Ce qui semble évident : parler, c’est désigner, faire
signe vers quelque chose. Le « langage mimétique »
repose sur ce principe : le doigt montre la chose dont on veut
parler : ici, ceci ! Mais on voit tout de suite que ce
langage est limité : comment parler de quelque chose qui n’est
pas là ? Le mot vient donc remplacer la chose absente, la chose
qu’il n’est plus que l’image de la chose en nous. Cette
conception est celle que soutient Augustin (Confessions, I, VIII) :
[...] l’enfant à la mamelle était
devenu l’enfant qui essaye la parole. Et je me souviens de cet âge;
et j’ai remarqué depuis comment alors j’appris à parler, non
par le secours d’un maître qui m’ait présenté les mots dans
certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après me furent
montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence
que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents
variés, cette agitation de tous les membres, n’étant que des
interprètes infidèles ou inintelligibles, qui trompaient mon coeur
impatient de faire obéir à ses volontés, j’eus recours à ma
mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille, et
quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien
ne m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le
nom de la chose qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était
révélé par le mouvement du corps, langage naturel et universel que
parlent la face, le regard, le geste, le ton de. la voix où se
produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou fuit.
Attentif au fréquent retour de ces
paroles exprimant des pensées différentes dans une syntaxe
variable, je notais peu à peu leur signification, et dressant ma
langue à les articuler, je m’en servis enfin pour énoncer mes
volontés. Et je parvins ainsi à pratiquer l’échange des signes
expressifs de nos sentiments, et j’entrai plus avant dans
l’orageuse société de la vie humaine, sous l’autorité de mes
parents et la conduite des hommes plus âgés.
Les gestes, les sons, les choses. Voilà comment les processus de
l’apprentissage de la parole se déroulent spontanément, sans
maître ni apprentissage méthodique. Les gestes puis les mots sont
des signes pour les choses. Tout cela semble très simple mais en
vérité ça ne l’est pas du tout !
Tout d’abord il n’est pas certain du tout que les choses se
passent comme le dit Augustin, par une sorte de mécanisme
associatif. Wittgenstein critique le concept de représentation
sous-jacent à la description augustinienne.
Quant à une différence des classes de
mots, Augustin n’en parle point. Qui décrit ainsi l’apprentissage
du langage, pense, du moins je le crois, tout d’abord à des
substantifs tels que « table », « chaise »,
« pain », aux noms propres, et en second lieu seulement
aux noms de certaines activités et de certaines propriétés, et aux
autres sortes de mots comme à quelque chose qui finira par se
trouver.
Imaginez maintenant l’usage suivant du
langage : J’envoie quelqu’un faire des achats. Je lui donne
un billet sur lequel se trouve les signes : cinq pommes rouges.
Il porte le bulletin au fournisseur ; celui-ci ouvre un tiroir
sur lequel se trouve le signe « pommes » : puis il
cherche sur un tableau le mot « rouge » et le trouve
vis-à-vis d’un modèle de couleur : à présent il énonce la
série des nombres cardinaux — je suppose qu’il les sait par cœur
— jusqu’au mot « cinq » et à chaque mot numéral il
prend une pomme dans le tiroir, qui a la couleur du modèle. C’est
ainsi et de façon analogue que l’on opère avec des mots. — Mais
comment sait-il où il doit vérifier le mot « rouge » et
ce qu’il lui faut faire du mot « cinq » ?
Eh bien, je suppose qu’il agit de la
façon que j’ai décrite. Il y a une limite même aux explications.
— Mais quelle est la signification du mot « cinq » ?
— Il n’en était pas question ici, sinon de savoir comment on se
sert du mot « cinq ».
2 — Ce concept philosophique de
signification est bien à sa place dans une représentation primitive
de la façon dont fonctionne le langage. Mais on peut dire aussi
qu’elle est la représentation d’un langage plus primitif que le
nôtre. Imaginons un langage auquel correspondrait la description
donnée par saint Augustin : le langage doit servir à un
constructeur A pour se faire entendre de son aide B. A exécute la
construction d’un édifice au moyen de pierres de bâtiment : des
cubes, des colonnes, des dalles et des poutres. Dans ce but, ils se
servent d’un langage consistant en ces mots : « blocs »,
« dalles », « poutres ». A crie leur nom ;
— B obéit en apportant la pierre qu’il a appris à connaître
par la perception de son nom. Concevez ceci en tant qu’un langage
absolument primitif.
