samedi 1 mai 2004

La raison et le réel: la réalité physique

 Position du problème

La question du réalisme en philosophie des sciences fait partie de ces questions décisives dans les discussions actuelles, particulièrement dans les polémiques qui opposent les matérialistes à leurs adversaires. Il y a eu récemment un certain nombre de colloques et d’ouvrages qui reprennent à nouveaux frais cette vieille affaire. Les matérialistes, par exemple, sont tous, ou presque des réalistes : ils croient que la science nous permet de connaître la réalité matérielle elle-même, avec une précision toujours plus grande au fur et à mesure que progressent nos connaissances. Inversement, la position classique des physiciens et des philosophes partisans de ce qu’on appelle « l’interprétation de Copenhague » de la physique quantique est que le réalisme est une naïveté liée à des croyances obsolètes concernant la science. La physique aujourd’hui aurait renoncé à décrire autre chose que nous propre expérience subjective du monde.

Déplacement des querelles

Quand on aborde la question du réalisme en sciences, on peut difficilement éviter de penser à la vieille querelle philosophique des « nominaux » et des « réaux », querelle médiévale dont l’importance ne saurait être sous-estimée dans la genèse de la conception moderne de la rationalité scientifique – l’esprit scientifique et le matérialisme modernes sont les enfants légitimes du nominalisme de Guillaume d’Occam.

Nous rencontrons deux difficultés dans ce passage des querelles du réalisme métaphysique à celles du réalisme scientifique. La première de ces difficultés est terminologique. On retrouve les mêmes termes mais dans des usages radicalement différents.
  • Le nominalisme métaphysique caractérise le refus d’admettre l’existence d’entités abstraites et la reconnaissance de l’existence des seuls individus.
  • Le nominalisme scientifique est un conventionnalisme qui considère que les symboles d’une théorie scientifique ne désignent ni des idées générales, ni des concepts généraux exprimant la connaissance du réel, mais seulement des conventions permettant de décrire commodément les expériences scientifiques.
La deuxième difficulté tient au déplacement des problèmes et donc des positions philosophiques et épistémologiques. Jusqu’au début du XXe siècle, on n’avait pas beaucoup de problème : la science était réputée donner une représentation théorique rigoureuse de la réalité. Sans doute devait-on admettre que certaines questions n’avaient pas de solution scientifique, soit provisoirement soit durablement : l’univers est-il infini ou seulement de dimensions indéfinies ? A-t-il un commencement ou est-il incréé et éternel ? De ces maux métaphysiques, les positivismes pouvaient facilement soulager les consciences. Évidemment, les théories scientifiques faisaient régulièrement la preuve de leur caractère irrémédiablement historique, et Newton avait corrigé Galilée jusqu’à ce que Einstein, donnant une interprétation audacieuse des équations de Lorentz, corrige à son tour Newton. Quelle est donc cette réalité dont les scientifiques donnent des versions aussi changeante ? On devait admettre que c’est seulement tendanciellement que la science peut donner une image exacte de la réalité physique telle qu’elle existe indépendamment de nos conscience. La connaissance est un reflet du monde et ce reflet est de plus en plus fidèle à la réalité qu’il doit refléter. Mais il faut bien admettre que le réel existe et qu’il est connaissable. Ce point de vue commun sur la science recèle cependant de nombreux préjugés.
  • Il y a une dimension idéaliste dans cette conception de la science : 
    • d’une part, le développement scientifique est en quelque sorte naturellement orienté selon la ligne d’un progrès 
    • et, d’autre part, potentiellement, ou du moins comme horizon infini, il y a identité de la pensée et de l’être, ou, au moins une adéquation.
    • La figure de la ligne ascendante, d’un progrès linéaire a été fortement critiquée ; on peut la remplacer par celle d’une spirale, le cercle ouvert du savoir hégélien, mais cela ne change rien aux présuppositions du réalisme scientifique. 
  • Il y a aussi une dimension matérialiste : la science construit un reflet de la réalité subsistante. Autrement dit, ce n’est pas l’esprit qui constitue le réel, comme dans la philosophie idéaliste, hégélienne incluse, mais bien la nature qui devient « consciente d’elle-même » dans l’activité cognitive des hommes – au lieu que l’esprit trouve dans la nature le reflet extérieur de sa propre nature, ainsi que l’affirmerait un hégélien … ou un platonicien. 
Pour éliminer l’aspect idéaliste du réalisme, on peut invoquer une sorte de théorie darwinienne de l’évolution scientifique – celle que Popper, par exemple, a popularisée. Les théories scientifiques naissent et meurent en fonction de leur adaptation au réel. Une théorie fragile ne résiste pas aux faits. En outre, il y a concurrence entre les théories et seules survivent les théories les plus aptes à représenter la réalité avec toujours plus de fidélité.

À cette thèse réaliste, on peut adresser plusieurs séries d’objections.
(1) Objection kantienne : nous ne connaissons pas la réalité en elle-même – la « chose en soi » – mais seulement les phénomènes qui sont constitués par les formes a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps. On verra que cette objection kantienne peut très bien être acceptée par un réaliste. Comme Kant lui-même le remarquait, l’idéalisme transcendantal (c'est-à-dire la thèse du caractère idéal du temps et de l’espace) se convertit en pratique en réalisme empirique.
(2) Objection positiviste : la question de la nature ultime de la réalité est une question métaphysique. Ce qui importe au savant, c’est de disposer d’une description cohérente et économique de l’expérience, validée par la réussite des actions qu’on peut entreprendre à partir de la connaissance des lois. La science relie les faits entre eux et ne se demande pas pourquoi les faits sont ce qu’ils sont et non autrement.
(3) Objection sensualiste : l’expérience ne nous donne aucun contact direct avec le réel mais seulement avec les impressions que la nature produit sur notre sensibilité. Nous ne traitons jamais que des « sense data ». Cette position empiriste radicale recoupe l’objection positiviste. (4) Objection anti-poppérienne : la vision du darwinisme que propage l’épistémologie sélectionniste est contraire à la pensée de Darwin puisqu’elle voit l’évolution des espèces (ou des théories) comme un processus d’amélioration, donc comme un processus orienté. On pourrait très bien imaginer que des théories réussissent mieux sans être pour autant plus « fidèles au réel ».
(5) Objection matérialiste : l’idée d’un progrès de la connaissance vers un absolu est une idée religieuse, quelles qu’en soient les formes. Notons cependant que cette objection est étrangère à beaucoup de matérialistes qui croient au progrès et à l’idéal (asymptotique, disait Lénine) d’une science embrassant toute la réalité.

On peut résumer les objections (1) à (4) par l’opposition entre les « opérationnalistes » et les réalistes. Les premiers affirment qu’une théorie scientifique n’est rien d’autre qu’une manière rigoureuse et économique de classer nos expériences – la science ne nous dit rien de ce qu’est le réel mais elle permet de prévoir les résultats d’une expérience. Les seconds maintiennent que la science « reflète » ou « reproduit par la pensée » la réalité et voient dans l’opérationnalisme une attitude qui conduit finalement à dévaloriser la science en ouvrant grandes les portes au scepticisme et au relativisme. Si l’attitude réaliste a largement prévalu à l’époque moderne (en gros jusqu’à la fin du XIXe siècle), la mécanique quantique a aussi produit massivement des interprétations anti-réalistes. Einstein s’est toujours opposé aux interprétations « anti-réalistes » et anti-déterministes de la physique contemporaine. La physique quantique lui a toujours semblé fondamentalement inachevée (l’indéterminisme radical que révèlent certaines expériences tiendrait seulement à la méconnaissance de « variables cachées ».)

En dépit des objections soulevées par Einstein, l’opinion commune est qu’Einstein a scientifiquement perdu la bataille.

Le débat est pourtant plus ancien. Avant même le grand tournant du début du XXe siècle en physique, Pierre Duhem écrivait le livre fondamental dans la bataille contre le réalisme, La théorie physique. Ainsi la question du réalisme des théories scientifiques n’est-elle pas spécifiquement liée à l’avènement de la mécanique quantique (MQ) bien que ce soit elle, principalement, qui a fourni les arguments de l’anti-réalisme contemporain.

jeudi 22 janvier 2004

Utilitarisme et théorie de la justice


En dépit de certains de ses aspects extérieurs, l’utilitarisme n’est pas un hédonisme, ce n’est pas une éthique individuelle mais une théorie morale qui doit fonder des principes politiques, c'est-à-dire des principes généraux d’organisation de la société. Bentham veut fonder la morale et la législation à partir du principe d’utilité. L’utilitarisme est en ce sens une « éthique publique » et il a même été depuis plusieurs décennies l’éthique publique dominante dans nos pays capitalistes démocratiques riches.
L’utilitarisme a également à voir avec les théories du progrès social qui fleurissent au xixe siècle. Ainsi la philosophie de Bentham est-elle accueillie avec enthousiasme par de nombreux socialistes français comme Pierre Leroux ou Benoit Malon. Marx, de son côté, détestait Bentham – « l’oracle philistin », dont il fait une critique très dure :
« Jérémie Bentham est un phénomène anglais. Dans aucun pays, à aucune époque, personne, pas même le philosophe allemand Christian Wolf, n'a tiré autant de parti du lieu commun. Il ne s'y plaît pas seulement, il s'y pavane. Le fameux principe d'utilité n'est pas de son invention. Il n'a fait que reproduire sans esprit l'esprit d'Helvétius et d'autres écrivains français du XVIII° siècle. Pour savoir, par exemple, ce qui est utile à un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe d'utilité. Si l'on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des rapports humains, il s'agit d'abord d'approfondir la nature humaine en général et d'en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque historique. Bentham ne s'embarrasse pas de si peu. Le plus sèchement et le plus naïvement du monde, il pose comme homme-type le petit-bourgeois moderne, l'épicier, et spécialement l'épicier anglais. Tout ce qui va à ce drôle d'homme-modèle et à son monde est déclaré utile en soi et par soi. C'est à cette aune qu'il mesure le passé, le présent et l'avenir. La religion chrétienne par exemple est utile. Pourquoi ? Parce qu'elle réprouve au point de vue religieux les mêmes méfaits que le Code pénal réprime au point de vue juridique. La critique littéraire au contraire, est nuisible, car c'est un vrai trouble-fête pour les honnêtes gens qui savourent la prose rimée de Martin Tupper. C'est avec de tels matériaux que Bentham, qui avait pris pour devise : nulla dies sine linea, a empilé des montagnes de volumes. C'est la sottise bourgeoise poussée jusqu'au génie. » (Capital, I, xxiv, v)
Cependant, on peut penser que l’interprétation du marxisme la plus couramment défendue par les marxistes est une interprétation utilitariste : la formule du plus grand bonheur pour le plus grand nombre conviendrait assez bien par exemple au système de légitimation employé par les divers régimes socialistes ayant réellement existé – je ne parle pas ici des résultats effectivement atteints, ce qui est une autre affaire ! Quant au mépris de Bentham pour les droits de l’homme, il fut longtemps partagé par tous les courants socialistes. Le panoptique n’est pas non plus sans rapport avec le socialisme ayant réellement existé.
De ces liens entre socialisme et utilitarisme, on pourrait aussi citer le cas de John Stuart Mill, dont l’utilitarisme sophistiqué servit de base à la Fabian Society, une des plus influentes tendances du socialisme britannique au début du xxe siècle.
Ainsi, il semble qu’il y ait une espèce de lien originel entre les grandes philosophies de la justice sociale et l’utilitarisme. Il me semble donc d’autant plus remarquable que la TJ de Rawls commence par une critique radicale de l’utilitarisme. Si Rawls fournit une rationalisation tout à faire remarquable du « welfare » et des politiques social-démocrates effectivement mise en œuvre depuis le New Deal de Roosevelt jusqu’au « socialisme à la suédoise », bref de cette troisième voie dont on a rêvé pendant la deuxième partie du xx° siècle, il est tout à fait surprenant de trouver là une théorie de « l’état du bien-être » qui, justement, ne fasse pas du bien-être le critère suprême permettant de trancher entre les divers principes de base d’une société bien ordonnée.
Ce paradoxe mérite une explication. Est-il possible et jusqu’à quel point de séparer le juste et le bien, comme le fait Rawls et d’affirmer la priorité inconditionnelle du juste sur le bien ? Si comme le dit Rawls, l’utilitarisme est incompatible avec les principes d’une société bien ordonnée, la priorité du juste sur le bien telle que la pense Rawls suffit-elle à déterminer ces principes de base ? C’est pourquoi je vais montrer dans une première partie ce qui justifie chez Rawls la critique de l’utilitarisme. Dans un deuxième temps, j’essaierai de pointer quelques-unes des contradictions internes de la TJ et enfin je montrerai comment on peut essayer de surmonter les apories de la TJ, en s’orientant vers une conception plus pluraliste des morales publiques.

