Ce dialogue (dont l’authenticité a été parfois contestée)
passe pour être une véritable introduction à la philosophie de Platon. Il est
sous-titré « Sur la nature de l’homme, genre maïeutique ». Les
sous-titres ne sont pas de Platon mais d’une époque bien ultérieure.
Il s’agit – et c’est le thème central – de « prendre
soin de soi-même », de « prendre soin de son âme » en choisissant
la philosophie ou la « vie philosophique ». Je reprends ici le plan
proposé par les éditeurs GF (p.14).
I. Entrée en matière : la rencontre de Socrate et Alcibiade (103a-106c)
Socrate est un amoureux d’Alcibiade. Il ne l’a jamais
abordé. Mais lui est resté fidèle alors que tous les autres amoureux l’ont
abandonné à cause de son arrogance. Pourquoi Socrate n’a pas fait comme les
autres ? À cause de son
démon ! L’apologie de Socrate, Platon
lui fait dire :
Le démon, c’est-à-dire ce qui en l’âme est proprement divin.
Socrate en parle à de nombreuses reprises. Dans
[…] comme vous me l'avez maintes fois et en maints
endroits entendu dire, se manifeste à moi quelque chose de divin, de démonique
[…]. Les débuts en remontent à mon enfance. C'est une voix qui, lorsqu'elle se
fait entendre, me détourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne
me pousse à l'action. Voilà ce qui s'oppose à ce que je me mêle des affaires de
la cité […] [31c-d].
Ce qui les rapproche,
c’est d’abord qu’Alcibiade veut savoir ce que Socrate a en tête :
« tu me troubles à être toujours là où je suis » (104d). Et Socrate
lui répond (105e) : « je
vais de révéler à toi-même tes pensées. » Alcibiade veut être
puissant mais personne ne peut lui donner ce que Socrate se prépare à lui
donner. On remarque que le problème du souci de soi va se poser à partir du
moment où Alcibiade veut exercer le pouvoir politique. Chez Platon, tout finit
par converger vers la politique, c’est-à-dire l’ordonnancement juste de la
cité. Alcibiade a été mal éduqué et il doit maintenant surmonter les
conséquences de cette mauvaise éducation au moment où il veut diriger les
Athéniens.
II. Examen des compétences d’Alcibiade (106-109b)
Pour prétendre diriger les Athéniens, il faut en posséder la
compétence. Socrate commence par là. La politique est le fait de ceux qui en
possèdent le savoir. Quand on confie la cité à ceux qui ne savent rien ou qui
font semblant de s’y connaître, la cité est condamnée à la guerre civile, à
l’anarchie ou à la tyrannie, bref au règne de la violence. La République, le Politique et Les Lois,
les trois grandes œuvres directement politiques de Platon développeront ce
point.
Socrate développe ici un de ses raisonnements favoris par
dichotomie qui prend en quelque sorte en tenaille son interlocuteur si bien
qu’à la fin celui-ci ne sait plus que penser. Voyons comment il procède.
·
Ce qu’on sait vient des autres ou de soi-même.
·
Or Alcibiade ne peut pas conseiller les
Athéniens sur ce qu’il a appris des autres (l’alphabet, la flûte …)
·
Pour les autres sujets (architecture, etc.), les
Athéniens s’adresseront à un spécialiste – ce que n’est pas Alcibiade. Il en va
de même pour le combat …
·
Conclusion : Alcibiade ne possède aucune tékhnê !
On retrouvera toute cette discussion sur les tékhnê dans le Gorgias. Gorgias, le rhéteur, prétend être capable de tenir des
discours sur tous les sujets, même s’il n’a aucune compétence pourvu qu’il
maîtrise l’art de faire des beaux discours. Alcibiade procède différemment :
le rhéteur reconnaît que la rhétorique peut servir la justice autant que
l’injustice. Alcibiade reconnaît qu’il ignore toutes ces téckhnê au sujet desquelles
Socrate l’a questionné mais affirme posséder la compétence de savoir quand il
est juste d’employer celle-ci ou celle-là. Mais c’est précisément cette
compétence en matière de justice qui est maintenant interrogée.
