une distinction de la plus haute importance.]

On peut aussi distinguer les qualités qui appartiennent à la chose et celles qui appartiennent uniquement à la manière dont nous la percevons – ce que certains auteurs thématisent en opposant qualités premières et qualités secondes. Par exemple, les sensations comme chaud, froid, tiède, sont des sensations relatives alors que la température est une qualité « absolue », première.

Remarquons que la langue et sa grammaire peuvent nous induire en erreur :

Soit P : « Ce garçon est un idiot » et P’ : « Ce garçon est idiot ». Ces deux phrases sont rigoureusement synonymes mais dans l’une « idiot » est un nom commun et dans la deuxième un adjectif qualificatif. Mais on aura du mal à définir l’essence de l’idiot comme on définit le chat ou le triangle rectangle. Il y a des gens idiots, des chiens idiots (Rantanplan dans Lucky Luke), des films idiots, des chansons idiotes, mais pas d’idiot qui ne serait ni un homme, ni un animal domestique, ni une phrase, etc. La limite entre nom commun et qualificatif est floue puisqu’une qualificatif peut être utilisé pour désigner une classe de substantifs.

Quand on fait l’analyse d’une phrase, on peut donc distinguer :

  1. un niveau grammatical pur : quel genre de mots composent la phrase, quelle fonction accomplissent-ils ? C’est un niveau syntaxique.

  2. un niveau qui renvoie au sens et qu’on pourrait appeler sémantique.

On pourrait essayer de s’assurer que les phrases ont un sens en appliquant des règles sémantiques. Mais celles-ci sont beaucoup plus floues et plus ambiguës que les règles de syntaxe. La première tentative sérieuse de démêler ces questions est celle d’Aristote. Inventeur d’un système de classification des êtres vivants dont nous sommes encore largement redevable, il distingue les substances premières (les êtres singuliers), les substances secondes (genre), etc. Nous disposons avec Aristote d’un système de classification hiérarchisé des entités constituant tout ce qui est et sur lequel il va construire la première théorie du raisonnement logique, le syllogisme.

Le chat singulier Gros-minet appartient à l’espèce « chat » (on pourrait dire qu’il est un élément de l’ensemble des chats. On pourrait noter cela ainsi :

g C (qui peut se lire Gros-minet est un chat)

Mais l’ensemble des chats est lui-même un partie d’un ensemble plus vaste, celui des félins, eux-mêmes partie de l’ensemble des mammifères. On peut noter cela :

C F M (qui peut se lire tous les chats sont des félins et tous les félins sont des mammifères.)

Pour simplifier encore, on peut dire que g tout seul constitue un ensemble à un seul élément {g}, ce qui nous éviterait de traiter comme un cas particulier les propositions qui portent sur un élément singulier.

Convenons de noter « et » par . On peut alors commencer d’écrire des règles de déduction.

(B C A B) → A C [Ceci est la notation en utilisant la théorie ensembliste du syllogisme de base tous les G sont H, tous les F sont G, donc tous les F sont H]

On peut déduire immédiatement quelques formules utiles :

A B →x : xA → x B (si tous les A sont B – proposition universelle affirmative, alors quelque B est A – proposition converse particulière affirmative)

A B =  : aucun A n’est B. ('x : xB x A)

A B B A → A = B

Arrêtons là! Remarquons que les structures logiques de notre langage peuvent être modélisées par un langage formel utilisant des symboles mathématiques. Cette idée est la base de la logique moderne mais aussi elle a ses premiers inventeurs chez Hobbes qui affirme que « penser, c’est calculer » et chez Leibniz voulait créer un langage des concepts (la « caractéristique universelle ») sur le modèle du système notation des mathématiques.

[C]Relations

Le système hiérarchique de classification est notoirement insuffisant. Il ne permet de décrire qu’une partie très limitée de notre perception de la réalité.

Si la « substance » est en elle-même est pas en autre chose, le monde consiste en un enchevêtrement d’entités qui entretiennent entre elles des relations. Quand je dis « le chat est sur le tapis », être sur le tapis n’est évidemment une qualité propre au chat comme d’être tigré, méchant, etc. La confusion de ces deux emplois du verbe « être » est une confusion logique. On peut dire « le chat est blanc et noir » mais pas « le chat est noir et sur le tapis » ! (C’est un zeugme, figure qui juxtapose ou coordonne en un effet plaisant, des éléments syntaxiques ou sémantiques différents.)

Les verbes (ou plutôt les groupes verbaux) sont les indicateurs des relations. « être sur », comme dans notre exemple indique une position, mais « joue aux échecs avec » est un autre genre de relation. Ici la distinction grammaticale entre verbes d’actions et verbes d’état n’a pas lieu d’être. Les relations décrivent des événements, ce qui arrive aux entités qui composent le monde.

Encore une fois, c’est une question de sens qui nous amène à faire ces classifications et pas simplement des questions de syntaxe. Par exemple :

P1 : Jacques donne une fleur à Lucile : c’est une relation entre trois entités du monde (Jacques, la fleur, Lucile)

P2 : Jacques donne un baiser à Lucile : la phrase a grammaticalement la même structure, mais du point de vue du sens la relation n’est pas « donner quelque chose à quelqu’un » mais « donner un baiser à quelqu’un ».

La notion de relation est une notion multiforme. De nombreuses entités peuvent être décrites comme des relations. Prenons un exemple : le gouvernement est entité qui perdure à travers le temps. Pourtant on peut changer les titulaires de tel ou tel poste, voire changer le gouvernement tout entier. Ce qui dure ce ne sont pas les individus qui changent, mais bien les relations, bien que les entités mises en relations puissent être changées.

[D]Les modalités

Les modalités sont les qualités des relations. Grammaticalement, elles s’expriment d’abord par les adverbes qui concernent le verbe comme leur nom l’indique. On ne développera pas ce point assez complexe. On en donnera quelques aspects :

Quand on dit « tous les hommes sont mortels », le qualificatif « mortel » fait partie de la description de l’essence de « homme ». On peut donc dire « tous les hommes sont nécessairement mortels. » Par contre, si je dis « tous les élèves de cette classe peuvent avoir leur examen », j’énonce une simple possibilité, qui peut ou non se réaliser et qu’on dira contingente.

[E]Enchâssement des énoncés

Les phrases peut se constituer par combinaison de phrases. Une proposition subordonnée relative est l’opération qui consiste à remplacer un adjectif par sa description. « Socrate est l’homme qui a été condamné à boire la ciguë. » Une proposition subordonnée conjonctive est une relation qui intervient dans une autre relation. « Je désire une bonne bière » peut se remplacer par « je désire que vous me serviez une bonne bière ».

[A x B] est remplacé par A x [D y E].