Rawls, critique de l’utilitarisme

L’entreprise de Rawls repose, tout d’abord, sur « notre intuition de la primauté de la justice ». D’une telle intuition, du reste, il ne serait pas difficile de trouver la trace dans toute l’histoire de la philosophie. On sait bien le rôle central du livre V de l’Éthique à Nicomaque, non seulement dans l’œuvre d’Aristote, mais encore dans toute notre tradition politique et juridique – et pas seulement, la nôtre, il suffit de songer à l’Islam classique, jusqu’à Averroès.
Le problème est que la définition même de la justice n’est pas toujours des plus claires. Cicéron, qui est souvent un bon interprète de la philosophie antique, définit la justice comme la « plus éclatante des vertus » et elle consiste d’abord dans le fait de « ne nuire à personne » et de ne pas user des biens communs comme des siens propres. Quant au fondement de la justice, il consiste dans la bonne foi et la fidélité à la parole donnée. (cf. De Officiis, I,VII) On trouve fréquemment la justice définie comme l’utilité commune. Il y a donc de bonnes raisons de penser que l’utilitarisme a un rapport étroit avec la conception classique de la justice. Que « l’intérêt soit l’unique juge de la probité et de l’esprit » ainsi que l’affirme Helvétius, ce n’est pas une affirmation extravagante pour un fidèle lecteur de Spinoza.
Or, d’un certain point de vue, Rawls, en bon kantien, organise la rupture avec cette conception classique qui relie le juste et l’utilité commune. Plus spécifiquement, il se heurte aux conceptions dominantes dans la philosophie anglo-saxonne, conceptions intuitionnistes et utilitaristes. C’est d’ailleurs annoncé dans le premier paragraphe liminaire de la première partie de la TJ : « Mon objectif est d’élaborer une théorie de la justice qui soit une solution de rechange à ces doctrines qui ont dominé depuis longtemps notre tradition philosophique. »
Quel est l’objectif de la théorie de la justice ? Il s’agit de fixer les principes de justice qui peuvent servir de fondement à une société. Voici comment Rawls définit une société :
« une société est une association, plus ou moins autosuffisante, de personnes qui dans leurs relations réciproques reconnaissent certaines règles de conduite comme obligatoires, et qui, pour la plupart, agissent en conformité avec elles. » (TJ, I, §1)
Voilà une définition qui présuppose tellement de choses qu’on ne peut guère s’arrêter pour l’instant. Mais on peut remarquer deux choses :
1. Dans cette définition, il n’y a aucune référence à la finalité de l’association, et encore moins au besoin. On est très loin donc de la conception aristotélicienne et antique de la cité.
2. Par contre, un des traits pertinents pour définir une société, est l’autosuffisance, et là nous reconnaissons un point commun avec la conception aristotélicienne de la cité. C’est un point qu’on laissera provisoirement dans l’ombre mais qui n’est pas sans poser des questions épineuses. Salvatore Veca [2002] note que les conceptions traditionnelles de la justice, celle de Rawls incluse, sont faites pour des sociétés fermées et sont donc incapables de fonctionner pour une « justice sans frontière ».
Mais passons au nœud de l’affaire. Rawls justifie la primauté du juste à partir de sa conception d’une société bien ordonnée :
« nous dirons qu’une société est bien ordonnée lorsqu’elle n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu’elle est aussi déterminée par une conception publique de la justice. » (TJ,I, §1)
La formulation qu’on a ici n’est pas très précise. Chez Kant, le caractère public d’un principe est ce qui en fait un principe de droit. Un exemple parmi des dizaines d’autres dans la Paix perpétuelle : « Une maxime, en effet, que je ne peux divulguer sans faire échouer par là mon propre dessein, une maxime qu’il faut absolument garder secrète pour qu’elle réussisse (…) ne peut devoir cette opposition de tous contre moi (…) qu’au tort dont elle menace chacun. » (125,viii-381) Ceci peut-être prouvé tant dans le droit civique – ici est traitée la question du droit de rébellion du peuple – que dans le droit des gens. De cette analyse découle un principe de réconciliation de la morale et de la politique : « Toutes les maximes qui exigent pour ne pas manquer leur fin, la publicité s’accordent avec le droit et la politique réunis. » (130, viii-386)
Autrement dit le caractère public du principe n’est pas quelque chose qui s’ajouterait au critère du bien commun. Il faudrait dire que c’est seulement parce qu’elle possède une conception publique de la justice qu’une société peut favoriser le bien de ses membres. En dépit de l’imprécision de la première formule par laquelle Rawls définit une société bien ordonnée, c’est ainsi, dans ce sens strictement kantien qu’il faut l’entendre.
À partir de ces prémisses, Rawls passe à l’examen du principe d’utilité.
« il est tout à fait improbable que des personnes se considérant elles-mêmes comme égales, ayant le droit d’exprimer leurs revendications les unes vis-à-vis de autres, consentent à un principe qui puisse exiger une diminution des perspectives de vie de certains, simplement au nom de la plus grande quantité d’avantages dont jouiraient les autres. » (TJ,I, §3)
Conclusion :
« le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept d’une société bien ordonnée. » (ibid.)
On remarquera que l’argumentation de Rawls contre le principe du bonheur est assez différente de celle de Kant. Chez Kant, le principe du bonheur est rejeté comme est rejeté tout principe de caractère téléologique qui prétendrait déterminer le devoir moral – en prétendant que bien agir conduit au bonheur, je me prépare à justifier n’importe quoi. Chez Rawls, c’est assez différent : ce qui est rejeté en premier lieu, c’est toute logique sacrificielle – même si, évidemment le refus de la logique sacrificielle découle logiquement des principes du droit kantien.
J’insiste sur cet écart parce que position de Rawls vis-à-vis de l’utilitarisme est plus complexe qu’il ne paraît. Rawls met en garde contre une utilisation trop polémique des termes « utilité » ou « utilitarisme ». Ensuite, Rawls ne s’attaque pas à l’utilitarisme dans sa version originelle, celle de Bentham, mais dans sa version la plus sophistiquée, celle de Sidgwick. Or, la conception de Sidgwick n’est pas strictement utilitariste.
Une incidente sur Sidgwick. Il part de l’analyse critique des autres doctrines utilitaristes et fait le constat des limites de tout point de vue conséquentialiste. Même si nous déterminons généralement nos comportements comme des moyens en vue d’une fin que nous estimons bonnes, nous savons intuitivement que, dans de nombreux cas, nous sommes incapables de relier les situations particulières auxquelles nous sommes confrontés à ces fins ultimes et alors nous agissons uniquement en fonction d’un devoir sans connexion logique avec la fin. Il définit donc l’éthique comme l’étude de ce qui est juste (right) ou encore de ce qui doit être. Mais immédiatement il apparaît que les moyens de déterminer ce qui est juste ou ce que nous devons faire sont extrêmement divers. Si une conduite est bonne parce que conçue en vue d’une fin elle-même bonne, on peut distinguer deux types de fins bonnes : le bonheur ou la perfection morale – on retrouve ici la distinction entre les eudémonismes classiques pour qui la fin de vie morale est le bonheur et les stoïciens qui dont résider le bien suprême dans la vertu. Par ailleurs nous pouvons agir non parce que la fin de l’action est désirable, mais tout simplement parce que nous pensons qu’une action est juste par elle-même. La bonne méthode, face à cette diversité des « méthodes de l’éthique » est de partir de l’analyse de ce qui est implicite dans nos manières communes de raisonner en morale, autrement dit en fonction de nos intuitions morales.
Sidgwick essaie de démêler la question du plaisir et de la peine telle que l’ont posée Bentham et Mill en rappelant que le fait (psychologique) que les individus cherchent généralement le plaisir et veulent éviter les peines ne permet en aucune manière de conclure qu’ils doivent le faire. Bref, on ne doit pas confondre l’hédonisme comme description psychologique et l’hédonisme égoïste comme doctrine éthique. Cette première confusion se double d’une deuxième. Quand on parle de plaisir, on ne sait vraiment ce qu’on dit ! Alors que pour Mill, désirer une chose et la trouver « plaisante » sont deux manières de dénommer le même fait psychologique, Sidgwick fait remarquer que nous disons employons l’expression « agir selon notre plaisir » (ou faire ce qui nous plaît) nous voulons simplement désigner par là une action volontaire, exécutée sans contrainte extérieure, mais cela ne signifie pas que cette action nous procure le sentiment de plaisir défini psycho physiologiquement. Sidgwick voit très bien que la doctrine de Mill du plaisir moral conduit à une tautologie. En effet, si le but de toutes nos actions est le sentiment de plaisir, nous tombons dans ce type d’hédonisme genre « pourceau satisfait » que dénonce Mill. Mais si nous prenons en compte comme plaisir le plus élevé le plaisir qui naît de l’action volontaire, décidée raisonnablement, alors l’action bonne est celle que nous faisons parce que nous avons de bonnes raisons de la faire, ce qui ne nous avance guère dans la recherche d’une doctrine éthique…
Le but de l’éthique est donc de faire une théorie systématique de ce que nous tenons ordinairement pour une conduite raisonnable, que cette conduite soit considérée comme juste en elle-même ou comme un moyen adéquat en vue d’une fin elle-même raisonnable. Pour construire cette synthèse, Sidgwick détruit la connexion logique habituelle qui existe entre ce qu’il nomme hédonisme égoïste et ce qu’il nomme hédonisme universaliste (ou « benthamien »), à qui il propose de réserver le terme d’utilitarisme. Traditionnellement, en effet, on essaie de montrer que l’un ne peut pas être séparé de l’autre et qu’en cherchant de manière conséquente son propre plaisir, on cherchera du même coup, pour atteindre cette fin, le plaisir du plus grand nombre. Mais cette manière de procéder élimine nos intuitions morales communes comme ressort de l’éthique. Pour Sidgwick, il faut séparer ces deux formes d’hédonisme afin de rendre possible une synthèse entre l’intuitionnisme moral et l’hédonisme universaliste : « Il me semble indéniable que l’affinité pratique entre l’utilitarisme et l’intuitionnisme est réellement beaucoup plus grande que celle qui existe entre les deux formes d’hédonisme » (I,6,§3) Cependant, on ne peut pas purement et simplement rejeter l’hédonisme égoïste comme méthode légitime de l’éthique.
Au total, Sidgwick ne parvient pas à une synthèse satisfaisante ou, du moins, reconnaît-il que des contradictions restent sans solution. Tout d’abord, on peut penser que si chacun fait son devoir et agit dans le respect des autres, le bonheur universel en sera mieux garanti : autrement les intuitions du sens moral commun seraient parfaitement compatibles avec l’hédonisme universaliste. Mais, comme Sidgwick le remarque, cette affirmation n’a pour elle aucune preuve empirique. En deuxième lieu, l’hédonisme universaliste procède d’une logique sacrificielle : si le bonheur de tous est mon but, je dois donc sacrifier mon propre bonheur au bonheur des autres. Cette affirmation, note Sidgwick, est contraire au sens commun. La manière dont je suis concerné par le sort des autres et la manière dont je suis concerné par mon propre sort sont fondamentalement différentes, contrairement à ce que porte à croire l’hédonisme universaliste. Au contraire une morale du devoir exclut toute logique sacrificielle – c’est même l’argument central de Nozick contre l’État providence : pour assurer le bonheur du plus grand nombre, il doit violer les droits des individus ou du moins de certains individus.
C’est pourquoi la confrontation que mène Rawls à l’égard de l’utilitarisme de Sidgwick doit aussi conduire à une confrontation avec l’intuitionnisme et avec le perfectionnisme moral – qui a une grande importance dans la tradition philosophique des États-Unis, depuis Emerson et Thoreau jusqu’à Stanley Cavell.
Revenons donc à Rawls. Il reconnaît qu’il y a quelque chose d’assez naturel dans l’utilitarisme.
« chaque homme, lorsqu’il satisfait ses propres intérêts est certainement libre de compter ses propres pertes face à ses propres gains. Nous pouvons nous imposer maintenant à nous-mêmes un sacrifice en escomptant un avantage plus grand par la suite. Il est tout à fait adéquat qu’une personne, à condition que les autres ne soient pas affectées, agisse en vue de réaliser le plus grand bien possible pour elle-même et de promouvoir, dans la mesure du possible, ses fins rationnelles. Or, pourquoi une société n’agirait-elle pas précisément selon le même principe mais appliqué au groupe, et, par conséquent, ne considérerait-elle pas ce qui est rationnel pour un seul individu comme étant valable pour plusieurs ? » (TJ, I, §5)
Il y a quelque chose d’important à noter ici : Rawls montre comment l’utilitarisme a ceci d’attrayant qu’il est une extension à un groupe de la théorie du choix rationnel tel qu’un individu peut la comprendre. Or, nous dit-il ailleurs, la TJ est une partie – peut-être la plus importante, précise Rawls – de la théorie du choix rationnel. On voit donc que, d’une certaine manière, Rawls ne peut pas d’un geste inaugural rompre tout lien avec l’utilitarisme. Ce qui explique pourquoi la TJ revient de façon récurrente sur cette question : §§ 5, 6, 27, 28, 30… Ce qui explique pourquoi on va retrouver sous certaines formes le principe d’utilité dans la justification des principes de justice.
Néanmoins, en dépit de ces difficultés, Rawls tranche contre l’utilitarisme et le fait en s’appuyant sur « les convictions du sens commun » concernant la priorité du juste sur le bien, c'est-à-dire une théorie qui affirme :
1/ que les individus possèdent des tous des droits inviolables et que ces droits ne peuvent pas être limités pour des raisons de maximisation de l’utilité du groupe. C’est donc un refus radical de toute logique sacrificielle.
2/ que les principes de justice qu’elle soutient seraient ceux qu’adopteraient des individus placés sous le « voile d’ignorance », c'est-à-dire d’individus qui ignoreraient leurs propres et leurs avantages au moment même où ils sont convoqués pour décider des principes publics sur lesquels est fondée la société. On retrouve ici le deuxième terme la définition donnée plus haut d’une société bien ordonnée : une société bien ordonnée est une association et Rawls renouvelle ici le thème traditionnel du contrat social.
Je rappelle simplement les deux principes de base :
1. « Chaque personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur. » C’est le principe d’égale liberté pour tous. C’est le principe qui dénoue par avance le paradoxe de la maximisation de l’utilité d’une assemblée de marquis et de prêtres sadiens qui maximiseraient leur plaisir dans le fait d’infliger des souffrances à quelque ingénue Justine. « Un individu qui trouve du plaisir à voir les autres en situation de moindre liberté comprendre qu’il n’a aucun droit quel qu’il soit à ce plaisir. Le plaisir qu’il prend aux privations des autres est mauvais en lui-même : c’est une satisfaction qui exige la violation d’un principe auquel il donnerait son accord dans la position originelle. » (TJ, I, §6)
2. « les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. » C’est le principe de différence.
Ces deux principes peuvent être considérés comme des expressions d’une conception de la justice qui demande que (a) toutes les valeurs sociales soient également réparties et (b) qu’on n’admette une inégalité que dans la mesure où elle est à l’avantage de chacun. Par conséquent, « l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Le premier de ces deux principes est très largement accepté puisqu’il ne fait que renouveler le libéralisme classique. Encore faut-il préciser que :
1) certaines libertés peuvent entrer en conflit et qu’on doit donc accepter un système de limitation des libertés.
2) Que la propriété ne figure pas au nombre des droits fondamentaux.
3) Que Rawls insiste sur le fait que ces libertés ne doivent pas rester formelles mais au contraire être « effectives », c'est-à-dire accompagnées des moyens permettant à tous de les exercer. Ce qui implique qu’on prenne des mesures politiques adéquates.
Une société qui adopterait les principes de base de la TJ – en réalité pour Rawls les sociétés démocratiques pratiquant une large politique redistributive, celles qui se situent entre le socialisme démocratique et le libéralisme social, au sens américain, sont des sociétés à peu près justes – une telle société donc satisferait le réquisit premier : elle serait parfaitement pluraliste, c'est-à-dire compatible avec toutes les conceptions raisonnables du bien.