3 — Saint Augustin, pourrait-on dire,
décrit un système de communication ; seulement ce système
n’embrasse pas tout ce que nous nommons langage. Et c’est ce
qu’il faut dire dans maints cas où se pose la question :
« Cette description est-elle ou non appropriée ? »
La réponse est alors : « Oui, elle est utilisable ;
mais rien que pour ce domaine étroitement délimité, non pour la
totalité que vous prétendiez décrire. »
C’est comme si quelqu’un expliquait :
« Jouer consiste à faire glisser des objets sur une surface
conformément à certaines règles… » et que nous lui
répondions : « Vous semblez penser aux jeux de dames ;
mais ce ne sont pas là tous les jeux. Vous pouvez corriger votre
explication en la limitant expressément à ce genre de jeux. »
(Investigations philosophiques, §1 à 3)
Wittgenstein ne dit pas que la description augustinienne du
langage est fausse mais qu’elle est très incomplète et donc est
loin de couvrir tout ce que L.W nomme « jeux de langage ».
On reviendra plus tard sur les jeux de langage. Notons pour l’instant
que l’idée un peu frustre de l’apprentissage du langage est loin
d’être satisfaisante.
Cette difficulté à définir le langage n’est pas du tout
étonnante. Elle découle de quelque chose de profond : notre
rapport aux choses – à la réalité puisque la chose est la res
– passe par le langage. Si la science de ce qui est, la science de
l’être en général est l’ontologie, les difficultés à définir
le langage sont d’abord des difficultés
ontologiques.
- I - La parole constitue le réel
Partons d’une proposition qui peut sembler étrange au sens
commun : il n’y a de réalité que pour un être parlant.
L’animal a bien un sorte de conscience perceptive qui lui donne à
saisir la réalité extérieure sous forme de possibles à explorer
immédiatement : pour le chien, un os sur une table signifie :
« il est possible de se régaler ». Mais le réel ne se
distingue pas de l’animal. Il n’existe que comme ici et
maintenant, c’est-à-dire ne subsiste pas comme tel. Mais même cet
exemple va encore trop loin : le chien ne se dit rien du tout et
agit, c’est-à-dire adopte une attitude que nous
interprétons comme « il est possible de se régaler ».
L’animal colle immédiatement à son environnement. Parce qu’il
parle l’homme introduit d’emblée un distance avec
l’environnement et constitue ainsi un monde. C’est la parole et
elle-seule qui introduit cette distance parce que la parole
introduit le jeu de réflexion, c’est-à-dire d’une conscience
consciente d’être conscience, d’une conscience de soi. L’enfant
qui dit « j’ai peur du chien » ne se contente pas
d’avoir peur, de tenter de s’enfuir ou de crier. Il parle et sa
parole décrit un fait du monde, un fait qui vient à l’existence
par cette parole. Pour l’animal, il n’y a pas à proprement
parler d’existence du réel. Il est le réel, il y adhère. C’est
seulement la parole qui fait exister une réalité hors du sujet, si
on comprend bien le sens du verbe « exister » :
exsisto en latin signifie
sortir de, naître.
Essayons de suivre le processus de cette constitution de la
conscience parlante, c’est-à-dire de la conscience de soi.
(1)
La conscience est d’abord la conscience immédiate, pure
sensation qui exprime l’état du corps du sujet. Cette sensation
immédiate est le première connaissance que nous ayons du monde.
J’ouvre les yeux sur ce jardin en fleur alors que l’été
s’approche. Cette connaissance-là nous paraît la plus riche qui
soit. Elle semble infinie. Si je cherche à décrire chacune partie
de ce qui se présente à mes yeux, je n’y parviendrai pas. Rien de
plus profond, de plus vrai que cette certitude immédiate. Mais comme
le dit Hegel, « cette certitude en fait se donne elle-même
pour la vérité la plus abstraite et la plus pauvre. Elle ne dit de
ce qu’elle sait que ceci : c’est ; et sa vérité
contient uniquement l’être de la chose. »
Et encore ! Hegel va très vite. Dire « c’est »,
c’est déjà dire quelque chose ! c’est déjà introduire
une distance entre la sensation pure et la conscience de la
sensation. « La conscience, de son côté, n’est dans cette
certitude que comme pur Je, Je n’y suis que pur ceci. ».
C’est parce qu’elle semble la plus riche que la certitude
sensible apparaît comme ineffable. Dans la vie immédiate, il y a
quelque chose qui semble toujours déborder les possibilité du
langage. Mais Hegel réfute vigoureusement cette proposition. Ce qui
ne peut pas se dire n’est pas encore de la pensée, mais simplement
un vague bouillonnement intérieur. Ne mérite le nom de pensée que
ce qui se peut exprimer.
La conscience sensible immédiate ne donne que le ici et le
maintenant. C’est
là première détermination de l’objet. On le pointe du doigt
(désignation ou faire signe).