L’idée générale que nous n’avons qu’esquissée ici est de donner une analyse logique rigoureuse des énoncés linguistiques. On pourrait ainsi donner une description formelle (en utilisant par exemple le formalisme de la logique) des énoncés en langage ordinaire.

[F]Critique du formalisme logique

Jusqu’où peut-on aller dans cette voie de la formalisation ? Jusqu’où pourrait-on réduire le langage donné à cette « caractéristique universelle » pour parler comme Leibniz ? Merleau-Ponty s’en prend au « fantôme d’un langage pur » (cf. La prose du monde).

Il s’agit de savoir en effet si

  1. On peut ramener la parole (la langage en tant qu’il est énoncé par des humains) et faire des énoncés un « tableau du monde » à la manière de Wittgenstein I. Dans le TLP, il écrit ainsi : « 1 – Le monde est tout ce qui a lieu. 2.1 – Le monde est la totalité des faits, non des choses. […] 1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde. […] 2.1 – Nous nous faisons des images des faits. 2.11 – L’image présente la situation dans l’espace logique, la subsistance ou la non-subsistance d’un état de choses. 2.12 – L’image est un modèle de la réalité. […] 3 – L’image logique des faits est la pensée. […] 3.1 – Dans la proposition, la pensée s’exprime pour la perception sensible. 3.11 – Nous usons du signe sensible (sonore ou écrit, etc.) dans la proposition comme projection de la situation possible. » On peut continuer ainsi : pour LW, le langage est la projection sensible de la pensée qui est elle-même une image logique du monde. Sur tout cela, LW reviendra quelques années plus tard. (cf. texte extrait des RP)

  2. Si on connaît la logique qui permet de combiner ces images, on doit pouvoir engendrer tous les énoncés possibles : la parole obéirait ainsi à une sorte d’algorithme récursif comme le font les mathématiciens avec les systèmes formels. On pourrait également délimiter précisément les énoncés possibles et les énoncés dépourvus de sens.

Mais ces deux thèses sont pour le moins douteuse. Le langage algorithmique est un langage fantôme peut-on dire pour parler comme Merleau-Ponty.

  • D’une part une parole ne signifie pas à partir de l’examen d’une correspondance « token to token » entre les faits et leur image logique. La parole signifie dans la différence de toutes les paroles qui constituent un énoncé. En tant que telles, prises, individuellement les paroles ne signifient rien.

  • D’autre part, la signification d’une pensée qui est selon LW le procédé par lequel la pensée se projette dans un signe vocal, écrit, etc., je précède pas son énonciation. Merleau-Ponty construit une très belle analogie entre l’énonciation langagière et le peintre au travail. La signification se dégage dans l’énonciation elle-même.

  • Enfin, il y a des énoncés qui sont strictement parlant dépourvus de sens et qui pourtant sont pleins de significations.

Le formalisme laisse échapper l’essence non pas du langage (c’est trop vague) mais de la parole humaine.

- III - Les noms des choses

Le langage humain n’est pas un simple système de signaux. Il renferme en lui-même une certaine conception du monde, une théorie de ce qui est qu’on appelle encore une ontologie – on parle aussi de métaphysique. Ainsi la grammaire de nos langues refléterait la « grammaire » du monde. Mais, comme on l’a déjà noté, toutes les langues n’ont pas la même structure. Donc des langues différentes feraient des ontologies différentes.

On classe couramment les langues d’après l’ordre des mots dans la phrase (en français, c’est généralement SVO). Mais ces différences-là ne sont pas très importantes. Elles ne renvoient pas à des conceptions du réel différentes.

Remarquons encore qu’il n’y a pas de coïncidence des noms entre les différentes langues.

Français

Allemand

Italien

Arbre

Baum

Albero

Bois

Holz

Legno

Wald

Bosco

Forêt

Foresta

Et ici nous avons des langues proches (indo-européennes) qui décrivent des milieux naturels semblables. Ainsi les mots ne précèdent pas le discours mais « ils trouvent leur origine dans le discours » (Humbolt). Une langue n’est pas une collection de mots, mais un arrangement systémique.

Mais les différences entre langues vont plus loin. Les langues diffèrent également par les classes des noms qu’elles utilisent. Le français distingue les genres (masculin/féminin) ce qui implique des accords : le cheval est grand ; la jument est grande. La difficulté est que cette classification est très vaste et souvent arbitraire puisqu’elle s’étend à tous les noms et pas seulement aux êtres vivants sexués. Pourquoi dit-on un drap et une couverture ? Certaines langues usent d’un troisième genre, le neutre (allemand, anglais, latin …) mais là aussi avec un foule d’exceptions (l’enfant se dit das Kind et la femme das Weib, par exemple).

Les classes nominales peuvent être plus étendues. Les classes nominales sont généralement définies par des oppositions contrastives, comme, par exemple, entre

  • animé / inanimé (comme en ojibwe),

  • être pensant / non pensant (comme en tamoul),

  • mâle / autre,

  • être humain masculin / autre,

  • masculin / féminin,

  • masculin / féminin / neutre,

  • fort / faible,

  • augmentatif / diminutif.

On trouve dans certaines langues, y compris au sein de la famille indo-européenne, une corrélation plus ou moins nette entre les classes nominales et la forme de leurs objets respectifs.

Certains linguistes pensent que le nostratique, ancêtre commun hypothétique des langues indo-européennes et d’autres familles de langues, possédait les classes « humain », « animal », et « objet ».

On le voit, la langue ici renvoie bien à une mise en ordre du monde.

On peut encore aller un peu plus loin. Benjamin Whorf dans Linguistique et Anthropologie écrit ainsi :

Quant au nootka, il ne comprend que des phrases sans sujet ni prédicat. La traduction « il invite des gens à un festin » fait la distinction entre le sujet et le prédicat alors que la phrase originelle ne la fait pas. Celle-ci commence en énonçant l’action de bouillir ou de cuire, tl’imsh ; puis vient ya, (résultat) = « cuit » ; ensuite -’is (« le fait de manger »), ce qui donne « le fait de manger de la nourriture cuite » ; puis -ita (« ceux qui font », c’est-à-dire « mangeurs de nourriture cuite ; puis -’itl (« allant à » ; enfin -ma, signe de la 3e personne de l’indicatif. Ce qui donne au total tl’im shya ‘isita ‘itlma, dont la paraphrase approximative est « il (ou quelqu’un) va chercher (invite) des mangeurs de nourriture cuite ». (op.cit. 1956, p.176-177)

C’est sur ce genre de considérations que s’appuie ce qu’on appelé l’hypothèse de Sapir-Whorf : soutient que la structure d'une langue tend à conditionner la manière dont un locuteur de cette langue pense. Les structures des diverses langues amènent donc leurs locuteurs à voir le monde différemment. Cette hypothèse avait déjà été formulée au XVIIIe siècle par les linguistes allemands Johann Gottfried Herder et Wilhelm von Humboldt. Aux États-Unis, elle est adoptée par Sapir pendant l'entre-deux-guerres et par Whorf dans les années 1940. La formulation de Whorf et son illustration de l'hypothèse suscitent un vif intérêt. Se fondant sur ses recherches et ses observations de terrain sur les langues amérindiennes, il suggère, par exemple, que la conception du temps et de la ponctualité dans un peuple pourrait être influencée par les types de temps verbaux que présente sa langue. Whorf en conclut que la formulation des idées est intégrée à – ou est influencée par – une grammaire propre et diffère dès lors d'une langue à l'autre. Cette position et son contraire, selon laquelle la culture façonne la langue, ont fait l'objet de nombreux débats. (cf. Encyclopedia Universalis).