Les limites de la TJ

Dans mon Morale et justice sociale, j’ai développé sur deux axes ma critique de Rawls – une critique toujours bienveillante, je dois le préciser, car Rawls est évidemment un philosophe majeur de la seconde moitié du xx° siècle :
1/ la TJ n’est pas véritablement indépendante de toute « conception substantielle du bien ». En réalité, elle est très proche de l’humanisme civique et du républicanisme classique vis-à-vis desquels pourtant Rawls essaie de marquer ses distances. On retrouvera ce problème dans les rectifications successives que Rawls opère dans Justice et démocratie, dans Libéralisme politique et enfin dans La Justice comme équité – une reformulation de la théorie de la justice.
2/ le principe de différence est à la fois indéterminé – c’est un principe que n’importe qui peut invoquer pour justifier des règles de distribution parfaitement contradictoire et de fait très largement utilitariste. Au fond, l’argument majeur de Rawls est que certaines inégalités peuvent être justifiées dès lors qu’elles sont plus efficaces qu’une répartition égalitaire et donc qu’elles favoriseraient les plus défavorisés. Il faut d’ailleurs, du même coup, compléter les principes de justice par une morale : « un sujet rationnel n’est pas sujet à l’envie » (TJ, IX, §80). En effet, il n’est pas évident que, placé sous voile d’ignorance les individus ne préféreraient pas être plus pauvres et moins inégaux que plus riches et plus inégaux.
Mais comme j’ai largement eu l’occasion de développer tout cela ailleurs, je préfère me concentrer ici sur deux autres critiques de la TJ. La première concerne la logique sacrificielle et l’on verra qu’elle pose la question des limites de l’anti-utilitarisme rawlsien. La deuxième s’intéresse au fondement anthropologique de la TJ et elle pose alors la question de son utilitarisme latent.

La question du sacrifice

Si tous les individus ont droit au même ensemble pleinement adéquat de libertés, aucune nécessité ne pourrait justifier que quelques-uns soient sacrifiés pour maximiser le bien-être global, conçu comme la somme arithmétique des plaisirs et des peines de chacun des membres de la société. La TJ, en raison même de sa structure kantienne, est radicalement opposée à toute logique sacrificielle.
La question tout de même se pose de savoir s’il est possible d’envisager l’existence d’une société ordonnée (plus ou moins bien, c’est une autre affaire) sans qu’elle puisse exiger, à un moment ou à un autre, le sacrifice de quelques-uns de ses membres pour le bien-être collectif. Locke, qui figure au nombre des pères putatifs du libéralisme politique rawlsien, est bien un philosophe du caractère sacré du droit ; ainsi il montre que le droit de propriété ne saurait jamais être violé par l’État, mais il admet tout à fait qu’un individu puisse faire être contraint de faire le sacrifice de sa vie lors d’une guerre.
Je vais d’abord partir de nos intuitions ordinaires en matière de morale. On sait qu’en morale, ce sont les cas de conscience qui sont intéressants. Or, la question du sacrifice se pose toujours à partir de tels cas de conscience. Jean-Pierre Dupuy [1999] rappelle un exemple historique, celui de l’épuration à la Libération. Les principes de base du droit y furent souvent bafoués la justice s’apparentait à une loterie. S’appuyait sur les travaux de Lottman, Dupuy rappelle que cette loterie de la vengeance fut souvent organisée par les chefs de la Résistance qui devaient réorganiser l’État. On rapporte le cas de Raymond Aubrac qui consent à l’exécution d’un chef de la milice après un procès sommaire parce que la foule menaçait la vie de cinquante collaborateurs déjà sous les verrous. Le cas est intéressant : il ne s’agit de pas de maximiser les plaisirs ou de minimiser la peine, mais de minimiser les violations des droits dans une situation où l’on considère les droits comme des biens. On a donc bien affaire, s’il s’agit d’utilitarisme, à un utilitarisme très sophistiqué. Ce que montre Dupuy, c’est que le choix de Raymond Aubrac n’est pas un choix utilitariste mais un choix qui découle d’un principe plus fondamental, le principe d’unanimité dont il montre qu’il est un principe qui peut découler de la TJ. La conclusion est que la TJ peut aussi justifier le sacrifice dans le cas d’une situation « sacrificielle », Dupuy appelant « sacrificiel » « tout contexte social dans lequel le principe d’unanimité conclut à lui seul à la rationalité de la logique sacrificielle. » (p.76) Le principe d’unanimité nous dit que rien ne peut rationnellement justifier le refus du sacrifice quand le sacrifice de l’un (ou de quelques-uns) permet de sauver les droits de tous. On peut refuser une telle logique – par exemple préférer que tous meurent – mais cette préférence ne peut avoir aucune justification rationnelle-raisonnable.
Prenons l’exemple archétypal du « choix de Sophie » dans le roman de Styron : l’officier nazi met Sophie devant le fait d’avoir à choisir lequel de ses deux enfants doit mourir, sachant que si elle refuse de choisir l’un des deux, les deux mourront. Dans cette situation, loin d’être une pure expérience de pensée, il n’y a aucun argument rationnel qui permette de soutenir que Sophie doit laisser mourir ses deux enfants. Dupuy essaie de montrer que le choix de la logique sacrificielle dans une situation sacrificielle pourrait également être justifié du point de vue de la TJ et que, par conséquent, la question du sacrifice en tant que telle n’est pas un discriminant pertinent pour séparer la TJ de l’utilitarisme.
Rappelons le résumé des principes de justice de la TJ tels qu’ils ont été donnés plus haut. Ils sont des expressions d’une conception de la justice qui demande que (a) toutes les valeurs sociales soient également réparties et (b) qu’on n’admette une inégalité que dans la mesure où elle est à l’avantage de chacun. Par conséquent, « l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Le principe de différence suppose que s’il y a inégalité, elle n’est acceptable que si elle maximise le « sociétaire » le plus défavorisé. Quand on aura entre deux situations S1 et S2, on choisira S2 si la situation du plus défavorisé est meilleure en S2 qu’en S1. Mais la situation du plus défavorisé est la même en S1 et S2, l’application des règles mêmes de la justice procédurale nous amènera à tester la situation de l’avant-dernier sur la liste des plus défavorisés. Si en S1 aussi bien qu’en S2, le plus défavorisé est exécuté, les principes de la TJ nous amènent à choisir la situation dans laquelle l’avant-dernier de la liste des favorisés à la vie sauve.
La surcharge affective de l’exemple « choix de Sophie » nous interdit souvent de voir clair. Mais ce qui est dit là, c’est tout simplement que la société la plus démocratique, bâtie sur les principes de justice les plus rigoureux se donne le droit de sacrifier un ou plusieurs de ses membres lorsque c’est la situation qui l’exige, c'est-à-dire lorsque c’est le seul moyen de protéger la vie et les droits de tous. De fait, c’est ce qui s’est toujours passé en cas de guerre. Ce sont ces cas qu’on trouve encore mis en scène dans l’extraordinaire film de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres. À chaque fois, les hommes vertueux se transforment en tueurs pour le droit.
Cependant, on doit préciser, plus que ne le fait Dupuy, qu’il y a une différence essentielle entre la situation sacrificielle qui pourrait conduire du point de vue de la TJ à accepter une logique sacrificielle et la logique sacrificielle telle que pourrait la justifier un utilitariste : elle réside dans les finalités du sacrifice et dans son caractère exceptionnel et limité strictement dans le cas de la TJ.
Il y a une deuxième conclusion, nettement plus pénible : c’est qu’il est toujours assez facile de trouver de bonnes raisons, des justifications morales de nos actes les pires quand se pose la question de « commettre en injustice pour éviter une injustice encore pire ». Rawls admet de principe comme une intuition très raisonnable, puisque ce même cela qui justifie le principe de différence – les inégalités ne sont justifiées que si on n’a pas d’autre choix qu’entre ces inégalités et une inégalité encore pire. Mais en pratique la théorie procédurale risque bien d’être trop générale pour être efficace et laisse à la place à une casuistique. C’est peut-être là une limite radicale de toutes les philosophies morales.

La TJ : une morale du calcul ?

Un autre angle d’attaque de la TJ mérite d’être relevé. Philippe Chanial [2001]finalement classe la TJ de Rawls et l’utilitarisme dans la même catégorie des morales du calcul. Tout comme le grand critique de Rawls, Michael Sandel, il se demande s’il n’y a pas un symptôme de la déliquescence du lien social dans « la substitution de la justice et de ses calculs à la bienveillance, à la sympathie ou à tout autre sentiment social, qui tend à transformer toute communauté humaine en une communauté d’étrangers, jusqu’à dissoudre ou presque ces liens ténus qui nous lient encore les uns aux autres. » (p.74) Chanial cependant n’assimile pas purement et simplement toutes les théories du choix rationnel et lorsqu’il prend spécifiquement pour cible la TJ, c’est pour montrer qu’elle n’est pas rationnelle (elle ne peut être rationnelle qu’à condition de présupposer ce qu’elle exclut, c'est-à-dire une forme de sympathie mutuelle des sociétaires) mais qu’elle n’est pas non plus sympathique, puisque précisément la justice s’impose quand la sympathie se dissout.

