D’une impossible définition
Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue ?(Aragon)
Si on s’interroge sur le sens de la recherche du bonheur, il est
préférable de commencer par définir le bonheur lui-même. On lance un avis de
recherche, il faut commencer par le portrait-robot. Le mot est si chargé,
chacun y a investi tant de significations différentes… Le bon vieux
dictionnaire de philosophie de Lalande ne consacre au bonheur que quelques
lignes et repère trois sens différents : A) chance favorable ; B)
état de satisfaction complète qui remplit toute la conscience ; C)
satisfaction de toutes nos inclinations. Rien de plus que Littré. Plus disert
le Larousse de la philosophie (2003) y consacre sept pages. C’est que, si le
malheur est assez facile à identifier, la définition du bonheur fuit dès qu’on
s’en approche.
Problématique bonheur
On ne peut pas même recourir à l’expérience : les gens
heureux n’ont pas d’histoire, dit-on. Ils n’ont rien à raconter. Les
philosophes ne nous sont guère plus utiles. Ils se disputent sur la question de
savoir en quoi réside le bonheur. Les uns le mettent dans le plaisir, les
autres dans la vertu ou la liberté, d’autres encore dans le plaisir que l’on
éprouve à la pratique vertueuse, et ensuite ils se disputent sur la définition
du plaisir ou sur celle de la vertu.
Si on interroge des individus pris au hasard, comme pour un
sondage, on obtiendra du bonheur des définitions d’une platitude insondable,
des définitions dont tout le monde sait qu’elle ne définissent pas le
bonheur : on veut être heureux en famille, mais la famille n’est pas
heureuse en elle-même. Elle peut même être l’enfer : « familles, je vous
hais », disait Nathaniel dans Les nourritures terrestres. On veut
être heureux dans son métier, mais le métier n’est jamais qu’un moyen pour se
procurer ce qu’on considère, à tort ou à raison, comme les conditions du
bonheur. Dans le travail, le maximum de bonheur que la plupart des gens peuvent
espérer, c’est de n’être pas trop malheureux. On peut espérer être heureux en
amour, ou, comme Alexis dans Le chercheur d’or, être heureux dans la
recherche du trésor du corsaire. Mais il s’agit toujours d’être heureux en
quelque chose, d’être heureux sous une certaine modalité, mais jamais d’être
heureux tout court. C’est un bonheur toujours relatif à quelque chose qui n’est
pas lui.
Le bonheur, si on suit l’étymologie, n’est pas autre chose que la
bonne fortune : l’heur, c’est la chance, le hasard qui vient modifier le
cours nécessaire et prévisible des choses, un coup caché du destin. De ce
côté-là non plus, nous n’aurons pas de définition satisfaisante du bonheur. La
bonne fortune, c’est un heureux hasard, un événement fortuit qui vient d’un seul
coup favoriser nos desseins. « Au petit bonheur, la chance » :
le chance n’est donc qu’un petit bonheur, un bonheur contingent. Pas le
bonheur, le grand bonheur, durable, et mérité parce que correspondant à ce que
nous sommes par essence. Mais nous entendons par bonheur, non pas ce que nous
dit l’étymologie mais bien plutôt ce que les philosophes de l’Antiquité
désignaient comme « la vie bonne », la vie la plus conforme à la
nature humaine, celle dans laquelle nous atteignons le « Souverain
Bien », le « summum bonum » des Latins.
Valeur instrumentale
et valeur intrinsèque
Mais il n’est guère plus facile de définir le bon en soi, le bien
en soi, que le bonheur. Ce qui est bon
l’est parce qu’il est bon à quelque chose. X est bon pour Y ;
l’exercice physique est bon pour la santé ; l’homme charitable est bon
pour les miséreux. Nous souhaitons la santé parce qu’elle est bonne pour nous
et toutes ces choses qui sont bonnes pour nous constituent des biens. Quant au
bien, il est le plus souvent un mode de l’action. Ce plombier travaille
bien : le robinet ne recommence pas à fuir dès qu’il a tourné les
talons ! Mais le perceur de coffres-forts travaille bien, lui aussi, s’il
réussit habilement à percer les coffres-forts réputés inviolables ! Le bien
n’est bien que relativement à une fin.
Les philosophes distinguent souvent ce qui a une valeur
instrumentale de ce qui possède une valeur intrinsèque. Ce qui a une valeur
instrumentale, c’est ce qui n’est bon qu’en tant qu’il est un moyen en vue
d’une fin : un bon stratège n’est bon qu’en tant qu’il permet de remporter
la victoire, mais cela ne dit rien de la valeur de la guerre ou des vertus
guerrières d’une nation. Ce qui possède une valeur intrinsèque est au contraire
quelque chose qui n’est choisi pour lui-même.
Pour le marchand d’art, un tableau de maître a une valeur marchande,
c'est-à-dire instrumentale, car il est un moyen de gagner de l’argent. Pour
l’amateur, ce tableau a une valeur intrinsèque, il vaut par lui-même,
indépendamment de toute autre fin.
Y a-t-il de
l’absolument bon ?
Mais cette distinction reste problématique. Seule la bonne volonté
est véritablement bonne, dit Kant.
« Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas
ses oeuvres ou ses succès, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but
proposé, c'est seulement le vouloir ; c'est-à-dire que c'est en soi qu'elle est
bonne ; et, considérée en elle‑même, elle doit sans comparaison être estimée
bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en
faveur de quelque inclination et même, si l'on veut, de la somme de toutes les
inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort ou par
l'avare dotation d'une nature marâtre, cette volonté serait complètement
dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors thème que dans son
plus grand effort, elle ne réussirait à rien ;
alors même qu'il ne resterait que la bonne volonté toute seule (je
comprends par là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple voeu, mais
l'appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n'en brillerait pas
moins, ainsi qu'un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi
sa valeur tout entière. L'utilité ou l'inutilité ne peut en rien accroître ou
diminuer cette valeur. »
[1]
L’inconditionné résiderait ainsi dans la valeur morale, seule
valeur véritablement intrinsèque. Mais Kant sépare nettement la morale du
bonheur, l’idée de « bonheur moral étant, selon lui, une contradiction
dans les termes. De plus, même ce caractère absolu de la valeur morale mérite
d’être questionné. Si la bonne volonté est absolument bonne, indépendamment de
ses effets, de la réussite ou de l’échec de l’action, n’est-ce parce qu’il est
nécessaire de faire briller d’un éclat tout particulier l’action accomplie uniquement par devoir,
l’action absolument désintéressée ? La conscience morale dont Kant fait la
théorie n’est-elle pas autre chose que l’intériorisation dans le
« sur-moi » des contraintes sociales, c’est-à-dire de ce qui est bon
pour la vie sociale dans son ensemble et qui, au premier chef, ne nous semble
pas bon pour nous ? Si les individus étaient incapables d’agir seulement
par devoir, indépendamment de leur espoir de réussir et des avantages de
l’action, la vie sociale ne serait sans doute pas possible. Ainsi, ce qui nous
semble avoir une valeur absolue – l’action morale – pourrait bien n’avoir de
valeur que relativement à un impératif plus élevé, celui du maintien de la vie
sociale, condition même de l’existence de l’espèce humaine.
Y a-t-il un souverain
bien?
De la même manière, il semble bien que tout ce que nous pourrions
élever au rang de souverain bien tombe dans les mêmes apories. Il y a des biens
désirables par eux-mêmes et des biens qui ne sont que des moyens d’atteindre
ces biens désirables par eux-mêmes. Ainsi la bonne santé est-elle désirable par
elle-même et l’exercice physique est un moyen de la bonne santé. Personne ne
voudrait être en mauvaise santé et on ne pourrait guère se dire heureux étant
malade. Mais la bonne santé n’est pas le bonheur. On peut être en bonne santé
et malheureux comme les pierres. On peut inclure la santé dans la liste des
ingrédients du bonheur mais les faits divers sont pleins d’histoires de gens
qui « avaient tout pour être heureux » mais deviennent dépressifs, font
le malheur de leur entourage ou se donnent la mort.
Les définitions classiques du bonheur sont tout aussi fragiles. Le
bonheur réside dans le plaisir disent les hédonistes. Mais pour les épicuriens,
le plaisir est surtout négatif, il consiste en l’absence de trouble, et
finalement tout plaisir n’est pas un bien. La jouissance temporaire d’un bien
peut conduire à un mal durable. Si le plaisir commence par le ventre, le
véritable bien épicurien réside dans l’amitié et une vie honnête. Ainsi le
souverain bien n’est-il pas souverain. Les cyrénaïques, disciples d’Aristippe
de Cyrène, refusent les distinctions subtiles des disciples d’Épicure. Même les
« plaisirs honteux » sont des biens, disent-ils. Pourtant le sage
doit s’abstenir des plaisirs honteux. C’est donc qu’il y a quelque chose de
supérieur au plaisir qui sépare les plaisirs honteux des autres plaisirs.
Il n’en va pas beaucoup mieux avec les définitions stoïciennes qui
font résider le bien suprême dans la vertu. Épictète, Marc-Aurèle et Sénèque
nous enseignent peut-être à supporter le malheur d’une âme égale. Ils
enseignent comment se libérer de la crainte et de la crainte suprême qu’est
celle de la mort. Philosophie pour les temps difficiles, le stoïcisme peut
difficilement passer pour une philosophie du bonheur.
Ainsi Kant pourrait bien avoir raison qui affirme que « le
concept du bonheur est un concept si indéterminé que malgré le désir qu’a tout
homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis
et cohérents ce que véritablement il désire et veut. »
Passé et futur. De l’âge d’or à l’avenir radieux
Peut-être la seule définition possible du bonheur est-elle
temporelle. Le bonheur n’est jamais présent – puisque le présent n’est qu’un
presque rien, la fine pointe entre le passé et l’avenir. Le bonheur est passé
ou à avenir. Il est dans l’espérance ou dans la nostalgie. Le retour en arrière
ou la projection en avant semblent être les deux voies d’accès au bonheur.
Au commencement était
le bonheur
Tout commence par l’âge d’or. L’homme n’est pas heureux. Les jours
présents sont dans le souci – dans le meilleur des cas – souvent dans le
malheur. Untel peut-être heureux, mais c’est l’exception. Les hommes, en
général, ne le sont pas. Comment savent-ils qu’ils ne le sont pas ? Pour savoir
qu’on est malheureux, il faut avoir une idée du bonheur et celle-ci se trouve
dans les récits des temps anciens.
