Voici le texte de la conférence que j'ai
donnée à l'invitation de l'APPEP (Association des Professeurs de Philosophie de
l'Enseignement Public - régionale de Rouen) le mardi 2 mars 2002, afin d'y
présenter "Morale et Justice sociale"
dimanche 17 avril 2016
L'avenir de la nature humaine selon Habermas
L'avenir de la nature humaine par Jürgen Habermas. (Traduit de l'allemand par Christian Bouchindhomme. Gallimard, 2002, " nrf essais ")
Dans L'avenir de la nature humaine,
un ouvrage composée de plusieurs conférences; Habermas se livre à un
exercice de philosophie appliquée autour des questions posées par les
nouveaux développements des biotechnologies. Pour ceux qui l'auraient
oubliée, son inspiration kantienne est manifeste et il en déploie
rigoureusement toutes les conséquences. Au moment où toutes les
barrières éthiques traditionnelles semblent brisées les unes après les
autres devant les progrès des bio-technologies et les espérances
médicales dont elles nous bercent, Habermas met en évidence la naissance
d'un nouvel eugénisme, un eugénisme libéral, à l'opposé des méthodes
barbares des nazis, mais un eugénisme qui commence à avoir les moyens de
ses ambitions. Si la technique nous permet de corriger, dès la
conception, tous les " défauts " dont nous héritons naturellement,
inévitablement apparaîtra un humain-type, conforme aux normes de qualité
" zéro défaut " et du coup les parents qui n'auraient pas pris la peine
de se préoccuper de la qualité de leur produit apparaîtront comme des
parents indignes et les vies des individus non conformes à la norme
seront considérées comme des vies de moindre valeur. A l'évidence les
analyses d'Habermas nous ramènent directement aux questions épineuses
qui ont été soulevées en France en 2001 avec le fameux "arrêt Perruche".
Habermas
est confronté à un adversaire de taille: l'utilitarisme qui domine très
largement la réflexion en bioéthique. De quel droit s'opposerait-on aux
manipulations génétiques qui permettraient la naissance d'un enfant
débarrassé des handicaps génétiques que ses parents lui auraient légués
en se contentant de procréer selon la méthode naturelle. Plus personne
(ou presque) ne proteste contre la vaccination. Pourquoi
s'interdirait-on d'intervenir plus en amont? Habermas montre la
différence: ce qui est en cause, ce n'est plus la guérison " post festum
" de maladies ou l'intervention préventive sur un sujet dont les
caractéristiques génétiques sont fondamentalement dues au hasard ou, en
tout cas, sont indépendantes du projet et de la volonté de quiconque. Ce
qui s'annonce est d'un tout autre ordre. Il s'agit d'une transformation
radicale du rapport de l'homme à sa descendance. Loin de se limiter à
la procréation, il se transformerait en véritable " fabricant ",
l'enfant deviendrait le simple résultat d'un projet parental auquel il
faudrait le comparer, comme nous comparons la réalisation de la maison
au projet de l'architecte. L'enfant né du calcul et des combinaisons de
la génétique ne serait plus dans le regard de ses parents et dans le
sien propre une personne autonome au sens de Kant. Le livre se conclut
par cette question: " Est-ce que le premier homme qui déterminera dans
son être naturel un autre homme selon son bon vouloir ne détruira pas
également ces libertés égales qui existent parmi les égaux de naissance
afin que soit garantie leur différence? "
On est
donc bien au-delà du débat piégé sur la clonage, où les condamnations
horrifiées du clonage reproductif servent de leurre derrière lequel
s'avancent les partisans du clonage thérapeutique, c'est-à-dire à brève
échéance de la procréation programmée selon les méthodes de l'élevage ou
de l'industrie modernes.
Un
regret : le livre de Habermas fait partie d'une discussion et il répond à
certains auteurs, notamment américains, comme Dworkin ou Nagel, mais
nous n'avons pas accès en français aux textes critiqués par Habermas.
Peut-être des éditeurs nous permettront-ils d'accéder facilement aux
derniers ouvrages de ces auteurs...
par Denis Collin
dans la rubrique Bibliothèque, le Mardi 15 Mars 2005,
Les faits et les normes. Nouvelles réflexions sur Marx
RÉVOLUTION ET TRADITION : Contrairement aux affirmations
brutales sur la «suppression de la philosophie» et aux interprétations
trop rapides de l'’énigmatique onzième thèse sur Feuerbach, je suis
persuadé que ce que Marx nomme «communisme» n’est rien qu’une reprise
particulière, dans les conditions nouvelles du développement du mode de
production capitaliste, de l’'idéal émancipateur de la pensée
philosophique rationaliste, cet idéal qui sans doute prend sa source
chez Platon et Aristote, mais que le XVIIe et le XVIIIe siècle porteront
à ses plus hauts sommets dans la culture européenne et dont les grands
noms sont Descartes, Spinoza, les philosophes français des Lumières,
(singulièrement Diderot et les matérialistes), Rousseau, Kant ou Hegel.
Je voudrais expliquer ici, pour les lecteurs de Carré rouge,
pourquoi, selon moi, si nous voulons revivifier le courant de pensée
issu de Marx, si nous voulons tirer sérieusement et sans concessions le
bilan d’un siècle de mouvement ouvrier plus catastrophique qu’exaltant,
si nous voulons penser les conditions d'’une perspective communiste pour
notre temps, alors nous devons retravailler dans cette tradition
philosophique. Plus : face à la montée de nouvelles formes
d’obscurantisme et à la domination insolente et mutilante de l’idéologie
bourgeoise dans la culture, notre tâche est de défendre cette
tradition. Enfin, comme nous avons rompu avec le mode de pensée sectaire
qui a fait tant de ravages, comme nous ne prétendons plus à la vérité
absolue, nous devons nous confronter avec la pensée de ceux qui, à
partir de prémisses et d'’une histoire radicalement différente de la
nôtre, essaient de définir ce que serait une société juste et quel sens
il faut donner aux mots d'’égalité et de démocratie. Je crois que nous
avons à apprendre des traditions nonmarxistes ou «post-marxistes».
(Pour lire la suite de cet article, cliquez ici)
[Cet article est paru pour la première fois dans la revue Carré Rouge, en janvier 1999.]
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[Cet article est paru pour la première fois dans la revue Carré Rouge, en janvier 1999.]
par Denis Collin
dans la rubrique Marx, Marxisme, le Vendredi 15 Janvier 1999, 14:56 -
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Bien commun et république
On dit souvent que la politique est un art d’exécution. De
ce point de vue, ainsi que le note Léo Strauss, elle ne différerait pas
de l’art d’être père de famille, de l’art de faire la cuisine, etc. Or,
il n’y a pas de philosophie culinaire, ni de philosophie paternelle,
alors qu’il y a une philosophie politique. S’il y a une philosophie
politique, alors qu’il n’y a pas de philosophie culinaire, c’est que les
finalités de la cuisine sont parfaitement claires, alors que les
finalités de la politique ne le sont point. Le but premier de la
philosophie politique, telle que les Anciens – Platon et Aristote –
l’ont conçue, est le recherche de cette finalité suprême de la
politique. Cette recherche, d’ailleurs, a une place si importante dans
leur œuvre que l’on pourrait dire que l’expression « philosophie
politique » est une expression pléonastique.
À la question quelle est la finalité de la politique ? la réponse traditionnelle est : la politique est la recherche du Bien Commun. Mais est-ce bien là le sens de la politique ? Et si c’est le cas, en quoi consiste ce Bien Commun ? Voilà sur quoi les avis divergent. D’autant que trois notions assez différents s’entremêlent : le bien commun est-ce vraiment la même chose que le bien public ou que l’intérêt général ? L’intérêt général est l’intérêt de tous, mais cet intérêt est-il quelque chose de commun ? Cette discussion en apparence assez byzantine recouvre en fait, comme on le verra plus loin, des conceptions assez différentes de la politique.
Qu’est-ce qu’une Cité ? Nous avons déjà abordé ce problème. Mais il faut redonner ici la réponse d’Aristote. Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ? Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et autres exemples favoris des philosophes. La plupart des grands mammifères vivent en groupes plus ou moins vastes et ces groupes connaissent toujours une forme, même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est un animal politique, un « zoon politikon » nous dit Aristote. Il y a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire »[1]. Mais cette traduction n’est pas la seule possible ; le grec mallon peut se traduire par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous signale le traducteur. La première traduction laisserait entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire penser qu’il y a une différence de nature entre la vie grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que, par conséquent la cité humaine ne peut pas être comparée à la ruche ou à la fourmilière et que parler de la reine des abeilles ce n’est qu’une façon de parler anthropomorphique.
Il est inutile de s’engager plus en avant dans l’interprétation d’Aristote puisque les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir. La première peut s’appuyer 1° sur l’utilisation habituelle de mallon dans les autres parties de l’œuvre d’Aristote et 2° sur l’Histoire des animaux où les animaux sont divisés en deux grandes classes, les animaux sporadiques et les animaux politiques. Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction semble corroborée par de nombreux autres passages des Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est
plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi[2].
Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que vivre dans une Cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique individuelle, mais pour Aristote, ils définissent les raisons fondamentales de la vie dans une Cité. Nous ne pouvons pas être heureux en dehors de la vie dans Cité. Et nous ne pouvons même pas mener une vie guidée par un choix réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons : 1/ L’homme ne peut former son propre esprit et devenir apte à réfléchir que dans la vie commune – les petits d’homme ont besoin d’une longue éducation ; 2/ Une vie guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la vie politique dans une république dirigée par des citoyens égaux et libres ; autrement dit la vie politique donne en « grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.
Si la vie « politique » est le bien propre de l’homme, nous avons une première définition du Bien Commun. Il existe sans doutes des biens propres à chaque individu, pour celui-ci ce sera gagner de l’argent, pour celui-là de gagner le cœur de la femme de ses rêves. Mais il y a un Bien de l’homme en tant qu’homme et par définition ce Bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans une Cité.