Mais comme l’ici qui
disparaît dès que j’ai changé simplement la direction du
regard, le maintenant
disparaît et s’y substitue un autre maintenant. Ce maintenant
devient universel tout comme
l’ici (à droite, à
gauche, en haut, en bas, etc.) devient une collection de multiples
ici. D’une certaine
manière, ce que donne la conscience sensible immédiate, ce n’est
pas la particularité, dans toute sa concrétude, mais l’universel !
(2)
La perception constitue le
deuxième degré. La perception donne la chose avec ses propriétés,
la chose qui se distingue de ce qui n’est pas elle, dans ses
relations avec les autres choses. Dire
« au-dessus », « à côté », « plus
grand que », « plus petit que », « de couleur
rouge », etc., c’est être bien au-delà de la simple
désignation de ce qui est ici et maintenant. C’est organiser la
perception singulière qui est devant moi dans un réseau de
déterminations abstraites, de relations. Pour désigner ce livre sur
le table, je peux toujours dire « ceci », « ici »
mais « sur », je ne peux pas le montrer. Je peux toujours
désigner un premier livre, puis un second posé dessous mais si je
dis « il y a deux livres », je suis incapable de montrer
« deux » du doigt !
Ainsi la parole fournit-elle tous les
schémas fondamentaux qui permettent de décrire la réalité, de la
faire exister en-dehors de moi comme objet de la conscience.
Précisons : en un certain sens la
parole ne crée par la réalité. Celle-ci est antérieure à nous,
subsiste sans nous et après nous… Mais la parole crée le monde
pour nous, le seul auquel nous ayons accès.
- II - La grammaire du monde : un essai
d’ontologie
Ici nous allons nous intéresser au premier aspect : quel
rapport y a-t-il entre notre grammaire et notre conception du monde –
ou de ce qui est ? Ou comment nos phrases peuvent-elles décrire
le monde ?
[A]Substantifs
Nos phrases comportent d’abord des substantifs (des noms). La
phrase « Le chat est le tapis » comprend deux
substantifs : « le chat » et « le tapis ».
Quand on apprend la grammaire, on s’intéresse d’abord aux noms
communs. En pratique les choses ne se passent pas ainsi : on
commence par la désignation : l’enfant montre du doigt ce
dont il veut parler et dont il ne peut parler faute de mots adéquats.
Si vous ne connaissez pas le nom de ce dont vous voulez parler, vous
le désignez du doigt en disant « ça ».
Les grammairiens disent que le pronom remplace le nom, mais il
semble bien que, comme on l’a déjà signalé, que, dans
l’élaboration langagière ce soit le pronom qui vienne en premier.
Le nom vient ensuite, comme substitut pour parler des choses
absentes. Le nom est impliqué dans le passage de la pure désignation
à l’abstraction générale.
La désignation donne des noms. Mais les noms sont d’abord des
noms propres : papa, maman, bébé, minou … Cela vit dire que
le monde pour nous, dans la manière dont nous le désignons est
d’abord composé de « choses » singulières, des
« substances singulières » dirait Aristote. Précisément
ces choses que l’on peut désigner une par une, en les montrant du
doigt, en disant « ceci, ici ». Les noms communs,
c’est-à-dire les désignations communes à plusieurs ou de très
nombreuses choses singulières viennent après. Il s’effectue un
bond entre sentir la présence de quelque chose, ressentir une
sensation de noir, de blanc, de chaud ou de froid, et percevoir
quelque chose, c’est-à-dire pouvoir dire « je vois un
chat ». Quand je dis « le chat est sur le tapis »,
« le chat » pourrait être remplacé par un nom propre
(« Grosminet ») et le tapis est ce tapis particulier que
j’ai acheté et placé près de la cheminée. Par contre, quand je
dis « le chat est un animal désobéissant »,,je parle de
toute la gent féline, tous ces animaux poilus, griffus et miaulant
qu’on désigne du nom de chat.
Les noms communs apparaissent maintenant comme des systèmes de
classements. Avec les noms communs nous pouvons faire un
« catalogue du monde », un catalogue de tout ce qui est,
quelle que soit sa façon d’être. Les noms communs sont des
classes ou des ensembles. Le nom commun « chat » désigne
l’ensemble des animaux qui possèdent certaines caractéristiques
précises. Si je définit l’appartenance ou la non-appartenance à
la gente féline par une certaine fonction F, je peux noter les
choses ainsi : F(Grosminet) = 1, puisque Grosminet est un chat ;
en revanche F(Médor) = 0 car Médor n’est pas un chat…
Lisons Aristote.
[16a] Il faut tout d’abord poser ce que
sont le nom et le rhème ; ensuite ce que sont la négation et
l’affirmation et ce que sont la déclaration et la proposition.
