La philosophie est recherche de
la vérité et n’est que cela : cette proposition d’Éric Weil dans sa
Logique de la philosophie me semble être
à la fois une évidence que l’on n’a que trop oubliée mais aussi une énigme. De
la vérité, Weil affirme qu’elle est indéfinissable ! Nous sommes donc en
recherche de l’indéfinissable. Comment trouver donc ce que nous ne pouvons
définir ? Mais si la philosophie n’était pas la recherche de la vérité,
que serait-elle ? Ne serait-elle pas qu’une activité oiseuse, une
occupation pour inoccupés ? À notre époque, on parle de « vérités
alternatives », comme s’il y avait de multiples vérités possibles, à
choisir dans les rayons du magasin des vérités selon les besoins du moment.
Nous avons connu aussi des armées de déconstructeurs de la vérité, dont les hérauts
de la
French Theory et toutes sortes
de théoriciens « néo-nietzschéens ». D’un autre côté, du côté des
gens occupés de la seule chose sérieuse de nos jours qu’est l’économie, on ne
s’encombre plus de vérité. Ce qui compte, c’est l’efficacité. Ce qui importe,
c’est que ça marche ! Une bonne procédure, qui définit toutes les
opérations à effectuer et l’ordre dans lequel elles doivent être effectuées, afin
d’atteindre un objectif fixé à l’avance, voilà ce qu’on appellera vérité. La
pensée unidimensionnelle, si bien analysée par Marcuse, est une pensée de ce
type, une pensée opérationnelle. Savoir quelque chose, c’est savoir le produire
procéduralement, de manière indéfiniment reproductible, de la même manière
qu’on sait produire des automobiles ou des téléphones portables. On pourrait
considérer que le fameux «
verum
esse ipsum factum » de Vico est resservi ici dans une version
appauvrie qui trahit son auteur.
Voilà déjà un moment qu’on nous a
instruit de ce que la vérité n’était qu’une construction sociale-historique, ce
qui laisse le champ libre aux « vérités alternatives » et aux autres
révisionnismes et négationnismes. Mais c’est assez normal qu’il en soit ainsi
dans une société où tout est considéré comme une construction sociale, et donc
comme tel susceptible d’être remis en cause, et même devant nécessairement être
remis en cause sous peine d’être immédiatement accusé de tous les péchés
imaginables ? Sans doute quelqu’un qui prétend qu’il y a une vérité et que
c’est elle que nous devons chercher est-il quelqu’un qui ne comprend rien à la post-modernité.
Il y a des faits
Avant toute chose, il faut se
mettre d’accord sur l’idée qu’il y a des vérités de faits, que les faits ne
sont donc pas de pures constructions humaines. Il existe de très nombreux
arguments contre cette thèse. Quand Wittgenstein écrit que « le monde est
l’ensemble des faits », il a l’air de savoir de quoi il parle. Mais
qu’est-donc qu’un fait ? Un nietzschéen rétorquera qu’il n’y a pas de
faits mais seulement des interprétations. Mais il n’est pas certain que ce soit
là la pensée véritable de Nietzsche ! Chacun voit midi à sa porte, dit l’adage. Que
la Terre soit immobile, c’est un fait pour quiconque s’en tient à ses
sensations et à l’évidence première que lui livrent ses sens et de ce point de
vue, la thèse de la mobilité de la Terre a pu apparaître comme proprement
insensée. Pourtant, il est aujourd’hui admis par tous, sauf par les insensés,
que la Terre se meut (Eppure, si muove).
La connaissance d’autres faits a conduit à réfuter l’interprétation de la sensation
immédiatement pour la remplacer par ce que l’on pourrait appeler une « perception
intellectuelle ». Mais pourquoi d’autres faits ne conduiraient-ils pas à
remettre en cause cette perception intellectuelle et à la remplacer par une
autre ? En tout cas, ce qui était un fait indiscutable, « la Terre
est immobile », ne l’est plus. D’où la première conclusion,
sceptique : il n’y a pas de faits et nous ne pouvons rien savoir d’assuré.