Ce relativisme mettrait en cause la possibilité même d’une connaissance objective du monde ! Chomsky et Pinker défendent au contraire une conception universaliste. Les langues particulières dériveraient toute d’une structure générale biologique. L’étude de la grammaire universelle ne serait alors rien d’autre que l’étude des capacités cognitives de l’esprit humain.

En fait, nous devons peut-être accepter que les deux conceptions, en apparence antagoniques soient vraie simultanément.

  1. Parler renvoie à une faculté universelle, innée. N’importe quel homme est capable de parler n’importe quelle langue.

  2. Mais l’universel n’existe que dans la particularité qui lui donne forme.

Ce n’est pas une pirouette. On doit bien admettre qu’il y a des capacités innées, propres à l’organisation cérébrale de tous les humains. Mais ces capacités ne s’actualisent qu’à travers les inventions que permet l’usage de la parole, à travers sa créativité.

- IV - Conclusion

Au-delà de la grammaire « de surface » de nos langues particulières, il y a une logique profonde du langage qu’il faut essayer de saisir. C’est bien cette logique profonde du langage qui structure notre possibilité de connaître la réalité, le monde. Parler, ce n’est pas simplement redoubler la réalité directement perçue en lui accolant un signe linguistique. C’est introduire entre le sujet et l’objet l’indispensable médiation pour transformer le réel en réel pensé, c’est-à-dire produire ce qu’est le monde de la vie qui est le nôtre. Les mots ne sont pas des étiquettes attachées fixement aux choses ; ils n’ont pas non plus de rapport direct avec les choses (les symboles évoquent eux directement ce sont ils sont le symbole).



1Hegel, Phénoménologie de l’esprit, I, p.92

2Ibid.

mercredi 22 mars 2023

La parole humiliée : Jacques Ellul


Jacques Ellul (1912-1994) est à la fois un sociologue, un professeur d’histoire du droit et un théologien protestant. Il fait partie de ces penseurs qui se sont mis en partie à l’école de Marx tout en refusant toujours le marxisme considéré comme une idéologie. Sa position politique pourrait se qualifier comme « anarchisme chrétien ». Il puise dans le message du Christ une inspiration révolutionnaire opposée à toute domination et notamment à l’État. Ellul est surtout connu pour sa critique radicale de la technique. Pour lui la technique est l’essence même du monde moderne. C’est elle qui produit le capitalisme. Les thèses de Ellul sur la technique sont parfois contestables, mais toujours stimulantes. Il a également consacré de nombreux travaux à la propagande et au conditionnement des consciences qu’elle produit.

Son ouvrage La parole humiliée (éditions du Seuil, 1981) porte sur la « capture » de la parole dans le monde moderne, sa dévalorisation en des temps d’irresponsabilité où règne le « parler pour ne rien dire ».

Ellul part de la racine des problèmes : la distinction et l’opposition entre voir et entendre.

Cette distinction/opposition va nous permettre de comprendre comment le triomphe de la technique « humilie » la parole au profit de l’image.

La vue est d’abord liée à l’action :

La vue m’assure la possession du monde et le constitue en « univers-pour-moi ». Le visuel me donne la possibilité de l’action. (21)

La main ne suffit pas. Ce qui rend possible l’opération technique, c’est la vue. Reprenant Spengler il affirme que « la vue de l’homme engage la technique » (22). Ouvrant à la maîtrise du monde, la vue le pose en même temps comme insupportable. Les récits les plus horribles peuvent être entendus, les images sont insupportables. « Le réel appréhendé par la vue est toujours insupportable. Même la beauté vue. » (24)

L’ouïe est complètement différente. On tourne le regard et on maîtrise ce qui se donne, alors qu’on ne tourne pas les oreilles ! Les images sont organisées par la vue, pas les sons qui nous parviennent sans ordre et parfois se contredisent. Le domaine des sons est le temporel et non l’étendue. La Parole est le son par excellence. Elle est ce qui différencie l’homme. La vue pose l’homme comme un être vivant parmi les vivants, elle l’emprisonne dans ce monde qu’elle veut dominer.

Avec la parole entendue, l’homme devient qualitativement différent de tout autre, pour l’homme. (26)

Ellul note ce paradoxe apparent. Culturellement l’auditif est moins élaboré que la vue. Il ne permet pas un univers construit, mais en même temps c’est par lui que paraît ce qu’il y a de plus riche, de plus universalisant dans une culture, la parole ! La vue fige les choses, elles sont là à ma disposition, alors que le son en général et la parole en particulier sont pris dans le flux temporel, condamnés à disparaître dans le néant. Mais c’est pour cette raison que la parole est essentiellement présence. Elle est vie.

Deux remarques s’imposent :

1) La parole suppose une oreille ! Elle est toujours dite à quelqu’un. Elle implique la reconnaissance de l’autre qui est mon semblable et différence. Identité et différence ou encore identité de l’identité et de la différence. Ellul aurait s’exprimer en langage hégélien.

2) Si je parle, c’est parce que j’ai quelque chose à dire ! « La parole ne s’engendre pas de rien » (30)

Et elle ne cesse de s’engendrer : je reprends la parole pour redonner la parole. Et cette parole est toujours ambiguë, toujours à interpréter et à réinterpréter. Pour Ellul, c’est pure folie que de vouloir réduire la parole à une algèbre.

La parole nous introduit véritablement dans le temps. Le son est temporel et non spatial, on l’a déjà dit. La matière première de la musique est, si l’on peut dire le temps. Mais la parole ne se contente d’être dans le temps, il nous y introduit. Le passé n’est plus et c’est seulement par la parole qu’il peut être rendu présent (on raconte des histoires) et le futur n’est pas encore et seule la parole peut le rendre présent (c’est, par exemple, l’utopie). La parole porte l’homme au-delà du présent immédiat, au-delà du fait brut et incompréhensible. Et de ce point de vue la parole est toujours un exercice de liberté.