III. Qu’est-ce que le juste ? (109b-116e)
A. Ignorance d’Alcibiade en la matière (109b-113c)
Socrate reprend le fil de son raisonnement. Soit Alcibiade a
appris la justice de quelqu’un d’autre soit il l’a découverte par lui-même.
·
Or Alcibiade n’a pas fréquenté de maître en
matière de justice.
·
Il affirme avoir appris la justice du grand
nombre, mais ce n’est pas un bon maître !
Si le grand nombre n’est pas compétent en matière de
justice, il n’est donc pas compétent en matière de politique. Bien que non
développée, on retrouve ici la position classique de Platon qui tient la
démocratie pour un mauvais régime, pas tout à fait le pire – le pire étant la
tyrannie – mais celui qui conduit directement au pire des régimes.
Conclusion : Alcibiade est ignorant en matière de
justice. Il s’engage dans une « entreprise déraisonnable » :
« enseigner ce que tu ne connais pas, ayant négligé de l’apprendre »
B. Le juste est l’avantageux (113c-116e)
Ce passage tente de construire un concept du juste. En effet
Alcibiade essaie de se tirer d’affaire en disant
·
Que la distinction du juste et de l’injuste va
de soi et que ce n’est pas là-dessus qu’on délibère ;
·
Que le véritable sujet de délibération est
l’avantageux ou le nuisible.
Socrate met en cause la distinction entre juste et
avantageux. À Alcibiade qui soutient que l’avantageux peut être injuste,
Socrate rétorque ceci :
·
Certaines choses justes sont avantageuses
·
Ce qui est juste est beau
·
Ce qui est bon est bon
·
Or ce qui est bon est avantageux
·
Donc ce qui est juste est avantageux.
Conclusion d’Alcibiade désorienté : « je ne sais
plus ce que je dis ».
IV. Les espèces de l’ignorance (116e-119a)
A. Connaissance et espèces d’ignorance (116e-118b)
L’ignorance d’Alcibiade pose maintenant la question d’une
classification des genres d’ignorance.
·
On ne s’égare pas sur ce que l’on sait
·
On ne s’égare pas sur ce que l’on ne sait et
dont on sait qu’on ne le sait pas
·
On s’égare sur ce que l’on ne sait pas et que
l’on croit savoir.
C’est à la dernière catégorie qu’appartiennent les erreurs
propres à l’action.
Alcibiade est dans la pire des ignorances : il se lance
dans l’action comme s’il savait alors qu’il ne sait pas (il erre sur les choses
les plus importantes, le juste, le bien …)
B. L’ignorance en politique, de Périclès à Alcibiade (118b-119a)
Suit tout un passage dirigé contre Périclès qui faisait le
savant mais ne l’était pas. Savoir quelque chose en effet, c’est être capable
de le transmettre. Or Périclès n’a rien transmis à ses fils, donc Périclès
entre dans la catégorie de ceux qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas… Et
Alcibiade se propose de continuer dans cette lignée !
V. Les véritables rivaux d’Alcibiade (119a-124b)
À partir de là, il y a un changement de méthode dans la
discussion. Socrate essaie de définir ce que doit comporter l’éducation de
celui veut diriger ses concitoyens. Les Perses et les Lacédémoniens sont les
grands rivaux d’Athènes et leur richesse et leur puissance ils les doivent à
leur éducation.
Le futur roi des Perses est éduqué par quatre
« gardiens royaux », le premier enseigne la religion, le second
enseigne l’art de gouverner, le troisième lui apprend à dire la vérité et le
dernier est son professeur de tempérance. Rien de tel dans l’éducation
d’Alcibiade.
En ce qui concerne les Lacédémoniens, là encore leur
éducation fait référence qui enseigne « la tempérance, le sens de l’ordre,
l’aménité, l’humeur facile, la fierté, la discipline, le courage, la force
d’âme, l’amour du travail, de la victoire et de l’honneur » (122c).