L’âge d’or
L’âge d’or, dans la mythologie gréco-latine est le premier temps
des hommes, le temps heureux par excellence. Voici comme Ovide le décrit:
Alors les hommes gardaient volontairement la justice et suivaient
la vertu sans effort. Ils ne connaissaient ni la crainte, ni les supplices ;
des lois menaçantes n'étaient point gravées sur des tables d'airain ; on ne
voyait pas des coupables tremblants redouter les regards de leurs juges, et la
sûreté commune être l'ouvrage des magistrats. Les pins abattus sur les
montagnes n'étaient pas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages
inconnues. Les mortels ne connaissaient d'autres rivages que ceux qui les
avaient vus naître. Les cités n'étaient défendues ni par des fossés profonds ni
par des remparts. On ignorait et la trompette guerrière et l'airain courbé du
clairon. On ne portait ni casque, ni épée ; et ce n'étaient pas les soldats et
les armes qui assuraient le repos des nations. La terre, sans être sollicitée
par le fer, ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait tout
d'elle-même. L'homme, satisfait des aliments que la nature lui offrait sans
effort, cueillait les fruits de l'arbousier et du cornouiller, la fraise des
montagnes, la mûre sauvage qui croît sur la ronce épineuse, et le gland qui
tombait de l'arbre de Jupiter. C'était alors le règne d'un printemps éternel.
Les doux zéphyrs, de leurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans
semence. La terre, sans le secours de la charrue, produisait d'elle-même
d'abondantes moissons. Dans les campagnes s'épanchaient des fontaines de lait,
des fleuves de nectar ; et de l'écorce des chênes, le miel distillait en bienfaisante
rosée. (Ovide, Métamorphoses, livre I, 90-112)
Harmonie de l’homme et de la nature, d’une nature généreuse qui
dispense du travail ; harmonie de l’homme avec lui-même – il n’y a pas de
guerre et nul besoin de se défendre : nous avons là quelques-uns des
traits essentiels de la définition commune du bonheur. Mais ce bonheur est
derrière-nous, il est propre à la jeunesse du monde. Car l’âge d’or va céder la
place à l’âge d’argent, celui de la domination de Jupiter (ou de Zeus). Il est
le créateur du temps : à l’éternel printemps, vont succéder les quatre
saisons, où l’homme va devoir se protéger du froid ou des chaleurs de l’été, où
il lui faudra travailler pour se nourrir. Puis vient l’âge d’airain où la
guerre s’empare du coeur des hommes. Et
c’est enfin l’âge de fer, celui où « Tous les crimes se répandirent avec
lui sur la terre. La pudeur, la vérité, la bonne foi disparurent. »
Le bonheur perdu
Le bonheur est donc aussi un bonheur perdu. Le caractère cyclique
du temps fait espérer au retour de l’âge d’or, comme le printemps succède à
l’hiver. Mais le printemps est bref. C’est un autre ordre historique qu’on
attend. Ainsi Virgile écrit-il : « je vois éclore un grand ordre de
siècles renaissants. » (Bucoliques, 4
e églogue) La paix de
Brindes (40 av J.C/) qui vient provisoirement de mettre fin à la guerre civile
annonce, pour le poète, un nouveau départ, le rajeunissement du monde. La Terre
sera une nouvelle Arcadie. Région du centre du Péloponnèse, l’Arcadie est
désignée dans la mythologie grecque comme le lieu même de l’âge d’or. Des
bergers poètes y paissent leurs troupeaux. Cette Arcadie imaginaire est la
toile de fonds de l’Italie rêvée des
Bucoliques. Nicolas Poussin, dans
une toile de 1638, revisite le thème de l’heureuse Arcadie :
[2]
des bergers sont penchés pour lire une inscription sur un tombeau: «
Et
in Arcadia ego », dont la signification est à peu près celle-ci:
« Même en Arcadie, moi, la Mort, je suis aussi ». La félicité des
bergers d’Arcadie n’est donc pas parfaite. L’ombre de la mort plane sur elle.
La tradition judéo-chrétienne telle qu’elle est exposée dans le
récit de la genèse n’est finalement pas très différente. Après avoir créé le
ciel et la Terre, Dieu plante un jardin en Eden, avec « toutes sortes
d’arbres à l’aspect agréable et aux fruits comestibles » (Genèse, 2,9).
Cette existence heureuse et paisible, on le sait, ne dure pas. Tentés par le
serpent, Adam et Ève mangent le fruit de l’arbre de la science et ils sont
chassés du paradis, condamnés au travail pour l’un, et, pour l’autre, à
enfanter dans la douleur et à servir l’homme. Le bonheur est dans l’innocence
originelle : « en augmentant la sagesse on augmente le chagrin, et
qui accroît sa science accroît sa douleur. » (Ecclésiaste, 1,18)
Le Mahabharata, le livre majeur de l’hindouisme, commence lui
aussi par le récit de l’âge d’or et du déclin qui s’ensuit. C’est une époque où
le péché n’existe pas. « Tous les hommes étaient libres de soucis et de
maladies. (...) Aucun enfant ne mourait. Aucun homme ne connaissait la femme
avant d’avoir atteint l’âge adulte. Ainsi la terre limitée par les océans était
pleine de créatures douées de longévité. » On pourrait multiplier les
références : de très nombreux mythes des origines commencent par le récit
d’un âge heureux qui définit en même temps une sorte d’idéal du bonheur. Mais
d’un bonheur perdu.
L’enfance heureuse et
la nostalgie
L’Arcadie est le lieu de l’enfance. Dans Le chercheur d’or de
J.M.G Le Clezio, c’est le Boucan, le lieu de la maison d’enfance, avant
la ruine et la dislocation de la famille qui tient ce rôle. Mais c’est qu’une
autre façon de dire que le bonheur n’est jamais là et qu’il est toujours à
regretter. Quand vient l’âge de devenir homme, on regrette le bonheur
insouciant de l’enfance et quand on vieillit on regrette ses vingt ans. « C’était mieux avant ». Voilà
notre connaissance la plus courante du bonheur ! Rares ceux qui comme Paul
Nizan peuvent écrire: « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire
que c’est le plus bel âge de la vie. » (Aden Arabie)
Si le bonheur est dans le passé, la quête du bonheur est la
tentative désespérée de faire marche arrière dans le temps. Il y a là quelque
chose de paradoxal. La condition de l’homme, c’est l’irréversibilité :
l’homme est de l’irréversible en chair et en os, dit Jankélévitch. En se fixant
imaginairement sur un bonheur passé, on ne peut que se plonger dans le malheur
présent. Épicure disait que les moments heureux du passé aident à supporter le
malheur du présent. Mais l’expérience la plus commune nous enseignerait plutôt
le contraire. Ainsi, le bonheur est vécu sur le mode de la nostalgie ou de la
mélancolie.
La nostalgie est le mal du pays. Le nostalgique est celui qui a
perdu sa patrie et ne sera heureux qu’en y retournant, en retournant au pays
des vertes années. Après la guerre en Europe, le retour d’Alexis, le narrateur
du Chercheur d’or, sur son île, est marqué de cette nostalgie. Sur la
bateau qui le ramène à l’île Maurice, le voyage est autant un voyage dans le
temps qu’un voyage sur l’océan. Ulysse doit retourner à Ithaque, car il n’est
pas d’autre endroit où il pourrait connaître le bonheur. Les sorcières
enchanteresses, les demi-déesses qui cherchent à retarder Ulysse peuvent
déployer tous leurs charmes, le faire vivre dans des petits paradis, Ulysse
doit repartir et regagner cette île qu’il commence par ne pas reconnaître –
elle est entourée de brume – et sur laquelle il ne sera pas reconnu. Et une
fois qu’il est arrivé à Ithaque, une fois qu’il a retrouvé son épouse aimante
fidèle et son fils Télémaque, faut-il imaginer Ulysse heureux ? Rien n’est
moins sûr. Ulysse aura peut-être la nostalgie de la guerre, la nostalgie de
Circé et de Calypso. Car la nostalgie du bonheur passé est le bonheur du
nostalgique. Ce n’est pas le passé dépassé, le passé qu’on ne retrouvera
jamais, qui est doux au nostalgique. C’est la nostalgie elle-même.
« Nostalgie bienheureuse » chantée par Goethe (Seelige Sehnsucht) :
« je veux louer ce vivant qui aspire à la mort dans la flamme. »
La nostalgie ne porte que sur un bonheur ou au moins sur une
époque effectivement vécue. La mélancolie s’en distingue en ce que son objet
est un objet perdu mais jamais tenu. La mélancolie se conjugue au conditionnel
passé. Le nostalgique a serré son bonheur dans ses bras, même si, sur le
moment, il ne le savait pas. Le mélancolique n’a jamais étreint que du vent. Le
mélancolique soupire après un bonheur qui aurait pu être si ... s’il n’avait
pas raté le rendez-vous avec l’homme ou la femme de sa vie, s’il avait su
saisir sa chance, etc. Freud définit la
mélancolie comme la perte d’objet soustraite à la conscience et elle se
distingue ainsi du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne n’est inconscient. Le mélancolique est
malheureux. Mais il est malheureux de la perte imaginaire de ce qui l’aurait
rendu heureux. C’est pourquoi il voit la vie en noir. L’avenir ne peut être
qu’insupportable puisque la vie n’est que perte. La mélancolie, dit Spinoza,
est une tristesse, toujours mauvaise, qui tient à ce que la puissance d’agir
est absolument diminuée. « Absolument diminuée » : le
mélancolique prévoit le pire. Alors que le nostalgique éprouve encore la joie
douce-amère de celui qui revient en arrière même sachant que ce retour est
illusoire, le mélancolique nourrit de la perte du passé une tristesse infinie.
Ainsi le bonheur passé finit-il sous la figure du malheur présent.
Le progrès et
l’utopie heureuse
Inversement, celui dont la puissance d’agir, au sens spinoziste,
est inentamée trouvera-t-il dans le malheur présent la ressource que lui
procure l’idée d’un bonheur à venir qu’il s’efforcera d’imaginer.
Dans le mythe de Chronos, c’est l’intervention de Zeus qui
renverse le sens du temps. Avec les temps modernes, avec la découverte d’un
monde où plus aucune terre ne restera terra incognita, avec l’univers
infini galiléen et l’invention d’une science opératoire qui promet de nous
rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes).