Par conséquent agir en vue de la vie dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de son bien véritable. Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est vivre sous le commandement des lois. Autrement dit, notre bien le plus précieux, ce bien commun, réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité. Voyons un peu ce qu e cela pourrait vouloir dire pour un esprit contemporain. Dans le sentiment de la patrie, par exemple, entrent bien sûr toutes sortes de sentiments compliqués qui ont à voir avec la nostalgie : le sentiment de la patrie n’est jamais aussi fort que lorsqu’elle vous manque. Lorsque vous manquent la couleur du ciel et les habitudes de vos voisins ou le son de votre langue maternelle. Mais le véritable patriotisme ne peut résider dans cet attachement aux choses ; il ne peut résider que dans l’attachement aux lois.
Qu’on me permette une digression. Voilà dans cette idée d’attachement aux lois une idée qui permet de répondre à une des questions centrales que pose Habermas. Habermas constate /1/ que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État-nation et /2/ qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État-nation et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Je laisse de côté le caractère convenu du /1/ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le /2/, eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C'est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.
Mais laissons là Habermas et revenons aux Anciens. Si le Bien Commun est ce bien qui nous est le plus précieux, c’est à lui que doivent naturellement être soumis les principes éthiques. L’éthique nous dit Aristote est subordonnée à la politique : cela veut dire que personne ne peut faire prévaloir ses propres conceptions morales ni sa propre vision du bonheur ; ce qui donne la direction et le sens de nos conceptions personnelles, c’est précisément ce bien commun qui existe dans la cité.
On peut, en restant chez les Anciens, voir comment les Stoïciens pensaient cette question du Bien Commun. On réduit trop souvent les Stoïciens à une morale de l’indifférence à la douleur et de refus des plaisirs, une morale qui visent uniquement la conquête de l’autonomie intérieure. Pourtant les Stoïciens ont aussi une politique, étroitement liée à leur physique et à leur morale. Cicéron en donne un exemple très intéressant dans son traité des devoirs ( de Officiis). Le point de départ de Cicéron est l’existence d’une communauté humaine. Toute la morale doit être conçue à partir de ce primat de la communauté humaine. Faire du tort à autrui, dit Cicéron, c’est « supprimer la vie commune et la société des hommes ». Or cette « société du genre humain » est ce qui est avant tout conforme à la nature. Notons que ce n’est pas la « polis » comme chez Aristote qui est le bien suprême conforme à la nature ; c’est l’expression bien plus large et bien plus indéterminée de « société du genre humain » qui renvoie à l’universalisme stoïcien. En effet comme le monde est un tout (« un gros animal » disent souvent les philosophes stoïciens), il existe par nature quelque chose qui unit tous les hommes et donc leur véritable cité est le monde (cosmos), ce qui fait de chaque homme un « citoyen du monde » (cosmopolitique).
Revenons un moment sur cette notion de société. Une société est un groupe de compagnons, elle est formée d’alliés ou d’associés. C’est donc bien plus vague que ce que les Grecs entendent par « polis ». Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’associe ? C’est le fait de faire prévaloir un intérêt commun aux associés. Donc, l’essence même de la vie sociale réside dans cet intérêt commun et ainsi que le dit encore Cicéron, il faut identifier l’intérêt particulier et l’intérêt général.
La portée de cette notion de Bien Commun est très vaste. Elle sert de fondement à l’idée de droit naturel. La justice n’est quelque chose de conventionnel, qui dépendrait du temps et du lieu, mais la mise en œuvre des principes dictés par la Raison humaine laquelle n’est pas autre chose que ce qui est commun à tous les hommes. Si on admet le droit naturel en ce sens ancien, on est alors obligé de renoncer à toutes les formes de relativisme et de positivisme juridique… On voit que les enjeux ne sont pas minces.
S’il est besoin d’un artifice, c’est que les hommes n’ont pas naturellement quelque chose à mettre en commun, ne ressentent pas spontanément cette communauté de nature du genre humain. Par conséquent la finalité du politique est profondément différente de ce que concevaient les Anciens. Dans le contractualisme moderne, le politique apparaît non comme l’expression du bien commun mais le système artificiel de coexistence de nos égoïsmes. Nous n’acceptons l’ordre politique que dans la mesure où il nous est utile. Le Bien commun n’est, s’il existe, que ce qui peut être utile à tous, le point d’intersection où nos objectifs personnels peuvent se rencontrer. Et rien d’autre. Qu’on comprenne bien les différences : chez Cicéron, par exemple, la question de l’utile n’est pas ignorée ; mais Cicéron affirme qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre le juste et l’utile, c'est-à-dire entre la reconnaissance de la suprématie du bien commun et notre « utile propre ». En effet, rien n’est plus utile à l’homme que cette vie commune dans laquelle sa nature s’épanouit.
Chez Hobbes, comme chez les principaux théoriciens libéraux, il n’en va pas ainsi : dans l’absolu, rien n’est plus utile à l’homme que d’affirmer son droit sur tous et sur toutes choses et c’est cela qui est conforme à sa nature et c’est pour cette raison que, comme le dit Hobbes, la condition naturelle de l’homme est la guerre. L’État et donc la loi commune ne sont acceptables que dans la mesure où ils assurent la protection de notre vie et de notre propriété et nous permettent de poursuivre en paix nos entreprises. On voit bien d’ailleurs que, du coup, il n’y a pas de contradiction entre l’État Léviathan « absolutiste » tel que le définit Hobbes et l’État minimum cher aux libéraux. Comme rien n’est commun aux hommes que leur égoïsme, l’État est nécessairement comparable au monstre biblique que Job ne pouvait pas pêcher avec un hameçon ! Pour tenir les hommes en respect, il n’y a que la force. Mais en même temps cet État minimal, car, puisque rien n’est commun, sauf cette crainte de la force, l’État doit être réduit à ses fonctions répressives et guerrières. Généralement on n’aime pas Hobbes parce que Hobbes évente le secret de l’État moderne et le secret du libéralisme capitaliste, parce que, à l’avance, Hobbes démonte le soi-disant lien entre liberté économique et liberté politique, entre égoïsme sacré et défense des droits individuels des personnes. Quand il dit que la soumission à l’État Léviathan est la renonciation au droit au profit de l’obligation, il ne fait qu’exposer ce qui se passe effectivement. Pour les plus libéraux des libéraux, les plus démocrates des démocrates, les droits du Léviathan sont intangibles, inviolables. On respecte votre droit à vous agiter dans tout ce qui est insignifiant ou inoffensif, mais pour les choses sérieuses, c’est la force qui l’emporte. L’actualité nous en fournirait des exemples en abondance.
Le nœud de toute cette affaire est la question de la propriété. Le seul droit naturel sacré pour nos théoriciens est le droit de propriété. C’est pourquoi d’ailleurs les théoriciens lockéens des droits de l’homme qui proclamèrent l’indépendance des États-Unis firent passer les droits des hommes noirs après le droit de propriété des gros planteurs esclavagistes. Selon l’adage juridique, la propriété de tous n’est la propriété de personne. Or la propriété de personne est une propriété dont on ne prend aucun soin – puisque ce n’est pas à moi, je ne m’en occupe pas – et par conséquent c’est une propriété condamnée à dépérir rapidement. Autrement dit, moins il y a de choses que les hommes possèdent en commun et plus ils sont riches. Locke, grand théoricien de la propriété privée comme droit fondamental, appuie le mouvement des « enclosures » qui consiste à liquider la propriété commune des paysans écossais, irlandais ou anglais.
Il ne faut pas mettre tous les théoriciens modernes du contrat dans le même sac. Spinoza, tout en concevant la politique de manière moderne, rénove pourtant la pensée du droit naturel en soulignant 1/ que jamais le droit naturel ne peut disparaître devant le droit positif de l’État qui ne peut que le limiter et 2/ que toute la vie politique peut être fondée en raison en partant de la communauté de nature des hommes (« il n’est rien d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme »), c'est-à-dire en faisant le lien avec la pensée stoïcienne ancienne. Chez Rousseau, les choses sont différentes, mais il ne s’oppose pas moins aux théoriciens libéraux anglais. Le point de départ de l’entrée des hommes dans l’état civil est bien l’intérêt particulier, mais le contrat, par ses termes mêmes produit une transformation singulière dans la condition des hommes :
Ce que Kant dit autrement : si les hommes passent à la vie sociale en
raison de leur égoïsme – l’insociable sociabilité de l’homme dit Kant –
celle-ci vie sociale s’ordonne selon le droit et convertit en moralité
ce qui a été « pathologiquement extorqué ». Mais cette conversion est
aussi le passage du moi à un moi collectif et alors mon bien le plus
précieux n’est plus mon bien personnel mais le bien commun. La communauté rousseauiste n’est pas naturelle, elle est instituée, conventionnelle, mais elle n’en a pas moins d’importance.
Pour Habermas, c’est la politique délibérative, fondée sur l’éthique de la discussion qui doit permettre de dépasser cette opposition. « Nos réflexions sur la théorie du droit nous ont appris que la procédure mise en œuvre par la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique. Une telle lecture de la démocratie a des conséquences pour la pour la conception d’une société centrée sur l’État d’où partent, en règle générale, les modèles traditionnels de la démocratie. On perçoit alors les différences qui séparent ce modèle à la fois de la conception libérale de l’État, gardien d’une société fondée sur l’économie et la conception républicaine d’une communauté éthique institutionnalisée par l’État. » (Droit et démocratie, page 320) Quelles sont les deux conceptions en cause ?
(17 mars 2000)
À la question quelle est la finalité de la politique ? la réponse traditionnelle est : la politique est la recherche du Bien Commun. Mais est-ce bien là le sens de la politique ? Et si c’est le cas, en quoi consiste ce Bien Commun ? Voilà sur quoi les avis divergent. D’autant que trois notions assez différents s’entremêlent : le bien commun est-ce vraiment la même chose que le bien public ou que l’intérêt général ? L’intérêt général est l’intérêt de tous, mais cet intérêt est-il quelque chose de commun ? Cette discussion en apparence assez byzantine recouvre en fait, comme on le verra plus loin, des conceptions assez différentes de la politique.