Les vrais rivaux d’Alcibiade ne sont pas les autres
Athéniens, mais ces chefs étrangers. Et pour les vaincre, on ne peut l’emporter
sur eux que « par le soin et la technique ». Le « connais-toi
toi-même » rappelé ici par Socrate doit être pris au sens le plus
simple : « regarde-toi, regarde toi comme tu es en comparaison de tes
véritables rivaux.
VI. Comment pouvons-nous devenir meilleurs (124b-127d)
Il faut savoir maintenant à quoi appliquer ce soin. À
devenir meilleur, répond Socrate. Mais meilleur en quoi ? Suit un dialogue
socratique classique qui vise à déterminer quel est l’objet de la compétence
qu’il faut acquérir. Une longue suite d’interrogations aboutit à définir la
cité bien gouvernée comme celle où règne la concorde et où chacun occupe la
place qui est la sienne. Or Alcibiade qui convient de cela ne peut même pas le
définir et doit constater à nouveau : « je ne sais même pas ce que je
dis ». (127d)
VII. Qu’est-ce que prendre soin de soi-même ? (127e-135e)
A. Soi-même et ce qui nous est propre (127e-128d)
Si dans une cité juste, chacun s’occupe des choses qui lui
sont propres, il faut définir ce que c’est.
·
Il y a les choses qui se rapportent à nous (les
membres, etc.)
·
À chacune de ces choses correspond une tekhnê
pour en prendre soin.
·
Mais le soi-même est autre chose que l’ensemble
des choses qui se rapportent à soi.
·
La technique qui permet de prendre soin de soi
repose sur la connaissance de soi
B. Qu’est-ce que soi-même ? (128d-132b)
Reste à déterminer le soi. Nouvelle suite de questions qui
aboutit à la conclusion que le soi-même est différent du corps. On est arrivé
alors au nœud qui donne son sous-titre au dialogue : « de la nature
de l’homme » (129c : « qu’est-ce donc que l’homme ?).
Conclusion : ce qu’est l’homme, c’est son âme.
Mais ici on n’a encore défini que les « soi »
particuliers. L’homme, c’est son âme.
Mais le « soi-même lui-même », c’est encore autre chose. Il y a là
une question classique qui est celle de la réflexivité propre à la pensée
humaine et qui sera au cœur de la « philosophie du sujet » qu’on peut
faire naître avec Descartes et qui conduit à la phénoménologie. Mais Platon
n’emprunte pas cette voie.
·
Les
diverses occupations de chacun, les métiers, ce n’est pas s’occuper de soi (et
donc les choses qui nous sont propres, ce n’est pas cela !).
·
Dans le dialogue, c’est une âme qui parle à une
âme.
·
Dans l’amour véritable, l’amant aime l’âme de
l’aimé et donc est indifférent aux ravages du temps sur le corps (c’est
pourquoi Socrate aime encore Alcibiade alors qu’il a passé l’âme d’être aimé
pour son corps). C’est la définition de ce qu’on appelle « amour
platonique ».
C. Comment prendre soin de soi-même ? (132b-135e)
Il faut donc prendre soin de l’âme et diriger sur elle ses
regards. Suit une comparaison entre le « connais-toi toi-même » et
« regarde-toi toi-même ». On peut se voir dans un miroir ou dans le
regard d’un autre, à condition de fixer la pupille. De la même façon, il faut
fixer la « pupille de l’âme »,
la pensée réflexive.
La connaissance de soi est au fond de fixer le divin et par
là la connaissance de soi a une valeur éthique – se connaître, c’est être
tempérant et juste : se connaître soi, c’est connaître ce qui est propre à
soi et par conséquent aussi ce qui est propre aux autres et donc c’est être
juste. Conséquence : celui qui ne se connaît pas lui-même ne peut pas être
politique – ou alors il sera un mauvais politique qui prendra de mauvaises
décisions.
Conclusion générale : il ne reste plus à Alcibiade qu’à
suivre l’enseignement socratique, c’est-à-dire à prendre soin de soi,
c’est-à-dire à devenir juste et tempérant, c’est à cette condition seulement
qu’il pourra prétendre diriger les Athéniens.