L’âge d’or n’est plus dans le passé mais dans l’avenir. Le passé ne devient
intéressant que lorsqu’il préfigure ce qui viendra.
Cette idée du progrès entre en résonance avec le messianisme juif
et les promesses chrétiennes. Il ne sert à rien de rêver au retour dans le
jardin d’Eden. La chute n’est compréhensible que si elle est ramenée au dessein
divin et il faut donc voir dans ce mal originel une promesse. Comme Leibniz et
Hegel, chacun à sa manière, le diront, le mal n’est toujours que relatif, il
est le prix à payer pour atteindre les fins suprêmes de l’humanité, parce que
tous les possibles ne sont pas compossibles, ne sont pas possibles en même
temps, comme le dit Leibniz.
Le progrès des Lumières est censé apporter le bonheur aux
hommes : la science moderne, celle que fondent Copernic, Galilée,
Descartes, et tous ces penseurs admirables, celle qui est encore notre science,
devrait permettre ainsi que le dit Descartes, de « nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la nature ». Il ne s’agit pas quelque projet
démesuré mais seulement, par les progrès de la mécanique d’alléger la peine du
travail, et, grâce à la médecine de nous procurer le plus précieux de tous les
biens, la santé. Mais la diffusion des Lumières a un but plus vaste : la
connaissance rationnelle de la réalité rendra les hommes meilleurs. La
méchanceté et l’ignorance font bon ménage. La science transformera moralement
les hommes, rendra possible la paix, la concorde et la fin de la tyrannie.
On reconnaît dans l’imagination progressiste tous les traits de
l’âge d’or. Les hommes sont bons, la haine et la guerre ont disparu, la vie est
devenue facile. La prodigalité de la nature de l’âge d’or est remplacée par la
puissance bénéfique de la science. Mais la différence est énorme : le
bonheur est devant nous et non derrière.
Les utopies classiques vont exprimer cette confiance dans un
avenir heureux. Étymologiquement, l’utopie est lieu de nulle part. Les utopies
se tiennent souvent dans des îles qu’on ne trouvera sur aucune carte. Mais une
autre étymologie est parfois défendue.
Le « u » de utopie serait le reste du radical grec
« eu » qui signifie heureux. L’utopie sera donc aussi le lieu du
bonheur.
L’Utopia de More est une des premières utopies célèbres.
« Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d'abord aux
besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun
le plus de temps possible pour s'affranchir de la servitude du corps, cultiver
librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l'étude des
sciences et des lettres. C'est dans ce développement complet qu'ils font
consister le vrai bonheur. »
Abolition de la propriété privée, suppression de l’échange marchand et
abondance : ce sont les principes fondamentaux qu’on retrouvera dans tous
les utopies socialistes et communistes, mais également chez Marx, en dépit de
ses critiques de l’utopie.
Comme le feront plus tard les comiques « États et empires de
la Lune » de Cyrano de Bergerac, l’Utopie est une représentation inversée
de la société existante. Dans l’île d’Utopia de l’écrivain anglais, l’or n’a
plus aucune valeur et il est réduit à ce qu’il est, un fétiche, dont les
Utopiens usent pour la fabrication des vases de nuit. La Citta del Sole (« la
cité du Soleil », 1602) de Tommaso Campanella n’est pas très différente
dans son inspiration. Écrite alors que son auteur est jeté en prison, l’utopie
de Campanella décrit un gouvernement rationnel qui combine puissance, science
et amour fondé sur une communauté de
gens qui vivent philosophiquement. « Toutes les choses sont
communes », car l’abolition de la propriété doit mettre fin à la cupidité,
à la rapacité, à l’avarice et doit engendrer une forte solidarité de telle
sorte que chacun a ce dont il a besoin et obtient ce qu’il mérite. Sur le
modèle de la République de Platon, cette cité bien ordonnée est
gouvernée par un sage (« Soleil »).
Évidemment, l’utopie ne doit pas être prise au pied de la lettre.
Les critiques contemporains qui y voient des préfigurations du totalitarisme
moderne font preuve d’aussi peu d’intelligence du texte que ceux qui font de
Platon le précurseur de Staline et de tous les ennemis de la « société
ouverte ». L’utopie a d’abord une fonction critique, mais à la différence
de ses modèles platoniciens où la critique était sur le mode de la déploration
du passé perdu, l’utopie moderne conduit la critique au nom d’une société heureuse
à venir.
Le XIXe siècle
est celui de l’épanouissement de « l’esprit de l’utopie ». Cabet,
Owen, Fourier vont imaginer cette société idéale et parfois vont essayer de la
réaliser (Owen) ou trouveront des disciples pour mettre leurs idées en oeuvre
(le « familistère » de Guise, inventé par le socialiste fouriériste
Godin). Dans la société fouriériste, tous les membres, y compris femmes et
enfants, sont répartis dans des séries répondant à leurs goûts, à leurs
capacités, à leurs caractères et à leurs passions. Chacun, dans la «Phalange»
composée de 1 500 à 2 000 individus, est associé à tous, et les intérêts sont
combinés au lieu d'être opposés. L'activité humaine est réglée en fonction des
capacités et des désirs. Il s’agit de mettre toutes les passions en
« harmonie coopérative ». Ainsi les travaux temporaires ou
saisonniers sont assurés par les séries qu'anime la «papillonne», passion de la
variété et du changement, tandis que la «cabaliste», passion de l'intrigue et
de l'organisation, anime les meneurs de jeu. Les «petites hordes», composées
des enfants, qui adorent manipuler les immondices, s'acquittent de l'ébouage.
Le logement et la nourriture sont collectifs dans le Phalanstère. Les salaires sont
déterminés sur la base du capital, du travail et du talent. Les tâches sont
alternées, afin de retrouver l'attrait que la division du travail leur a ôté.
On a coutume d’opposer l’utopie – qui est de nulle part – et la
science, réaliste, partant de ce qui est. Cette opposition figée par le
marxisme-- « socialisme scientifique » contre « socialisme
utopique » – est pourtant beaucoup moins pertinente qu’il n’y paraît.
D’une part, l’utopie se veut rationnelle.
Elle propose à la fois une architecture fonctionnelle : dans
l’organisation de l’espace de la cité doit se matérialiser le bonheur de vivre
ensemble sous le commandement de la raison. L’utopie propose aussi une
organisation planifiée des relations familiales et des relations entre les
sexes. D’autre part, la science elle-même recourt souvent à l’utopie. Voici
comment le grand chimiste français Marcellin Berthelot s’adressait en 1884 aux
représentants de l’industrie chimique :
« Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa
petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de
fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son
goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités
inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons
irrégulières, de la pluie, ou de la sécheresse, de la chaleur qui dessèche les
plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout
cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine de épidémies et ennemis
de la vie humaine.
Ce jour là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution
radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni
champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux.
L’homme gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera de vivre par le
carnage et la destruction des créatures vivantes. Il n’y aura plus de
distinction entre les régions fertiles et les régions stériles. Peut-être même
que les déserts de sable deviendront le séjour de prédilection des
civilisations humaines, parce qu’ils seront plus salubres que ces alluvions
empestées et ces plaines marécageuses, engraissées de putréfaction, qui sont
aujourd’hui les sièges de notre agriculture. »
L’application de la science accomplirait donc les promesses de
l’utopie.
La contre-utopie
Le xxe
est, au contraire, le siècle de la contre-utopie, de l’utopie malheureuse. Le
bonheur promis fait place aux pires cauchemars. En 1920, l’écrivain russe
Ievgueni Zamiatine écrit Nous autres : l’action se déroule dans
mille ans et le monde est gouverné par un État unique qui planifie
intégralement la destinée des humains. La science n’apporte plus la manne dont
rêvaient les scientifiques du XIXe siècle ; elle est l’outil du
contrôle d’une tyrannie anonyme, mais rationnelle.
Contre-utopie encore, Le meilleur des mondes d’Aldous
Huxley (cf. fiche).
Contre-utopie aussi à sa manière le célèbre roman de George
Orwell, 1984. Il y a peut-être un point commun à toutes ces oeuvres. La
contre-utopie présente la plupart des traits de l’utopie : le bonheur de
tous y est le souci affiché. À l’encontre de notre existence présente soumise à
la contingence des rencontres, à l’irrationalité d’une vie dans laquelle
l’imprévisible peut toujours venir troubler les moments les plus heureux,
l’utopie est planificatrice. La vie humaine tout entière est organisée pour
laisser le moins de place possible au hasard et aux passions dévastatrices.
Mais la contre-utopie montre que cet homme nouveau, s’il est « heureux »
a dû renoncer à quelque chose d’essentiel, à ce qui fait la valeur de la vie
humaine et qui s’appelle liberté. Ainsi la contre-utopie connaît une fin
heureuse lorsque la cité parfaite est détruite. Dans le film de John Boorman, Zardoz
(1974), les « élus » vivent à l’abri des maladies de la misère et
du besoin dans une bulle rigoureusement aseptisée, le « Vortex »,
pendant que les hommes ordinaires réduits à une condition presque animale, les
« brutes », procurent de la nourriture à cette élite d’immortels.
Zed, l’un des gardiens mortels chargés d’exterminer régulièrement les humains
surnuméraires, réussit à pénétrer dans le Vortex, détruit le système
d’intelligence artificielle qui règle la vie des immortels. Les immortels
redeviennent mortels, ils renouent avec la souffrance, la maladie mais aussi
avec la passion et le désir. Fahrenheit 451 de Ray Bradbury peint un
monde policé qui ressemble furieusement
au nôtre où les seuls ennemis sont les livres qui donnent de mauvaises idées et
rendent malheureux. Le héros qui fait partie des brigades de destructeurs de
livres goûtera au fruit défendu et rejoindra les petits groupes qui vivent dans
la forêt et apprennent par coeur les livres pour les sauver.
Le sens de l’histoire
Il y a dans l’utopie une dimension de fantaisie certaine. Mais
celle-ci n’est pas arbitraire. L’utopie est d’abord une construction
rationnelle, mais d’une raison débarrassée des contingences historiques et
sociales. Bien qu’elle aille dans le détail, l’utopie est une construction
abstraite. C’est d’ailleurs la raison qui explique l’échec régulier des
tentatives de construction effective des utopies.