Au contraire l’image est toujours conformité à la doxa dominante (43). « Seule la parole trouble et perturbe les jeux ». (43)

Pour Ellul toutes ces oppositions en recouvrent une bien plus fondamentale encore, l’opposition entre vérité et réalité. La vue nous livre la réalité, ce qui se présente ici et maintenant, sans au-delà. Et notre époque confond vérité et réalité. n’est vrai que ce qui est réel !

La parole est seule relative à la Vérité. L’image est seulement relative à la réalité. (45)

Certes la parole peut aussi avoir très à la réalité. Elle peut être pragmatique. Mais son domaine spécifique est la vérité, alors que l’image ne peut jamais sortir de la réalité. Une remarque en passant concernant Marx – et ici contre les interprétations du marxisme vulgaire :

L’opposition parole-image n’est pas l’opposition idéalisme-matérialisme. L’affirmation de la praxis pour résoudre les problèmes humains, en tant qu’affirmation, est encore du langage. Toute la relation établie par Marx entre praxis et vérité est du langage. La praxis qui est en apparence une action destinée à modifier le réel, l’action qui est seule mesure et limite de la vérité est en définitive initiée, produite par le discours qui en même temps la décrit et la justifie. (48)

L’image peut illustrer mais jamais dire ce qu’est ce qu’elle veut illustrer.

[Remarque : le tableau ne porte donc aucun message de vérité ! Le Guernica de Picasso peut illustrer l’histoire de la guerre d’Espagne mais rien de plus. Et il ne peut l’illustrer qu’en étant accompagné d’un discours (fût-ce seulement le titre de l’œuvre).]

La communication par images ne fonctionner que là où l’on identifie le vrai et le réel. Selon Ellul, c’est cela le propre de la science moderne (ou plus exactement de sa perception commune). Le vrai n’est vrai que lorsque l’expérience est venue le confirmer, lorsqu’on a vu. Au fond, on ne croit que ce que l’on voit. Mais là encore l’image est trompeuse : elle nous fait prendre l’artifice pour le réel.

Si la parole est relative à la Vérité, elle n’est pas toujours vraie ! Mais même la récusation de la parole mensongère se situe au niveau de la parole… Mais le grand mensonge de notre époque se situe ailleurs, dans la prétention de la parole à n’être rien d’autre, rien de plus, que l’évocation du réel. Même la parole la plus pragmatique doit rester ouverte à l’Autre (?). La parole a donc un double usage et elle devient mensongère quand elle récuse cette dualité d’usage.

La science est exacte (ou inexacte) mais pas « vraie » dit Ellul. C’est pourquoi la science a tant recours à l’image où une parole qui se maintient dans la relation du « réel ». Ellul exagère ! Mais c’est la vision de la science grand public, la science telle qu’elle est enseignée dans nos établissements d’enseignement, mais certainement pas la science réelle, en train de se faire, ni la science pensée par les savants (les vrais) ou les philosophes du moins tant qu’ils ont encore un peu de culture scientifique et n’ont pas été complètement contaminés par la pensée-Heidegger et ses sous-produits (notamment ses sous-produits français). Dans une véritable théorie scientifique, l’exactitude n’est pas le point d’arrivée mais le point de départ à partir duquel se construisent ou se modifient des constructions théoriques, des hypothèses à tester, des conséquences à projeter et, en cela le discours scientifique ne reste pas emprisonné dans la relation du réel. En un autre sens, l’exactitude est précisément ce qui remet en question les théories les mieux assurées : on ne peut se contenter d’approximations.

Mais au-delà des exagérations polémiques dont les philosophes se privent rarement, il y a quelque chose d’important que l’on pourrait retenir : la science (au sens des sciences expérimentales modernes) est moins importante dans les vérités qu’elle produit que la philosophie (ou, pour Ellul, la religion chrétienne). On ne devient pas martyr pour une vérité scientifique : Galilée a abjuré sans que cela ne lui pose de véritable problème de conscience. À Ellul, on pourrait faire remarquer que Bruno a refusé d’abjurer et a été brûlé pour ses convictions. Mais les convictions de Bruno sont philosophiques et religieuses (ou plutôt anti-religieuses) et cela a une tout autre portée que de savoir si la terre tourne ou pas.

Il y a dans tout cela, chez Ellul, une dimension religieuse sur laquelle on ne s’attardera pas. L’opposition de l’image et de la parole, c’est l’opposition entre les idoles et la parole divine. Le vrai croyant n’adore pas les images mais se laisse pénétrer de la parole de Dieu !

Le triomphe de l’image

Venons-en maintenant à l’analyse de la société contemporaine. Pour Ellul, c’est une société de la vision triomphante. On pourrait penser ici aux travaux de Régis Debray et au passage de la graphosphère (l’écrit comme transcription de la parole) à la vidéosphère.

Cette société moderne est marquée par l’invasion des images. Ellul renvoie sur ce point à La société du spectacle de Guy Debord. En exergue de ce livre, on trouve un citation de Feuerbach :

Et sans doute notre temps... préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être... Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion, mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion est aussi pour lui le comble du sacré. (Feuerbach (Préface à la deuxième édition de L’Essence du christianisme)

Contentons-nous de citer ici les deux premiers paragraphes du livre de Debord :

1 : Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.
2 : Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.

Debord renvoie cette domination du spectacle (c’est-à-dire de l’image) à la domination en général :

C’est la plus vieille spécialisation sociale, la spécialisation du pouvoir, qui est à la racine du spectacle. Le spectacle est ainsi une activité spécialisée qui parle pour l’ensemble des autres. C’est la représentation diplomatique de la société hiérarchique devant elle-même, où toute autre parole est bannie. Le plus moderne y est aussi le plus archaïque.

Revenons à Ellul. Il montre comment notre monde d’images évacue la réalité au profit de sa représentation et comment l’abondance de paroles et d’écrits s’accompagne d’un fait étrange : la parole perd toute importance.

La photo devient le substitut du vivant, comme l’image constamment. Elle est en même temps l’évacuation d’une relation personnelle, existentielle au monde, la coupure entre soi le milieu, entre soi et l’autre, le moyen de ne pas vive le choc du nouveau, et puis le substitut rêvé d’une fausse réalité, à cette défaillance de vivre. (194)

C’est dans l’image et non dans la parole que s’exprime notre civilisation ! Il y a bien sûr, dans notre société une surabondance de paroles, un flot continu. Les moulins à paroles fonctionnent à rythme soutenu. Mais c’est un flux de paroles qui perd progressivement tout sens. Ellul remarque que le gros titre d’un journal, celui qui s’imprègne dans le cerveau, est en fait une image. La parole est remplacée par des signaux – qu’on pense à la parole vivante remplacée par les « émoticons ». Pourquoi ce triomphe de l’image est le prototype de la communication efficace – un bon dessin vaut mieux qu’un long discours dit-on. On le sait, la littérature ne se met pas en image et la philosophie ne s’explique pas avec des diagrammes (la pensée « Powerpoint » est l’abolition de la pensée).