Le Bien commun est l’essence de la politique
C’est d’abord dans la philosophie antique qu’il faut aller chercher ce qu’est le Bien Commun. Je me contenterai d’explorer quelques aspects de la pensée aristotélicienne et de la pensée stoïcienne qui nous donnent, toutes les deux, un bon aperçu de ce problème. Il faudrait aussi étudier « Les Lois » de Platon et quelques autres textes canoniques. Mais à chaque jour suffit sa peine.Qu’est-ce qu’une Cité ? Nous avons déjà abordé ce problème. Mais il faut redonner ici la réponse d’Aristote. Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ? Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et autres exemples favoris des philosophes. La plupart des grands mammifères vivent en groupes plus ou moins vastes et ces groupes connaissent toujours une forme, même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est un animal politique, un « zoon politikon » nous dit Aristote. Il y a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire »[1]. Mais cette traduction n’est pas la seule possible ; le grec mallon peut se traduire par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous signale le traducteur. La première traduction laisserait entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire penser qu’il y a une différence de nature entre la vie grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que, par conséquent la cité humaine ne peut pas être comparée à la ruche ou à la fourmilière et que parler de la reine des abeilles ce n’est qu’une façon de parler anthropomorphique.
Il est inutile de s’engager plus en avant dans l’interprétation d’Aristote puisque les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir. La première peut s’appuyer 1° sur l’utilisation habituelle de mallon dans les autres parties de l’œuvre d’Aristote et 2° sur l’Histoire des animaux où les animaux sont divisés en deux grandes classes, les animaux sporadiques et les animaux politiques. Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction semble corroborée par de nombreux autres passages des Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est
plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi[2].
Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que vivre dans une Cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique individuelle, mais pour Aristote, ils définissent les raisons fondamentales de la vie dans une Cité. Nous ne pouvons pas être heureux en dehors de la vie dans Cité. Et nous ne pouvons même pas mener une vie guidée par un choix réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons : 1/ L’homme ne peut former son propre esprit et devenir apte à réfléchir que dans la vie commune – les petits d’homme ont besoin d’une longue éducation ; 2/ Une vie guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la vie politique dans une république dirigée par des citoyens égaux et libres ; autrement dit la vie politique donne en « grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.
Si la vie « politique » est le bien propre de l’homme, nous avons une première définition du Bien Commun. Il existe sans doutes des biens propres à chaque individu, pour celui-ci ce sera gagner de l’argent, pour celui-là de gagner le cœur de la femme de ses rêves. Mais il y a un Bien de l’homme en tant qu’homme et par définition ce Bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans une Cité.
Par conséquent agir en vue de la vie dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de son bien véritable. Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est vivre sous le commandement des lois. Autrement dit, notre bien le plus précieux, ce bien commun, réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité. Voyons un peu ce qu e cela pourrait vouloir dire pour un esprit contemporain. Dans le sentiment de la patrie, par exemple, entrent bien sûr toutes sortes de sentiments compliqués qui ont à voir avec la nostalgie : le sentiment de la patrie n’est jamais aussi fort que lorsqu’elle vous manque. Lorsque vous manquent la couleur du ciel et les habitudes de vos voisins ou le son de votre langue maternelle. Mais le véritable patriotisme ne peut résider dans cet attachement aux choses ; il ne peut résider que dans l’attachement aux lois.
Qu’on me permette une digression. Voilà dans cette idée d’attachement aux lois une idée qui permet de répondre à une des questions centrales que pose Habermas. Habermas constate /1/ que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État-nation et /2/ qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État-nation et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Je laisse de côté le caractère convenu du /1/ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le /2/, eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C'est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.
Mais laissons là Habermas et revenons aux Anciens. Si le Bien Commun est ce bien qui nous est le plus précieux, c’est à lui que doivent naturellement être soumis les principes éthiques. L’éthique nous dit Aristote est subordonnée à la politique : cela veut dire que personne ne peut faire prévaloir ses propres conceptions morales ni sa propre vision du bonheur ; ce qui donne la direction et le sens de nos conceptions personnelles, c’est précisément ce bien commun qui existe dans la cité.
On peut, en restant chez les Anciens, voir comment les Stoïciens pensaient cette question du Bien Commun. On réduit trop souvent les Stoïciens à une morale de l’indifférence à la douleur et de refus des plaisirs, une morale qui visent uniquement la conquête de l’autonomie intérieure. Pourtant les Stoïciens ont aussi une politique, étroitement liée à leur physique et à leur morale. Cicéron en donne un exemple très intéressant dans son traité des devoirs ( de Officiis). Le point de départ de Cicéron est l’existence d’une communauté humaine. Toute la morale doit être conçue à partir de ce primat de la communauté humaine. Faire du tort à autrui, dit Cicéron, c’est « supprimer la vie commune et la société des hommes ». Or cette « société du genre humain » est ce qui est avant tout conforme à la nature. Notons que ce n’est pas la « polis » comme chez Aristote qui est le bien suprême conforme à la nature ; c’est l’expression bien plus large et bien plus indéterminée de « société du genre humain » qui renvoie à l’universalisme stoïcien. En effet comme le monde est un tout (« un gros animal » disent souvent les philosophes stoïciens), il existe par nature quelque chose qui unit tous les hommes et donc leur véritable cité est le monde (cosmos), ce qui fait de chaque homme un « citoyen du monde » (cosmopolitique).
Revenons un moment sur cette notion de société. Une société est un groupe de compagnons, elle est formée d’alliés ou d’associés. C’est donc bien plus vague que ce que les Grecs entendent par « polis ». Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’associe ? C’est le fait de faire prévaloir un intérêt commun aux associés. Donc, l’essence même de la vie sociale réside dans cet intérêt commun et ainsi que le dit encore Cicéron, il faut identifier l’intérêt particulier et l’intérêt général.
La portée de cette notion de Bien Commun est très vaste. Elle sert de fondement à l’idée de droit naturel. La justice n’est quelque chose de conventionnel, qui dépendrait du temps et du lieu, mais la mise en œuvre des principes dictés par la Raison humaine laquelle n’est pas autre chose que ce qui est commun à tous les hommes. Si on admet le droit naturel en ce sens ancien, on est alors obligé de renoncer à toutes les formes de relativisme et de positivisme juridique… On voit que les enjeux ne sont pas minces.
Ambiguïté du contractualisme
Évidemment, l’idée d’une nature humaine sociable est discutable. Hobbes remarque les hommes prennent plus de déplaisir que de plaisir à la vie en commun. Toutes les théories contractualistes modernes reposent sur cette idée ; ce n’est pas la nature qui fait la société et l’institution politique, mais pour cela il faut un artifice, une « première convention » dit Rousseau, qui marque, comme une césure fondamentale l’entrée dans la vie sociale, le passage de la nature à la culture s'effectuant ainsi dans l’institution du politique.S’il est besoin d’un artifice, c’est que les hommes n’ont pas naturellement quelque chose à mettre en commun, ne ressentent pas spontanément cette communauté de nature du genre humain. Par conséquent la finalité du politique est profondément différente de ce que concevaient les Anciens. Dans le contractualisme moderne, le politique apparaît non comme l’expression du bien commun mais le système artificiel de coexistence de nos égoïsmes. Nous n’acceptons l’ordre politique que dans la mesure où il nous est utile. Le Bien commun n’est, s’il existe, que ce qui peut être utile à tous, le point d’intersection où nos objectifs personnels peuvent se rencontrer. Et rien d’autre. Qu’on comprenne bien les différences : chez Cicéron, par exemple, la question de l’utile n’est pas ignorée ; mais Cicéron affirme qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre le juste et l’utile, c'est-à-dire entre la reconnaissance de la suprématie du bien commun et notre « utile propre ». En effet, rien n’est plus utile à l’homme que cette vie commune dans laquelle sa nature s’épanouit.
Chez Hobbes, comme chez les principaux théoriciens libéraux, il n’en va pas ainsi : dans l’absolu, rien n’est plus utile à l’homme que d’affirmer son droit sur tous et sur toutes choses et c’est cela qui est conforme à sa nature et c’est pour cette raison que, comme le dit Hobbes, la condition naturelle de l’homme est la guerre. L’État et donc la loi commune ne sont acceptables que dans la mesure où ils assurent la protection de notre vie et de notre propriété et nous permettent de poursuivre en paix nos entreprises. On voit bien d’ailleurs que, du coup, il n’y a pas de contradiction entre l’État Léviathan « absolutiste » tel que le définit Hobbes et l’État minimum cher aux libéraux. Comme rien n’est commun aux hommes que leur égoïsme, l’État est nécessairement comparable au monstre biblique que Job ne pouvait pas pêcher avec un hameçon ! Pour tenir les hommes en respect, il n’y a que la force. Mais en même temps cet État minimal, car, puisque rien n’est commun, sauf cette crainte de la force, l’État doit être réduit à ses fonctions répressives et guerrières. Généralement on n’aime pas Hobbes parce que Hobbes évente le secret de l’État moderne et le secret du libéralisme capitaliste, parce que, à l’avance, Hobbes démonte le soi-disant lien entre liberté économique et liberté politique, entre égoïsme sacré et défense des droits individuels des personnes. Quand il dit que la soumission à l’État Léviathan est la renonciation au droit au profit de l’obligation, il ne fait qu’exposer ce qui se passe effectivement. Pour les plus libéraux des libéraux, les plus démocrates des démocrates, les droits du Léviathan sont intangibles, inviolables. On respecte votre droit à vous agiter dans tout ce qui est insignifiant ou inoffensif, mais pour les choses sérieuses, c’est la force qui l’emporte. L’actualité nous en fournirait des exemples en abondance.
Le nœud de toute cette affaire est la question de la propriété. Le seul droit naturel sacré pour nos théoriciens est le droit de propriété. C’est pourquoi d’ailleurs les théoriciens lockéens des droits de l’homme qui proclamèrent l’indépendance des États-Unis firent passer les droits des hommes noirs après le droit de propriété des gros planteurs esclavagistes. Selon l’adage juridique, la propriété de tous n’est la propriété de personne. Or la propriété de personne est une propriété dont on ne prend aucun soin – puisque ce n’est pas à moi, je ne m’en occupe pas – et par conséquent c’est une propriété condamnée à dépérir rapidement. Autrement dit, moins il y a de choses que les hommes possèdent en commun et plus ils sont riches. Locke, grand théoricien de la propriété privée comme droit fondamental, appuie le mouvement des « enclosures » qui consiste à liquider la propriété commune des paysans écossais, irlandais ou anglais.