Si le bonheur est à venir, on préférera chercher des raisons
d’espérer dans la connaissance des lois socio-historiques. Si on étudie les
hommes agissant dans l’histoire, dit Kant
[3],
« on ne peut se défendre d’une certaine humeur lorsqu’on voit
exposés leurs faits et gestes sur la grande scène du monde et que, à côté de
quelques manifestations de sagesse ici et là pour certains cas particuliers,on
ne trouve pourtant dans l’ensemble, en dernière analyse, qu’un tissu de folie,
de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction
puériles. »
L’histoire est le temps du malheur. Pourtant, toujours selon Kant,
nous n’avons pas à regretter un âge d’or chimérique. Les défauts même qui font
le malheur de l’homme sont aussi les meilleurs stimulants de la civilisation sous
« l'impulsion de l'ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à
se tailler un rang parmi ses compagnons qu'il supporte peu volontiers, mais
dont il ne peut pourtant pas non plus se passer. » Car « c'est
précisément là que s'effectuent véritablement les premiers pas qui mènent de
l'état brut à la culture, laquelle réside au fond dans la valeur sociale de
l'homme ». Et c’est pourquoi
« Sans ces qualités, certes en elles‑mêmes peu sympathiques,
(…), tous les talents resteraient à lamais enfouis dans leurs germes au milieu
d'une existence de bergers d'Arcadie, dans un amour mutuel, une frugalité et
unie concorde parfaites : les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font
paître, n'accorderaient guère plus de valeur à leur existence que n'en a leur
bétail. »
[4]
L’étude du cours de l’histoire doit faire apparaître un
« dessein de la nature » ou encore que « l’histoire universelle
est le progrès dans la conscience de la liberté – progrès dont nous avons à
reconnaître la nécessité. » (Hegel, introduction aux Leçons sur la
philosophie de l’histoire) Marx, dans la même, affirme qu’il a montré que
le communisme, « mouvement réel qui s’accomplit nous nos yeux »
abolit l’état existant avec la rigoureuse nécessité qui préside aux
métamorphoses de la nature. La recherche du bonheur peut, dès lors devenir, une
tâche politique. Elle fixe un horizon à l’action humain, nourrit les espérances
des masses.
Au-delà de l’appréciation qu’on peut porter sur les philosophies
de l’histoire – théologies laïcisées, peut-être – il reste qu’elles procèdent
de fait à une dévalorisation du présent symétrique à celle des mythes anciens.
Au désespoir qu’engendre la conscience qu’on est passé de l’âge d’or à l’âge de
fer se substitue l’espoir d’un passage de l’âge de fer à un nouvel âge d’or,
qu’il se nomme paix perpétuelle, communisme, État rationnel, etc., un âge d’or
qui réalisera les fins ultimes de l’humanité. Pourtant la dévalorisation du
présent est différente dans un cas et dans l’autre. Le présent, dans les mythes
de l’âge d’or, est le point d’aboutissement d’un processus décadent alors que
dans les philosophies modernes de l’histoire, il est gros d’un avenir meilleur.
Il n’est pas le bonheur perdu, mais l’espérance du bonheur à venir. Dans le
premier cas, on ne peut s’évader du présent qu’en tentant, par la pensée, de se
mettre en dehors du cours du monde, qu’en fuyant, autant que possible, la
prison du « ici et maintenant », une attitude propice à
l’idéalisme philosophique. Au contraire, l’espérance du bonheur à venir est
souvent un moyen de faire accepter les maux du présent. Après tout, « on
ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs. » L’espérance
« progressiste » loin d’être simple rêverie, est au contraire très
pragmatique, trop peut-être.
Le bonheur de vivre
ensemble. Bonheur et politique
Si la définition du bonheur reste ouverte, peut-être trouvera-t-on
au moins son lieu. Pour Aristote, cela ne fait aucun doute : l’homme étant
par nature un « animal politique »,
la vie dans une cité (polis) régie par des lois est le véritable
bonheur. Ainsi mon bonheur personnel ne peut pas être séparé de celui de mes
compatriotes. Le bonheur de la solitude qu’éprouve Jean-Jacques Rousseau, il
n’y a rien de plus éloigné dans la pensée d’Aristote et des Anciens en général.
Une vie heureuse
guidée par des choix raisonnés
La définition aristotélicienne du bonheur est complexe. Pour
l’instant, tenons-nous en à ce qui concerne les rapports entre bonheur et
politique. S’assembler dans une cité, c’est participer au bonheur et à une vie
guidée par un choix réfléchi : voilà l’essentiel. Que la vie en cité soit
guidée par un choix réfléchi cela va de soi, ou presque. Vivre en compagnie des
autres hommes sous une loi commune, ce n’est pas renoncer à une liberté
individuelle un peu illusoire, c’est trouver les moyens effectifs de
l’accomplissement de soi. Car l’homme ne peut vivre seul. Dans le couple, dans
la maisonnée, dans les relations de voisinage, dans la cité enfin, chacun peut
trouver ce qui lui manque et lui permettra d’actualiser toutes ses
potentialités.
La vie dans une cité est une vie guidée par un choix réfléchi en
un deuxième sens. Ce n’est plus la vie soumise à la tyrannie des désirs de
celui qui n’a pas d’éducation. Par le langage les hommes se signifient
mutuellement l’utile et l’inutile, le juste et l’injuste, le bien et le mal.
C’est pourquoi dans la cité les hommes sont soumis à la loi et non à
l’instinct. La loi est un acte de la raison, c'est-à-dire de la meilleure
partie de nous-mêmes. Certes, les hommes ne sont ni tous ni toujours
raisonnables, mais en obéissant à la loi de la cité, ils sont contraints d’agir
selon des principes auxquels leur raison ne pourrait que consentir s’ils en
suivaient les conseils.
On pourra objecter que cela ne rend pas heureux. Celui qui est
obligé de suivre la loi de la cité ne fait donc pas ce qui lui plaît. Il doit
renoncer à s’emparer du bien d’autrui qu’il convoite. Il doit accepter de
donner une partie de son temps et de ses biens à la cité. Il peut même lui
donner sa vie. Au contraire celui qui se moque de la loi et vit dans
l’injustice peut jouir sans entrave de tous les plaisirs et même le risque
encouru peut devenir excitant.
Il est possible de répondre à cette objection en montrant le
caractère absolu du commandement moral, par opposition au caractère relatif du
plaisir et d’opposer ainsi le devoir et le bonheur
Cependant, sans abandonner l’idée que la recherche du bonheur est
la chose la plus importante dans l’existence humaine, on peut montrer que ce
genre bonheur qui consiste à faire ce qui nous plait en méprisant la loi est un
bonheur illusoire. Dans le dialogue de Platon intitulé Gorgias, Socrate
montre que le tyran Archélaos n’est pas heureux, qui fait ce qui lui plaît, tue
ses ennemis quand il le veut et s’empare de tout ce qu’il convoite. L’injustice
est à la fois laide et nuisible. Comment donc pourrait-on trouver le bonheur au
milieu de la laideur et des choses nuisibles ? L’homme recherche la vie
heureuse, mais quand il est obligé de choisir entre commettre l’injustice et
subir l’injustice, le mieux pour lui, donc la vie la meilleure, dans ce choix
dramatique est encore de subir l’injustice. Pour la même raison d’ailleurs, si
d’aventure on a commis une injustice, il sera meilleur de subir le châtiment
que d’y échapper.
Socrate développe une deuxième série d’arguments : la
recherche du plaisir ressemble au châtiment des danaïdes, condamnées à remplir
un récipient percé. Nous revenons plus loin sur cet argument. Mais il y a
encore une troisième série de raisons qui doivent faire préférer la vie soumise
aux lois de la cité à une vie déréglée soumise à la loi du plaisir. Une vie
heureuse ne se conçoit pas sans amitié, c'est-à-dire sans attachements aux
autres. Or l’homme injuste ne peut avoir
d’amis. Ceux qu’il aura lésés deviendront ses ennemis et même quand il s’attache
des amis par sa prodigalité, ce seront des faux amis, des amis humiliés d’être
ses amis uniquement parce qu’il leur fait des cadeaux ou leur donne de
l’argent, des amis qui nourriront du ressentiment contre le bienfaiteur à la
fortune si mal acquise. La tyrannie est le paroxysme de l’injustice et le tyran
est l’homme qui n’a que des ennemis.
Le droit à la
poursuite du bonheur
Si le bonheur ne peut être trouvé que dans la communauté des
hommes, encore faut-il que celle-ci soit constituée de telle sorte que les
individus puissent s’y consacrer. L’entrée dans la modernité, entre la
Renaissance et le XVIIe siècle, repose cette question avec force. En
schématisant, on peut dire que les philosophies hellénistiques – stoïcisme,
épicurisme – font du bonheur une affaire individuelle. L’éthique chrétienne
pose la question du salut de l’âme éternelle, mais n’attache aucune valeur à la
recherche du bonheur dans ce monde, car la vie terrestre n’est, en vérité,
qu’une vallée de larmes où l’homme doit expier ses péchés. Au contraire, les
Modernes font du bonheur, ici et maintenant, l’objet d’une recherche sensée.
D’abord parce que les hommes peuvent échapper à la soumission aux puissances
naturelles grâce au progrès des sciences (Descartes, cf. supra). Ensuite parce
que la raison ne peut arrêter son investigation aux choses naturelles. Elle
doit aussi s’occuper des affaires humaines et, les comprenant par leurs causes,
les réorganiser en vue d’une vie plus heureuse. Si on refuse les explications
magiques et superstitieuses des phénomènes naturels, il n’y aucune raison de
continuer à adorer les fétiches politiques, à croire aux pouvoirs
extraordinaires des princes et des rois. La vie politique et sociale doit
maintenant être regardée à hauteur d’homme.