La TJ et ses contradictions face à l’utilitarisme

Qu’il y ait une contradiction interne à la TJ j’en suis tout à fait d’accord. J’ai exposé, mais je ne suis pas le seul, plusieurs formes de cette contradiction interne. En fait, le problème de Rawls, c’est le problème du baron de Münchhausen qui voulait sortir du marécage en tirant sur ses propres bottes : la TJ présuppose ce qu’elle produire. Mais selon moi, ce n’est pas une difficulté propre à la TJ, c’est une difficulté propre à toutes les conceptions procédurales qui promettent plus qu’elles ne peuvent donner. Elles peuvent donner une argumentation plaidant en faveur de la cohérence interne d’un certain genre de morale et de philosophie du droit, mais nullement d’alléger l’humanité du poids d’avoir à choisir des conceptions substantielles du juste et du bien.
Les incursions de Dupuy ou de Chanial contre la TJ voudraient montrer, chacune à leur manière que la TJ n’est pas aussi éloignée de l’utilitarisme qu’elle prétend l’être. Je poserai plutôt la question différemment. Bernard William [1994] récapitule les principaux attraits de l’utilitarisme, c'est-à-dire du recours à ce qu’il appelle le Principe du Plus Grand Bonheur :
1) C’est une conception non transcendantale ;
2) Le bien sur lequel repose le système est aussi peu problématique que possible ;
3) Les questions morales peuvent être résolues en principe par le calcul empirique des conséquences ;
4) L’utilitarisme fournit une monnaie commune dans laquelle évaluer la pensée morale.
Bernard William montre que ces attraits de l’utilitarisme sont trompeurs. Mais, il n’est pas impossible de trouver des attraits analogues à la TJ :
1) c’est une conception non transcendantale ; en passant Kant à la moulinette du « rational choice » on peut éliminer le recours au transcendantalisme kantien ;
2) ce que nous procure les principes de justice est aussi peu problématique que possible : ce sont les conditions sociales du welfare state de la 2e moitié du xx° siècle ;
3) les questions morales peuvent en principe être résolues en mettant en œuvre la procédure et les règles du maximin ; voir sur ce point les exemples d’application donnés dans Théorie de la Justice ;
4) les règles de base de la TJ peuvent donner un étalon commun à un grand nombre de théories politiques et morales concurrentes.
Autrement dit, la TJ voudrait offrir une conception politico-morale ayant les mêmes attraits que l’utilitarisme, tout en étant radicalement anti-utilitariste. C’est peut-être ce programme-là qui ne pouvait pas être tenu.

Deux tentatives de dépasser la TJ : Sen et Veca

Comment Sen critique Rawls ?

Tout en reconnaissant que sa perspective est « profondément influencée par l’analyse de Rawls » [SEN1992], Amartya Sen souligne ce qui l’en éloigne. La divergence porte sur l’évaluation des biens sociaux premiers. Ces biens, Rawls les définit comme « tout ce qu’on suppose qu’un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs. » (TJ, 2, §15) Ces biens sont constitués « par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et les richesses ».
Ce que Sen reproche à Rawls, c’est son indifférence à la réalité concrète de la mise en œuvre des principes d’égalité. « Deux individus détenant le même panier de biens premiers peuvent disposer de libertés très différentes pour progresser vers leurs conceptions respectives du bonheur (que ces conceptions coïncident ou non). » (p.27) Alors que Rawls défend une conception plutôt égalitariste de la justice sociale, Sen s’intéresse à la question « égalité de quoi ? », ce qui le mène à défendre le point de vue central de « l’égalité des capabilités ».
Je ne peux rentrer ici dans le détail de la discussion. Il faut noter seulement ceci : Sen réfute l’opposition absolue entre morale conséquentialiste et morale déontologique et alors que Rawls se place uniquement sur le plan du droit et de la justice, Sen montre qu’il n’y a pas de sens à parler de liberté si on ne dispose pas des moyens concrets de la liberté. Bref, il est impossible de réfléchir sérieusement à la construction d’une morale publique sans réintroduire la question de la vie bonne dans la théorie politique.

Veca : au-delà de Rawls et de l’utilitarisme

Je terminerai en reprenant quelques-unes des réflexions du philosophe italien Salvatore Veca dont la pensée prend son origine très largement chez Rawls mais s’en est nettement émancipée au cours de ses développements récents.
Veca [2002] part d’un constat : l’opposition entre utilitarisme et déontologie rawlsienne est sérieusement mise en question aujourd’hui. L’idée rawlsienne d’une théorie politique neutraliste, c'est-à-dire indépendante de toute conception particulière du bien est souvent réfutée non seulement par les communautaristes ou ceux qu’on appelle les néo-aristotéliciens, comme MacIntyre – mais aussi par des libéraux plutôt radicaux comme Ronald Dworkin. Pour Dworkin, il y a un modèle substantiel de vie bonne, celui qui définit la qualité principale d’une vie digne d’être vécue et ce modèle est implicite dans une morale publique libérale fondée sur les droits. On en trouvera une explicitation assez détaillée dans le dernier gros livre de Dworkin, Sovereign Virtue. La perspective d’Amartya Sen est également de tenir ensemble vie juste et vie bonne dans une perspective fondée sur les droits et la liberté de la personne.
Nous avons donc des théories qui « prennent les droits au sérieux » (pour parler comme Dworkin), alors que l’utilitarisme classique, surtout celui de Bentham, se moque des droits de l’homme qu’il qualifie de « sophisme métaphysique ». Mais ces théories réintègrent des objectifs et des problèmes qui étaient plutôt réservés aux morales utilitaristes.
Veca, quant à lui, souligne qu’on doit considérer l’individu sous un double aspect : comme patient moral et comme agent moral. Une bonne théorie de la justice doit prendre en compte ces deux dimensions et c’est seulement sous ces deux dimensions que peut être définie la qualité de la vie. Ainsi concernant l’utilitarisme, Veca ne s’intéresse pas à une critique de l’utilitarisme mais plutôt à l’établissement de ses limites.
« L’utilitarisme souligne notre dimension de patients moraux et il répond seulement à cette dimension, sur la base de l’idée que celle-ci est la seule dimension qui conte ou qui doit conter en éthique. » (p.41)
En dépit de cette limitation, Veca affirme qu’on ne peut pas sous-estimer la valeur de l’utilitarisme : « il suffit de penser à la version de l’utilitarisme négatif dans laquelle l’objectif est celui de la minimisation de la souffrance socialement évitable. » Les réponses à l’utilitarisme qui consistent qui « faire s’évaporer » la dimension de patient moral sont donc non pertinentes. Au contraire :
« une thèse qui critique la prétention à la complétude et le véritable monisme de l’utilitarisme, rend justice au noyau de la morale utilitariste et toutefois n’accepte pas que notre dimension de patients moraux soit l’unique dimension qui compte et dont doivent répondre nos critères d’évaluation éthique de la politique et des politiques. »
En bref, Veca soutient plutôt une thèse portant sur l’incomplétude de l’utilitarisme. Les théories fondées sur les droits fondamentaux de la personne prennent en compte la dimension des individus comme agents moraux. Mais de telles théories, il y a deux versions possibles : la version défendue par les libertariens, c'est-à-dire essentiellement Nozick et la version défendue par le libéralisme politique.
La perspective libertarienne est également une perspective « moniste », puisque les conceptions du bien n’y ont aucune place dans l’espace politique. Les droits des personnes sont seulement des droits négatifs et toute politique qui s’occuperait de promouvoir le bien-être collectif violerait immanquablement les droits des personnes, parce qu’elle réduirait nécessairement l’espace des choix individuels.
« dans la perspective du libertarisme, il est facile de reconnaître les raisons de la disjonction radicale entre les questions de la vie bonne et les questions de la vie juste. La disjonction radicale ne tient pas, comme certains tendent à le penser, à l’emploi déontologique des théories libertaires ; elle dépend précisément de l’emploi anti-conséquentialiste d’une perspective centrée sur la seule dimension considérée comme pertinente de notre être d’agents moraux. » (p.42)
Pour Veca, la TJ au contraire est une théorie déontologique qui ne renonce pas aux critères d’évaluation répondant aux conséquences des institutions et des politiques sur les plans de vie complets des individus. Il y a dans la TJ un espace pour une conception partielle du bien des personnes. La manière dont Rawls introduit les biens sociaux primaires définit une notion publique, impersonnelle, de la qualité de la vie. Les biens premiers sont en effet des biens définis de manière instrumentale puisqu’ils sont les moyens permettant de réaliser les fins différentes des individus.
La position de Salvatore Veca n’est pas à proprement parler une synthèse des conceptions antagonistes en matière de morale publique. Elle est plutôt une position pluraliste, c'est-à-dire une position qui prend du fait qu’aucun des conceptions existantes ne présente les caractères de complétude suffisants. On pourrait dire que Veca soutient une conception faible de la TJ, une conception particulièrement sensible aux critiques communautaristes ou utilitaristes.

Conclusion

La critique rawlsienne de l’utilitarisme si elle reste une critique forte n’est peut-être pas aussi décisive qu’on pourrait le penser. Il n’est pas possible de poser la priorité du juste sur le bien de manière aussi catégorique que Rawls le fait dans les premières pages de la TJ. La priorité des droits sur le bien-être collectif et individuel ne doit pas conduire à oublier que le bien-être est à la fois un des objectifs du droit et un des moyens de l’exercice des libertés. C’est en ce sens qu’une bonne théorie de la justice inclut une dimension utilitariste.
Denis Collin – 22 janvier 2004.

Bibliographie

CHANIAL, Philippe,
2001 : Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie. La Découverte/MAUSS, 2001
DUPUY, Jean-Pierre
1999 : Éthique et philosophie de l’action. Ellipses, 1999.
RAWLS, John
1971 : Theory of justice, traduction française de Catherine Audard : Théorie de la justice, Seuil, collection Points, 1997
SEN, Amartya
1992 : Repenser l’inégalité, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Seuil, 2000
VECA, Salvatore
2002 : La bellezza e gli oppressi : dieci lezioni sull’idea di giustizia, Feltrinelli, 2002
1999 : Éthique et politique, PUF, collection « Philosophie morale »
WILLIAM, Bernard
1994 : La fortune morale. Moralité et autres essais. Traduit de l’anglais par Jean Lelaidier, PUF, 1994, collection « Philosophie morale ».

(Conférence prononcée lors d’un stage de formation de professeurs de Philosophie, consacré aux morales de l’intérêt, qui s’est tenu à Orléans le 22 et 23 janvier 2004)

jeudi 15 janvier 2004

La science trahie. Pour une autre politique de la recherche.

Par Michel BLAY (Armand Colin, 2003,144 pages – ISBN 2-200-26603-0)

Philosophe, historien des sciences, Michel Blay intervient au moment où les chercheurs s’organisent pour « sauver la recherche ». Mais qu’est-ce qui menace vraiment la recherche ? Qu’est-ce qu’un chercheur peut légitimement revendiquer ? Le livre de Michel n’est pas un tract ni un pamphlet. À partir d’un exposé des fondements de la science moderne, il produit une définition de la recherche scientifique à l’aune de laquelle on peut essayer de juger ce qu’est la situation de la recherche aujourd’hui et quels dangers elle court.
« Je me suis efforcé de montrer qu’en raison de ce qu’elle est, la science impose, pour continuer à exister en tant que science et pour permettre corrélativement le développement technique, que soit satisfait un certain nombre d’exigences différentes, en particulier, à la priorité absolue de la theoria, à la liberté et au temps de la pensée ainsi qu’à l’indépendance des acteurs de la recherche. » (p.134)
Il ne s’agit pas d’une pétition de principe : Michel Blay commence par un retour sur la naissance de la science moderne. Descartes, Galilée, Newton : la manière nouvelle dont sont conçus les rapports entre théorie et expérience et la mathématisation des sciences de la nature, ce sont là leurs véritables révolutions théoriques, c’est par là qu’ils fondent la science moderne. Toute cette partie doit d’ailleurs être recommandée aux professeurs de philosophie qui chercheraient de l’inspiration pour faire leur cours sur « théorie et expérience » (un des chapitres importants du programme des classes terminales).
Michel Blay s’attache à montrer comment va naître, à partir de là, la technoscience. Loin d’aller de soi, les rapports entre science et applications techniques sont d’abord tumultueux. Les techniciens – par exemple, les militaires – n’ont rien à faire de la physique moderne ; en balistique, ils restent attachés aux méthodes empiriques du passé et si la science avait été subordonnée aux impératifs techniques, la révolution galiléenne et newtonienne n’aurait jamais au lieu… La science désintéressée, la science non subordonnée à l’utilité sensible, comme le dit Fontanelle, voilà ce qu’est d’abord la science moderne. Et c’est seulement par là qu’elle pourra produire les effets prodigieux que l’on sait.
Deuxième axe de réflexion : la science se développe par la place qu’elle prend dans « la République des Lettres », par ce réseau de correspondance entre tous les savants d’Europe. Les 17 volumes de la correspondance du Père Mersenne sont hautement symboliques de cet échange des savoirs et de ce travail collectif qui prend son essor à ce moment. Mais il ne suffit pas que les savants puissent échanger. Il faut encore qu’ils disposent d’une situation sociale, d’un statut, qui leur garantisse la tranquillité d’esprit et l’indépendance. C’est ainsi qu’intervient l’État, avec la création des Académies royales un peu partout en Europe, puis, avec la révolution française, celle des grandes écoles et des instituts de recherche.
Sur tous ces points, les orientations actuelles en matière de politiques de la recherche sont à l’exact opposé : course aux brevets, soumission aux besoins immédiats – dictés par le marché – précarisation des chercheurs et dislocation des grandes institutions régulatrices, c’est l’existence même de la science qui est en cause. Si on ne veut pas s’abandonner « aux ventres libéraux et aux princes de la communication et des mots creux », il est nécessaire de replacer la science, telle que la modernité l’a définie, au cœur des choix politiques. Ce qui impose d’abord « de véritablement penser la science comme theoria c'est-à-dire comme visée de connaissance émergeant du monde de la vie, du sens, des valeurs et des pratiques, et non pas comme pure technique, comme pure action, c'est-à-dire en la confondant, volontairement ou non, avec ses champs successifs d’autonomisation aboutissant à la technoscience » (p.139).
Michel Blay tire d’autres conséquences qui intéressent directement l’organisation et les programmes de l’instruction publique : la science n’a pas besoin des humanités comme un supplément d’âme. Elle est au contraire « le fruit des humanités ; sans les humanités, pas de science conçue dans la plénitude de son sens et même pas de science du tout. » (p.140) À dédier évidemment à nos ministres et réformateurs de tous poils qui organisent la réduction drastique des contenus des programmes et la destruction pure et simple de ce qui reste des humanités.