Il ne faut pas mettre tous les théoriciens modernes du contrat dans le même sac. Spinoza, tout en concevant la politique de manière moderne, rénove pourtant la pensée du droit naturel en soulignant 1/ que jamais le droit naturel ne peut disparaître devant le droit positif de l’État qui ne peut que le limiter et 2/ que toute la vie politique peut être fondée en raison en partant de la communauté de nature des hommes (« il n’est rien d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme »), c'est-à-dire en faisant le lien avec la pensée stoïcienne ancienne. Chez Rousseau, les choses sont différentes, mais il ne s’oppose pas moins aux théoriciens libéraux anglais. Le point de départ de l’entrée des hommes dans l’état civil est bien l’intérêt particulier, mais le contrat, par ses termes mêmes produit une transformation singulière dans la condition des hommes :
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Ce passage de l'état de nature à l'état
civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en
substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses
actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors
seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le
droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que
lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter
sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet
état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de
si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées
s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière
s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le
dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait
bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et
qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un
homme. (Contrat Social, I, VIII) |
La discussion actuelle
On voit clairement en quoi les problèmes qu’on vient d’évoquer s’inscrivent pleinement dans notre actualité. On pourrait schématiser cette discussion en opposant la République et la démocratie. Les républicains affirment l’existence d’un bien commun alors que les démocrates centrent la réflexion sur les droits de l’individu. Cette opposition pourrait être emblématisée : république française contre démocratie anglo-saxonne. Cette opposition prend du relief si on voit comment elle oppose d’un côté le courant utilitariste néolibéral et le courant républicain dont les figures les plus importantes sont sans doute Habermas et Rawls. L’un et l’autre tentent de reconstruire l’idée d’un bien commun sans avoir recours à des notions métaphysiques comme la nature humaine telle que les Stoïciens affirment qu’elle est. En réalité ces auteurs tentent de trouver une synthèse entre la démocratie libérale et l’idée républicaine.Pour Habermas, c’est la politique délibérative, fondée sur l’éthique de la discussion qui doit permettre de dépasser cette opposition. « Nos réflexions sur la théorie du droit nous ont appris que la procédure mise en œuvre par la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique. Une telle lecture de la démocratie a des conséquences pour la pour la conception d’une société centrée sur l’État d’où partent, en règle générale, les modèles traditionnels de la démocratie. On perçoit alors les différences qui séparent ce modèle à la fois de la conception libérale de l’État, gardien d’une société fondée sur l’économie et la conception républicaine d’une communauté éthique institutionnalisée par l’État. » (Droit et démocratie, page 320) Quelles sont les deux conceptions en cause ?
· Le modèle républicain est celui d’une « communauté
éthique ». « Selon la conception républicaine, la formation de
l’opinion et de la volonté politiques des citoyens sont le medium à
travers lequel se constitue la société en tant que totalité
politiquement structurée. La société est par nature politique, societas civilis ; en effet, par la pratique d’autodétermination politique des citoyens, la communauté
prend pour ainsi dire conscience d’elle-même et, au moyen de la volonté
collective des citoyens, agit sur elle-même. La démocratie est ainsi le
synonyme d’une auto-organisation politique de la société dans son
ensemble. » (ibid. page 322)
· Le modèle libéral
est ainsi défini : « Le pivot du modèle libéral n’est pas
l’autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer,
mais l’imposition des normes de l’État de droit à une société fondée
sur l’économie, censée assurer l’intérêt commun conçu comme étant
essentiellement apolitique, en satisfaisant les attentes de bonheur des
particuliers qui participent activement à la production. » (ibid. page
322)
On voudrait bien pouvoir faire la synthèse de ces deux modèles, comme
le voudrait Habermas. Mais la question qui bloque, c’est que ces deux
conceptions sont opposées sur ce qui en constitue le pivot. En effet, en
république, il existe véritablement quelque chose qui est commun,
quelque chose qui n’appartient à personne et appartient à tous en même
temps. Au contraire, la conception libérale au sens français ou au sens
défini par Habermas ne définit rien qui véritablement commun ; les
intérêts sont semblables et mutuellement compatibles, mais ils ne
forment pas à proprement parler un intérêt commun.
1) On
pourrait discuter ces questions en se plaçant sur un terrain
économique. L’existence de biens publics accessibles à tous donne certes
réalité et consistance à l’idée de bien commun. De ce point de vue la
question de la place des investissements publics, de la propriété
nationale, des services publics, ce n’est nullement une question de
technique pour savoir ce qui serait le plus profitable pour la
croissance et les intérêts privés. C’est au contraire, à l’évidence, une
discussion sur ce qu’on entend par République.
2) Les
libéraux politiques comme Rawls montrent que la reconstruction des
principes d’une société bien ordonnée suppose l’existence de biens
publics Rawls écarte aussi bien le capitalisme libéral que le socialisme bureaucratique.
Il part de la notion de « bien public » qui contient les biens communs
et ouverts à tous (défense, santé, etc.). Contre les maux publics (comme
la pollution), il y a nécessité d’opposer d’autres biens publics
(protection de l’environnement).
3) Mais
le bien commun, c’est peut-être autre chose de plus fondamental et
qu’on comprend de plus en plus mal aujourd’hui. Ce que crée la vie
politique, ce résultat le plus important de l’action, c’est un monde
commun, un espace partagé dans lequel les hommes se reconnaissent
mutuellement. La destruction des richesses matérielles publiques – en un
mouvement qui rappelle irrésistiblement les vastes privatisation par
lesquelles naissent le capitalisme anglais – va de pair avec le
mouvement de la destruction de ce bien commun plus important au fond que
le précédent. S’il ne s’agissait que d’un problème d’organisation
économique et de répartition des richesses entre les divers composantes
de la société, il n’y aurait vraiment rien de nouveau sous le soleil. On
resterait dans un cadre bien connu, celui qui a défini la vie
politique, avec ses affrontements droite-gauche. Or, aujourd’hui, on en
est au point au point où l’espace même de la confrontation qui fait
défaut ! La déconstruction méthodique de l’espace politique par la
technocratie, c’est cela : la destruction de ce qui fait tenir debout la
société, de ce qui fait qu’elle « une société » et pas un agglomérat.
4) Il
y a quelque chose qui exprime au paroxysme ce que nous disons ici. On
parle de plus en plus du remplacement de la démocratie politique par la
démocratie de l’actionnaire (la « corporate gouvernance »).
Évidemment on remarquera que la soi-disant démocratie des actionnaires
est l’enterrement du principe d’égalité : on vote si on a une action au
moins et plus on est riche, plus on a de voix. Ce n’est donc pas de
démocratie qu’il s’agit mais d’oligarchie et c’est quelque chose qui est
ouvertement revendiqué par les intellectuels aux ordres du capitalisme
néolibéral. Mais il y a peut-être pire encore : les actionnaires n’ont
aucun lien avec l’entreprise dont ils sont les propriétaires nominaux.
L’entreprise pour chaque actionnaire n’est qu’un lieu temporaire de
placement en vue d’obtenir des dividendes et surtout une hausse du cours
de l’action. Autrement dit 1/ L’actionnaire n’investit dans une
entreprise que pour se débarrasser de cet investissement quand il aura
réalisé une plus-value suffisante. 2/ Les actionnaires ne forment jamais
une communauté.
On ne peut même pas dire qu’ils forment une association de
co-propriétaires, car cette propriété ils ne l’exercent pas en commun et
elle n’est même pas une propriété du tout ! c’est cela modèle qui nous
est proposé, le modèle de la décomposition sociale la plus complète. Y
a-t-il un bien commun entre les gens qui passent autour d’une table de
jeux dans un casino ? C’est cela pourtant la société de demain, la
« cyber-société » organisée autour de la soi-disant nouvelle économie.
(17 mars 2000)
Quelques remarques sur l’article de Jean-Jacques Kupiec, « La biologie a-t-elle opéré sa révolution copernicienne ? »
(La Raison, n° 474, septembre/octobre 2002)
Il faut dire, tout d’abord, que le livre de Kupiec et Sonigo, Ni Dieu, ni gène, (Seuil, 2000) est à lire et à relire, à la fois pour sa clarté, sa capacité à relier les questions philosophiques et les recherches scientifiques et par l’audace enfin des vues qui y sont exposées. Affirmant que la génétique n’est pas une science, mais seulement une théorie scientifique de l’hérédité, les deux auteurs jettent un pavé dans la mare. En proposant de faire de la théorie de l’évolution par la sélection naturelle la base d’une théorie matérialiste de l’ontogénèse, ils ouvrent une voie qui semble très féconde.
Résumant sa problématique philosophique pour La Raison, Kupiec a certainement raison de faire de la propagation du nominalisme une des conditions de la grande révolution scientifique moderne, celle qui donne les Copernic et les Galilée. Il me semble cependant qu’en opposant nominalisme et aristotélisme, Kupiec fait fausse route. Certes, la grande majorité des aristotéliciens sont partisans du réalisme des universaux. Mais les aristotéliciens nominalistes sont assez nombreux. Aristote, en effet, est aussi bien le père du nominalisme que celui du réalisme et, de fait, les écoles nominalistes de la philosophie médiévale partent de la relecture de la métaphysique aristotélicienne. Des propositions à connotation nominaliste se trouvent affirmées dès les premières pages des «Catégories». « La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c'est ce qui n'est ni affirmé d'un sujet ni dans un sujet : par exemple l'homme individuel ou le cheval individuel. » Or ces réalités individuelles sont le fondement de toute réalité : « Faute donc par ces substances premières d'exister, aucune autre chose ne pourrait exister. » Dans la « Métaphysique », Aristote développe la même idée en refusant que les universaux puissent être considérés comme substances, car l'universel est ce qui appartient naturellement à une multiplicité et donc « rien de ce qui existe comme universel dans les êtres n'est une substance ; c'est aussi parce qu'aucun des prédicats communs ne marque un être déterminé mais seulement telle qualité de la chose. » Et « Ainsi donc, nous venons de rendre évident qu'aucun des universaux n'est substance et qu'il n'y a aucune substance composée de substances. »
C'est précisément ce refus des universaux comme substances qui structure l'anti-platonisme d'Aristote et en particulier sa polémique contre la théorie des idées. Au couple Idée-apparence qui fait des multiples « étants » des manifestations phénoménales de l’Idée, seule dotée de réalité et d’intelligibilité, Aristote oppose la substance comme substrat singulier et véritable étant, dont les accidents modifient l’apparence. Les diverses substances peuvent avoir des attributs communs à partir desquels sont construits des « universaux », des espèces et des genres qui ne sont jamais véritablement des substances mais peuvent seulement « être dits » des substances en un certain sens particulier. Représentant le plus connu du nominalisme médiéval, Guillaume d’Occam (1290-1349) se situe dans cette filiation aristotélicienne. Et la philosophie d’Occam joue un rôle capital dans l’évolution intellectuelle qui conduit à la science moderne.