Une conclusion alternative est celle tirée par la grande majorité des
philosophes des sciences : il faut opposer l’expérience commune à
l’expérience scientifique, la première étant un genre inférieur de connaissance
et même un « obstacle épistémologique » qu’il faut surmonter. La
position sceptique est soutenue par quelqu’un comme Paul Feyerabend, mais aussi
jusqu’à un certain point par Pierre Duhem, à la différence que, pour ce
dernier, il y a un point fixe auquel raccrocher toute certitude, la foi
religieuse. Cette position pourrait aussi être celle du cardinal Bellarmin,
instructeur du procès contre Galilée, qui tenta de le convaincre de présenter
ses positions comme de simples hypothèses pratiques et nullement comme des
vérités. La première position est celle que défendit avec brio Gaston
Bachelard, dont le travail est, semble-t-il, quelque peu tombé dans l’oubli, à
tort.
Si on s’en tenait à cette
opposition, il faudrait sans hésiter se ranger du côté de Bachelard qui assure
la possibilité d’atteindre une vérité objective en matière de sciences, même si
cette vérité n’est pas assurée définitivement et doit être corrigée sans cesse.
Cependant, cette conception de la vérité scientifique n’invalide absolument pas
l’importance primordiale de la connaissance commune ni du témoignage de nos
sens ! La théorie de la gravitation universelle et le principe de
relativité galiléen ne contredisent absolument pas le témoignage immédiat des
sens qui nous fait sentir la Terre comme immobile ! Simplement ce fait
peut s’accorder avec d’autres faits, comme les observations astronomiques de
Galilée et ses successeurs ou le mouvement du pendule de Foucault. Si nous refaisons
l’expérience des fentes de Young, c’est le fait que nous voyons des franges
d’interférence plus sombres ou plus claires, qui atteste de la nature
ondulatoire de la lumière, bien que plus tard, les expériences sur l’effet
photoélectrique nous ont convaincus de la nature « granulaire » de la
lumière… Mais quoiqu’il en soit, c’est toujours ce que je vois, ce que je
perçois comme un fait indiscutable qui constitue le point d’accrochage de toute
théorie scientifique de la nature qui prétend à la qualification de
« vraie ». Ces faits prennent sens parce que nous les ordonnons
rationnellement, c'est-à-dire que nous les relions les uns aux autres par des
relations logiques et, quand tout va bien, par des lois mathématiques. Et c’est
d’ailleurs seulement ainsi que nous pouvons séparer les faits des pseudo-faits,
des illusions nées de notre fantaisie, ou naturellement produites ou mises en
scène par des menteurs intéressés ou des propagandistes, ou des effets
malheureux d’une défaillance de nos sens.
Que la manière dont nous
saisissons les faits dépende de notre constitution physique et psychologique,
nul n’en doute – des organes sensoriels plus affutés nous permettraient sans
aucun doute de percevoir les infrarouges ou les ultrasons. La capacité que nous
avons de percevoir le monde « en 3D » nativement modèle également nos
perceptions. Kant a certainement raison de dire que nous ne percevons le monde
qu’à travers les formes a priori de notre sensibilité. Cette dernière
proposition pourrait sembler un truisme : comment pourrions-nous percevoir
le monde si ce n’est par nos organes perceptifs dont nous connaissons bien les
limites et les biais possibles. Cependant, la thèse kantienne a deux mérites :
premièrement, elle nous oblige à penser notre connaissance du monde comme activité
du sujet et non pas comme quelque chose qui nous est donné une fois pour toutes
et, deuxièmement, elle repose à nouveaux frais la question de l’objectivité de
la connaissance. Nous pouvons alors admettre que notre perception plus globale
de la réalité passe par l’usage de la raison, secondée par l’imagination (à
moins que ce soit l’inverse !). La raison pourrait apparaître comme un autre
sens ! Il y a quelque chose de ce genre chez Spinoza qui parle souvent de
la capacité qu’a l’esprit de percevoir, plus ou moins adéquatement, la réalité.
Peut-être faudrait-il donc reprendre le problème de la connaissance, en dépassant
Kant, dont on ne peut contester les immenses mérites mais qu’il faut pouvoir
dépasser ou surmonter. Mais laissons
cela pour un autre moment.