Dès lors, l’institution politique a pour fonction de garantir la
possibilité pour chacun de rechercher le bonheur. Quel est le changement majeur
par rapport à l’éthique aristotélicienne ? Chez Aristote, l’individu ne
peut être heureux que dans la cité car la cité est la réalisation de l’essence
humaine. Un homme isolé serait soit un dieu, soit un monstre, car il serait un
homme qui n’a pas besoin des autres. Mais dans la cité l’homme est un membre de
la communauté, comme la main est un membre du corps. L’idée d’une séparation
entre le bonheur privé et le bonheur commun trouve difficilement place dans
cette conception. Au contraire, quand on aborde la philosophie politique
moderne, la cité – c'est-à-dire la vie dans un « état civil » – n’est
plus la réalisation de l’essence humaine mais un moyen, rationnel autant
qu’artificiel, dont les individus usent pour accomplir leurs propres fins.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de faire retour à
Hobbes, à certains égards l’auteur moderne le plus pessimiste. L’état de
nature, c'est-à-dire l’état dans lequel les hommes se trouvent quand ils ne
sont pas soumis à un pouvoir souverain qui les tient en respect, est l’état de
la guerre de chacun contre chacun. La
liberté naturelle dont jouissent les hommes qui ne sont tenus par aucune loi se
résume finalement à la liberté de mener une vie quasi animale, misérable et
hantée par la crainte de la mort violente. Si la « loi de nature »
nous commande de rechercher la paix et la sécurité et par conséquent de
sacrifier notre liberté naturelle, c’est parce que le « dieu mortel »
qu’est le pouvoir étatique souverain est seul à même de nous garantir les
conditions d’une vie heureuse, laquelle suppose qu’on puisse jouir des
bienfaits et du confort que procure le travail et l’activité. La justification
de l’État réside donc dans les fins privées de l’individu. Alors que, chez
Aristote, la participation à la vie publique est le bien que doit rechercher
chaque homme – cela définit ce que plusieurs auteurs contemporains nomment
« humanisme civique » – elle n’est nullement requise dans la
conception libérale moderne dont Hobbes est l’un des fondateurs. Tant que
l’État accomplit sa mission de protection, les individus peuvent mener une vie
heureuse, même s’ils sont écartés de la possibilité d’influer sur les décisions
politiques. Hobbes préfère pour un pouvoir monarchique fort, car un tel pouvoir
tombe moins facilement dans les disputes et les guerres de factions qui
menacent de faire retomber la république dans l’état de nature. Au contraire,
les penseurs démocratiques estiment que le contrôle des citoyens sur le pouvoir
est le meilleur d’empêcher que la protection ne tourne à la tyrannie. Mais
cette différence très importante se situe à l’intérieur d’une problématique
commune.
Lorsque le jeune conventionnel Saint-Just affirme que « le
bonheur est une idée neuve en Europe », comment doit-on le
comprendre ? Il ne s’agit pas, comme des commentateurs mal avisés l’ont
cru, de définir une espèce de bonheur pour tous dont l’État fixerait la norme.
Bien au contraire, Saint-Just écrit : « La liberté du peuple est dans
sa vie privée ; ne la troublez point. Ne troublez que les ingrats et que
les méchants. Que le gouvernement ne soit pas une puissance pour le citoyen, qu'il
soit pour lui un ressort d'harmonie ; qu'il ne soit une force que pour
protéger cet état de simplicité contre la force même... Il s'agit moins de
rendre un peuple heureux que de l'empêcher d'être malheureux. N'opprimez pas,
voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple, chez lequel
serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le
conserverait pas longtemps... » Dans les temps anciens, le bonheur des
individus dépendait du bonheur du Prince, de l’étendue de ses conquêtes, de sa
richesse. Dans les temps modernes, le bonheur de l’État n’est rien en dehors du
bonheur des individus.
Quelques textes constitutionnels importants font, de manière
significative, sa place au bonheur. Le premier est la déclaration d’indépendance
du 4 juillet 1776, adoptée par le Congrès fondateur des États-Unis. Cette
déclaration proclame parmi les droits inaliénables de l’homme, les droits à la
liberté et à « la recherche du bonheur ». Précision du texte :
le bonheur n’est pas un droit qu’on puisse exiger de qui que ce soit, et en
particulier de l’État. Il est seulement
requis que l’organisation politique soit conçue de telle sorte que chacun ait
la possibilité de rechercher le bonheur, sans que soit précisé, de quelque
manière que soit, en quoi celui-ci réside.
La constitution des États-Unis, adoptée en 1787, affirme dès le
préambule poursuivre « le bien-être général ». A cette fin,
d’ailleurs, la section 8 de l’article I établit de manière très large le
domaine d’intervention du gouvernement. Le bien-être n’est pas le bonheur. Mais
le bonheur ne semble pas facile à concevoir dès lors qu’on en est privé. Le
bien-être peut donc être interprété comme le moyen ou la condition sine qua
non de la recherche du bonheur. Une deuxième interprétation de ce préambule
est possible, une interprétation utilitariste : il ne s’agirait pas
d’assurer à chacun un lot de biens primaires, mais bien plutôt d’une définition
du bien commun, comme la maximisation du bien-être, c'est-à-dire l’élévation
moyenne de la richesse sociale, indépendamment des droits et libertés de
chacun : le bien-être général peut fort bien se satisfaire du mal-être de
quelques-uns dès que ce mal-être d’une minorité est reconnu comme la condition
d’une élévation du bien-être moyen. Entre une éthique des droits inaliénables,
dont le droit à la poursuite du bonheur fait partie, et une éthique
sacrificielle de l’utilité moyenne, il y a toutes les ambiguïtés de la
révolution américaine.
Le troisième texte sur lequel il nous faut arrêter est la
déclaration des droits qui fonde la constitution de l’an I, adoptée par les
conventionnels français. L’article premier donne le ton : « Le but de
la société est le bonheur commun. » Alors que la première déclaration, en
1789, se contente de proclame des droits et des immunités et ne se préoccupe ni
du bonheur ni vraiment de l’égalité, en 1793, l’égalité fait partie des droits
fondamentaux, et la société doit des secours aux particuliers. Le bonheur
commun suppose donc que les citoyens se trouvent placés sur un relatif pied
d’égalité non seulement formellement – ce qu’indique l’égalité juridique – mais
aussi effectivement, dans la vie matérielle. Il suppose aussi que les citoyens
partagent des valeurs et des biens et qu’ils le partagent selon les lois de l’amitié
ou de la fraternité. Si le bonheur est commun, les hommes sont frères. Il y a
ainsi dans cette déclaration de 1793 quelque chose qui va bien au-delà du
libéralisme politique et du républicanisme classique. D’un côté, on revient à
l’humanisme civique d’Aristote : le bonheur commun, c’est la participation
commune à la vie de la patrie, c’est la « philia » grecque qui
se nomme maintenant fraternité. Mais, comme le dit Marx, les hommes quand ils
font l’histoire « évoquent craintivement les esprits du passé » car
« a tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd
sur le cerveau des vivants ».
D’un autre côté, cette république radicale, toute imprégnée des
souvenirs romains, anticipe le communisme, et d’abord celui de Gracchus Babeuf qui
se place précisément sous l’enseigne du bonheur commun. Mais cette anticipation
n’était pas autre chose que la tentative désespérée de sauter par-dessus sa
propre tête, de faire fi de la réalité sociale et politique de l’époque. Le
« bonheur commun » devait céder la place à une société noyée dans les
eaux glacées du calcul égoïste…
Il y a différentes manières de définir la spécificité des règles
d’organisation sociale qui s’inventent en Europe et aux États-Unis au XVIIIe
siècle. La liberté politique et religieuse est au rang des innovations
décisives. Mais, après tout, la liberté politique est bien plus ancienne que le
libéralisme politique. Ce qui est peut-être le plus nouveau, c’est le
possibilité pour chaque individu de choisir la perspective de vie qui lui
semble bonne. Les sociétés traditionnelles affirment justement que ce qui est
le meilleur pour tous, c’est la tradition, même si la tradition rend tel ou tel
malheureux. Le théâtre de Molière exprime cette transformation : les
jeunes gens finissent par épouser l’élu ou l’élue de leur cœur, contre les
mariages arrangés. Le mariage, d’institution sociale, devient un des éléments
du bonheur individuel.
La diversité des perspectives de vie
A la place d’un bonheur indéfini, nos sociétés ont fait de la
réussite un substitut du bonheur. Nous n’aspirons plus à la vie bonne mais à
une vie réussie. La réussite en amour, la réussite sociale, la réussite dans
ses aspirations individuelles quelles qu’elles soient. La réussite sociale
suppose que les carrières, les postes et la richesse soient ouverts à tous.
Pour la réussite en amour, on sait moins comment cela pourrait être ouvert à
tous, en dépit des nombreux magazines qui prodiguent leurs conseils ! Il y
a cependant, dans ces affirmations du droit au bonheur individuel, sur
lesquelles reposent nos sociétés, quelque chose qui ressemble à un déni du
réel. Le choix du partenaire conjugal est loin d’être libre de tout
déterminisme social. Dans les contes de fées, les bergères épousent des princes
charmants et des petits cordonniers deviennent rois, mais dans notre réalité,
il en va rarement ainsi ! La réussite sociale n’est, certes, interdite à
personne. Mais cela ne dit rien des possibilités effectives de chacun à y
accéder. L’égalité des chances est un article de programme politique, au
contenu indéterminé. C’est encore la chance, par définition non égale pour
tous, qui détermine la réussite.
Il y a, dans cette reconnaissance du droit à chacun de poursuivre
les fins qu’il juge bonne, un deuxième aspect tout aussi épineux. Tous les
biens que nous recherchons, nous les considérons comme autant d’éléments d’une
« conception englobante » du bien, dirions-nous pour reprendre une
expression de John Rawls. Par exemple, le fidèle qui économise de l’argent pour
faire le voyage sur tel ou tel lieu de pèlerinage, ne recherche ni l’argent, ni
les voyages, ni même les pèlerinages pour eux-mêmes. Il recherche chacun de ces
biens particuliers comme des moyens de gagner la félicité éternelle. Dans une
société pluraliste, reposant sur la liberté de conscience, il est évident
cependant qu’aucune perspective particulière ne peut s’imposer par rapport aux
autres. L’homme pieux ne peut vouloir imposer son point de vue à l’hédoniste
qui pense que le bonheur suprême réside dans la jouissance ici et maintenant
des plaisirs que nous offre la vie. Et réciproquement.
Coexistence des conceptions du bien
Si les individus menaient des existences séparées, la coexistence
de ces perspectives différentes ne soulèverait aucune difficulté. Mais les
individus ne mènent pas des existences séparées ; ils appartiennent à des
communautés qui font qu’ils sont ce qu’ils sont. Il faut donc que les individus
composant une société donnée partagent un certain nombre de principes de vie
minimaux, quelles soient par ailleurs leurs autres perspectives. La
« théorie de la justice » de John Rawls a cette ambition :
définir une conception politique qui puisse être la base d’un consensus par
recoupement entre les diverses conceptions raisonnables du bien. L’idéal laïque
procède de là : une société dans laquelle chacun peut construire sa propre
perspective de bonheur sans mettre en cause la possibilité pour tout autre de
construire la sienne propre.