On sait d’une part que ce qui relève
du son vocal est symbole des affections de l’âme et que les écrits
sont symboles de ce qui relève du son vocal ; de même que tout
le monde n’utilise pas les mêmes lettres, tout le monde n’utilise
pas non plus les mêmes vocables ; en revanche ce dont ces
symboles sont en premier lieu des signes – les affections de l’âme
– sont identiques pour tous, comme l’était déjà les choses
auxquelles s’étaient assignées les affections.
Pourquoi appelle-t-on les noms des « substantifs » et
pourquoi les philosophes comme Aristote disent-ils que ce que les
noms désignent ce sont d’abord des substances ? L’étymologie
nous permet de la comprendre. La substance, c’est ce qui se tient
en dessous (sub-stare). En dessous de quoi ? En dessous de tout
ce qui arrive, en dessous du monde changeant où se passent des
événements. « Le chat est sur le tapis » : cette
phrase décrit un événement, mais le chat existe indépendant de
cet événement : il peut être sur le tapis, courir après les
souris, etc. La substance est en elle-même et non en autre chose.
« Courir » est un prédicat qui peut être dit du chat,
du champion cycliste ou du cadre stressé qui fait son footing. Mais
« courir » n’est jamais en lui-même.
Où les choses se compliquent, c’est quand nous essayons de
classer les diverses sortes d’entités ou de réalités existant
par elles-mêmes.
Il y a des réalités sensibles, tangibles, celles dont nous
connaissons l’existence à travers nos perceptions. Ces réalités
ont une existence spatiale ou encore « étendue » comme
le dirait Descartes. Elles peuvent avoir des coordonnées dans un
repère spatial et ont une existence temporelle.
Il y a des réalités non sensibles : les objets
mathématiques, les nombres, les concepts qui sont des réalités
que nous percevons par l’intelligence. Le nombre « 2 »
a bien un certain genre d’existence, mais il n’a ni couleur, ni
longueur, ni largeur, ni masse ! Si nous ne prenons que
l’exemple des nombres, le « réalisme » qui leur
attribue un certain genre de réalité est cependant très
discutable.
Il y a des réalités qu’on va dire « mixtes »
et dont on reparlera plus tard, les signes qui ont une face
sensible (un mot c’est un ensemble de sons ou une trace sur du
papier) et une face intelligible (un mot désigne une idée). On
remarque que le « mot » est un mot au même titre de
rot, borborygme ou onomatopée, puisqu’il appartient à la classe
des signaux sonores !
Cette manière de définir la parole comme une sorte de
redoublement de l’arrangement ultime du monde pose plusieurs
questions.
A.1Si la langue définit l’arrangement du
monde, des langues différentes renverront à des ontologies
différentes.
Certains auteurs estiment que cette façon de voir les choses avec
la priorité accordée aux substances n’est pas une vérité
absolue, qu’elle découle seulement de la structure de la langue
grecque (et de la plupart des autres langues de la même famille, les
langues indo-européennes). Aristote est le coupable !
Benveniste s’interroge :
« Pour autant que les catégories
d'Aristote sont reconnues valables pour la pensée, elles se révèlent
comme la transposition des catégories de langue. C'est ce qu'on peut
dire qui délimite et organise ce qu'on peut penser. La langue
fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par
l'esprit aux choses. Cette table des prédicats nous renseigne donc
sur la structure des classes d'une langue particulière. Il s'ensuit
que ce qu'Aristote nous donne pour un tableau de conditions générales
et permanentes n'est que la projection conceptuelle d'un état
linguistique donné. »
Si ceci est vrai, la parole ne projette pas la réalité mais
seulement la structure interne d’une langue particulière.
Autrement dit, la parole ne reflète pas la réalité, c’est la
parole qui constitue la réalité pour nous et de surcroît de
manière peut-être foncièrement différente d’une langue ou d’un
groupe de langues à l’autre. Cette dernière hypothèse est
écartée si l’on accepte la thèse de Noam Chomsky concernant
l’existence d’une grammaire universelle biologiquement encodée.