Posons seulement qu’il y a des
faits que nous pouvons saisir, à propos desquels nous pouvons nous tromper, que
nous pouvons vérifier par recoupements, mais qui acquièrent donc une
objectivité et une vérité qu’on ne peut mettre en doute. Pour les faits qui
peuvent se reproduire soit naturellement, soit expérimentalement, cette
affirmation semble presque aller de soi, sauf si on tient à tout prix à
renoncer à tout bon sens et à se réfugier dans les spéculations
constructivistes les plus abracadabrantesques. La question est plus épineuse
pour les faits historiques. L’histoire est une science ou un savoir qui porte
non sur ce qui est mais sur ce qui n’est plus, ce qui est tombé dans le
non-être. Nous savons que Jules César a été assassiné aux Ides de mars 44 (avant
JC) et nous ne doutons guère de ce fait historique. Nous n’en doutons pas parce
que nous avons des témoignages historiques et des témoignages d’historien, que
ces témoignages se recoupent et que nous n’avons aucune raison sérieuse d’en
douter. En revanche, bien que l’histoire soit nettement plus connue, nous
n’avons aucune bonne raison de penser qu’un nommé Jésus est né à Nazareth un 25
décembre, il y a 2019 ans et après avoir fondé une nouvelle religion a été
crucifié par les Romains 33 ans plus tard, le vendredi précédant Pâques… Il
n’est pas discutable non plus que le
régime de Hitler a organisé, planifié et exécuté méthodiquement la destruction
des Juifs d’Europe, soit par le moyens des chambres à gaz comme à Auschwitz,
soit en les tuant un à un par balles, comme cela fut fait sur le front est.
L’idée que la vérité soit une « construction
sociale historique » implique qu’il n’y a pas de faits et que donc ont une
égale prétention à la vérité non seulement les théories différentes, mais aussi
les assertions concernant les faits. Si l’histoire est un récit comme les
autres, elle n’est pas plus vraie que les romans. Le
« constructionnisme », qui a sévi avec la « french theory », avec Les
Mots et les Choses de Foucault et d’autres œuvres de la même veine, conduit
tout naturellement au révisionnisme historique et au négationnisme. Certes ces
faits ne sont pas toujours assurés et de nouveaux éclairages peuvent conduire à
en réévaluer la portée et la signification. Peut-être les assassins de Jules
César n’étaient-ils pas animés de vertueuses intentions républicaines, mais
Jules César a bien été assassiné aux ides de mars 44, même s’il n’est pas
certain du tout qu’il ait prononcé « tu
quoque mi filii » en voyant son fils adoptif Brutus parmi les conjurés.
On peut se perdre en hypothèses
plus ou moins sophistiquées, pour ne pas dire tordues, il faut bien admettre
qu’il y a des faits sans quoi aucune théorie scientifique n’aurait la moindre
valeur. Une bonne théorie scientifique est une théorie à partir de laquelle on
peut produire des faits expérimentaux qui confirmeront ou infirmeront la
théorie. Qu’on s’entende bien, sans la théorie de la relativité générale, on
n’aurait pas eu l’idée de construire l’expérience par laquelle on a vérifié
l’effet de lentille gravitationnelle (expédition d’Eddington en 1919) et en ce
sens l’expérience est bien construite à partir de la théorie, mais la
vérification expérimentale de la déviation de la lumière par la masse du soleil
est un fait et non une construction. C’est du reste parce qu’il y a des faits
qui ne collent pas avec la théorie (donc avec toutes les constructions
antérieures) qu’on est parfois obligé de modifier les théories.