Ces remarques n’atteignent pas la problématique de Kupiec que je partage très largement. Mais il fallait rendre à César ou plutôt à Aristote (l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, disait Marx) ce qui lui revient.
Denis Collin
(Cet article a été publié dans le n°476 du journal "La Raison")
Sur la philosophie morale de Kant
La philosophie morale de Kant constitue une innovation majeure dans la pensée morale,
non parce qu’elle conduirait à des propositions morales inédites mais
parce qu’elle déplace le point de vue à partir duquel les principes
moraux peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les
morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance à
l’autorité divine – obéissance liée à un système de menaces (l’enfer) et
de promesses de la béatitude éternelle – soit sur des principes
ontologiques (par exemple dans l’idée de loi naturelle). Ces morales
sont des morales téléologiques : les actes moraux visent une certaine
fin, individuelle ou collective, censée être l’accomplissement de la
destinée humaine. Agir moralement, c’est ainsi agir en vue d’un bien,
sachant qu’un bien quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or ce
genre de morale
se perd dans de nombreuses difficultés. La loi divine n’est pas facile à
connaître et ses commandements sont souvent obscurs. Les fins qu’il est
bon de poursuivre sont l’enjeu de désaccords sérieux. Tel fait résider
le bien dans le plaisir, tel autre dans la vertu,
tel autre encore dans la vie harmonieuse de la cité ou dans la
contemplation du vrai. En outre, si les sociétés traditionnelles étaient
toujours plus ou moins soumises à une morale
dominante, issue de la tradition, dans la société moderne, pluraliste,
doivent pouvoir coexister de nombreuses conceptions du bien
raisonnables, mais néanmoins contradictoires les unes avec les autres.
La démarche initiée par Kant promet précisément de résoudre ces
contradictions en redéfinissant les fondements et le champ de la morale.
I. La bonne volonté
A. Révolution copernicienne
Comme dans la théorie de la connaissance, Kant opère en philosophie morale une véritable révolution copernicienne. L’homme ne reçoit la loi morale
ni de la nature ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action
n’est pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est uniquement
dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en coûter. Il ne s’agit
plus d’atteindre le bonheur, mais seulement de s’en rendre digne, mais
« sans garantie de résultat » ! À la morale téléologique se substitue une morale déontologique.
B. La liberté
Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de
déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il est impossible
de déterminer ce qu’est une bonne volonté en partant des fins visées
par cette volonté. Les maximes d’une volonté déterminée par ces fins
sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une volonté autonome,
c'est-à-dire libre. Alors que, traditionnellement la loi morale
est conçue comme ce qui vient limiter la liberté de l’homme, au sens du
libre-arbitre, c'est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le
mal, de pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient le
principe même de la loi morale.
Une liberté ne serait qu’une expression contradictoire. Être libre,
c’est faire ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement ne peut
pas être chose que ce que lui dicte sa raison, indépendamment de tout
mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien d’autre que la loi
que dicte la raison.
C. L’universalité de la loi
Or la loi de la raison est une loi de non contradiction ou encore une
loi d’universalité. Une volonté absolument bonne ne peut pas être
mauvaise ! Elle ne peut pas se contredire elle-même : je ne peux pas
vouloir « x » ici et maintenant et « non x » demain ou ailleurs. C’est
ainsi que « le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi
universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec la connexion
universelle de l’existence des choses selon des lois universelles, qui
est l’élément formel de la nature en général. » D’où se déduit la formule de la volonté absolument bonne : « Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pur objet comme lois universelles de la nature. »
L’impératif moral est un impératif catégorique, parce qu’il ne souffre
aucune exception, parce que ses commandements sont nécessaires et ne
sont soumis à aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.
II. L’universalisation et le respect d’autrui
A. La morale formelle
Nous sommes ainsi parvenus à ce principe d’universalisation qui constitue le noyau de la morale kantienne mais dont on n’aperçoit pas tout de suite la portée. Une action n’est une action morale
que si la maxime qui la commande peut valoir comme loi universelle,
répète Kant sous diverses formes. C’est là quelque chose de remarquable
car la morale
n’est plus définie par son contenu – sa « matière » dit Kant – mais
uniquement par sa forme. C’est la conséquence du fait que la loi morale
est un produit de la raison pure dans son usage pratique – donc
indépendamment de tout mobile matériel – et c’est la condition de la
moralité, car si la morale
était définie par sa matière, s’y mêleraient nécessairement des mobiles
empiriques et des considérations de prudence (pragmatiques).L’application de ce principe est en apparence fort simple. Par exemple, on peut se demander s’il est permis, dans certains cas, de mentir. La réponse kantienne est catégorique : ne mentir jamais ! En effet, si je m’accorde le droit de mentir pour certaines raisons pragmatiques déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre, qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de mentir. Dès ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et de la vie humaine tout court qui devient impossible puisque plus personne ne peut avoir confiance en la parole de l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être souscrit.
Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui trouvera son développement dans la philosophie morale du XXe siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis par un contenu dont on pourrait éventuellement discuter, mais par une procédure. L’impératif catégorique kantien ne nous dit rien de déterminé ; il nous indique seulement – mais c’est considérable – la marche à suivre si nous voulons savoir comme agir et quelles maximes sont des maximes légitimes pour déterminer notre décision. Autrement, dit le formalisme kantien, loin de condamner l’impératif catégorique à l’impuissance – selon la célèbre formule qui dit que Kant a les mains pures mais n’a pas de main – se révèle, au contraire, un principe moral dont les applications « concrètes » sont les plus larges.
B. Se mettre à la place de l’autre
L’impératif catégorique, en effet, n’est pas le principe d’une
universalité abstraite qui laisserait la voie ouverte à toutes les mises
en œuvres concrètes possibles, y compris les plus tyranniques. On
pourrait, par exemple, imaginer que l’égoïsme soit un principe
universalisable. Kant, lui-même, envisage cette solution, dans le texte
cité plus haut. Une société d’égoïstes indifférents aux autres, donc non
envieux, est ainsi théoriquement possible. C’est même l’hypothèse de
base tant de l’économie politique classique de Smith que des théories
modernes du choix rationnel. Néanmoins, Kant refuse cette hypothèse de
l’égoïste indifférent, car si elle est possible universellement sans contradiction, nous ne pouvons pas la vouloir : en effet, « il
peut survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de
l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de
tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la
nature issue de sa propre volonté. »Il ne suffit pas seulement, comme semblent le croire des critiques un peu superficiels de Kant, que la maxime de l’action puisse être généralisée, il faut se demander si chaque homme – et même chaque être raisonnable – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque sorte se mettre à la place des autres, et en premier lieu à la place de tous ceux qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une règle, par ailleurs non contradictoire et acceptée par le plus grand nombre.
C. Le respect de l’humanité dans chaque homme
Le principe d’universalisation kantien ainsi entendu conduit donc à une nouvelle formulation de l’impératif : « Agis
de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne
que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin,
et jamais simplement comme un moyen. » Ce n’est pas l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque individu. Ainsi l’autre est un autre moi-même non parce qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même tribu ou à la même nation, mais parce que nous sommes également doués de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité, comme fin suprême.C’est ainsi la raison pratique qui constitue la communauté humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une qualité biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des individus comme sujets moraux. Et cela vaut pour tout homme, même le plus égoïste, même le plus méchant, car celui-là reconnaît encore une loi morale universelle même si, dans ses propres actions il ne la suit jamais, incapable qu’il est de résister à ses inclinations au mal.
III. Conséquences de la morale de Kant
A. Critique de l’utilitarisme
Ainsi, la philosophie morale de Kant s’oppose radicalement à toutes les morales utilitaristes. La maxime de l’utilitariste est : Agis en vue d’augmenter la quantité de bonheur du plus grand nombre.
Il existe plusieurs formes de cet utilitarisme ; un utilitarisme
hédonisme qui fait résider le bonheur dans le plaisir et dans l’absence
de douleur chez Bentham, un utilitarisme plus élaboré chez John Stuart
Mill ou Henry Sidgwick ; mais dans toutes ces doctrines, c’est la fin,
le bonheur collectif, qui rend justice des moyens. Kant ne s’oppose pas à
l’utilitarisme seulement parce que c’est une morale du bonheur - un eudémonisme – et donc une morale aux principes indéterminés puisque chacun a sa propre conception du bonheur, alors que, pour lui, seule l’intention est morale
et seule la bonne volonté est vraiment bonne. Il s’oppose encore à
l’utilitarisme parce cette doctrine viole la formule du respect de
l’humanité dans chaque homme. En effet, l’utilitariste calculant la
somme de bonheur collectif peut parfaitement admettre que quelques-uns
soient défavorisés, si cela profite à la majorité.Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je serais amené à considérer certains membres de la communauté humaine uniquement comme des moyens et non comme des fins en soi. Les droits de chaque individu sont inviolables, même si ce respect aboutit à ce que l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse. On a souvent reproché à Kant son approbation de la terrible formule : fiat justitia, pereat mundus (que la justice soit faite et que périsse le monde). On a vu dans cette formule l’expression du fanatisme moral kantien. Kant précise pourtant l’interprétation qu’il en donne : « que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l’univers ; cette sentence, qui a passé en proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force. » (Projet de paix perpétuelle)
B. Principes de justice
Dans la conception de Kant, la philosophie morale
donne les fondements du droit dont la politique doit être la mise en
œuvre. C’est donc dans la fidélité à l’inspiration kantienne que
s’inscrit la Théorie de justice de John Rawls qui veut donner les principes de base d’une société bien ordonnée. Ces principes de base sont les suivants :
1) Principe d’égale liberté : tous les individus ont « un
droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de
base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour
tous ».