Annexe : extrait du général de Gaulle (14 février 1959) à l’Université de Toulouse

[...] Au moment où je suis de ma vie, bref, dans mes dernières années, j'ai le sentiment, à l'université de Toulouse, de me trouver sur une plage, au bord d'un océan, celui qui peut vous porter, vous les cher­cheurs, vous les professeurs, vous les étudiants, vers les rivages de la découverte, afin de gagner, à partir de là, les terres inconnues du progrès. Partout paraît ici la manifestation du mouvement général de notre espèce. L'homme, aux prises avec l'Univers, c'est-à-dire d'abord avec lui-même, l'homme cherche à sor­tir de soi, à accéder à ce monde nouveau où les désirs restent infinis, mais où la nature cesse d'être limitée. Cet homme moderne regarde avec passion et avec admiration ce qui est découvert dans les cer­veaux de quelques-uns, ce qui est réalisé dans les laboratoires, et ce qui est ensuite appliqué par les techniques modernes. Mais, en même temps, il est guidé par son démon, car la rivalité des États, la lutte des idéologies, l'ambition de dominer ou bien l'esprit d'indépendance, érigent, au fur et à mesure, en armes de guerre, les moyens nouveaux destinés à améliorer la vie. Éternel combat de l'Archange et de Lucifer.
Voilà pourquoi il est indispensable que, concurrem­ment à la formation scientifique et technique, la pen­sée pure, la philosophie qui l'exprime, les lettres qui la font valoir, les arts qui l'illustrent et aussi la morale qui procède de la conscience et de la raison, inspirent et orientent cet immense effort d'évolution. Ce n'est pas à la faculté des sciences de Toulouse, entouré comme je le suis par les maîtres et les étu­diants de diverses facultés, que j'ai à démontrer pourquoi l'éveil et le développement de l'esprit, par la connaissance de ce qui est beau et par le culte de ce qui est bon, doivent s'associer à la formation scientifique de nos jours.
Eh bien ! la France qui a, dans le domaine de la Recherche, tant de traditions et tant de capacités profondes, qui se trouve en plein essor de rajeunissement, qui doit absolument choisir entre le déclin ou bien l'enthousiasme pour ce qui est moderne, la France, dis-je, accueille cette transformation avec espoir et satisfaction.
Mais une pareille construction comporte plusieurs étages. À la base, il faut qu'une large partie de la jeu­nesse française vienne à l'Enseignement scientifique et que les étudiants travaillent bien. Plus haut ce sont les Maîtres, dont il faut qu'ils soient en nombre suffisant et qu'ils aient les moyens voulus pour accomplir leur grande tâche. Plus haut encore, les Chercheurs, à qui il faut l'équipement spécial néces­saire à leurs travaux et l'art de ne point cloisonner les pensées et les résultats.
Au sommet, enfin, l'État ! L'État qui a le devoir d'entretenir dans la nation un climat favorable à la Recherche et à l'Enseignement ; l'État qui, malgré le flot des besoins et le flot des dépenses, a la fonction de doter les laboratoires et de pourvoir l'enseignement. L'État, enfin, qui doit orienter l'ensemble, tout en laissant à chacun des chercheurs sa direction et son autonomie. C'est à l'État qu'il appartient de déterminer, dans le domaine de la Recherche, ce qui est le plus utile à l'intérêt public et d'affecter à ces objectifs-là ce dont il dispose en fait de moyens et en fait d'hommes [...] ».

La fin de la démocratie


Un tournant majeur ?

L'État laisse autant que possible les individus jouer librement, pourvu qu'ils ne prennent pas leur jeu au sérieux et ne le perdent pas de vue, lui, l'État. Il ne peut s'établir d'homme à homme de relations qui ne soient inquiétées, sans « surveillance et interventions supérieures ». Je ne puis pas faire tout ce dont je serais capable, mais seulement ce que l'État me permet de faire …
(Max Stirner : L’Unique et sa propriété)
Vieille plaisanterie : quelle est la différence entre la dictature et la démocratie ? La dictature, c’est « boucle-là ! » et la démocratie, c’est « cause toujours ! » Description on ne peut plus précise de notre situation politique. Celle de la France sous Chirac II, mais aussi celle de la plupart des « grandes démocraties » qui ne sont plus, depuis belle lurette, « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », si jamais elles l’ont été. Car il faut partir de là : en ce début de troisième millénaire (pour les chrétiens !), la démocratie rend l’âme et cède pacifiquement la place à des oligarchies qui aspirent au contrôle total.
Nous avions pris l’habitude de croire que la ligne du progrès était celle de la croissance de la démocratie. La première moitié du siècle dernier a été celle de la mise en cause brutale des principes démocratiques et des régimes qui s’en réclamaient. Au xixe siècle, les choses étaient simples : d’un côté ceux qui se situaient dans le prolongement des révolutions américaines et françaises et de l’autre la réaction monarchiste et féodale : le peuple contre ceux du château. Les années 20 et 30 du siècle dernier ont vu l’apparition de mouvements révolutionnaires anti-démocratiques : le bolchevisme et les fascismes. Les fascismes s’appuyaient en partie sur le vieux fonds réactionnaire et reçurent très vite le soutien des forces traditionnelles de la contre-révolution. Mais ils avaient réussi à l’aide d’une rhétorique « anti-capitaliste » a entraîner des individus et même des mouvements qui venaient de la gauche. Le bolchevisme, quant à lui, marquait une véritable rupture dans la tradition d’un socialisme qui se battaient pour la République démocratique et considérait que la « dictature du prolétariat » n’était qu’une formule emphatique pour parler de la majorité parlementaire d’un parti socialiste ou social-démocrate.
La défaite du nazisme devait faire de la démocratie la valeur clé de la nouvelle époque historique. Les droits de l’homme devenaient des droits universels et même les régimes staliniens étaient censés se réformer ; on crut un temps à la troisième voie, à la convergence des deux systèmes et même au « socialisme à visage humain. » De Galbraith à Maurice Duverger en passant par le tchèque Ota Sik, la troisième voie trouva même de brillants théoriciens, même si ses incarnations politiques furent nettement moins convaincantes.
Après l’effondrement de l’URSS, Francis Fukuyama annonça la « fin de l’histoire », c'est-à-dire le triomphe définitif de la démocratie. Les dictatures militaires soutenues par les USA disparaissaient les unes après les autres et l’Amérique Latine retrouvait la voie des urnes pendant qu’à l’Est, on s’essayait, dans la confusion et avec les inévitables maladresses des novices, aux joies de la démocratie parlementaire, jusqu'et y compris dans la vieille Russie plus habituée au knout et à la déportation qu’à la liberté de la presse et au débat politique.
Malheureusement l’histoire de Fukuyama – reprise par Emmanuel Todd[1] – est un conte tout juste bon pour la « bibliothèque rose ». Pas seulement parce que, ici et là, en Russie par exemple, les vieilles manies dictatoriales ont la vie dure ; pas seulement parce que le « communisme héréditaire » de la Corée du Nord donne parfois des sueurs froides ; pas seulement parce que les mouvements islamiques sont tout sauf démocratiques. Non, la situation est beaucoup plus grave : ce sont les plus vieilles démocraties, celles qui sont les mieux rôdées, qui ont eu le temps de se perfectionner et qui reposent une population instruite, qui sont en train de se transformer en oligarchies liquidant peu à peu tout ce qui constitue la vie même des sociétés démocratiques, tout ce qui constitue la vie politique tout court.
Que l'on comprenne bien. La démocratie un est idéal bien flou et dont la réalisation a toujours été très imparfaite. En dépit des proclamations, le peuple n’a vraiment pris son destin en main qu’en de rares failles de l’histoire. De fait, c’est toujours une minorité qui a décidé ; de fait, les plus riches ont toujours occupé le devant de la scène et la liberté de la presse fut surtout la liberté des plus fortunés à défendre leurs opinions et leur version de la vérité… Cependant, aussi imparfaite qu’elle ait été, la démocratie était l’enjeu d’un débat et le terrain de combats politiques. Les non propriétaires étaient-ils exclus du suffrage, de la participation à la vie publique, du contrôle de leur vie sociale et économique ? On se battait pour le suffrage universel, pour la représentation politique des ouvriers, pour les droits sociaux des travailleurs. Contre la « raison d’État » et les manœuvres de la caste militaire, on mobilisa les dreyfusards. Contre l’esclavage, les États-Unis durent faire une deuxième révolution, qui se transforma en une sanglante guerre civile. Il fallut encore des mobilisations de masse et pas mal de morts pour que soit imposée l’égalité des droits civiques dans les années 60.
C’est ce mouvement qui s’est interrompu et même inversé depuis les années 90. La tendance générale qu’on peut observer avec maintenant un certain recul, ce n’est pas une tendance au progrès de la démocratie mais une régression sur toute la ligne. Dans un pamphlet revigorant, Luciano Canfori fait cette remarque : l’évènement le plus important du début du xxie siècle n’est pas l’attentat meurtrier contre le deux tours du World Trade Center à New York en septembre 2001, mais la fraude électorale en Floride qui permet à M.Bush, frère du gouverneur de Floride, d’être élu contre la majorité des voix des citoyens des États-Unis. Canfori pourrait bien avoir raison. Dans le New York Times (3 juillet 2003), Paul Krugman, l’un des économistes les plus réputés se demande si les États-Unis ne sont pas en marche vers le gouvernement du parti unique. En France, les choses ne vont guère mieux : une extravagante séquence électorale conduit Jacques Chirac de 14% des inscrits au premier tour des élections de 2002 à un triomphe de carton pâte, digne d’une république bananière au second tour. Les naïfs ont sans doute pensé que le « danger Le Pen »[2] allaient inciter les politiques et notamment ceux qui reprenaient le pouvoir à considérer la situation avec sérieux. Il n’en est rien : le gouvernement de M.Chirac, avec un acharnement digne d’une meilleure cause, s’acharne à démontrer que la politique n’a plus aucun intérêt et qu’il faut désormais laisser le pouvoir aux managers et aux représentants des grands intérêts financiers dont le gouvernement est le valet zélé, M. Seillières du MEDEF lui décernant chaque jour ou presque des brevets de bonne conduite. Corrompue sous le règne sans partage de la démocratie chrétienne, la démocratie italienne n’a pas réussi à se laver les mains[3] et elle est tombée de Charybde en Scylla, en passant sous la coupe de démagogues grossiers et totalement incompétents, d’hommes d’affaires louches et d’un magnat de la communication qui a transformé les médias audiovisuels italiens en une copie assez réussie de la télévision polonaise après le coup d’État de Jarulewsky.
Partout, les citoyens, constatant leur impuissance, découragés ou mis sur la touche, se retirent. Les taux de participation s’effondrent. Les partis politiques sont désertés et le gouvernement Raffarin en France en a pris la mesure en annonçant que le nouveau référendum régional pourrait être déclaré valable même avec un taux de participation de 30%… L’aveu est de taille.
La gauche « de gauche » ou « radicale » a fait de la lutte contre le libéralisme son mot d’ordre unificateur. Ce n’est pas faire preuve d’une grande perspicacité historique car si nous sommes menacés de quelque chose, ce n’est pas du libéralisme ! Les politiques policières et pénales des États-Unis que la France, de droite et de gauche, cherche à imiter, ne sont pas spécialement libérales. Les réformes de l’éducation, dans tous les pays avancés, ont mis en pièce toute éducation libérale au sens où Léo Strauss emploie ce terme. La mise au pas des syndicats, la chasse         aux mauvaises têtes, le « management » totalitaire des « ressources humaines », ce n’est pas non plus du libéralisme. La domination de la « majorité morale » de ce que les mauvaises langues appellent la « Bible belt »[4] aux États-Unis n’est pas, non plus, un trait libéral patent. On définit généralement le libéralisme par les droit individuels, la liberté de conscience et le gouvernement représentatif. Sur tous ces plans, on a enclenché une marche arrière rapide et fort inquiétante. Évidemment la gauche radicale ne vise pas le libéralisme politique, mais le libéralisme économique.
Encore une fois, « l’anti-libéralisme » fait largement fausse route : la libre concurrence n’est pas l’objectif des gouvernements des grandes puissances. Entre les mesures protectionnistes pour défendre ses industries en déclin, le « keynésianisme militaire » et les pressions multiples pour défendre leurs marchés agricoles, les dirigeants des États-Unis ont montré qu’ils ne font aucun cas des grands principes du libéralisme économique, lesquels ne sont que des bavardages creux pour servir de bagage intellectuel aux élèves des écoles de commerce. En outre, aucune grande entreprise n’aime la concurrence ; elle réclame au contraire le monopole et la protection de l’État, y compris militaire. Le capitalisme expliquait Braudel, n’est pas né de la concurrence mais du monopole, de la concession royale et du commerce lointain et le capitalisme contemporain s’en souvient.
La gauche « de gauche », comme l’autre, ne commencera à redresser la tête et à pouvoir offrir une issue que lorsqu’elle comprendra ce qui est réellement en cause. L’offensive contre le socialisme sous toutes ses formes, commencée à la fin des années 70, n’a pu gagner que parce que les idéologues de ce qu’on a appelé le « néolibéralisme » ont fait fond sur une aspiration profonde des travailleurs à plus de liberté, à mieux contrôler leur propre activité et à ne pas devoir leur vie aux bons soins de l’assistance publique. Bref, les néo-libéraux ont promis des lendemains qui chantent à tous ceux qui faisaient valoir les droits de l’individualisme. On peut juger l’individualisme d’un point de vue sociologique ou moral. Reste qu’il est le produit de l’industrie moderne ainsi que Hegel et Marx l’avaient bien vu. Et on ne pourra pas faire marche arrière, ni retrouver des salariés à peine sortis des systèmes de dépendance traditionnels de la vie rurale – la communauté et l’église. L’échec des tentatives nostalgiques de reconstituer l’unité de la République et de la « sociale », comme celle de Jean-Pierre Chevènement, réside sans doute là et non dans des fautes tactiques ou stratégiques – même si elles ont joué leur rôle.
Si on doit s’attaquer à l’escroquerie du « néo-libéralisme », il faut taper au bon endroit :  le « néolibéralisme » est incapable de tenir ses promesses, quand bien même en aurait-il eu l’intention. Le développement des sociétés capitalistes – et elles le sont toutes à un degré ou à un autre – loin de promouvoir la liberté et la maîtrise par chacun de son propre destin renforce les mécanismes de la domination, de la colonisation des consciences, de la mise au pas des individus. Et cela se fait en utilisant des moyens très différents de ceux des vieilles dictatures : non plus la grossière propagande pour le chef bien-aimé mais des justifications subtiles fournies d’abondance par les « sciences économiques » qui sous couvert de science défendent consciencieusement « l’économie de marché », pseudonyme du vieux capitalisme de toujours. Certains les spécialistes, les vrais, des sciences économiques et sociales refusent encore souvent de jouer la partition que les « grands » de ce monde ont écrite pour eux ; des « économistes contre la pensée unique »[5] aux « éconoclastes »[6], l’Université et l’enseignement supérieur refusent encore de marcher au pas. Qu’à cela ne tienne, le MEDEF mène campagne ouverte pour en finir avec le pluralisme dans l’enseignement des sciences économiques à l’Éducation Nationale. Les patrons ont reçu le soutien sans nuance du gouvernement Raffarin lors d’un colloque tenu à l’automne 2003. Un épisode révélateur entre tous des batailles en cours. Non la terreur physique de masse mais la manipulation, l’abrutissement médiatique et la mise au pas des intellectuels. Sans oublier le recours à la très ancienne recette des jeux du cirque qui envahissent toujours plus l’espace public. À la domination brouillonne et inutilement voyante se substitue une domination infiniment plus « professionnelle », les bourreaux et les spadassins ayant cédé la place aux experts pour plus de sûreté et d’efficacité. Inutile d’enfermer les mauvaises têtes dans des prisons ou dans des camps. Il suffira de rendre leur voix inaudible. Et cela marche plutôt bien.
Les temps modernes ont commencé avec le retour en force de la figure du citoyen qui devait se substituer au sujet. La montée presque irrésistible des oligarchies[7] renvoie le citoyen aux poubelles de l’histoire – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le mot « citoyen » est surtout employé comme adjectif à connotation moralisante – être citoyen, c’est ramasser ses papiers gras et faire preuve de charité pour son prochain dans la peine, mais surtout pas, ô horreur, « être tour à tour gouvernant et gouverné » comme le disait Aristote. Consommateur, client, ressource humaine, voilà les nouveaux noms du sujet de Sa Majesté le Capital. Voilà pourquoi la démocratie doit être démantelée – en douceur, car le cadavre vit encore.
C’est d’abord à un état des lieux de la croissance des oligarchies que les pages qui suivent sont consacrées. Les exemples des États-Unis et de la France – les deux plus vieilles démocraties des Temps Modernes – l’illustreront largement. Dans un  deuxième temps, on examinera quelques unes des grandes idéologies contestataires. On verra que « l’alter-mondialisation » tout comme son accompagnent radical « mouvementiste »[8] sont incapables de répondre aux questions posées tout simplement parce qu’est éliminée la question politique, c'est-à-dire celle de l’État dont la démocratie n’est qu’une des figures. Enfin, on esquissera les grandes lignes d’un projet républicain qui, faisant de la liberté du citoyen dans une République libre la revendication centrale, permet d’unir démocratie politique et démocratie sociale. Non pas une République réactionnelle et essentielle conservatrice, fondée sur la nostalgie d’un âge d’or, mais une République qui soit véritablement la non-domination, pour reprendre la formule de Philip Pettit.