Il y a donc des vérités et en particulier des
vérités scientifiques
On voit donc que chacun ne voit
pas vraiment midi à sa porte. Il y a des vérités de faits triviales qu’aucun
individu sensé ne remettrait en question. Que j’aie deux étages à descendre
pour sortir dans la rue et que le boulanger le plus proche soit à gauche en
sortant, cela n’intéresse peut-être pas grand-monde, mais c’est un fait
indiscutable et toute personne sortant de mon appartement pourra la vérifier. Il
y a aussi des vérités de faits qui sont universelles au sens où tout être de
raison devrait les admettre. Pour une part, ce sont subjectivement des
croyances : n’ayant jamais étudié sérieusement l’astronomie et n’ayant
travaillé dans un observatoire, je me contente d’accorder ma confiance à la
communauté scientifique. Cette confiance n’est cependant pas aveugle. Tout
d’abord je sais que j’aurai la possibilité même purement théorique de vérifier
ce qui m’est présenté comme vérité scientifique. Ensuite, ayant une culture
scientifique minimale (acquise au lycée) je sais en gros en quoi consiste une
expérimentation scientifique et j’ai eu l’occasion d’en réaliser certaines,
aujourd’hui très élémentaires mais qui furent en leur temps de grandes
avancées. Enfin, une formation scientifique et épistémologique de base me
permet d’avoir un jugement globalement bien pesé pour distinguer les résultats
scientifiques crédibles de ceux qui ne le sont pas. J’ai, par exemple,
d’excellentes raisons pour tenir l’intelligent
design pour des billevesées ou des superstitions et non pour une véritable
théorie scientifique.
Les recherches épistémologiques
dans la ligne de Thomas Kuhn ou de Paul Feyerabend ont introduit de grandes
confusions et rendu vraisemblable le relativisme et le scepticisme. J’ai eu
l’occasion de procéder à un examen critique de La structure des révolutions scientifiques de Kuhn, un ouvrage
dont, après coup, on ne voit pas en quoi il a pu tant frapper les esprits. Si
on le limite à la thèse selon laquelle la connaissance ne procède par linéairement
mais par ruptures et réorganisations, dialectiquement pourrait-on, on tombera
vite d’accord, vu le niveau de généralités. Dans le détail, le livre de Kuhn
révèle de grandes faiblesses en appliquant la notion de révolution scientifique
à des bouleversements réellement révolutionnaires ou à des évolutions de détail
à l’intérieur d’un cadre théorique assez stable. Pour reprendre une métaphore
qu’il affectionne, il mélange les vraies révolutions qui transforment les
structures sociales et politiques et les révolutions de palais qui ne changent
rien au fond.
Aucune théorie scientifique n’est
définitive et aucune ne peut prétendre : « Je suis la vérité ».
Mais il y a des théories plus vraies que d’autres et on peut aisément admettre
qu’il y a un progrès. Entre Galilée et Newton, et bien que Galilée ait jeté les
bases de la science moderne, il y a un progrès considérable et Newton « en
sait plus » que Galilée. Et Einstein en sait plus que Newton. La
connaissance peut sembler faire des allers et des retours, reprendre des
hypothèses réfutées jadis – la nature de la lumière, ondulatoire ou
corpusculaire, est un exemple archétypal de ce mouvement – il reste que ces
retours sont des reprises d’un vieux schéma mais tellement enrichi, tellement
modifié qu’il n’a plus grand-chose de commun avec son modèle sinon un vague air
de ressemblance. Les atomes de la chimie du XIXe siècle ressemblent
vraiment de très loin aux atomes de Démocrite et Épicure ! Mais il y a, du
point de vue de la connaissance de la nature, plus de vérité dans la chimie
moderne que dans l’atomisme antique. Prétendre le contraire, c’est évidemment
renoncer à tout sens commun.