Le problème réside dans la définition d’une « conception
raisonnable du bien ». Tous ceux qui adhèrent à une conception englobante
du bien doivent certainement la tenir pour raisonnable. Un croyant doit tenir
un athée pour quelqu’un de tout à fait déraisonnable puisqu’il est incapable de
se rendre aux raisons de la foi. On peut néanmoins supposer qu’un croyant et un
athée se retrouveront en accord pour leurs conceptions respectives du bien ne
peuvent se réaliser dans une société où règne l’injustice, la misère et la
tyrannie. Mais arrivés à ce point de généralités vagues, il n’est pas sûr que
nous puissions aller beaucoup plus loin. Un athée va plutôt considérer qu’on ne
peut pas parler de vie heureuse si on ne peut jouir de son propre corps sans
crainte des conséquences non voulues. Il sera donc favorable au contrôle des
naissances et à l’interruption volontaire de grossesse. Au contraire, un
croyant pensera, le plus souvent, que la vie est un don de Dieu et que le
contrôle des naissances en général et l’IVG en particulier sont tout à fait
condamnables. Et le croyant se contentera difficilement de la réponse
libérale : « chacun agit comme bon lui semble ». En effet, du
point de vue religieux, il est difficile d’accepter de bon cœur de vivre dans
une société où la loi positive ne fait aucune référence à la loi divine et se
contente de l’approbation de la majorité des citoyens ou de la majorité des
représentants.
La coexistence des perspectives de vie différentes se révèlent
donc difficile dès lors qu’on met en cause les conceptions globales que les individus
peuvent se faire du bien suprême, c'est-à-dire de ce qu’ils considèrent comme
leur véritable bonheur. Comme la faisait remarquer Isaiah Berlin
[5],
il n’existe pas de monde social sans perte, c'est-à-dire de monde social qui
n’exclut pas des modes de vie réalisant par des voies spécifiques certaines
valeurs fondamentales.
Le bonheur et le
bien-être
Le bonheur ne peut pas être une affaire purement intérieure. Faire
du moi une forteresse inaccessible aux malheurs du temps, au revers de la
fortune ou tout simplement au cours normal de la vie humaine dont la mort
constitue inéluctablement le terme, voilà ce que proposent les stoïciens. Mais
comme le dit Hegel,
« l’homme ne peut se retenir dans l'intérieur comme tel, dans
la pensée pure, dans le monde des lois et de leur universalité ; il a besoin
aussi de l'existence sensible, du sentiment, du coeur, de l'âme, etc. »
[6]
Il ne s’agit pas seulement de la satisfaction des besoins
naturels. En tant que telle, celle-ci ne rend pas heureux. Le cycle des besoins
n’a pas de fin. Comme le dit encore Hegel,
« dans ce domaine naturel de l'existence humaine, le contenu
de la satisfaction est de type fini et limité ; la satisfaction n'est pas
absolue et produit donc sans arrêt de nouveaux besoins ; la nourriture, le sommeil,
la satiété ne servent à rien, la faim et la fatigue recommencent à nouveau le
matin. »
Mais l’homme ne peut trouver le bonheur dans la simple
satisfaction des besoins naturels. C’est l’esprit encore qui doit être
satisfait.
Dans cette sphère de l’immédiateté de la vie, l’homme entre dans
le cycle besoin/satisfaction, un cycle qui se répète indéfiniment, sans jamais
sortir de son horizon limité. La satisfaction n’est jamais absolue, dit Hegel.
Or l’homme en tant qu’être spirituel veut l’absolu, d’où l’absolue
insatisfaction qu’éprouve l’homme dans le « système des besoins
sensibles ». C’est pourquoi la satiété des besoins naturels ne peut
éteindre le désir humain qui déborde toujours les besoins naturels – le désir
humain est « infini » alors que le besoin naturel est limité.
C'est ainsi que l'homme, dans l'élément du spirituel, s'efforce de
parvenir à la satisfaction et à la liberté dans la connaissance et la volonté,
l'apprentissage et les actions.
Sortir de ce dilemme, ce n’est donc ni se retirer dans la pensée
pure, ni s’abandonner au système des besoins sensibles. C’est tout simplement
trouver la satisfaction dans une action commandée par l’élément spirituel.
L'homme ignorant n'est pas libre, car il trouve en face de lui un
monde étranger, un delà et un dehors dont il dépend, sans qu'il l'ait réalisé
pour lui-même et sans qu'il séjourne en lui comme dans ce qui lui appartient.
L’ignorant n’est pas libre : cela veut dire que la liberté
effective réside dans le savoir. L’esprit est libre parce qu’il sait et qu’il
se sait. L’homme ignorant n’est pas libre parce qu’il ne comprend pas le monde
extérieur. L’esprit et la réalité naturelle semblent immédiatement en
opposition. Alors que dans la science, la réalité naturelle devient réalité
pensée, esprit. Face à une réalité qu’il ne connaît pas l’homme est conduit à
constater son état de dépendance à l’égard de la nature et l’étrangeté à
l’égard de lui-même. La liberté consiste à séjourner dans le monde comme ce qui
appartient à l’homme : il faut que réalité extérieure soit non seulement
connue mais aussi façonnée par l’homme. Abolir cette étrangeté du monde, c’est
l’action rationnellement pensée qui le peut. L’activité pratique productrice
est ainsi inséparable de la connaissance.
L'impulsion du savoir, l'aspiration à la connaissance, en partant
des niveaux les plus bas jusqu'au niveau suprême de la compréhension
philosophique, ne naît que de l'effort de dépasser cet état de non liberté et
de s'approprier le monde par la représentation et la pensée. Inversement, la
liberté dans l'action vise à réaliser la rationalité de la volonté.
L’impulsion du savoir, c’est la pulsion de la liberté. Mais cette
liberté, ce n’est évidemment pas la liberté creuse de pure indifférence, ni la
possibilité de faire ce qui plaît. La liberté, c’est l’appropriation du monde
et donc la réalisation de soi. Mais comme Hegel veut « penser le
réel », cette impulsion du savoir, cette aspiration à la connaissance,
elles commencent par le niveau le plus bas, par ce qui se passe dans la vie quotidienne,
les savoir-faire empiriques, pour s’élever par degrés et transformations à la
science. Le savoir conduit à la liberté, ou plutôt rend effective une liberté
qui ne serait que la liberté contenue en soi dans l’esprit humain mais restée
enfermée sans la construction de la culture humaine. Mais, en sens inverse, le
savoir se réalise dans l’action volontaire. Volonté libre et savoir ne sont
ainsi qu’une seule et même chose. Sans savoir, il n’y pas de volonté libre. Et
c’est seulement dans l’exercice de cette volonté libre, transformant le monde
extérieur en son propre monde que l’homme peut trouver le bonheur.
Ainsi le bien-être, le confort et tout ce qui procède de
l’activité industrieuse, ne seraient pas les constituants d’un bonheur de
seconde zone, un bonheur réservé au vulgaire, le bonheur illusoire de ce que
nous appellerions aujourd’hui « société de consommation ». Ils ne
forment pas non plus une simple condition du bonheur. Par le genre d’activité
qu’il exige et par les satisfactions qu’il procure, le bien-être appartient
pleinement à toute idée raisonnable d’un bonheur qui ne se conçoit que dans la
participation aux bienfaits de la culture.
Le bonheur, une
recherche philosophique.
Des mythes et des utopies, retournons maintenant au concept. La
philosophie ne prétend pas dire ce que c’est qu’être heureux en général, mais elle
propose un concept philosophique du bonheur. Pourquoi faudrait-il s’adonner à
la philosophie ? Épicure et les maîtres du stoïcisme proposent la même
réponse : l’étude de la philosophie permet d’atteindre le bonheur
véritable, le bonheur durable et non ces biens incertains que procure la vie
non philosophique, quand d’ailleurs la fortune y consent !
Un nouveau genre de
vie
Ni une vie heureuse, ni une vie réussie, la philosophie recherche
une vie bonne, c'est-à-dire une vie consacrée au « summum bonum », au
plus grand bien qu’un homme puisse trouver. Mais si nous avions ce souverain
bien sous la main, la philosophie serait inutile. Déterminer en quoi il réside
et comment l’atteindre, voilà la tâche de la philosophie. Et c’est pourquoi
elle participe pleinement de la recherche du bonheur.
Le bonheur et la satisfaction des désirs
Pour commencer, il faut s’attaquer aux représentations erronées du
bonheur. On l’a vu plus haut : le tyran Archélaos a tout ce qu’il désire,
mais il ne peut pas être heureux. Il ne le peut pas parce qu’il est méchant –
c'est-à-dire ignorant du bien véritable. En réalité, le méchant est le plus
malheureux des hommes, même s’il ne connaît pas l’étendue de son malheur.
La définition commune du bonheur en fait la satisfaction de tous
les désirs. Mais cette définition renferme des contradictions insurmontables.
Si le bonheur réside dans la satisfaction des désirs au moment où le désir est
satisfait, alors celui qui ne désire rien est toujours heureux ! Le
véritable bonheur serait donc d’être réduit à l’état de cadavre, comme
Calliclès en fait le reproche à Platon ? L’autre solution, celle justement
que soutient Calliclès, réside dans la multiplication des désirs, c'est-à-dire
dans l’intempérance. Nouvelle contradiction que Socrate relève : le sage a
des tonneaux pleins, l’intempérant des tonneaux percés qu’il doit toujours
remplir, mais si on en croit Calliclès le premier est malheureux et le second
est heureux, puisque « l’homme qui a fait le plein en lui-même et en ses
tonneaux n’a plus aucun plaisir (…) il vit comme une pierre. » (494a).
Ainsi la condition paradoxale du bonheur résiderait dans le caractère illimité
et insatiable du désir. Les tonneaux percés qu’il faut remplir sans cesse sont
évidemment une référence aux fameux tonneaux des Danaïdes : les filles de
Danaos, meurtrières de leurs époux avaient été condamnées par les Juges des
Morts à transporter éternellement des
jarres percées comme des tamis.