2) Principe de différence : « les
inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce
que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce
qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à
des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »
Cela signifie qu’une règle d’organisation sociale – par exemple, une
règle de répartition des richesses ou des pouvoirs – n’est juste que si
elle peut être acceptée par chacune des personnes concernées. C’est là
une conséquence directe de la formulation de l’impératif catégorique
comme respect de l’autre. Mais cet exemple a encore un autre avantage :
il permet d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’idée que le
moralisme kantien est un rigorisme formel, insupportable pour l’humanité
concrète. Imaginons qu’une certaine règle de répartition des richesses
soit favorable à la croissance mais qu’elle suppose qu’une partie de la
population en paie le prix – par des licenciements ou des baisses de
salaires. Les défavorisés pourraient, à la limite, l’accepter au nom du
sacrifice à la collectivité. Mais le législateur kantien refusera cette
proposition parce que lui ne prône pas une morale du sacrifice mais une morale
fondée sur des principes de justice. Or ces principes de justice
supposent que chacun a le droit de vivre et de défendre ses propres
intérêts. Et donc cette philosophie, qui refuse de faire du bien-être et
de l’intérêt égoïste une motivation morale,
est en même temps la philosophie qui considère comme légitimes les
principes de prudence et les calculs pragmatiques de tous les individus,
à égalité des droits.
C. L’éthique de la discussion
Cette norme kantienne d’universalisation suppose-t-elle que nous
acceptions préalablement des hypothèses métaphysiques fortes – par
exemple l’adhésion à la philosophie transcendantale de Kant et au rôle
qu’il donne à l’a priori ? Les théoriciens de l’éthique de la
discussion, Jürgen Habermas et Karl Otto Apel montrent qu’il n’en est
rien. Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui
cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des
principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas,
« Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait
qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une
recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans
contrainte du meilleur argument. »Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
Bibliographie
Emmanuel Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs ;Traduction et postface de Victor Delbos. Le Livre de Poche, les classiques de la philosophie, 1993Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, collection Profil, Hatier
John Rawls : Théorie de la justice, Traduction C.Audart ; Le Seuil, réédition Points,1998.
Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion, Traduction de Mark Hunyadi, Le Cerf, 1992, réédition Champs/Flammarion, 1999
Spinoza et l’athéisme
Par Antonio Crivotti (traduit de l'italien)
Partie 1
Se mettre à l’abri du soupçon d’athéisme
était, à l’époque de Spinoza, une exigence première pour quiconque
voulait tenter de transmettre sa propre pensée. Même dans cette Hollande
où avaient trouvé refuge et une relative liberté de culte tant de
réfugiés d’origines et de religions diverses, et, en particulier, ce
groupe des Juifs provenant du Portugal qui constituait à Amsterdam la communauté dans l’environnement de laquelle Spinoza était né et s’était formé, l’accusation d’athéisme
était dangereuse et infamante. Dangereuse parce que même si la Hollande
faisait partie d’une des nations les plus tolérantes de l’époque, la
fédération des provinces, constituée en 1579 au traité d’Utrecht, dont
l’article 13 garantissait que
« tout individu doit être libre dans sa propre
religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des
questions de culte »[1],
cette liberté de principe était de fait sujette à
restrictions. En particulier quand en 1619, la cité d’Amsterdam
finalement reconnut officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur
religion, elle leur imposa de maintenir une stricte observance de leur
orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas
tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant »,
ni de doutes quant à l’affirmation « que Moïse et les prophètes
révélèrent la vérité sous inspiration divine et qu’il y a une autre vie
après la mort dans laquelle les bons recevront une récompenses et les
mauvais un châtiment. » Étaient donc tolérées des religions différentes
parmi lesquelles prédominait le calvinisme, mais chacune dans sa propre orthodoxie
qui devait affirmer et défendre les croyances communes au christianisme
et au judaïsme . On n’échappait pas aux sanctions et aux condamnations,
par exemple un autre Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté
par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses
livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme,
excommunié de la communauté
juive locale, se suicida en 1640, alors que Spinoza était âgé de huit
ans, à la suite d’indicibles humiliations infligées par cette même communauté
pour lui concéder la réadmission qu’il avait demandée. Spinoza, lui non
plus, ne s’y est pas soustrait, qui en 1656 dut s’éloigner d’Amsterdam
après avoir subi à son tour l’expulsion de cette même communauté
juive, dans laquelle, jusqu’à ce moment, il avait grandi et joui de
l’admiration et du respect pour son érudition précoce et son
exceptionnelle intelligence. L’acte d’excommunication (kherem)
qui en dit long sur l’espace laissé à la dissension dans les communautés
religieuses de toutes confessions, l’accuse par-dessus tout d’avoir
enseigné « d’abominables hérésies ». Pour en révéler le ton, cet extrait des malédictions qui suivent la motivation suffit :
« Que [Baruch de Espinoza ] …soit
maudit de jour et maudit de nuit ; maudit soit-il quand il est alité et
malade, et maudit soit-il quand il se lève. Maudit soit-il quand il
sort et maudit soit-il quand il rentre.
Puisse le Seigneur ne pas lui pardonner et
l’accueillir jamais. Puissent la colère et la réprobation du Seigneur
brûler dorénavant contre cet homme, le charger de toutes les
malédictions écrites dans le livre des lois, et radier son nom sous tous
les cieux. »
Le document se conclut avec l’avis que ‘personne
ne doit communiquer avec lui (qui, à la différence de Da Costa, ne
demanda jamais sa réadmission dans la communauté) ni par écrit, ni en lui accordant des faveurs, ni en lisant quelque traité composé par lui. »
Certes, il n’y a pas de bûcher comme pour Giordano Bruno [ajouter]
à l’orée du siècle, un bûcher encore longtemps en vogue dans les États
soumis à l’Inquisition : mais, la dernière interdiction spécialement,
celle de lire tout traité qu’il a écrit, ne pouvait que sonner
comme une menace terrible pour un homme de pensée non disposé à renoncer
à la diffusion de ses idées, qui en serait resté étouffé, si les
autorités civiles s’étaient chargées de l’application rigide de cette
interdiction. Cela suffit à expliquer la prudence de Spinoza qui, à la
seule exception de ses leçons sur les Principes de la philosophie de Descartes,
n’a rien publié de son vivant sous son véritable nom et a préféré
confier à un ami la publication posthume de la partie la plus importante
de son œuvre. Une autre prudence, non moins importante, étant donné que
la paternité de ses œuvres anonymes ou circulant sous un autre nom
pouvait être identifiée (comme cela est arrivé en fait), était de ne pas
se rendre imputable au moins de la plus grave hérésie pour toutes les
religions, l’athéisme justement, que même la « tolérante » Hollande n’aurait pu tolérer.
Combien infamante était la qualification
d’« athée » en ces temps, et encore au siècle suivant des Lumières (et
peut-être encore aujourd’hui dans certains milieux), cela est
efficacement illustré, quel que soit le niveau d’ironie qu’on veuille
lui attribuer, par les phrases suivantes de la conclusion des articles
« athée, athéisme » du Dictionnaire philosophique de Voltaire :
« Quelle conclusion tirerons-nous de ceci ? Que l’athéisme
est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent; qu’il l’est
aussi dans les gens de cabinet, quoique leur vie soit innocente, parce
que de leur cabinet ils peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place;
que, s’il n’est pas si funeste que le fanatisme, il est presque toujours
fatal à la vertu. »
Sans doute avec la rabelaisienne exagération « un
monstre », le très sceptique Voltaire se moque des bien-pensants, en
nous transmettant un reflet significatif de leurs dispositions à l’égard
de l’athéisme. L’explication suivante demi-sérieuse est encore plus significative : y transparaît une aversion à l’égard de l’athéisme non pas tant d’ordre métaphysique que d’ordre moral, pour les présumées implications du manque, dans l’athéisme,
de la crainte d’une récompense ou d’un châtiment. Le Dieu que
l’irrévérent Voltaire serait disposé, si nécessaire, à inventer est
purement instrumental : un instrument dans les mains des hommes cultivés
(lesquels, à ce que l’on semble comprendre, pourraient, pour eux-mêmes,
s’en passer) à utiliser pour tenir sous contrôle les hommes de pouvoir
et les gens du commun, considérés comme incapables de rester vertueux en
l’absence d’une « crainte de Dieu » adéquate. Ainsi, on remarque une
acception du qualificatif « athée » impliquant dans la perception
commune (et peut-être un peu aussi dans celle même de Voltaire) :
« égoïste », « dissolu » ; « subversif », en somme absolument ou
potentiellement « immoral ».
Pour Spinoza, qui n’était certainement pas athée
dans cette acception impropre, mais l’était substantiellement dans le
sens littéral et plus courant du terme, il fallait se mettre à l’abri de
ce qualificatif et, pour sa part, il y parvint sans amoindrir, formellement, la cohérence logique de son système de pensée (même si son athéisme
substantiel ne pouvait pas échapper, ni aux rabbins qui décrétèrent son
excommunication, ni à la majeure partie de ses commentateurs, hostiles
ou non, en son temps et aux époques suivantes.)
Quelle meilleure manière de se mettre à l’abri de la suspicion d’athéisme que d’ouvrir le discours avec une démonstration more geometrico de l’existence de Dieu ? Dans une œuvre de jeunesse, Korte Verhanderling van God, de Mens en de zelfs Welstand (Court traité de Dieu, de l’homme et sa béatitude),
qui est une série de notes recueillies par des élèves, la première
partie, « De Dieu », commence par un chapitre intitulé « Sur le fait que
Dieu existe ». Et voici les premiers mots du texte : « Commençons par
le premier point : y a-t-il un Dieu ? Nous affirmons pouvoir le
démontrer. » Suit une démonstration a priori en cinq lignes, une seconde démonstration en trois lignes, une démonstration a posteriori¸ etc.
Même la grande œuvre de la maturité, l’Ethica ordine geometrico demonstrata (Éthique démontrée selon l’ordre géométrique), incomparablement plus organisée que le Court Traité
commence par une partie consacrée à la définition de Dieu et à la
démonstration de son existence. Il est difficile de ne pas croire que
ces deux ouvertures ne soient pas entendues, un peu trop brièvement dans
le premier cas, comme visant à confondre même les plus suspicieux des
inquisiteurs.