De la démocratie en Amérique ?

En cet automne 2000, la République des États-Unis connaît l’une de ses crises les plus graves. Peut-être la plus grave depuis la guerre de sécession. À la fin de la journée consacrée à l’élection du président de la République au suffrage universel indirect[9], personne n’est capable de dire qui est élu. En suffrages, Al Gore, le candidat démocrate est en tête, mais le mode de scrutin ne lui garantit pas la victoire. Il lui faut la majorité des mandats et c’est la Floride qui va faire la décision. En Floride, le gouverneur est, par ailleurs frère du candidat du « Great Old Party ». Mais en Floride, la comptabilisation des voix est un art difficile. Un peu comme au tiercé jadis, on vote, dans ce pays ultra moderne, en perçant des trous dans des bulletins multiples. Si bien qu’on ne se sait plus vraiment pour qui l’électeur a voté.
Dans un premier temps, les suffrages illisibles avaient été plutôt attribués à Bush. Puis on a commencé à recompter et les choses changeaient. L’avance de Bush se rétrécissait. Puis on arrêta de recompter en attendant une décision de la cour suprême, d’abord celle de Floride, ensuite celle de l’Union … et on recommença à compter. Jusqu’à ce que la cour suprême décide qu’il n’était plus nécessaire de compter et que Bush était bien le candidat élu. Un tribunal – à majorité républicaine, donc pro-Bush, soit dit en passant – décidait en lieu et place des électeurs. Il n’est pas certain que la démocratie américaine se remette de ce véritable coup de force.
L’affaire, en effet, est loin d’être anecdotique. En matière de démocratie, du reste, les États-Unis sont un miroir grossissant : les qualités y sont mises en lumière mais les tares que, nous autres Européens savons peut-être mieux cacher sont particulièrement visibles. Et surtout le nouveau rôle du « modèle américain » dans le paysage intellectuel fait de toute crise à Washington notre propre crise.
De Jean-François Revel à Pascal Bruckner, du Figaro aux gauchistes à peine repentis, l’Amérique (en fait les États-Unis, mais l’assimilation est significative) est devenue le modèle insurpassable ; à bien des égards, New York occupe dans l’imaginaire des intellectuels français la place que tenait jadis Moscou. Des méthodes comptables à la politique pénale, en passant par les OGM et les « block busters » qui occupent les salles de cinéma, le soleil se lève à l’Ouest ! Tocqueville, transformé en parangon de la démocratie américaine et du libéralisme[10], remplace Marx et Rousseau au Panthéon de la philosophie politique. Reprenant les slogans messianiques des présidents états-uniens, nos intellectuels consomment à haute dose un nouvel opium : le culte de la « démocratie américaine » qui montre au monde la voie du salut. Dans le monde des affaires, il n’y a plus de doute : la vraie vie commence à Wall Street : c’est de New York que Michel Bon, alors pédégé de France Telecom, avait annoncé la mise en bourse de la deuxième entreprise publique française. C’est encore à New York que s’était installé le nouvel empereur des médias, Jean-Marie Messier – qui devait bientôt apprendre que la roche Tarpéienne est proche du Capitole.
Alors que les films états-uniens occupent entre 60 et 70% du marché cinématographique français, que les Mc Donald attirent la clientèle jeune et moins jeune, que le modèle économique et social importé d’outre-Atlantique s’impose, quels que soient les gouvernements, de gauche comme de droite, on a multiplié les colloques sur le « mal » de l’anti-américanisme qui rongerait la France. Certains vont même jusqu’à voir dans la méfiance à l’égard de l’Oncle Sam une résurgence de l’anti-sémitisme, tant est-il que s’est enracinée l’idée que l’Amérique est le nouvel Israël et les états-uniens le peuple élu. Pascal Bruckner et quelques autres y allèrent d’une croisade contre le soi-disant anti-américanisme congénital de la France. On tint colloque et la presse bien-pensante s’en fit l’écho complaisant.
Si l’anti-américanisme est le socialisme des imbéciles, l’américanophilie n’est pourtant pas la preuve d’une force d’esprit supérieure. Nos américanophiles font preuve d’un aveuglement volontaire qui rappelle irrésistiblement celui dont firent preuve jadis les « amis de l’URSS » à l’égard de la « patrie socialisme ».
La démocratie, selon une définition classique, énoncée par Lincoln et reprise par Marx, c’est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple »[11]. La définition est un peu redondante, car tout gouvernement est le gouvernement du peuple, car on se demande quelle autre tâche pourrait occuper les gouvernants. Pour que la proposition ait un sens, il faut donc que le gouvernement soit considéré par le peuple comme son gouvernement et non le gouvernement imposé par une puissance étrangère ou par une caste privilégiée. De ce premier point de vue, la démocratie américaine fut d’abord une démocratie des propriétaires plus qu’un gouvernement du peuple, ou, plus exactement, la définition même du peuple excluait de larges parties de la population, non seulement les esclaves mais encore toutes sortes de catégories d’exclus. On oublie un peu vite que l’égalité de droit de tous les citoyens états-uniens est un conquête récente puisqu’elle n’a pas même quarante ans. Mais l’égalité de droit est loin d’épuiser la question. Depuis ses origines, la démocratie américaine est de fait entre les mains d’une caste dirigeante, d’une véritable aristocratie, aux contours variables, qui a exproprié politiquement le peuple. C’est non seulement un constat historique et sociologique mais aussi le thème récurrent des campagnes électorales : de Theodor Roosevelt attaquant le pouvoir des robber barons – les nouveaux maîtres de l’industrie – à Eisenhower dénonçant le pouvoir du complexe militaro-industriel. Les romans policiers ne cessent de montrer la collusion de la police, des riches capitalistes et des voyous. Mais les temps changent : jadis, le héros, comme le détective de Dashiell Hammett dans La moisson rouge finissait par éradiquer la corruption et punir les méchants. Dans L.A. Confidential, les héros éliminent les tueurs mais sont contraints à taire la vérité et sauver la mise des politiciens pourris. Même dans le polar, on renonce à faire triompher le bien. Plus d’Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias !
Le système politique américain favorise institutionnellement cet accaparement de la démocratie par les classes dirigeantes. Paradoxalement, c’est l’extrême répartition des pouvoirs dans le système fédéral qui assure la main-mise de la classe dirigeante et la stabilité d’un ordre social qui leur soit favorable. Ainsi le caractère fédéral de l’État conduit à un système électoral à deux niveaux pour l’Union. Tocqueville faisait déjà remarquer que ce système avait les mêmes effets qu’un scrutin censitaire. Il permettait d’éviter que la plèbe ne s’empare du pouvoir. Le Sénat, à raison de deux sénateurs par État, quelle que soit sa population,[12] exprime parfaitement la dimension aristocratique de la démocratie américaine, alors que la chambre des représentants, élue de la population est plus perméable à l’influence des « basses classes ».
En bas, la démocratie américaine paraît très démocratique. Les citoyens sont régulièrement appelés à voter sur les questions qui concernent la ville ou le comté. Ceux qui ont fait de la « démocratie participative » leur nouveau point de ralliement devaient aller la voir en pratique dans les collectivités locales des États-Unis. Mais l’extrême dispersion du pouvoir politique combinée avec la forte concentration et structuration du pouvoir économique permet la sélection d’une élite dirigeante représentant très exactement la mince couche du grand capital états-unien. C’est très clair si on étudie les cercles dirigeants républicains où le pétro-business joue un rôle clé. Mais les « démocrates » sont eux aussi des oligarques. La différence entre démocrates et républicains est essentiellement une différence de clientèle – un terme qu’il faut prendre ici au sens qu’il avait chez les Romains – les démocrates s’étant spécialisés dans les minorités ethniques et les chefs syndicalistes, les républicains s’étant assurés le quasi monopole des évangélistes et des religieux obscurantistes plus ou moins fanatiques qui sont paradoxalement si nombreux dans ce pays de la science et de la technique toutes-puissantes.
Les patriciens protestants qui ont inventé les États-Unis ne manquaient pas de génie. Ils ont trouvé une formule politique qui immunisera leur pays non seulement contre les crises politiques à répétition qu’ont connues les républiques parlementaires européennes mais aussi contre tout changement et contre toute irruption du peuple sur la scène politique où se joue son destin.
Marx et Engels, sur leurs vieux jours en étaient arrivés à l’idée que la conquête du suffrage universel par une classe ouvrière devenue numériquement majoritaire dans les pays capitalistes avancés donnerait presque naturellement le pouvoir aux partis socialistes et communistes « à l’ancienne » – c'est-à-dire dans le sens que ces termes avant la révolution russe. Dès lors que les ouvriers gagnèrent le droit de vote, il semblait que le parlementarisme anglais pouvait devenir l’instrument d’un parti du travail pour imposer des lois conformes à leurs intérêts de classe. De fait, même si le Labour Party n’a jamais eu l’intention de transformer radicalement la société britannique, sa venue régulière au pouvoir a imposé des transformations sociales importantes. Il a fallu la contre-révolution thatchérienne pour commencer à démanteler l’édifice de l’État social construit par Attlee en 1945.
Mais ce sont les États-Unis qui, selon les fondateurs du communisme moderne, devaient fournir le modèle d’un passage pacifique au socialisme, et ce parce que l’appareil d’État central y était plus faible et la démocratie plus profondément enracinée dans les pratiques populaires. Pourtant, ce n’est pas aux États-Unis mais en Europe que les ouvriers réussirent le mieux à transformer l’État, pour partie,  dans le sens que dessinaient Marx et Engels. En France, en Italie, en Allemagne, en Scandinavie, les « partis ouvriers », soit directement, soit par la menace qu’ils faisaient peser sur les « partis bourgeois », ont réussi pendant plusieurs décennies à représenter la possibilité sinon d’une alternative sociale radicale du moins d’une autre logique que celle du mode de production capitaliste. Les classes dirigeantes des États-Unis n’ont jamais eu à affronter des conjonctures aussi désagréables. Leur constitution les en a protégés.
Il paraît que les États-Unis sont la plus ancienne démocratie. C’est évidemment un premier mensonge : Athènes fut démocratique deux mille ans avant les treize États. Ces deux démocraties ont d’ailleurs une particularité commune, celle de reposer sur l’esclavage[13]. Si les pères fondateurs qui se réunissent à Philadelphie en 1787 ne sont pas des esclavagistes, mais des apôtres de la religion du progrès qui éliminera progressivement les restes d’un passé barbare, la Constitution américaine, cependant, respecte scrupuleusement l’esclavage.
Ainsi, elle interdit au congrès d’intervenir dans le commerce des esclaves pour une période de vingt ans et requiert qu’il mate les rébellions. Les États non esclavagistes s’engagent à renvoyer les fuyards dans leur État d’origine et les esclaves ne peuvent avoir recours à la Cour Suprême. Le principe d’égale représentation des États au Sénat est d’abord adopté en vue de garantir la défense des propriétaires d’esclaves qui contrôlent les États du Sud. Grâce au droit de veto, le Sénat est de fait soumis à ces propriétaires d’esclaves également dans le domaine de la politique étrangère et de la justice fédérale.
Bâtie sur un fondement aussi douteux, la Constitution américaine a été transformée en objet de foi intouchable, afin de protéger un « système constitutionnel fondamentalement irrationnel de toute analyse critique » (Daniel Lazare). C’est pourquoi la Constitution ne peut pratiquement pas être changée tant la moindre modification nécessite de procédures complexes soutenues par une quasi unanimité. Le résultat est connu : un système bloqué qui garantit la domination sans partage d’une mince oligarchie – qui se reproduit éventuellement par cooptation mais prend de plus en plus souvent les voies héréditaires : les Bush sont loin d’être une exception dans la caste dirigeante.  Mais c’est aussi un système qui reste, selon l’expression de Daniel Lazare « un cauchemar d’inefficacité baroque », avec la multiplication des commissions et comités élus, et les différences législatives importantes d’un État à l’autre. En pratique, le pouvoir appartient à ceux qui ont les moyens d’intervenir dans tous ces échelons d’administratifs et politiques, d’y recruter des hommes des partisans, d’y placer des hommes de paille. La démocratie tient beaucoup du « féodalisme bureaucratique » avec sa pyramide de barons et de seigneurs. L’épisode de l’élection de l’acteur culturiste Arnold Schwarzenegger comme gouverneur de l’État de Californie est révélateur. Le gouverneur démocrate qui venait d’être réélu a été destitué à la suite d’une pétition demandant sa révocation, une pétition lancée par quelques notables très riches et très influents qui voulaient se débarrasser des programmes sociaux coûteux que le gouvernement démocrate avait développé notamment en direction des immigrés chicanos. « Schwarzy », qui pourtant ne figure pas parmi les républicains les plus droitiers, s’est engagé dans une campagne démagogique assez répugnante pour passer le balai dans les programmes sociaux et, ayant lui-même épousé une Kennedy, il a reçu le soutien du clan Kennedy, réputé démocrate.
Parmi les caractéristiques de l’État prolétarien qui devait conduire au socialisme, Marx en donnait deux très importantes : 1° l’État à bon marché et 2° des députés élus et révocables par le peuple. Le révocation du gouverneur démocrate Gray Davis accomplit la deuxième partie du programme et la campagne de Schwarzenegger visait la première partie. Évidemment, le vieux Marx ne voyaient pas les choses comme ça. Mais, comme le craignaient déjà les auteurs classiques, la distance entre démocratie et démagogie, entre peuple et populace, est peut-être plus courte qu’on ne le croit.