A.2Approche de la question du nominalisme
Deuxième problème : mon chat existe bien, il subsiste mais
peut-on dire que le chat en général existe, que l’espèce
« chat » est autre chose qu’une étiquette commode pour
désigner le chat sans queue, le chat de gouttière ou le chat
siamois ? Suivant la réponse qu’on donne à cette question
qui parcourt toute la philosophie médiévale, on sera soit un
réaliste (celui qui pense que l’idée de chat, l’espèce
« chat » a une existence réelle), soit un nominaliste
(celui qui affirme que le mot « chat » n’est qu’une
étiquette). En faveur de la deuxième position, on pourrait rappeler
que les noms communs sont des classifications changeantes et souvent
très conventionnelles. Les zoologistes distinguent les chevaux et
les ânes et ensuite ils sont obligés de faire une nouvelle
catégorie pour les mules et les bardots. Les astronomes
distinguaient les planètes et les astéroïdes puis ils ont été
obligés de changer Pluton de catégorie et d’inventer les planètes
naines. Il en va souvent de même dans toutes nos appellations. En
science, au moins, il semble évident que la version nominaliste est
celle qui convient le mieux : en biologie, des individus classés
d’abord dans des espèces différentes se retrouvent plus tard dans
la même espèce quand on s’aperçoit qu’ils sont interféconds.
aujourd’hui les spécialistes de taxinomie sont le plus souvent
nominalistes. Il faut cependant noter que des tendances
rigoureusement opposées existent, y compris en biologie. Les
généticiens soutiennent assez souvent que la seule réalité
permanente est le gène, les individus n’étant finalement que des
moyens pour assurer la survie et l’expansion des gènes.
[B]Les qualités
Pour décrire les entités qui composent le monde, nous donnons
leurs caractéristiques, c’est-à-dire que nous énonçons leurs
qualités. Cet homme est grand, brun, âgé, courageux, etc. Les
qualités (généralement dénotées par des adjectifs qualificatifs)
sont, à la différence des substances, toujours « en autre
chose ». La blancheur n’existe que dans les choses blanches !
Mais il faut faire des différences :
il y a des qualités qu’on peut dire substantielles,
c’est-à-dire qu’elles appartiennent à l’essence d’une
chose, à ce qui fait que cette chose est cette chose-là et pas
autre chose. Par exemple « mortel » appartient
l’essence humaine, puisqu’un homme qui ne serait pas mortel ne
serait pas un homme du tout, mais un dieu !
il y a des qualités accidentelles : être grand,
petit, chauve ou blond. [Cette distinction entre essence/accident
est une distinction de la plus haute importance.]
On peut aussi distinguer les qualités qui appartiennent à la
chose et celles qui appartiennent uniquement à la manière dont nous
la percevons – ce que certains auteurs thématisent en opposant
qualités premières et qualités secondes. Par exemple, les
sensations comme chaud, froid, tiède, sont des sensations relatives
alors que la température est une qualité « absolue »,
première.
Remarquons que la langue et sa grammaire peuvent nous induire en
erreur :
Soit P : « Ce garçon est un idiot » et P’ :
« Ce garçon est idiot ». Ces deux phrases sont
rigoureusement synonymes mais dans l’une « idiot » est
un nom commun et dans la deuxième un adjectif qualificatif. Mais on
aura du mal à définir l’essence de l’idiot comme on définit le
chat ou le triangle rectangle. Il y a des gens idiots, des chiens
idiots (Rantanplan dans Lucky Luke), des films idiots, des chansons
idiotes, mais pas d’idiot qui ne serait ni un homme, ni un animal
domestique, ni une phrase, etc. La limite entre nom commun et
qualificatif est floue puisqu’une qualificatif peut être utilisé
pour désigner une classe de substantifs.
Quand on fait l’analyse d’une phrase, on peut donc
distinguer :
un niveau grammatical pur : quel genre de mots composent
la phrase, quelle fonction accomplissent-ils ? C’est un
niveau syntaxique.
un niveau qui renvoie au sens et qu’on pourrait appeler
sémantique.
On pourrait essayer de s’assurer que les phrases ont un sens en
appliquant des règles sémantiques. Mais celles-ci sont beaucoup
plus floues et plus ambiguës que les règles de syntaxe. La première
tentative sérieuse de démêler ces questions est celle d’Aristote.
Inventeur d’un système de classification des êtres vivants dont
nous sommes encore largement redevable, il distingue les substances
premières (les êtres singuliers), les substances secondes (genre),
etc. Nous disposons avec Aristote d’un système de classification
hiérarchisé des entités constituant tout ce qui est et sur lequel
il va construire la première théorie du raisonnement logique, le
syllogisme.
Le chat singulier Gros-minet appartient à l’espèce « chat »
(on pourrait dire qu’il est un élément de l’ensemble des chats.
On pourrait noter cela ainsi :
g C (qui peut se lire
Gros-minet est un chat)
Mais l’ensemble des chats est lui-même un partie d’un
ensemble plus vaste, celui des félins, eux-mêmes partie de
l’ensemble des mammifères. On peut noter cela :
C F
M (qui peut se lire tous les chats sont des félins et tous les
félins sont des mammifères.)