La puissance de l’image tient précisément en ce qu’elle peut fonctionner comme un signal, indiscutable, automatique, non soumis à l’interprétation. Mais si l’image prend tant de place dans notre civilisation, c’est parce qu’elle est parfaitement adaptée au monde de la technique : la technique fonctionne à l’image : c’est le visuel qui domine (pour monter un objet technique, rien de tel qu’un schéma. Beaucoup mieux qu’un discours ! Dans les appareils actuels, inutile de traduire la notice en 20 langues. Les schémas de montage sont compréhensibles « aussi bien chez les Grecs que chez les Barbares ».

La valeur commune du visuel et de la technique, c’est l’efficacité. L’efficacité de l’image garantit l’efficacité de la technique. D’où le désintérêt pour tout ce qui ne peut rentrer dans la représentation par image :

Et le désintérêt pour la littérature, le désaveu de la philosophie sont le reflet de leur impuissance à se transformer en diagrammes. Même souci de l’efficacité parce que même référence à à la réalité. La vision est de l’ordre du réel, nous l’avons montré, et la technique n’agit que dans ce domaine. Le tangible. Le quantitatif et le dénombrable. Par la technique l’homme agit (et n’agit que) sur les choses. Ensemble présent par sa corporalité et qui constitue la réalité. Il faut même que tout soit chosifié, réifié, pour devenir objet de technique. (240)

On le voit, chez Ellul, la critique de la technique est le fondement de sa critique de la dévalorisation de la parole. On peut trouver qu’il est un peu trop « radical », qu’il va trop loin. Mais il met le doigt sur quelque chose d’essentiel à notre époque : la transformation de toute activité en technique, c’est-à-dire en activité dirigée par des règles et exécutées de procédures définies, procédures qui justement peuvent se mettre en diagrammes.

On pourrait penser que la parole et l’image sont équivalentes. Les images renforcent le pouvoir de la parole (comme dans les livres d’école…) ou elles sont des équivalents : l’image d’un chien peut remplacer le mot chien. Mais ce n’est pas vrai : l’image d’un chien est toujours l’image d’un chien particulier alors que le mot chien renvoie à un concept abstrait, à une « classe » dirait-on mathématique. Mais surtout

Plus généralement, c’est sans doute la capacité qu’a la pensée humaine de prendre pour objet ce qui n’est pas qui en fait la force. Si on y réfléchit bien, un énoncé négatif ou un énoncé conditionnel contrefactuel constituent déjà un petit exploit métaphysique. Au lieu de s’en tenir à ce qui existe et que l’on peut montrer du doigt, la pensée s’ouvre d’un seul coup le champ du possible et de l’impossible et de la détermination de l’indéterminé. (à dire vrai)

Et précisément, de ce point de vue, seule la parole peut exprimer cette capacité que nous avons à penser ce qui n’est pas. Si je montre une image de chien, cela peut à la rigueur vouloir dire « ceci est un chien ». Mais comment montrer une image de « ceci n’est pas un chien ». La pensée par image n’est qu’une pensée rabougrie, appauvrie, aplatie sur le réel immédiat, incapable de représenter les opérations logiques les plus élémentaires.

Dévaluation de la parole

Cette dévaluation de la parole passe selon Ellul par plusieurs phases.

  1. Une dévaluation de fait. Cette dévaluation procède de l’excès de parole, du flux incessant que produisent les médias. Il y a, accompagnant ce phénomène sociologique, sa théorisation dans le structuralisme. La priorité que le structuralisme accorde au synchronique sur le diachronique est en phase avec le triomphe de la pensée par image. Le langage réduit à un jeu de structures est transformé en simple outil technique. C’est encore la technique (l’ordinateur) qui explique l’appauvrissement du langage.

  2. Le mépris du discours. Un mépris que l’on trouve chez les techniciens (efficacité, pas de « baratin ») mais aussi chez les intellectuels. Les « déconstructions » surréalistes et dadaïstes du langage, si elles ont pu paraître libératrices ont finalement laissé un champ de ruines qui n’est pas du tout ce que cherchaient les surréalistes. Mais c’est surtout la linguistique saussurienne qui est dans la ligne de mire d’Ellul. Transformation de la langue en « jeu de signes » dit Ellul. En effet, un peu partout, en philosophie aussi, c’est le signifiant qui devient la chose importante et non le signifié.

  3. La haine de la parole. Ellul s’en prend au nouveau roman, à ces tentatives de construction d’une écriture impersonnelle. « Une sorte de fureur saisit l’intellectuel contre tout ce qui serait à dire » (270). Ellul s’en prend à la revendication folle de ceux qui, d’un certain point de vue, voudraient créer leur propre langage affranchi de toutes les règles « oppressives » (cf. supra). C’est le refus de la « transcendance » de la règle qui seule permet la communication.

vendredi 3 mars 2023

Ukraine-Russie : non, ce n’est pas une guerre de civilisations !


Au-delà de la propagande (qui se déverse abondamment des deux côtés de la « ligne de front », il importe de comprendre ce qui est en cause dans la guerre que la Russie mène en Ukraine. Je suis tout prêt à admettre que certains pays de l’OTAN ont sciemment préparé cette guerre et « poussé Poutine à la faute ». Dans toutes les guerres, il y a un déclencheur, l’agresseur, et d’autres qui se prétendent agressés. Ici, comme de coutume, les deux parties se prétendent agressées et se renvoient faute. Du grand classique : c’est reparti comme en 14 ! Mais ce qui est important, c’est de comprendre la nature de la guerre. En 1914 comme en 1940, il s’agissait du partage du monde entre grandes puissances appartenant à la même civilisation. Y compris l’URSS dont le système sociopolitique était différent de celui des autres belligérants, mais peut-être pas autant qu’on l’a dit.

jeudi 23 février 2023

Droit international et avenir de l'humanité européenne

Vae victis
Il a fallu des Romains, se donnant pour objectif d’imposer la « pax romana » à la Terre entière, pour qu’on invente le « droit international », appelé à Rome Jus gentium, « le droit des gens » (gens étant ici une sorte d’équivalent de nations). D’élaboration lente et de mise en œuvre toujours incertaine, le droit international reconnaît le « droit des nations » à disposer d’elle-même. Ce qui veut dire que personne ne peut entrer en guerre contre une nation au motif que le régime intérieur et la politique de cette nation lui déplait. Bien sûr, les puissants se moquent le plus souvent de ce droit et cherchent soit à s’assurer une domination directe sur d’autres nations (c’est l’impérialisme colonisateur), soit à faire en sorte que les gouvernements des « petites nations » restent des gouvernements amis de grandes puissances. L’intervention militaire ouverte peut souvent être remplacée par la sédition, les complots et le travail de sape des agences gouvernementales. Le droit international reste sans doute un « idéal régulateur » au sens de Kant, mais il est presque impossible d’en faire une véritable loi régissant les rapports entre les nations.