Mais est-il possible réellement de démontrer
l’existence de Dieu, de façon cohérente et sans ironie, pour un
philosophe honnête et qui ne croit pas en Dieu ? Spinoza y réussit,
comme lui seul pouvait le faire, avec une stratégie consistante, dont le
premier pas est de définir Dieu d’une manière telle que son
existence en résulte incontestable logiquement. Ensuite, il s’arrête sur
les propriétés que son Dieu possède en conséquence de la définition,
renvoyant à plus tard l’indication des propriétés que son Dieu n’a pas
(et ce n’est qu’à ce point qu’apparaît l’athéisme substantiel de Spinoza, et l’incompatibilité de ses vues avec celles des religions institutionnalisées).
Le chapitre VII du Court Traité est
intitulé « Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu », et ceux-ci
comprennent le fait d’être « omniscient, miséricordieux, sage, etc. » et
le fait d’être « le bien suprême ». En particulier, Spinoza nie ce
dernier attribut parce qu’il présupposerait que « l’homme lui –même et
non Dieu est cause de ses péchés et de son mal, ce qui, d’après ce que
nous avons déjà démontré, ne peut pas être »[2].
Le premier pas de la stratégie spinoziste est cohérent avec les vues épistémologiques exposées dans le Tractatus de Intellectus Emendatione (Traité du perfectionnement de l’intellect[3]) :
« J’appelle impossible une chose dont la nature
implique qu’il y a une contradiction à en poser l’existence ; nécessaire
une chose dont la nature implique qu’il y a une contradiction à n’en
pas poser l’existence ; possible une chose dont l’existence, par sa
nature même, n’implique pas qu’il y ait à en poser l’existence ou la
non-existence, la nécessité ou l’impossibilité de l’existence de cette
chose dépendant de causes qui nous sont inconnues de tout le temps que
nous forgeons l’idée qu’elle existe. »[4]
Ce passage d’avant-garde, adéquatement traduit[5]
dans le langage d’aujourd’hui n’est pas autre chose que l’affirmation,
logiquement irréprochable, que dans un système axiomatique on peut
distinguer trois types de propositions : celles qui sont vraies et
démontrables (c’est-à-dire déductibles des axiomes et des définitions au
moyen des règles d’inférence), les fausses dont la fausseté est
démontrable (c'est-à-dire celles dont la négation est déductible des
axiomes) et celles dont la vérité ou la fausseté n’est pas décidable
sans l’apport d’éléments étrangers au système d’axiomes qu’on utilise.
Les propositions démontrables sont des tautologies et ne peuvent ajouter
aucune connaissance que celle qui était implicitement contenue dans les
axiomes et les définitions de leurs termes.
Le Spinoza épistémologue sait donc très bien que
la vérité de la proposition « Dieu existe » démontrée à partir des
axiomes et d’une définition du terme « Dieu », choisis « ad hoc » pour
que la proposition soit démontrable, n’ajoute rien sur le plan de la
connaissance au contenu donné par définition (c'est-à-dire conventionnellement) au mot « Dieu ». Et grosso modo,
comme je chercherai à le montrer dans la deuxième partie, Spinoza
définit Dieu comme l’ensemble des choses qui existent, de telle sorte
qu’il suffit d’imposer que le concept d’existence satisfait l’axiome
très naturel affirmant que « que tout ensemble dont les éléments sont
des choses existantes existe » pour pouvoir conclure que Dieu existe.
C’est ainsi que, à sa manière, anticipant Voltaire,
Spinoza aussi s’est « inventé » son Dieu, mais très différent du Dieu
dispensateur de récompenses et de châtiments dont Voltaire avertissait
de l’utilité pour contrôler les impulsions vicieuses des hommes, et pour
des motifs bien différents. Très différent aussi du Dieu et des dieux
desquels, en tous temps, sorciers, oracles, rabbins, prêtres, pasteurs,
imams et ayatollahs ont tiré leur autorité.
***
Partie 2
« Spinoza non seulement était athée, mais enseignait l’athéisme ».[6]
Cette opinion de Voltaire est partagée par de nombreux commentateurs.
Et pourtant le mot « Dieu » parcourt l’œuvre du philosophe toute entière
et l’existence de l’entité dénotée par ce terme est continuellement
réaffirmée. La clé de la solution de ce paradoxe ne peut se trouver que
dans la signification que Spinoza attribue au mot « Dieu ».
Attentif à définir ses termes, comme il est obligé dans un discours conduit more geometrico,
Spinoza montre qu’il attribue aux définitions en général une valeur
purement conventionnelle, comme on en use en logique et en mathématique,
et il l’affirme sans équivoque dans la phrase qui suit la définition
des mots « possible » et « contingent » dans les Pensées métaphysiques.[7]
« Et si on veut appeler contingent ce que j’appelle possible et, au contraire, possible ce que j’appelle contingent, je ne m’y opposerai pas, n’ayant pas l’habitude de discuter des mots. »
La définition spinoziste de « Dieu » sonne plutôt
difficilement à une oreille moderne : « Par Dieu, j’entends un être
absolument infini, c'est-à-dire une substance consistant en une infinité
d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Cette définition peut être rendue formellement
intelligible à travers une analyse purement syntaxique, c'est-à-dire un
examen des termes définitoires qui la composent, basé sur les
définitions que Spinoza lui-même nous fournit de ces termes, accompagné
d’un examen analogue des définitions des termes définitoires, et ainsi
de suite jusqu’à remonter à ceux que Spinoza, s’il avait écrit trois
siècles plus tard, n’aurait pas hésité à reconnaître comme des « termes
primitifs » (c'est-à-dire non définis) de son discours.
Cette analyse suffirait pour se convaincre que quelle que soit la signification qu’on veut attribuer à la propriété dénommée « existence », l’entité dénommée « Dieu » ainsi définie a cette propriété.[8]
L’analyse est facilitée par un minimum de
formalisation aujourd’hui possible grâce à l’existence d’un langage et
de concepts qui n’existaient pas au temps de Spinoza ou n’étaient pas
suffisamment développés.[9] Nous
en ferons usage sans aucune prétention de rigueur, avec seulement le
propos de clarifier les éléments du discours spinoziste qui ici nous
intéressent, avec la pleine conscience du caractère arbitraire qu’une
telle proposition d’interprétation comporte.
La définition de « Dieu » rapportée
ci-dessus, que, par briéveté, nous appelerons « définition D », est
constituée en réalité de deux définitions que l’auteur nous propose
comme équivalentes :
- une première définition brève (que nous indiquerons par Db) : « être absolument infini »,
- et une seconde plus longue (que nous indiquerons par Dl) : « substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ».
Commençons par l’analyse de la seconde. En
préliminaire, Spinoza avait défini le terme « substance » comme « ce qui
est en soi et se conçoit par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n’a
pas besoin d’une autre chose pour être formé. » Plus que d’une
définition, il s’agit, et on ne pourrait pas l’exprimer mieux, de
l’affirmation que « substance » est un concept primitif, et puisque du
contexte de la définition D on comprend qu’on peut considérer diverses
substances, nous pouvons convenir d’user du symbole S pour dénoter une substance générique et des symboles S’,S’’, S’’’, etc., pour lister des substances différentes, et le symbole S pour indiquer l’ensemble de toutes les substances.
Immédiatement après la substance, Spinoza
définit l’« attribut » comme « ce que l’intellect perçoit de la
substance comme constituant son essence ». Le terme « essence » n’est
pas explicitement défini, mais, compte tenu de l’usage qui en est fait
dans d’autres parties du texte, le discours se peut formaliser en
considérer un second ensemble A dont les éléments sont des entités primitives dénommées « attributs », représentées par les symboles a,b,c etc.. À toute substance S on doit penser à associer un sous-ensemble de A dont les éléments sont dits « attributs de S », et ce sous-ensemble définit (provisoirement) « l’essence » de la substance S.
Pour poursuivre l’analyse de la définition Dl, on
doit comprendre ce que Spinoza entend par « infini ». Il se déduit de
la définition préliminaire de « fini en son genre » : « on dit finie en
son genre, une chose qui peut être limitée par une autre de même nature.
Par exemple, un corps est dit fini parce que nous en concevons toujours
un autre plus grand… » Il est clair que, dans notre langage, si la
« chose » est un ensemble dont les éléments jouissent de certaines
propriétés qui en déterminent la « nature », pour Spinoza (mais non dans
le sens moderne), l’ensemble est fini s’il est partie propre d’un ensemble de même nature[10]. Par conversion, au sens spinoziste, l’ensemble se devrait entendre infini
s’il est « maximal » relativement aux propriétés qui en définissent la
nature, c'est-à-dire s’il n’est partie propre d’aucun ensemble de la
même nature.
La définition Dl considère une « infinité
d’attributs », associés à la substance qu’on veut définir (« Dieu »),
chacun desquels exprime une « essence éternelle et infinie ». Ici par
« attribut », il nous semble qu’on ne peut pas entendre autre chose que
« l’ensemble des attributs qui caractérisent une substance », et la
phrase Dl présuppose que l’ensemble des attributs qui caractérisent une
substance peut inclure des ensembles des attributs caractéristiques
(essence) d’autres substances. À ce point, se présentent deux problèmes
interprétatifs qui relèvent de la structure pour notre proposition de
formalisation :
1) Peut-on caractériser une substance à travers un choix complètement arbitraire de ses attributs ?
2) En
quel sens une nouvelle substance peut-elle être déterminée à partir
d’une autre substance préliminairement assignée, comme le requiert la
définition Dl ?
À la première question, répond négativement
une importante réserve contenue dans l’explication qui suit
immédiatement la définition D dans le texte de Spinioza. L’explication
concerne l’expression « absolument infini », c'est-à-dire la définition
brève Db et contient la phrase :
« mais pour ce qui est absolument infini,
tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation
appartient à son essence. »
En même temps, il est clair, pour que la
phrase a du sens, que « ce qui exprime une essence » doit pouvoir en
quelque sens « appartenir » à l’essence d’une autre chose,
ce qui nous ramène à la question 2). Mais la réponse négative à la
question 1) est implicite dans la condition « et n’enveloppe aucune
négation », qui dénote des présupposés de compatibilité à respecter dans le fait d’associer à une substance ses attributs.