Pour simplifier encore, on peut dire que g tout seul constitue un
ensemble à un seul élément {g}, ce qui nous éviterait de traiter
comme un cas particulier les propositions qui portent sur un élément
singulier.
Convenons de noter « et » par .
On peut alors commencer d’écrire des règles de déduction.
(B C
A B) → A
C [Ceci est la notation en utilisant la théorie ensembliste du
syllogisme de base tous les G sont H, tous les F sont G, donc tous
les F sont H]
On peut déduire immédiatement quelques formules utiles :
A B →x :
xA → x
B (si tous les A sont B – proposition universelle affirmative,
alors quelque B est A – proposition converse particulière
affirmative)
A B = :
aucun A n’est B. ('x :
xB
x A)
A
B B
A →
A = B
Arrêtons là! Remarquons que les structures logiques de notre
langage peuvent être modélisées par un langage formel utilisant
des symboles mathématiques. Cette idée est la base de la logique
moderne mais aussi elle a ses premiers inventeurs chez Hobbes qui
affirme que « penser, c’est calculer » et chez Leibniz
voulait créer un langage des concepts (la « caractéristique
universelle ») sur le modèle du système notation des
mathématiques.
[C]Relations
Le système hiérarchique de classification est notoirement
insuffisant. Il ne permet de décrire qu’une partie très limitée
de notre perception de la réalité.
Si la « substance » est en elle-même est pas en autre
chose, le monde consiste en un enchevêtrement d’entités qui
entretiennent entre elles des relations. Quand je dis « le chat
est sur le tapis », être sur le tapis n’est évidemment une
qualité propre au chat comme d’être tigré, méchant, etc. La
confusion de ces deux emplois du verbe « être » est une
confusion logique. On peut dire « le chat est blanc et noir »
mais pas « le chat est noir et sur le tapis » !
(C’est un zeugme,
figure qui juxtapose ou coordonne en un effet plaisant, des éléments
syntaxiques ou sémantiques différents.)
Les verbes (ou plutôt les groupes verbaux) sont les indicateurs
des relations. « être sur », comme dans notre exemple
indique une position, mais « joue aux échecs avec » est
un autre genre de relation. Ici la distinction grammaticale entre
verbes d’actions et verbes d’état n’a pas lieu d’être. Les
relations décrivent des événements, ce qui arrive aux entités qui
composent le monde.
Encore une fois, c’est une question de sens qui nous amène à
faire ces classifications et pas simplement des questions de syntaxe.
Par exemple :
P1 : Jacques donne une fleur à Lucile : c’est une
relation entre trois entités du monde (Jacques, la fleur, Lucile)
P2 : Jacques donne un baiser à Lucile : la phrase a
grammaticalement la même structure, mais du point de vue du sens la
relation n’est pas « donner quelque chose à quelqu’un »
mais « donner un baiser à quelqu’un ».
La notion de relation est une notion multiforme. De
nombreuses entités peuvent être décrites comme des relations.
Prenons un exemple : le gouvernement est entité qui perdure à
travers le temps. Pourtant on peut changer les titulaires de tel ou
tel poste, voire changer le gouvernement tout entier. Ce qui dure ce
ne sont pas les individus qui changent, mais bien les relations, bien
que les entités mises en relations puissent être changées.
[D]Les modalités
Les modalités sont les qualités des relations. Grammaticalement,
elles s’expriment d’abord par les adverbes qui concernent le
verbe comme leur nom l’indique. On ne développera pas ce point
assez complexe. On en donnera quelques aspects :
Quand on dit « tous les hommes sont mortels », le
qualificatif « mortel » fait partie de la description de
l’essence de « homme ». On peut donc dire « tous
les hommes sont nécessairement mortels. » Par contre, si je
dis « tous les élèves de cette classe peuvent avoir leur
examen », j’énonce une simple possibilité, qui peut ou non
se réaliser et qu’on dira contingente.
[E]Enchâssement des énoncés
Les phrases peut se constituer par combinaison de phrases. Une
proposition subordonnée relative est l’opération qui consiste à
remplacer un adjectif par sa description. « Socrate est l’homme
qui a été condamné à boire la ciguë. » Une proposition
subordonnée conjonctive est une relation qui intervient dans une
autre relation. « Je désire une bonne bière » peut se
remplacer par « je désire que vous me serviez une bonne
bière ».
[A x B] est remplacé par A x [D y E].
L’idée générale que nous n’avons qu’esquissée ici est de
donner une analyse logique rigoureuse des énoncés linguistiques. On
pourrait ainsi donner une description formelle (en utilisant par
exemple le formalisme de la logique) des énoncés en langage
ordinaire.
[F]Critique du formalisme logique
Jusqu’où peut-on aller dans cette voie de la formalisation ?