La constitution ne pouvait suffire. Classe dominante sûre d’elle-même, émancipée de toute complexe moral à l’égard de la puissance de l’argent, sans le moindre sentiment de ce que pouvait vouloir dire la formule « noblesse oblige »,cupide avec une naïveté presque touchante, et liée aux gens de sac et de corde qui partaient à l’assaut de la frontière, avec comme seul précepte que le meilleur ami de l’homme est son revolver, la bourgeoisie US ne s’est jamais embarrassée de considérations démocratiques dès lors que les intérêts du capital étaient en jeu. Lénine, moins naïf que Marx et Engels, faisait remarquer que les États les plus démocratiques sont aussi ceux qui sont les plus proches de la guerre civile. La bourgeoisie US a mené avec une constance remarquable une guerre civile permanente contre sa propre classe ouvrière. Des martyrs de Haymarket à Chicago en 1886 à Sacco et Venzeti, des méthodes de corruption et de l’utilisation de la mafia à celle des agences de sécurité privées ou FBI contre le syndicalisme en passant par une justice aux ordres embastillant dès qu’il le fallait les « éléments dangereux », toute l’histoire sociale de ce pays contredit violemment la légende de l’Amérique démocratique soucieuse des droits individuels. Une légende que les benêts appointés qui forment le gros de l’intelligentsia européenne reprennent aujourd’hui avec d’autant plus d’acharnement qu’ils furent souvent les thuriféraires de Staline, Mao ou Enver Hodja dans la période antérieure … et doivent avoir beaucoup à se faire pardonner.
Domenico Losurdo[14] donne un exemple comparatif très parlant. L’Allemagne impériale en pleine première guerre mondiale condamne le socialisme internationaliste Karl Liebknecht à deux ans et demi de prison après l’avoir laissé utiliser pendant un certain temps la tribune du Parlement pour dénoncer la guerre. En 1918, Eugen Debbs, le dirigeant des socialistes américains, qui avait connu la prison pour avoir apporté son soutien un grève des transports, se voit infligé dix ans de prison pour un discours contre la guerre. Entre la « démocratique » Amérique et l’Allemagne du Kaiser, le grand prix des libertés civiles ne va pas aux donneurs de leçons patentés.
La répression contre le mouvement ouvrier et syndical au XIXe et au XXe siècle a été bien plus systématique et bien plus violente aux États-Unis que dans tous les pays européens s on excepte la période fasciste et nazie en Allemagne et en Italie. La reconnaissance du syndicalisme sous le « new deal » apparaît comme un évènement exceptionnel et si le syndicalisme a pu se développer jusqu’aux années 70, c’est peut-être parce qu’il s’agissait d’un syndicalisme très largement domestiqué, lié organiquement aux partis au pouvoir, voire investi par la mafia, en tout cas un syndicalisme qui jamais ne met en cause le capitalisme en tant que système social. Il suffit de rappeler la manière dont le FBI et les chef mafieux se sont unis dans l’immédiat après-guerre pour expulser les trotskistes américains de l’AFL-CIO et de leur travail.
L’ère Reagan a commencé par une attaque brutale contre le syndicalisme avec le licenciement de dix mille contrôleurs aériens en grève. Les suivants se le sont tenu pour dit. Aujourd’hui, de nombreuses firmes font leur publicité auprès des investisseurs en garantissant qu’elles sont « union free », « libres de syndicats ». Encore récemment, l’administration Bush utilisait la bonne vieille loi Taft-Hartley de 1947 pour briser des grèves dans les compagnies aériennes. Même les syndicats aux ordres – car les dirigeants de l’AFL-CIO sont des agents de la classe dominante – sont intolérables au patronat états-unien, car ces syndicats aux ordres ne peuvent garder leur emprise sur les travailleurs organisés qu’en négociant des accords d’entreprise qui offrent un minimum de protection sociale et de garanties salariales aux travailleurs. Le gouvernement, « as usual », apporte un soutien sans réserve aux patrons. Les tracasseries administratives se multiplient. Ainsi : « Alors que la Maison Blanche s’était opposée bec et ongles à toute nouvelle réglementation sur l’air, la qualité de l’eau ou l’hygiène alimentaire en invoquant son aversion pour la bureaucratie et la paperasse, en décembre dernier le ministère du travail a adopté plusieurs décrets obligeant les syndicats à détailler chacune de leurs dépenses supérieures à 2 000 dollars engagées lors d’une campagne de recrutement, d’une grève, ou d’une action de type parlementaire ou politique. Une disposition pareille constitue un cauchemar qui va accabler un peu plus leurs permanents déjà encombrés de formalités administratives beaucoup plus lourdes qu’en Europe. »[15]
Le « Patriot Act » et l’offensive de Bush contre les libertés civiles au motif de lutte contre le terrorisme n’arrangent évidemment pas la situation. L’acteur Tim Robbins dénonçait le 15 avril 2003 « le climat de peur qui règne sur la nation. » Le grand philosophe du droit Ronald Dworkin ne cesse de dénoncer la régression des libertés fondamentales. Selon lui, l’administration Bush « a violé ou ignoré de nombreux droits et libertés fondamentaux et nous devons maintenant déplorer que le caractère de notre société change pour le pire. »[16] Il ajoute : « L’administration a très largement étendu et la surveillance des individus privés et la collecte des données les concernant. Elle détient des centaines et des centaines de prisonniers, parmi lesquels de nombreux citoyens américains, mis au secret indéfiniment, sans charges et sans possibilité d’accéder à un avocat. Elle menace d’exécuter certains de ces prisonniers après des procès devant un tribunal militaire spécial où les procédures de défense protégeant les innocents contre une condamnation ne sont pas valables. » Ajoutons qu’après de nombreux recours intentés par les défenseurs des droits de l’homme, la Cour Suprême, à majorité très conservatrice, a donné raison à l’administration Bush. Comme la cour suprême est l’instance qui dit le droit en dernière analyse et réforme la Constitution, cette décision constitue donc la liquidation officielle, constitutionnelle, de ce grand principe de l’habeas corpus qui faisait la fierté des Anglo-saxons.
La description que donne ici Dworkin est typiquement celle des régimes autoritaires et non celle d’une démocratie. Mais il est vrai que ces remarques ne peuvent ébranler la caste dirigeante des États-Unis : la « démocratie » US ne peut pas être jugée au nom d’une norme extérieure puisqu’elle est elle-même la norme. Les libertés civiles en général sont les libertés civiles US, les droits de l’homme et du citoyen sont les droits de l’homme et du citoyen américain et la démocratie, c’est le régime politique des États-Unis. C’est cela la « manifest destinity » états-unienne !
Jusqu’à présent nous n’avons considéré la « démocratie états-unienne » que du point de vue intérieur. Sur l’arène internationale la « manifest destinity » n’est rien d’autre que la politique de puissance la plus cynique. Une politique où tous les coups sont permis y compris ceux qui finissent par se retourner contre leurs auteurs. Soucieux de protéger la vie de leurs boys, les dirigeants états-unien sont beaucoup moins regardant quand il s’agit de celle des populations civiles qui ont le malheur de bénéficier de leur attention vigilante. 47.000 GI’s tués au Vietnam mais plus de un million de Vietnamiens. Le décompte est d’ailleurs difficile car les bombes défoliantes continuent de faire des victimes par milliers. Dans ce qu’ils considèrent depuis toujours comme leur « arrière-cour », les États-Unis ont soutenu tous les coups d’État les plus sanglants, les défenseurs attitrés de la « démocratie » se sont spécialisés dans la formation professionnelle des tortionnaires et il suffit d’écouter, encore aujourd’hui,  cet assassin brutal et dépourvu de tout sens moral qu’est Kissinger pour se rendre compte que ces gens-là n’ont rien oublié et rien appris et sont prêts à recommencer dès que l’occasion s’y prête. Pour les milliers de morts du Chili, l’assassinat d’Allende, les dizaines de milliers de prisonniers et disparus, pas une fois le prix de Nobel de la paix n’a manifesté le moindre remords.
Le plus remarquable cependant est l’alliance historique nouée par les États-Unis avec l’islam le plus réactionnaire. On sait que tout à commencé par la rencontre en Méditerranée, le 14 mai 1945, entre Roosevelt et Ibn Saoud, une rencontre qui scellera les accords dits du « Quincy » – du nom du vaisseau de guerre sur lequel Roosevelt avait pris place. Curieuse alliance que celle qui unit le patricien éclairé qu’est Roosevelt et le représentant d’un régime qui applique la charia sous sa forme la plus brutale – lapidation des femmes soupçonnées d’adultère, main coupée aux voleurs et encore tout récemment exécution des homosexuels. La raison de cette alliance est pétrolière d’abord, géopolitique ensuite : les États-Unis profitent de la guerre pour évincer les Anglais de leurs principales positions en Asie et au Moyen Orient.
Mais le cynisme de grande puissance n’explique pas tout. Rendons           aux thuriféraires de Washington ce qui leur revient : quand ils affirment que les dirigeants de la Maison Blanche agissent par conviction et non par calcul cupide, ils ont en partie raison. Il y a entre les fanatiques Wahhabites et les descendants des puritains anglo-saxons quelques connivences dans l’attitude à l’égard du monde profane des mécréants. Bush succède à Clinton et la plus grave crise que ce dernier ait eu à affronter ne concerne ni les affaires sociales, ni la situation internationale, mais, comme le dit Philip Roth, l’affaire de la turlute. Dans « La tache », l’un des plus puissants romanciers américains contemporains résume ainsi la situation :
« Non, si vous n'avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c'est que l'indignation vertueuse. L'éditorialiste William F. Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes : « Du temps d'Abélard, on savait empêcher le coupable de recommencer », insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président (ce qu'il appelait ailleurs son « incontinence charnelle ») la destitution, punition anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l'avoir épousée. La nostalgie nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l'incontinence, ne s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d'une gratification financière propre à susciter les bonnes volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.
En Amérique, cet été-là a vu le retour de la nausée ; ce furent des plaisanteries incessantes, des spéculations, des théories, une outrance incessantes ; l'obligation morale d'expliquer les réalités de la vie d'adulte aux enfants fut abrogée au profit d'une politique de maintien de toutes les illusions sur la vie adulte ; la petitesse des gens fut accablante au-delà de tout ; un démon venait de rompre ses chaînes, et, dans les deux camps, les gens se demandaient : « Mais quelle folie nous saisit ? » ; le matin, au réveil, les femmes comme les hommes découvraient que pendant la nuit, le sommeil les ayant affranchis de l'envie et du dégoût, ils avaient rêvé de l'effronterie de Bill Clinton. J'avais rêvé moi-même d'une banderole géante, tendue d'un bout à l'autre de la Maison-Blanche comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo, et qui proclamait « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN ». Ce fut l'été où, pour la millionième fois, la pagaille, le chaos, le vandalisme moral prirent le pas sur l'idéologie d'untel et la moralité de tel autre. Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une fois de plus l'Amérique. »
On ne saurait mieux exposer un des traits fondamentaux de l’esprit états-unien et, comme d’habitude, le romancier surpasse infiniment le spécialiste en sciences politiques ou le journaliste spécialisé. En comparant la chasse à Bill et aux gâteries que lui prodigua la nommé Monica aux fatwas de Khomeiny contre Rushdie et en montrant que cet esprit impitoyable et ce fanatisme sont un des traits propres de la mentalité du « nouveau monde », Roth nous aide à comprendre pourquoi le paradis de la démocratie d’accorde si bien avec l’une des plus obscurantistes et des plus impitoyables tyrannies encore debout. « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN » : on ne devrait jamais oublier que le fanatisme religieux ignore ce qu’est une être humain. Mais si on admet, en outre, que ce fanatisme religieux est une des composantes – pas la seule mais une des composantes – de la démocratie en Amérique, on comprend alors sur quelles contradictions formidables elle repose et pourquoi elle est toujours si prêt du « retour de la nausée ».[17]
Qu’on nous comprenne bien : nous savons que les États-Unis ne se réduisent pas à cela. Le fantôme de la liberté y rode encore et hante sans doute les nuits des médiocres apprentis tyrans de la  Maison Blanche. La culture de ce pays a produit et produit encore tellement mieux que les navets hollywoodiens ; les philosophes et les artistes s’inscrivent dans leur grande majorité dans le grand courant de l’émancipation démocratique. De Rawls à Chomsky et Dworkin, les esprits libres ne manquent pas, dans les pas de qui nous allons souvent mettre les nôtres. C’est encore aux États-Unis  peut-être que la discussion sur l’égalité, les rapports de propriété, les modèles du socialisme reste la plus vive. Et si on réussi à échapper au tapis de bombes des majors du cinéma et à leurs produits stéréotypés et surchargés d’effets spéciaux, il est encore très facile d’aller deux heures dans une salle obscure se laisser prendre par ce cinéma intelligent qui, à l’instar des meilleurs romanciers d’outre-Atlantique ignore la coupure entre la culture savante et la culture populaire et ressemble comme un frère (et souvent un grand frère) au meilleur du cinéma italien, français ou anglais.
Nous savons aussi qu’il y a aux États-Unis un mouvement ouvrier ancien et expérimenté, que les traditions démocratiques sont vivaces et que nombreux sont ceux qui continuent à « prendre les droits au sérieux »[18]
C’est pourquoi la crise de la démocratie états-unienne est si grave : d’une histoire si contrastée où le pire a toujours côtoyé le meilleur, il est à craindre que le pire ne soit en train de prendre le dessus alors que les années 60 et 70 laissaient entrevoir le meilleur – si on était prédisposé à l’optimisme…
Les plus clairvoyant des intellectuels américains le savent et le disent : le renforcement des tendances impérialistes à l’extérieur menace directement la démocratie à l’intérieur. Paul Krugman, Norman Mailer, ou Ronald Dworkin répètent que cette évolution ruine les traditions démocratiques libérales auxquelles ils sont attachés. Inversement, nous savons, nous, que l’involution anti-démocratique renforce la tentation hégémoniste de « l’hyper-puissance ». Le sort de la démocratie en Amérique est donc notre affaire. Les libéraux, les radicaux et le mouvement ouvrier aux États-Unis doivent compter sur la solidarité des républicains socialistes et des défenseurs de la liberté et du droit des peuples dans le monde entier, mais au premier chef en Europe. Ce qui nous demande de balayer devant notre porte et de passer nos propres conceptions et pratiques de la démocratie au feu de la critique. Ce qui sera l’objet des chapitres suivants.