S’il faut se méfier du désir, on ne peut définir le bonheur par la
satisfaction de tous les désirs. Il faudrait avoir des désirs modérés, mais
comment peut-on modérer ses désirs ? Un désir est un demi-désir, un désir
en voie d’extinction. Ou encore, faut-il faire le tri entre ses désirs, par
exemple se contenter des désirs compatibles avec les lois sociales en vigueur.
Les désirs humains sont particularisés et visent des fins dont la satisfaction
n’est qu’un moyen en vue d’une fin d’un tout autre ordre. Et donc le bonheur ne
résiderait plus dans la satisfaction des désirs mais dans ce que permet la
satisfaction des désirs.
Le choix de la vie philosophique
Si l’on commence par écarter les bonheurs illusoires, nous devons
donc nous mettre en quête d’un bien véritable, c'est-à-dire adopter un genre de
vie nouveau. C’est véritablement cela, se consacrer à la philosophie. Platon ne
cesse d’y revenir : philosopher, c’est choisir la « vie
théorétique ». L’homme soumis à la nécessité commune ne philosophe pas, il
court d’une occupation à l’autre et n’a aucun loisir. Philosopher, cela demande
une véritable conversion, pas seulement une conversion du regard, comme celle
du prisonnier qui veut sortir de la caverne et de son royaume d’ombres, mais un
changement de vie.
On retrouve un écho de cela dans le
Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza. L’objet du
Traité se présente l’itinéraire du sage,
de celui qui a choisi la vie bonne. Mais ce n’est pas un choix qu’on pourrait
ne pas faire. Pour Spinoza, il y a une urgence : il faut philosopher pour
vivre. Or, la philosophie exige une rupture. Elle commence par le retrait de la
vie officielle. Le véritable bien ne peu résider dans les honneurs et les
bienfaits qui s’opposent le plus souvent à la liberté du penser. Mais cette
rupture ne suffit pas. Il faut aussi être capable de changer radicalement de
point de vue sur le monde, sur l’ensemble des êtres, et d’abord cesser de juger
de tout en fonction de soi-même puisque « tout ce
qui était pour moi cause ou objet de crainte,
n’avait en soi rien de bon ou de mauvais, si ce n’est dans la mesure où l’âme
en était agitée. »
[7]
Ce qu’il s’agit de comprendre,
parce que
seule cette compréhension peut nous permettre d’œuvrer à notre bien propre,
c’est la mécanique de l’action sur notre âme, dénuée de toute connotation de
morale.
Cependant, cette rupture avec la vie et les conceptions du
« vulgaire » a un objectif : chercher « s’il y avait
quelque chose qui fut un vrai bien, susceptible de se communiquer, et par
lequel seul, toutes les autres choses ayant été rejetées, l’âme serait affectée ;
bien plus, s’il y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me
permettraient de jouir d’une joie continue et suprême pour l’éternité. »
[8]
La réforme de l’entendement doit mener à un bien véritable, par opposition à
ces faux biens que nous promettent les honneurs et la protection des ignorants.
La connaissance produit la joie et permet d’instituer une vie nouvelle. En
renonçant à la richesse, aux honneurs et aux plaisirs futiles, on ne se
mortifie pas, on fait au contraire un bon calcul, car, loin d’abandonner un
bien certain pour un bien incertain, on abandonne « un mal certain pour un
bien certain ».
Dans cette recherche, on a pourtant besoin de quelques règles de
vie pratiques. Spinoza en propose trois.
« I. Parler un langage adapté à la capacité du commun des
hommes et œuvrer à tout ce qui ne nous empêche pas d’atteindre notre but. En
effet, ce n’est pas un mince avantage que nous pouvons en obtenir, pourvu que
nous nous mettions à sa portée, autant que faire se peut ; ajoutons que,de
cette manière, nous trouverons des oreilles amicales pour écouter la vérité.
II. Jouir des plaisirs dans la mesure où cela suffit pour
conserver la santé.
III. Enfin, ne rechercher l’argent ou tout autre chose qu’autant
qu’il suffit au maintien de la vie et de la santé, et se conformer aux mœurs de
la cité qui ne s’opposent pas à notre but. »
[9]
Santé du corps, amitié des autres hommes, vie sociale : il ne
s’agit pas des critères du bonheur mais seulement de l’énoncé des conditions
minimales à partir desquelles on peut se mettre en recherche de ce bien
véritable qui ne peut résider ni dans la « réussite sociale », ni
dans les plaisirs sensuels. Car
« le plaisir sensuel tient l’âme en suspens, à tel point
qu’elle s’y repose comme à un bien ; par là même, elle est absolument
empêchée de penser à un autre ; mais après la jouissance s’ensuit une
extrême tristesse qui, si elle ne suspend pas l’esprit, le trouble
cependant et l’affaiblit. »
[10]
Encore le plaisir sensuel trouve-t-il en lui-même propre
limite. La recherche de la richesse, considérés comme un bien en
elle-même, ne connaît pas de limites en finalement ne peut que rencontrer la
plus grande frustration. Enfin, rechercher les honneurs, c’est se diriger
d’après les opinions du plus grand nombre et donc s’écarter de la vérité.
Le souverain bien
Ce bien véritable, c’est le souverain bien dont s’est occupée
toute la philosophie classique. Il est la fin ultime, ce bien qui n’est
poursuivi que pour lui-même et non en raison d’autre chose. Il est bon de
travailler à l’école parce que le bon élève peut espérer avoir accès à une
bonne situation professionnelle, qui procurera les ressources nécessaires à une
vie agréable. Mais ces procédés de définition du bien peuvent être itérés à l’infini.
L’exercice est bon pour la santé et cette dernière est bonne pour nous, mais
nous, pour quoi sommes-nous bons ? Cette question semble absurde à
beaucoup de gens. Mais on peut tout simplement mettre fin à l’itération des
« pour quoi » en supposant qu’il y a des choses qui sont bonnes en
elles-mêmes et n’ont nullement besoin d’être bonnes à autre chose. L’homme veut
être heureux. Pourquoi veut-il être heureux ? Question saugrenue qui ne
s’attire pour toute réponse qu’un « parce que ». La chaîne des
« pourquoi » est réduite « a quia », « à parce
que ».
Comme le dit Aristote :
« [Le bonheur] nous le voulons, en effet, toujours en raison
de lui-même et jamais en raison d’autre chose. L’honneur, en revanche, le
plaisir, l’intelligence et n’importe quelle vertu, nous les voulons certes
aussi en raison d’eux-mêmes (car rien n’en résulterait-il, nous voudrions
chacun d’entre eux), mais nous les voulons encore dans l’optique du bonheur,
dans l’idée que par leur truchement, nous pouvons être heureux, tandis que le
bonheur, nul le veut en considération de ces biens-là, ni globalement en raison
d’autre chose. »
[11]
Quelle est l’essence de ce bien suprême ? Spinoza
l’appellerait « utile propre », entendant par là ce qui est avant
tout utile à la conservation et à la puissance de l’homme, et cela découle de
l’exercice de « la meilleure partie de nous-même », savoir
l’intelligence. Aristote le définit comme « l’office de l’homme ». Le
menuisier et le sculpteur ont leur office à exécuter. Il doit en aller de même de l’homme en
général, car il ne peut se réduire à la profession qu’il exerce ou à quelque
autre état particulier. L’office de l’homme ne peut être seulement de vivre,
d’une vie que nous qualifierions de « biologique », puisque la vie
est le propre de tous les êtres vivants.
« Reste donc une certaine vie active à mettre au compte de ce
qu’il a de rationnel, c'est-à-dire de ce qui d’un côté, obéit à la raison et,
de l’autre, la possède et réfléchit. »
[12]
Parmi tous les biens, ce sont donc les biens de l’âme qui peuvent
à proprement parler être appelés des biens. Or ce qui caractérise l’âme, c’est
un certain genre d’activités. Le bonheur en effet n’est pas un cadeau de la
fortune, mais la fin de l’activité la plus haute de l’âme humaine. En ce sens,
il est « divin » dit Aristote. C’est pourquoi le bonheur requiert une
certaine maturité d’esprit : les enfants ne peuvent pas être heureux. Ils
sont insouciants, ils éprouvent du plaisir, mais le bonheur est tout autre
chose que l’insouciance ou le plaisir.
Le bonheur
Donc si le bonheur est l’objet des préoccupations humaines, plutôt
que se demander en quoi réside le bonheur, il est préférable de se demander
quel genre de préoccupations concerne véritablement le bonheur. C’est du moins
ainsi qu’Aristote pose la question dans
L’Éthique à Nicomaque. Car le
bonheur ne peut pas être un état, car « il faudrait sinon l’attribuer à
qui passe son existence à dormir, menant la vie des végétaux et à celui dont
l’infortune est la plus grande. »
[13]
Le bonheur réside dans l’activité vertueuse, affirme Aristote.
Vertu, plaisir et bonheur
Selon Aristote, existent trois conceptions du bonheur : une
vie consacrée au plaisir sensible, l’action politique et la vie contemplative.
La première conception est une vision servile : le plaisir étant lié à la
partie sensitive de l’âme, il est, en effet, le propre de celui qui n’obéit
qu’à cette partie-là et non à la partie supérieure de l’âme et c’est
précisément ce qui caractérise l’esclave, fait pour obéir. Dans l’action
politique, on recherche les honneurs. Mais cela ne rend pas heureux. Le bien
supérieur recherché dans cette action est le mérite. La vertu ne constitue pas
non plus l’essence du bonheur, car on peut souffrir en pratiquant la vertu.
Pourtant le bonheur dépend de l’action vertueuse : il est une
activité de l’âme conforme à la vertu parfaite ». Il y a une pluralité de
biens liés à une pluralité de vertus, mais le bonheur étant le bien suprême est
donc lié à la vertu parfaite. La vertu recherchée n’est donc pas la vertu du
corps mais celle de l’âme. Mais l’âme est divisée entre une partie
irrationnelle et une partie rationnelle, la première étant elle-même divisée
entre une partie végétative et une partie « désidérative ». Cette
dernière cependant n’est pas totalement indépendante de la raison puisqu’elle
peut lui obéir dans une certaine mesure : les désirs et les impulsions
peuvent être contrôlés par la partie rationnelle de l’âme. Il y a donc deux
sortes de vertus de l’âme : les unes qui ont rapport avec la partie
purement intellective de l’âme, les autres avec cette partie désidératives de
l’âme qui peut être sous la dépendance de la partie intellective. Les premières
sont les vertus intellectuelles (sagesse, intelligence, prudence) et les
secondes sont les vertus morales (libéralité, tempérance).