Jusqu’où pourrait-on réduire le langage donné à cette
« caractéristique universelle » pour parler comme
Leibniz ? Merleau-Ponty s’en prend au « fantôme d’un
langage pur » (cf. La prose du monde).
Il s’agit de savoir en effet si
On
peut ramener la parole (la langage en tant qu’il est énoncé par
des humains) et faire des
énoncés un « tableau du monde » à la manière de
Wittgenstein I. Dans le TLP,
il écrit ainsi : « 1
– Le monde est tout ce qui a lieu. 2.1 – Le monde est la
totalité des faits, non des choses. […] 1.13 – Les faits dans
l’espace logique sont le monde. […] 2.1 – Nous nous faisons
des images des faits. 2.11 – L’image présente la situation dans
l’espace logique, la subsistance ou la non-subsistance d’un état
de choses. 2.12 – L’image est un modèle de la réalité. […]
3 – L’image logique des faits est la pensée. […] 3.1 – Dans
la proposition, la pensée s’exprime pour la perception sensible.
3.11 – Nous usons du signe sensible (sonore ou écrit, etc.) dans
la proposition comme projection de la situation possible. » On
peut continuer ainsi : pour LW, le langage est la projection
sensible de la pensée qui est elle-même une image logique du
monde. Sur tout cela, LW reviendra quelques années plus tard. (cf.
texte extrait des RP)
Si
on connaît la logique qui permet de combiner ces images, on doit
pouvoir engendrer tous les énoncés possibles : la parole
obéirait ainsi à une sorte d’algorithme récursif comme le font
les mathématiciens avec les systèmes formels. On pourrait
également délimiter précisément les énoncés possibles et les
énoncés dépourvus de sens.
Mais ces deux thèses sont pour le
moins douteuse. Le langage algorithmique est un langage fantôme
peut-on dire pour parler comme Merleau-Ponty.
D’une part une parole ne
signifie pas à partir de l’examen d’une correspondance « token
to token » entre les
faits et leur image logique. La parole signifie dans la différence
de toutes les paroles qui constituent un énoncé. En tant que
telles, prises, individuellement les paroles ne signifient rien.
D’autre part, la signification
d’une pensée qui est selon LW le procédé par lequel la pensée
se projette dans un signe vocal, écrit, etc., je précède pas son
énonciation. Merleau-Ponty construit une très belle analogie entre
l’énonciation langagière et le peintre au travail. La
signification se dégage dans l’énonciation elle-même.
Enfin, il y a des énoncés qui
sont strictement parlant dépourvus de sens et qui pourtant sont
pleins de significations.
Le formalisme laisse échapper
l’essence non pas du langage (c’est trop vague) mais de la parole
humaine.
- III - Les noms des choses
Le langage humain n’est pas un simple système de signaux. Il
renferme en lui-même une certaine conception du monde, une théorie
de ce qui est qu’on appelle encore une ontologie – on parle aussi
de métaphysique. Ainsi la grammaire de nos langues refléterait la
« grammaire » du monde. Mais, comme on l’a déjà noté,
toutes les langues n’ont pas la même structure. Donc des langues
différentes feraient des ontologies différentes.
On classe couramment les langues d’après l’ordre des mots
dans la phrase (en français, c’est généralement SVO). Mais ces
différences-là ne sont pas très importantes. Elles ne renvoient
pas à des conceptions du réel différentes.
Remarquons encore qu’il n’y a pas de coïncidence des noms
entre les différentes langues.
Français
|
Allemand
|
Italien
|
Arbre
|
Baum
|
Albero
|
Bois
|
Holz
|
Legno
|
Wald
|
Bosco
|
Forêt
|
Foresta
|
Et ici nous avons des langues proches (indo-européennes) qui
décrivent des milieux naturels semblables. Ainsi les mots ne
précèdent pas le discours mais « ils trouvent leur origine
dans le discours » (Humbolt). Une langue n’est pas une
collection de mots, mais un arrangement systémique.
Mais les différences entre langues vont plus loin. Les langues
diffèrent également par les classes des noms qu’elles utilisent.
Le français distingue les genres (masculin/féminin) ce qui implique
des accords : le cheval est grand ; la jument
est grande. La difficulté
est que cette classification est très vaste et souvent arbitraire
puisqu’elle s’étend à tous les noms et pas seulement aux êtres
vivants sexués. Pourquoi dit-on un drap et une couverture ?
Certaines langues usent d’un troisième genre, le neutre (allemand,
anglais, latin …) mais là aussi avec un foule d’exceptions
(l’enfant se dit das
Kind
et la femme das
Weib,
par exemple).