Prenons l’exemple de la situation en Ukraine depuis 2004. Personne ne peut être assez niais pour prendre au sérieux les « révolutions orange », c'est-à-dire les diverses changements de régime politiques plus ou moins violents qui ont surtout été l’exploitation d’un mécontentement d’une fraction ou d’une autre de la population afin d’assurer à un clan mafieux ou un autre la domination de l’État. Mais aussi dures que puissent être les critiques que nous pouvons adresser au régime politique actuel de l’Ukraine, on n’en peut nullement tirer que quelque puissance que ce soit aurait le droit d’intervenir dans les affaires ukrainiennes, fût-ce au motif fallacieux de « dénazifier » ce pays. En ce sens l’agression russe contre l’Ukraine, au lendemain des troubles de Maidan n’a aucune justification politique ou morale. Quand Poutine, changeant de discours, affirme que la guerre russe en Ukraine est une guerre existentielle, nous n’avons pas non plus de raison particulière de le croire. L’existence de la Russie n’a été mise en cause par personne – même si les écrits de Brzezinski pouvaient le laisser penser, mais les écrits d’un analyse américain ne sont pas des actes. En fait Poutine tente de rétablir ce qu’était la zone d’influence de l’Union soviétique et il se conduit en Ukraine comme les soviétiques se conduisaient à Berlin-Est en 1953, à Budapest en 1956, à Prague en 1968 ou à Varsovie en 1980. Ni plus, ni moins. Et il n’est pas de raison de soutenir Moscou aujourd’hui.

Faut-il pour autant s’engager dans le guerre. Si, selon le langage fleuri des États-Unis, Poutine est bien « un fils de pute », il est aussi « leur fils de pute ». À sa manière, il est un des acteurs du capitalisme mondial. Et on ne doit pas prendre ses ennemis d’aujourd’hui pour les défenseurs du « bien » ou de « nos valeurs ». Confier aux États-Unis et à leurs alliés le soin de faire régner la paix et la justice en Ukraine, c’est un peu confier à la mafia de la soin de faire régner l’ordre, aux macs le soin de protéger la vertu des filles, ou aux dealers le soin de protéger la santé de la jeunesse. Les géostratèges en chambre, les anciens gauchistes devenus « néocons » et les histrions médiatiques considèrent que les États-Unis sont les gardiens du camp du bien. C’est se moquer du monde. Les États-Unis veulent contrôler l’Ukraine – 30% des terres ukrainiennes appartiennent déjà à des sociétés américaines. L’Ukraine paye aujourd’hui le prix fort de la folie (bien rémunérée) de ses dirigeants et des manœuvres de « l’Occident ». L’Ukraine est déjà la grande perdante de cette guerre et avec elle l’Europe occidentale. Mais les États-Unis ne seront pas les vainqueurs pour autant. Ils ont d’ores et déjà perdu. Ils ont perdu parce que l’Orient, avec toutes ses contradictions et demain l’Afrique deviendront les grandes zones dominantes du monde. La loi du nombre finit toujours par s’imposer. Le « grand échiquier » de Brzezinski est devenu le grand chaos.

La première question angoissante est d’abord celle-ci : dans ce chaos, le dérapage est toujours possible. Les menaces à peine voilées concernant l’usage des armes nucléaires par les Russes pourraient trouver leur correspondant aux États-Unis où les Dr Folamour pourraient être tentés de jouer le tout pour le tout en compter sur la supériorité militaire supposée. Dans cette situation, les appels à « sauver la planète » (en consommant moins de viande ou en prenant moins l’avion) ont quelque chose de dérisoire et même d’un peu obscène.

Une deuxième question angoissante surgit : même si l’humanité survit à cette crise où les acteurs principaux ne sont pas aussi rationnels que l’étaient ceux de la crise des missiles à Cuba octobre en 1962, même si le progrès technique se poursuit, même si le monde se stabilise sous le domination de régimes autoritaires, que restera-t-il de l’espérance émancipatrice qui a été depuis plusieurs siècles la source vive de « l’humanité européenne » dont a si bien parlé Edmund Husserl ?

Occident...

Notre époque, plus que toute autre, ne connaît que deux états, comme les systèmes informatiques, zéro ou un, bien ou mal, d’un camp ou d’un autre, noir ou blanc. Les nuances et le chatoiement des couleurs sont rigoureusement prohibés. La pensée n’a plus sa place, les automatismes la remplacent. Avant que, brinquebalé de droite à gauche et de gauche à droite, sautant d’une ornière à l’autre, le chariot poussif de l’humanité ne se disloque complètement, il serait bien utile d’essayer de sortir des manichéismes, des discours tout faits, de la langue de bois qui prospère de tous côtés. L’expérience montre que ce n’est pas aisé et que celui qui s’y essaie risque de crier dans le désert (« la voix de celui qui crie dans le désert », Marc, 1:3) ou d’être vilipendé par la foule des imbéciles. Allons-y tout de même.


Occident
… Le mot est devenu le symbole de l’impérialisme, de la domination des grands empires sur le monde entier, et, aujourd’hui, de l’Alliance Atlantique et de son bras armé, l’OTAN. Tout cela est assez vrai. La puissance des grands empires occidentaux et les crimes innombrables qu’ils ont commis ont réussi d’abord à faire oublier que d’autres grands empires, tout aussi terribles, ont été ruinés par cette domination occidentale : les Mongols et les Ottomans, pour ne citer que les plus connus, ont commis des massacres terrifiants et asservi des centaines de millions d’hommes. Mais tout est pardonné, tout est la faute de « l’homme blanc ». L’Algérie, ancienne terre des Numides ou de ceux que les Romains appelaient Barbari (qui a  donné berbères) a été soumise à la domination arabe, puis à la domination ottomane jusqu’au XIXe siècle. Mais les seuls colons, coupables de tous les maux de ce régime pourri jusqu’à la moelle, sont les Français – qui ont pourtant de grandes fautes à se faire pardonner. L’esclavage fut et reste encore une institution presque universelle. Les grandes traites négrières furent d’abord le fait des royaumes africains – qui étaient de véritables royaumes avec tous les attributs de la royauté et non petites tribus de grands enfants vivant dans des cases comme le montre Hergé. Les Arabes ont fait commerce des esclaves à une échelle massive et pendant de nombreux siècles. Les Européens et leur appendice nord-américain s’y sont mis à leur tour. Mais on ne peut s’empêcher de faire remarquer que c’est en Europe que la question de l’abolition de l’esclavage est posée et conduit à la suppression, non sans mal, de cette horrible institution. C’est à Paris qu’est créée, en 1788, une « société des Amis des Noirs »… Cherchez une telle société ailleurs, en Arabie ou en Inde, vous n’en trouverez pas ! Bref l’Occident est horrible, mais nous avons de bonnes raisons de rester attachés aux acquis de cette civilisation chrétienne européenne. Pour tout dire, quiconque est attaché à l’idée de droits de l’homme doit sans doute dire, comme Benedetto Croce, « Nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens » !

Mais précisément parce que nous sommes « chrétiens », même si nous ne croyons en aucun Dieu transcendant, nous respectons l’humanité dans chaque homme et nous devrions nous refuser à imposer aux autres nos mœurs, nos idées, nos croyances. Nous ne pouvons qu’espérer dans le progrès de l’esprit humain ! « Chrétiens », mais pas missionnaires et encore moins missionnaires armés. « Chrétiens », mais assez humbles pour ne pas penser que les voies que nous avons suivies sont toutes les bonnes et que nous n’avons rien à apprendre des autres. Cependant les progrès de la liberté, personnelle autant que politique sont des critères essentiels dans les jugements que nous pouvons porter sur nous-mêmes ou sur les autres. Personne ne soutient que les cannibales ont des mœurs et des rites parfaitement respectables ! Personne n’admettrait que se pratiquent lors de la naissance d’un enfant le vieux procédé romain de l’exposition, qui permettait au père de famille de ne pas reconnaître l’enfant et de le laisser mourir dans la rue, sauf si une âme charitable en prenait soin… Si nous admettons l’égalité en droit et en dignité des hommes et des femmes, c’est à bon droit que nous jugeons qu’une société qui ne reconnaît pas cette égalité ne vaut pas la nôtre. Nous n’avons nullement à imposer par la force notre façon de concevoir une vie bonne, mais nous avons le droit de la défendre quand elle est menacée. Et aujourd’hui elle est menacée.

vendredi 3 février 2023

Quelques réflexions sur la souveraineté et le souverainisme

 


Voilà plus de 30 ans que je suis convaincu de la nécessité de défendre la souveraineté nationale, que la souveraineté est absolument inséparable de la lutte contre la mondialisation et pour une transformation sociale radicale. Je considère que les impérialismes et principalement l’impérialisme dominant aujourd’hui, qui reste l’impérialisme américain, veulent défaire les nations en tant qu’elles sont les cadres nécessaires de la lutte sociale (la lutte des classes est nationale dans sa forme, disait Marx, même si elle est internationale dans son contenu).

La souveraineté nationale est la défense de l’un de ces cadres de vie dans lesquelles les individus peuvent se former, vivre, combattre, s’instruire, aimer et souffrir. Nous sommes tous, plus ou moins, attachés à ces formes de vie, héritées, mais qui sont nous-mêmes, au moins en partie. « Familles, je vous hais ! » D’accord, mon cher André Gide. Mais il faut reconnaître avec Christopher Lasch que la famille est souvent devenue « un refuge dans ce monde impitoyable », l’ultime refuge souvent. Il y a beaucoup d’autres communautés, plus ou moins larges, auxquelles nous sommes attachés. Nous sommes certes des citoyens du monde, mais nous sommes d’abord des Latins, des Grecs, des Européens, issus tous de cette matrice chrétienne que nous prétendons parfois rejeter. L’histoire n’est plus le récit qu’on en faisait jadis, mais elle demeure. Elle nous permet de tisser tant de liens ! Après tout, les Latins et les Grecs ne seraient rien sans les Étrusques et les Phéniciens. Et ainsi de suite ! Le monde que nous découvrent ces nations et ces civilisations, encore présentes souvent dans les ruines, les routes, les langues, est un monde bigarré, un patchwork et c’est ce qui en fait la beauté et l’intérêt. L’internationalisme abstrait et le mondialisme nous séparent les uns des autres en nous réduisant à des individus tous semblables. Les communautés nationales et culturelles établissent des liens, des liens dans lesquelles nous apprenons à reconnaître l’autre comme nous-mêmes et profondément autre simultanément.

Partisan de la souveraineté nationale, j’ai du mal à me dire « souverainiste » et je suis persuadé qu’un front des souverainistes ne serait qu’un front des refus, c'est-à-dire une union de gens qui ne sont en vérité unis sur rien. Je ne suis pas nationaliste pour deux sous. J’aime mon pays, mais je ne l’élève pas au-dessus des autres. Nous Français, ne sommes pas meilleurs que les autres. Je suis pourtant un peu triste de voir ce pays s’abaisser et s’enfoncer dans une sorte d’abattement qui nous dépossède de nous-mêmes. Le syndrome de la débâcle de 1940 dont, en vérité, nous ne nous serions jamais remis, en dépit des tours d’illusionniste de De Gaulle. Les reconstitutions intéressées de l’histoire n’y changeront rien. Penser qu’en tentant de faire revivre la mythologie « nationale » cela nous permettra de nous sortir de l’ornière, c’est commettre une grosse erreur. Observateur avisé de la France, Jérôme Fourquet note ainsi : « Le cas de la country nous dit à la fois le décrochage et l'ampleur de l'américanisation de la société française et la puissance de ce phénomène qui a été capable de produire des imaginaires adaptés à chacune des îles de l'archipel français : en gros, il y a la country pour la France périphérique, le rap pour les banlieues, le Starbucks coffee et la startup nation pour la France des métropoles, et vous voyez que chaque catégorie sociale a son imaginaire américain. » Même les « identitaires », ces rescapés d’extrême-droite française sont profondément américanisés, comme l’a montré une enquête de la revue Éléments. Désaméricaniser notre pays, voilà une tâche colossale que personne ou presque ne voudrait entreprendre. Les tentatives purement culturelles échouent parce qu’il faudrait une impulsion qui redonne de la vie à la culture nationale. L’état calamiteux du cinéma français (nous ne pouvons que regretter le « bon vieux temps »), de la littérature ou de la philosophie ne rend guère optimiste. La manière dont le « wokisme », produit made in USA, a pénétré les milieux universitaires ne laisse pas d’intriguer.