Fin de trajectoire du bonapartisme

La France des « deux cents familles » est de retour. À voir, en effet, l’orientation suivie par la caste dirigeante en France, on a l’impression que le film de l’histoire tourne à l’envers. Issu d’un invraisemblable carambolage électoral, le gouvernement Chirac-Raffarin se pose ouvertement comme le gouvernement des riches, par les riches et pour les riches. Non seulement les liens étroits rattachent souvent les ministres aux milieux d’affaire, mais encore chaque loi semble être écrite sous la dictée du MEDEF. Baisse de l’impôt sur le revenu, démantèlement systématique de « l’État social » construit à la Libération, retour en force des défenseurs de « la loi et l’ordre »[19] : c’est une combinaison que la France n’avait pas connue depuis longtemps, pour tout dire depuis Pétain. Il y a eu des gouvernements peu éclairés en matière de mœurs – le gaullisme classique ne brillait pas pour son ouverture d’esprit – et très répressifs – qu’on se souvienne des gouvernements de la guerre d’Algérie ou du ministère Marcellin – mais ces gouvernements se situaient à l’intérieur du compromis social issu du Conseil National de la Résistance. Pompidou lui-même exaltait le modèle social-démocrate suédois et un certain Chirac, Premier ministre de Giscard se réclamait du « travaillisme à la française ». Quant à Giscard, il abolissait la censure et procédait à un toilettage « sociétal » vigoureux de notre système législatif, prenant en compte nombre de revendications issues de mai 68. Comment a-t-on pu en arriver où nous en sommes avec le gouvernement Raffarin, à un tel degré de régression dans tous les domaines essentiels qui concernent la vie en société. La question nous renvoie à la crise des institutions et au pourrissement de la 5ème République sur pieds.
Alors que les élections présidentielles constituent dans le cadre de nos institutions l’événement politique majeur, celles du 21 avril 2002 ont révélé toute la faiblesse et la perversité atteints par le système, ont mis au grand jour la crise politique et institutionnelle dont la démocratie est une des victimes annoncées, ont donné la pleine dimension d’une crise d’ensemble qui fabrique des individus déboussolés de plus en plus dépolitisés et qui détruit tout cadre de participation à la vie publique. Le plébiscite du second tour démontre à l’envi le caractère pervers des institutions : le peuple, contraint par la mécanique du scrutin présidentiel à s’en remettre à un sauveur suprême et à renoncer à son pouvoir politique propre, n’a eu comme seul choix que "l’escroc" pour battre le "facho".


[1] Voir Après l’Empire, éditions Gallimard, 2002.
[2] On revient plus loin sur ce fameux danger Le Pen, servi à toutes les sauces depuis plus de deux décennies.
[3] La grande opération de nettoyage de la corruption lancée par un groupe de juges dans les années 80/90 s’est appelée « mani pulite », littéralement « mains nettoyées »
[4] Par analogie avec la « corn belt », la « ceinture du grain » qui désigne les grandes plaines céréalières des États-Unis.
[5] Lancé dans la foulée des mouvements de novembre/décembre 1995, « l’appel des économistes contre la pensée unique » regroupant environ 300 universitaires visait à casser le consensus néolibéral.
[6] Un groupe de jeunes normaliens qui ont d’abord lancé une pétition contre un enseignement des sciences économiques essentiellement fondé sur la modélisation mathématique. Sous le titre « Les éconoclastes », ils ont ensuite publié un pamphlet percutant contre les idées reçues en économie.
[7] Dans la typologie de la philosophie antique (Platon, Aristote), l’oligarchie est le gouvernement du petit nombre
[8] Sous cette étiquette, on classera, par exemple, tous les groupes qui se réclament plus ou moins de la pensée de Toni Negri, telle qu’elle a été popularisée dans Empire.
[9] Les citoyens élisent, par État, des grands électeurs porteurs d’un mandat pour l’un ou l’autre des candidats.
[10] Raymond Aron s’en était pris aux « marxismes imaginaires ». Un panorama des Tocqueville imaginaires serait une utile contribution à l’historiographie des idées contemporaines.
[11] Abraham Lincoln : discours de Gettysburg, 19 nov. 1863.
[12] Les États peu peuplés comme les petits États de la nouvelle Angleterre ou ceux des Montagnes Rocheuses ont chacun autant de sénateurs que les 35 millions d’habitants de la Californie.
[13] Voir Daniel Lazare: America The undemocratic, New Left Review n°232/1998.
[14] In Democrazia o bonapartismo
[15] L’État américain engagé contre les syndicats, par Rick Fantasia et Kim Voss, « Le Monde Diplomatique », juillet 2003.
[16] New York Review of Books – Nov. 2003, vol.50, n°17
[17] Pour comprendre, les États-Unis d’aujourd’hui il faut aussi lire « J’ai épousé un communiste » et la « Pastorale américaine », les deux autres romans de la trilogie de Roth, le premier traitant de maccarthysme et le second de la période du Vietnam et de la révolte des campus.
[18] Pour reprendre le titre – Taking rights seriously – d’un ouvrage de Ronald Dworkin.
[19] y compris l’ordre moral.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...