Les
classes nominales peuvent être plus étendues. Les
classes nominales sont généralement définies par des oppositions
contrastives, comme, par exemple, entre
animé / inanimé (comme en
ojibwe),
être pensant / non pensant (comme
en tamoul),
mâle / autre,
être humain masculin / autre,
masculin / féminin,
masculin / féminin / neutre,
fort / faible,
augmentatif / diminutif.
On trouve dans certaines langues, y compris au sein de la famille
indo-européenne, une corrélation plus ou moins nette entre les
classes nominales et la forme de leurs objets respectifs.
Certains linguistes pensent que le nostratique,
ancêtre commun hypothétique des langues
indo-européennes et d’autres familles de langues, possédait
les classes « humain », « animal », et
« objet ».
On le voit, la langue ici renvoie bien à une mise en ordre du
monde.
On peut encore aller un peu plus loin. Benjamin Whorf dans
Linguistique et Anthropologie
écrit ainsi :
Quant au nootka, il ne comprend que des
phrases sans sujet ni prédicat. La traduction « il invite des
gens à un festin » fait la distinction entre le sujet et le
prédicat alors que la phrase originelle ne la fait pas. Celle-ci
commence en énonçant l’action de bouillir ou de cuire, tl’imsh ;
puis vient ya, (résultat) =
« cuit » ; ensuite -’is (« le
fait de manger »), ce qui donne « le fait de manger de la
nourriture cuite » ; puis -ita
(« ceux qui font », c’est-à-dire « mangeurs de
nourriture cuite ; puis -’itl (« allant à » ;
enfin -ma, signe de la 3e
personne de l’indicatif. Ce qui donne au total tl’im
shya ‘isita ‘itlma, dont la paraphrase approximative est « il
(ou quelqu’un) va chercher (invite) des mangeurs de nourriture
cuite ». (op.cit. 1956, p.176-177)
C’est sur ce genre de considérations que s’appuie ce qu’on
appelé l’hypothèse de Sapir-Whorf : soutient que la
structure d'une langue tend à conditionner la manière dont un
locuteur de cette langue pense. Les structures des diverses langues
amènent donc leurs locuteurs à voir le monde différemment. Cette
hypothèse avait déjà été formulée au XVIIIe
siècle par les linguistes allemands Johann Gottfried Herder et
Wilhelm von Humboldt. Aux États-Unis, elle est adoptée par Sapir
pendant l'entre-deux-guerres et par Whorf dans les années 1940. La
formulation de Whorf et son illustration de l'hypothèse suscitent un
vif intérêt. Se fondant sur ses recherches et ses observations de
terrain sur les langues amérindiennes, il suggère, par exemple, que
la conception du temps et de la ponctualité dans un peuple pourrait
être influencée par les types de temps verbaux que présente sa
langue. Whorf en conclut que la formulation des idées est intégrée
à – ou est influencée par – une grammaire propre et diffère
dès lors d'une langue à l'autre. Cette position et son contraire,
selon laquelle la culture façonne la langue, ont fait l'objet de
nombreux débats. (cf. Encyclopedia Universalis).
Ce relativisme mettrait en cause la possibilité même d’une
connaissance objective du monde ! Chomsky et Pinker défendent
au contraire une conception universaliste. Les langues
particulières dériveraient toute d’une structure générale
biologique. L’étude de la grammaire universelle ne serait alors
rien d’autre que l’étude des capacités cognitives de l’esprit
humain.
En fait, nous devons peut-être accepter que les deux conceptions,
en apparence antagoniques soient vraie simultanément.
Parler renvoie à une faculté universelle, innée. N’importe
quel homme est capable de parler n’importe quelle langue.
Mais l’universel n’existe que dans la particularité qui
lui donne forme.
Ce n’est pas une pirouette. On doit bien admettre qu’il y a
des capacités innées, propres à l’organisation cérébrale de
tous les humains. Mais ces capacités ne s’actualisent qu’à
travers les inventions que permet l’usage de la parole, à travers
sa créativité.
- IV - Conclusion
Au-delà de la grammaire « de surface » de nos langues
particulières, il y a une logique profonde du langage qu’il faut
essayer de saisir. C’est bien cette logique profonde du langage qui
structure notre possibilité de connaître la réalité, le monde.
Parler, ce n’est pas simplement redoubler la réalité directement
perçue en lui accolant un signe linguistique. C’est introduire
entre le sujet et l’objet l’indispensable médiation pour
transformer le réel en réel pensé, c’est-à-dire produire ce
qu’est le monde de la vie qui est le nôtre. Les mots ne sont pas
des étiquettes attachées fixement aux choses ; ils n’ont pas
non plus de rapport direct avec les choses (les symboles évoquent
eux directement ce sont ils sont le symbole).