Une chose est certaine : électoralement les « souverainistes » pèsent peu. Le vote pour le RN n’est pas spécialement « souverainiste » puisque Mme Le Pen, comme son homologue italienne Giorgia Meloni, ne met plus en cause le cadre de l’UE, ni celui de l’OTAN. Et « l’union des souverainistes » est vouée à un fiasco si d’aventure elle se constituait à telle ou telle occasion électorale. Une nation ne se fabrique pas ou ne se refait pas par quelque astuce électorale. En outre, tant que nous sommes dominés par le mode de production capitaliste, nous ne sommes pas les maîtres, mais nous sommes soumis au pouvoir du capital. Les « souverainistes » mettent le plus souvent ces questions de côté et rêvent debout d’un capitalisme national et patriotique qui n’existe plus et qui, en vérité n’a jamais existé. Être maître chez soi, cela exige que l’on renverse la logique du capital, c'est-à-dire celle de l’accumulation de la valeur au profit d’une production tournée vers la valeur d’usage. Ce qui s’appelle en vieux français « socialisme ».

Le 3 février 2023 – Denis COLLIN

vendredi 27 janvier 2023

Quelques bonnes raisons pour laisser le dernier opus de Markus Gabriel sur l'étagère du libraire


Markus Gabriel est un philosophe très connu, pas seulement en Allemagne. Ses livres sont largement traduits. Il est connu pour avoir été, en compagnie de Maurizio Ferreris, un des inventeurs du « nouveau réalisme ». À la différence des « philosophes » médiatiques français qui ne font pas vraiment de philosophie, mais exercent surtout leur talent à la conversation mondaine et à la propagande, Markus Gabriel tente de faire vraiment de la philosophie, en écrivant clairement, et ses premiers ouvrages m’avaient intéressé. Deux ont retenu mon attention, Pourquoi la pensée humaine est inégalable et Pourquoi je ne suis pas mon cerveau, tous publiés chez JC Lattès. J’ai donc acheté sans hésiter N’ayez pas peur de la morale (chez le même éditeur) et là je suis vraiment déçu et même un peu plus. Les intentions de l’auteur sont louables, mais on a presque envie de dire que c’est avec de bonnes intentions que l’on fait de la mauvaise philosophie. La bonne intention : défendre l’objectivité des valeurs morales, indissociables de la démocratie. Markus Gabriel inscrit son propos dans la nécessité de promouvoir de « Nouvelles Lumières » (après le « nouveau réalisme »). Pourquoi pas ? Sur le principe, il n’y a rien à redire. Que les préceptes moraux aient une valeur universelle, c’est le contenu même de la morale (voir à ce sujet le livre, coécrit avec Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale). Markus Gabriel nous propose un certain nombre d’arguments logiques, très classiques, tirés de l’arsenal kantien. Où les choses se gâtent, c’est qu’il éprouve le besoin de prendre à tout propos et hors de propos des exemples politiques, les « populistes » étant ses ennemis déclarés. Markus Gabriel en bon élève qu’il est, s’évertue à cocher toutes les cases de penseurs bien-pensants et à classer le monde entre bons et méchants. Mais il évite ainsi les difficultés. Or c’est aux difficultés qu’on l’attend.

Il a beau écrire qu’il n’y a pas vraiment de dilemmes moraux, il n’en apporte pas la preuve. Ainsi il est un défenseur de la tolérance et admet que les tolérants ont le droit de se défendre contre l’intolérance. Mais il ne va pas beaucoup plus loin. C’est pourtant un problème sérieux. Sur d’autres questions, il prend des positions sans intérêt proprement philosophique ou alors il fait passer en contrebande de la camelote « progressiste ». Il considère comme exemplaire du point de vue moral la politique suivie par les principaux gouvernements au moment de l’épidémie de COVID. Il estime même que l’on doit saluer la transparence des négociations menées par les dirigeants politiques. Peut-être en sait-il plus et de manière plus transparente que le commun des mortels sur les liens entre sa compatriote Von der Layen et la société Pfizer. Mais l’auteur soutient que les gouvernements ont su agir de manière éthique, car ils ont mis de côté les intérêts économiques… Le confinement est vu comme un exemple de la capacité à se placer du point de vue d’autrui et, à plusieurs reprises dans la presse, il s’est prononcé pour la vaccination obligatoire. Un autre exemple, minuscule, concerne la discrimination qu’a subie sa fille à la piscine, car une partie de l’établissement était interdite aux enfants… Il en profite pour plaider pour l’abolition des discriminations, dont sont victimes des enfants, prétextant qu’une expérience avait montré que les enfants et les adolescents étaient bien plus prêts à faire « avancer le progrès » que les adultes. Une simple expérience d’enseignant lui aurait pourtant appris combien les enfants et les adolescents sont prompts à se conduire en tyrans et à persécuter les plus faibles. On a aussi droit aux « vexations morales » qu’une « majorité d’hommes blancs âgés inflige aux autres… Bien, toutes les cases, vous dis-je.

L’auteur soutient une anthropologie bisounours. Il prétend que “la plupart des hommes (quelle que soit leur origine) sont horrifiés quand ils assistent à une scène d’une extrême violence physique.” Si cela état vrai, la Gestapo n’aurait pas existé, ni le KGB, ni “l’école française de la torture” qui avait prospéré en Algérie et essaima ensuite en Amérique latine (voir le livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte). Il s’appuie sur Peter Singer qui aurait, selon lui, exposé des idées importantes quant à l’origine de nos idées morales, omettant de signaler que le même Singer soutient l’avortement postnatal (c’est-à-dire l’infanticide) dès lors qu’on estime que le nouveau-né ne pourra pas vivre une vie qui mérite d’être vécue. Bien qu’il critique les “post-modernes” pour leur relativisme, en réalité, il vient dès que l’occasion se présente leur faire allégeance.

Le “nouveau réalisme moral” (encore un nouveau truc) soutient selon l’auteur une position médiane entre les éthiques purement subjectives (éthiques fondées sur la compassion ou éthiques fondées sur le plaisir) et les éthiques absolument objectives. Elle s’intéresse aux “circonstances réelles” qui ne sont jamais ni purement objectives ni purement subjectives. Cette proposition est un peu de la bouillie pour les chats. L’auteur aurait dit relire Hegel pour comprendre comment articuler objectif et subjectif. L’auteur soutient même que “le progrès des sciences physiques et naturelles, des technologies, nous en a appris davantage (même si nous sommes loin du compte) sur le statut de l’objectivité maximale et de la subjectivité maximale.” Le progrès des sciences peut nous apprendre beaucoup de choses, mais précisément rien sur le statut de l’objectivité. L’objectivité n’est pas un problème dont les sciences de la nature (les sciences de faits) puissent nous apprendre quelque chose…

Arrivé à ce point (j’en suis à la page 190), le livre me tombe des mains. Je suis prêt à reconnaître que je m’étais peut-être un peu emballé sur ses précédents livres. Il faudra revoir tout cela. Mais ce traité de morale peut être abandonné sans remords à la critique rongeuse des souris.

Le 27 janvier 2023

 

 

Il n'y a pas de politique scientifique

 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...