Pour pouvoir introduire des axiomes qui incluent
des conditions adéquates de compatibilité et pour répondre de manière
précise à la question 2), il convient de raffiner un peu notre schéma en
considérant tout substance S comme un ensemble, associant à chaque élément s de cet ensemble un sous-ensemble de A, et en redéfinissant l’essence de S comme l’ensemble {(s,a)} de tous les couples (s,a) obtenus par la variation de s dans S et de a dans l’ensemble des attributs de s. En termes plus discursifs, les attributs ne sont plus attribués à la substance S mais aux éléments de S, et l’essence de S
est constituée par la totalité des attributs de ses éléments en même
temps que la spécification des éléments qui les possèdent. La « nature »
d’une substance est constituée des attributs communs à tous ses
éléments.
L’unique type de condition de compatibilité qui intéresse notre propos s’impose en adoptant l’axiome suivant : sont donnés en A deux attributs indiqués par les symboles e et e’, respectivement « existence » et « non existence »[11], tels que si e est attribué à un élément d’une substance S, e’ n’est pas attribué au même élément et vice-versa. De manière équivalente, quel que soit l’élément s d’une substance S, les coupes (s,e) et (s,e’) ne peuvent pas ensemble appartenir à l’essence de S.
Dans ce schéma, il est facile de donner une réponse à la question 2). Une substance S se dira la composition de deux substances ou plus S, S’, S’’ … si son essence est l’union des essences de ces substances[12].
Et la possibilité de construire une nouvelle substance à partir de
substances données peut être assurée en adoptant l’axiome suivant :
« pour quelque choix que ce soit d’autant d’éléments de S qu’on le veut, il existe un élément de S qui est la composition des éléments choisis. »[13]
Pour compléter l’analyse de Dl, nous devons
encore nous occuper du terme « éternel », et Spinoza nous en fournit
l’explication suivante : « Par éternité j’entends l’existence elle-même,
en tant qu’elle est conçue comme dérivant nécessairement de la seule
définition d’une chose éternelle. » La première proposition identifie le
terme « éternité » avec le terme « existence », et le reste de la
phrase dit en substance qu’il s’agit d’un concept primitif (que nous
avons déjà introduit dans le schéma formel avec l’introduction de
l’élément e dans l’ensemble A des attributs.)
Nous avons maintenant tous les éléments pour
traduire Dl dans notre langage : toute « substance éternelle et
infinie » est un ensemble qui, parmi les attributs qui en définissent la
nature, comprend l’élément e (existence) et est maximale
relativement aux propriétés qui en définissent la nature. L’union de
tous ces ensembles (« tous » parce qu’un « infini » au sens de Spinoza)
est la substance qu’on veut définir, et qui pour cela émerge associée à
l’ensemble dont les éléments sont tous les éléments, et exclusivement
les éléments, des substances présentes dans le schéma et dont les
éléments possèdent tous l’attribut d’existence.
À la même conception porte la définition brève Db, compte tenu du soulignement qui suit immédiatement la définition D
dans le texte de Spinoza : « Je dis absolument infini, et pas seulement
en son genre », définition implicite de « absolument infini » qui peut
se traduire dans notre langage par « maximale relativement au seul
attribut d’existence », laissant de côté les autres attributs qui
distinguent les « natures » des différentes substances prises en
considération.
L’analyse précédente montre que la définition
spinoziste du terme « Dieu » banalise la démonstration de son existence,
quelle que soit la signification que l’on décide d’attribuer aux termes
primitifs (parmi lesquels le terme « existence »), ou même si ces
termes sont considérés simplement comme symboles privés de
signification. La banalisation demeure si les termes sont interprétés,
comme le fait tacitement Spinoza depuis le début, à travers une
correspondance avec les éléments de l’univers effectif, entendu comme
« la totalité des choses existantes, connues et inconnues, et
l’environnement spatial indéfini dans lequel elles sont accueillies »
et, en ce cas, équivaut à identifier Dieu avec l’univers lui-même
(comprenant les êtres matériels, les êtres vivants, la pensée et les
sentiments avec leurs différentes formes d’expression, les lois de la
nature, etc.).
Mais c’est proprement aux multiples aspects de
l’univers effectif que s’applique pour la plus grande partie
l’entreprise intellectuelle de Spinoza, lequel montre pour la théologie
et la métaphysique un intérêt somme toute rare et même un certain
mépris : en ouverture de ses Pensées métaphysiques, lui si méticuleux quand il le veut, ne gratifie même pas le terme principal caractéristique du titre d’une définition :
« je ne dis rien de la définition de cette
science ni de l’objet qu’elle étudie ; mon intention est simplement
d’expliquer brièvement les questions les plus obscures et qui sont
traitées ici et là par des auteurs dans leurs écrits métaphysiques. »
La part la plus important de l’œuvre spinoziste est exposée dans L’Éthique
(et le choix du titre dénote de manière significative les intérêts
prévalents du philosophe) et elle est aussi développée dans le Traité du perfectionnement de l’intellect et dans le Traité théologico-politique.
La partie proprement théologique de toute l’œuvre se réduit en
substance à pas beaucoup plus que ce nous avons cherché à interpréter
dans cet article, et il est difficile de ne pas y voir une certaine dose
de malice raffinée, un escamotage défensif qui lui permet de parler de tout et d’enseigner l’athéisme en se référant continûment à Dieu.
De même qu’il n’avait pas l’habitude de
« discuter sur les mots », sûrement Spinoza n’attribuait pas une valeur
cognitive indue aux aspects purement formels de la structure du
discours. Son adoption de la présentation more geometrico nous
apparaît surtout comme une manière inessentielle de se conformer à
l’esprit nouveau des temps, un choix de style d’exposition auquel on
reconnaît des mérites, non pas tant pour la découverte de choses
nouvelles que pour la clarification et la vérification de
la cohérence des connaissances déjà acquises. Et ce sont proprement les
buts de clarté et de cohérence qui guident la construction du grandiose
système philosophique de Spinoza qui embrasse la théorie de la
connaissance, les sciences de la nature, la psychologie, l’éthique et la
politique, qui fonde ses racines dans l’Antiquité classique et dans la
tradition juive et chrétienne, qui recueille, justifie et systématise
les conquêtes intellectuelles de l’humanisme et des sciences émergentes,
et apparaît en précurseur des Lumières et du positivisme. Un système
qui, outre qu’il ne laisse aucun espace au surnaturel, à l’occulte, à
quelque forme d’absolutisme et à la conception d’un Dieu anthropomorphe
consciemment impliqué dans les affaires humaines, dénonce – et en
connaissance de cause – les intolérances, les sectarismes et les
fanatismes que cette conception contribue à générer et à alimenter.
(Traduit de l’italien par Denis Collin – traduction revue par l’auteur)
* Cet article a été publié pour la première fois sur le site « Foglio@spinoziano »
[1] Steven Nadler : Spinoza, Bayard éditions/Centurion, 2003
[2] Court Traité, Œuvres I, édition GF-Flammarion, traduction Ch. Appuhn, page 78
[3] En français : Traité de la réforme de l’entendement (trad. Appuhn) ou Traité de l’amendement de l’intellect (traduction B.Pautrat).
[4] Traité de la réforme de l’entendement, §34, traduction Appuhn. Le texte latin dit « sed
cuius existentiae necessitas aut impossibilitas pendet a causis nobis
ignotis, quamdiu ipsius existentiam fingimus ». La traduction Francès
sur laquelle s’appuie l’auteur est plus proche du latin et dit « aussi
longtemps que nous en feignons l’existence ». (NdT)
[5] Pour cette traduction, je propose la correspondance suivante :
- Impossible → dont on peut démontrer la fausseté ;
- nécessaire → dont on peut démontrer la vérité ;
- possible → avec une valeur de vérité non déductible des axiomes adoptés ;
- « ne pas poser l’existence » → « poser l’inexistence » ;
- « tant
qu’on en imagine l’existence par fiction » → « tant que nous n’adoptons
pas des axiomes additionnels qui rendent décidable sa valeur de
vérité »
L’avant-dernière des correspondances est
probablement comprise comme variant par rapport à l’interprétation du
texte latin dans la traduction française que j’ai utilisée. [Remarque
ultérieure de l’auteur, communiquée au traducteur : Je voulais
simplement exprimer la supposition que le texte latin, dont
je ne disposais pas lorsque j’écrivais l’article, admette directement
la traduction « poser l’inexistence » au lieu de « ne pas poser
l’existence », à l’avantage de la cohérence du discours.
Maintenant je suis convaincu que ma supposition était juste, le texte
latin étant : « Rem impossibilem voco, cujus natura <in existendo>
implicat contradictionem, ut ea existat ; necessariam, cujus natura
implicat contradictionem,ut ea non existat ; possibilem,cujus quidem
existentia, ipsa sua natura, non implicat contradictionem, ut existat,
aut non existat, …. »]
[6] Voltaire, Dictionnaire philosophique.
[7] Il s’agit d’un appendice aux Principes de la philosophie de Descartes.
[8]
En d’autres termes, dans la conception spinoziste, l’existence de Dieu
est inhérente la structure formelle du discours, indépendamment de la
sémantique.
[9] Il s’agit essentiellement du langage de la théorie des ensembles, qui dans les considérations qui suivent est considéré comme métalangage,
pour parler de cette partie du langage ordinaire que Spinoza cherche à
rendre suffisamment précise pour pouvoir y construire des déductions
logiques.
[10] C'est-à-dire s’il en est un sous-ensemble distinct de l’ensemble lui-même.
[11]
Il s’agit de termes purement conventionnels auxquels, pour l’instant,
on n’attribue aucune signification particulière, choisis seulement en
vue d’une suivante et pour notre propos inessentielle interprétation du
formalisme.
[12] Nous avons défini les essences comme des ensembles et ici « union » est entendu au sens de la théorie des ensembles.
[13] Axiome en rien restrictif parce que s’il n’est satisfait, on peut toujours penser à élargir S de manière à construire un nouveau système qui le satisfasse.
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