S’il y a deux sortes de vertus, il s’en déduit qu’il y a deux
sortes de bonheur : l’un, le plus parfait, est celui qui est conforme à la
vertu intellectuelle et l’autre qui est conforme à la vertu morale. La vertu
intellectuelle tient largement à l’instruction ; elle repose sur le
développement du savoir, elle demande du temps et de l’expérience. Posséder la
science, c’est posséder cette vertu intellectuelle. Mais ceci n’est pas
possible pour tous les hommes : selon Aristote, c’est réservé seulement à un
petit nombre. Au contraire, la vertu morale peut s’acquérir par habitude et
elle est accessible à tout homme doué de bon sens et capable de jugement. La
vertu morale est acquise par habitude : cela signifie qu’elle n’est pas
naturelle. L’homme n’est pas naturellement tempérant, libéral, courageux,
juste…
Les vertus sont acquises par l’habitude ou par l’exercice, elles
modifient le caractère de l’agent. Ainsi, le plaisir et la douleur loin d’être
des critères de la vie morale deviennent des manifestations du caractère :
celui qui prend plaisir à faire les bonnes actions est lui-même bon et
inversement celui qu’elles font souffrir est vicieux. Ainsi la tempérance
consiste dans la capacité à éprouver du plaisir dans l’abstinence des plaisirs
du corps. Pourtant, spontanément, nous éprouvons du plaisir aux mauvaises
actions et nous éprouvons de la douleur aux bonnes. Voilà pourquoi il faut être
en quelque sorte dressé dès l’enfance, comme dit Platon, à éprouver où on le
doit plaisir et douleur : telle est l’éducation correcte.
La philosophie d’Aristote est un eudémonisme, c'est-à-dire
une éthique qui fait du bonheur le souverain bien. La préoccupation du bonheur
parcourt L’Éthique à Nicomaque d’un
fil rouge. Pourtant ce bonheur n’a rien à voir avec le bien-être. L’action
bonne n’est pas celle qui vise le bien-être, car dans ce cas l’eudémonisme
aristotélicien ne serait qu’une variante de l’hédonisme. Au contraire, le
bonheur est le sentiment qu’éprouve celui qui, convenablement exercé, fait de
belles actions. C’est parce qu’elle vise le bien que l’action est belle et
étant belle, elle procure du plaisir à l’agent qui par là même s’éprouve
lui-même comme heureux. Autrement dit, le bonheur n’est pas une finalité dont
la vertu serait le moyen. Le véritable bonheur réside dans la vertu elle-même.
La vertu suprême étant la vertu intellectuelle la vie la plus parfaitement
heureuse sera la vie conforme à l’intellect et « au second plan »
vient la vie conforme à la vertu morale.
Confirmation : le bonheur et le plaisir chez les
épicuriens
Que la vie philosophique soit la vie véritablement heureuse, il ne
suffit pas qu’Aristote l’ait dit pour qu’on en soit persuadé. Il est cependant
remarquable de voir à quel point les philosophies antiques, au-delà de leurs
différends et de leurs divergences s’accordent sur ce principe. La doctrine
d’Épicure est classée par les hédonismes puisqu’elle fait résider le bonheur
dans le plaisir : « le plaisir est le commencement et la fin de la
vie heureuse » affirme la
Lettre à Ménécée. Mais c’est pour
affirmer immédiatement que « nous ne recherchons pas tout plaisir ».
En lui-même le plaisir est un bien, mais « il y a des cas où nous traitons
le bien comme un mal, et le mal à son tour comme un bien. »
[14]
Ainsi le plaisir n’a de valeur que pour autant qu’il est une
partie d’un genre de vie qui nécessite, à tout âge, de s’adonner à la
philosophie, « car il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour travailler à
la santé de l’âme. » C’est la « prudence », c'est-à-dire la
sagesse pratique qui permet la vie heureuse – et donc pas nécessairement le
plaisir en lui-même.
« Il n’y a pas de moyen de vivre agréablement, si l’on ne vit
pas avec prudence, honnêteté et justice, et il est impossible de vivre avec
prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus, en
effet, ne sont que les suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et,
à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des
vertus. »
Lucrèce, le grand disciple latin d’Épicure, lie le bonheur à la
purification de l’âme, la purification des vaines craintes, des désirs
insatiables et des superstitions, ce qui nécessite l’étude de la nature.
Tout au plus pourrait-on noter, d’Aristote aux épicuriens, une
inversion de la hiérarchie entre philosophie théorique et philosophie pratique.
La prudence aristotélicienne permet à tout homme doué de bon sens d’atteindre
le bonheur dans la vie active, alors que le bonheur le plus parfait réside dans
la vie contemplative, la théoria. Pour les épicuriens, au contraire,
« la prudence surpasse la philosophie » : la sagesse pratique
est le but ultime de la méditation philosophique et mais la connaissance
théorique en est le moyen, puisque seule cette connaissance permet de chasser
les vaines craintes et les préjugés de la foule.
Bonheur et
plaisir : examen d’une antinomie
On peut reprocher aux philosophes de donner une idée du bonheur
trop éloignée du sens commun. Ce bonheur philosophique, réservé au petit
nombre, serait lui aussi un bonheur illusoire, une consolation philosophique de
la misère humaine. Cependant l’examen montre tout à la fois que le bonheur ne
peut être conçu sans le plaisir – ce dont veut bien convenir Aristote – et que
le plaisir ne peut à lui seul définir le bonheur, car, comme l’admettent les
épicuriens, le plaisir peut aussi être le prélude aux plus grandes souffrances.
Freud peut ici nous servir de guide
[15].
Il fait, lui aussi du plaisir le noyau de toute conception du bonheur. Le
conflit entre le principe de plaisir et le principe de réalité est le conflit
central dans l’économie du psychisme individuel. La dynamique des pulsions
conduit à la recherche du plaisir, mais l’individu ne peut obtenir sa
satisfaction que dans le cadre d’une vie sociale qui assure les conditions de
la vie tout court. Or, la vie sociale exige la répression du désir et la
contrainte au travail. Il y a là une contradiction insurmontable. Comment les
individus peuvent-ils supporter les douleurs et les privations qu’impose la
vie ? L’individu utilise des diversions qui permettent de faire peu de cas
de notre misère (par exemple l’activité scientifique, qui nous place par
l’esprit au-dessus des misères humaines) ; les satisfactions substitutives
(l’art) ; enfin, les stupéfiants. La religion permettrait d’éliminer ces
questions. En définissant une perspective de salut – dans l’au-delà – en
réinscrivant l’existence dans une perspective ordonnée par les finalités
présupposées de la vie, elle permet d’accepter son sort ici-bas. Rien de tout
cela n’est véritablement acceptable pour tous. Les hommes manifestent toujours
certaines attentes à l’égard de la vie : éviter la souffrance et
rechercher le plaisir. C’est donc, en dépit des substituts et des stratégies
d’évitement, le programme du principe de plaisir qui domine les finalités de la
vie.
Cependant, le principe du plaisir s’épuise – le plaisir n’est
intense que par contraste – et par conséquent ne peut perdurer. La possibilité
de la souffrance conduit à la modération des ambitions du principe de plaisir.
Du reste, on ne peut pas mettre longtemps la jouissance avant la prudence.
Reste donc le but négatif : éviter la souffrance. Au fond, être heureux se
réduirait à n’être pas malheureux !
Une première conclusion s’impose, à la fois claire et
contradictoire : Nous ne pouvons pas atteindre véritablement le bonheur et
néanmoins nous ne pouvons pas renoncer à le chercher ! La solution
freudienne tient en un problème « d’économie libidinale », selon le
modèle d’une sorte de thermodynamique des désirs, dans laquelle on reconnaît
sans peine les propositions classiques sur l’usage raisonné des plaisirs,
communes aussi bien à Aristote, Épicure et Spinoza.
Les analyses freudiennes du plaisir sexuel le confirment. Celui-ci
est fondamentalement ambivalent. À l’opposition tranchée entre la pulsion
libidinale et les instincts agressifs du moi qui caractérise les premières
élaborations de la théorie analytiques, Freud ajoute progressivement une série
de spéculations organisées autour du couple Éros/Thanatos, pulsion de vie,
pulsion de mort. Il faut maintenant lire dans la vie psychique l’intrication de
ces deux tendances fondamentales, l’une qui parle haut, la pulsion érotique, et
l’autre qui travaille en silence, la pulsion de mort. Mais il faut les
comprendre comme identiques et opposées en même temps. La pulsion de mort se
réalise en quelque sorte par la pulsion de vie. Le désir est tension et la
réalisation du désir éteint toute tension. Le plaisir dynamique (celui qui
provient du mouvement du désir) se transforme en plaisir catastématique (celui
qui provient du repos et de l’exténuation des tensions). Le dernier apparaît
comme la fin du premier – ce qui réglerait le différend des cyrénaïques et des
épicuriens.
On reprochera à la philosophie de promettre plus qu’elle ne peut
donner. Les philosophes prétendent
enseigner les moyens de la vie bonne, du bonheur véritable, mais les livres de
philosophie se contredisent mutuellement et le meilleur des livres ne peut pas
grand-chose contre le malheur. Plus, le savoir du philosophe ne rend-il pas
malheureux ? Ne peut-il pas dire, comme l’ecclésiaste, « plus
s’accroît mon savoir, plus s’accroît ma douleur » ? Ne vaut-il pas
mieux dire, comme ce poète libertin,
Je me dégrade de raison,
Je dois devenir oison,
Et me sauver dans l’ignorance
En buvant toujours du meilleur ;
Celui qui croît en connaissance
Ne fait qu’accroître sa douleur.
[16]
Mais ce serait un reproche bien injuste. La philosophie montre les
contradictions contenues dans l’idée de bonheur, puisqu’elle le définit non
comme un état qu’on pourrait atteindre mais comme une tâche ou une activité.
Évidemment, l’imbécile est heureux, si on en croit l’expression populaire. Mais
rien n’est moins sûr. Comment pourrait-on vouloir vivre pleinement sa vie
humaine sans la lucidité, cette « blessure la plus rapprochée du
soleil » dont parle René Char
[17] ?
Il s’agit en effet « d’être heureux dans le monde tel qu’il est,
c’est-à-dire dans le monde de la souffrance », ainsi que le dit Marcel
Conche.
[18]
Tâche impossible autant que nécessaire.
Denis COLLIN