On nous dira qu’il ne s’agit que
de théories « locales », partielles, qui valent pour un certain
domaine du réel et sous un certain jour seulement, ce qui est exact. On fera
également valoir que les différentes théories scientifiques ont des portées
véritatives variables. Des théories partielles sont souvent parfaitement
robustes et des théories plus générales sont plus spéculatives. On doit aussi
faire place à des théories multiples insérées dans un « programme de
recherche » au sens de Lakatos. Par exemple la théorie de l’évolution est
plus un programme de recherche qu’une théorie achevée. À l’intérieur du cadre
général issu de Darwin on peut trouver des « sous-théories » comme la
théorie standard de l’évolution de Mayr, la théorie des équilibres ponctués de
SJ Gould et Richard Lewontin et d’autres encore qui critiquent le modèle
standard (voir Fodor-Piatelli, What
Darwin Got Wrong ?). On ne peut pas dire « la science est
vraie » car il n’y a sans doute pas quelque chose comme « la
science », mais des approches scientifiques différentes et parfois
divergentes, certaines plus hypothétiques que d’autres. Mais il reste qu’il y a
un objectif de convergence unitaire et que cet objectif est toujours présent
dans la tête des savants. On n’a pas encore de grande théorie unifiée en physique,
faisant de la théorie de la relativité et de la physique quantique une théorie
unique, mais personne ne prend vraiment son parti de l’actuelle situation assez
désagréable selon laquelle les lois de la nature à très petite échelle et les
lois de la nature à très grande échelle pourraient ne pas être ramenées à un
seul et même système de lois. Il n’y a pas de « théorie de tout »,
mais on voit mal comment on pourrait renoncer à en chercher une, du point de
vue des intérêts de la science. Ce serait une sorte d’idée régulatrice de type
kantien, dont on ne peut se faire un concept précis mais qui possède un intérêt
pour la raison.
La vérité philosophique
Une fois qu’on a admis qu’il y a
des vérités (de fait, plus ou moins triviales, ou scientifiques), que faire de
l’affirmation selon laquelle la philosophie est recherche de la vérité,
affirmation qui suppose que « la vérité » est quelque chose de défini
et d’unique ? Comme on l’a dit plus haut, la vérité est indéfinissable car
la définir demande qu’on sache déjà ce qu’est la vérité. Les différentes
définitions qu’on en a données sont toutes défectueuses. La vérité comme
correspondance de la pensée et du réel est une idée à la fois de bon sens et
particulièrement obscure. De bon sens, disons-nous, car dire la vérité, c’est
bien dire les choses comme elles sont, dire que ce qui est est et que ce qui
n’est pas n’est pas, pour reprendre la célèbre définition d’Aristote. Ou
encore, comme le dit Spinoza, on appelle vrai un discours qui raconte les faits
comme ils se sont passés. Mais comment comparer un état mental (l’idée que l’on
se fait des choses) et un état de choses existant en dehors de mon
esprit ? Habituellement, on propose alors une autre théorie de la
vérité : est vraie toute proposition qui est cohérente avec l’ensemble de
propositions tenues elles-mêmes pour vraies. Les propositions des mathématiques
ne sont vraies que de leur cohérence interne et de l’acceptation d’un certain
nombre d’axiomes et de postulats indémontrables mais que l’on accepte parce
qu’ils n’entrainent pas de contradiction. Mais on a appris que des axiomes
différents pouvaient permettre de construire des systèmes de propositions
différents bien que tout aussi cohérents. Les géométries non-euclidiennes sont
aussi cohérentes que les géométries euclidiennes bien que le postulat des
parallèles n’y soit plus admis et que la somme des trois angles d’un triangle n’y
vaille plus deux droits. On propose alors une troisième définition, celle des
pragmatistes qui soutiennent que l’ultime critère de la vérité est la réussite
pratique : une proposition est vraie si on en peut déduire une interaction
réussie dans le « monde réel ». Dans les faits, nous usons suivant
les circonstances de l’un des trois critères et le plus souvent de leur
combinaison pour déterminer si une proposition est vraie.
En fait nous n’avons pas trouvé
de définition, même syncrétique de la vérité, mais seulement des critères
permettant d’affecter le qualificatif « vrai » à une proposition.
Dire quand une proposition peut être tenue pour vraie, ce n’est pas dire ce
qu’est la vérité. Et quand on est arrivé à ce point, on peut se dire que ces
« chinoiseries » n’ont aucun intérêt, que seules comptent les vérités
positives et que la recherche du sens global de la pensée, dans sa dimension
individuelle comme dans sa définition historique n’a aucun sens, que ces
nodosités que nous nous faisons nous-mêmes ne viennent que de questions mal
posées qu’une bonne thérapie du langage suffira à éliminer. On peut mettre
définitivement une croix sur la philosophie pour ne laisser place qu’aux
sciences positives, c'est-à-dire les sciences de la nature, qui s’étendent
maintenant à tout le domaine des sciences de l’homme grâce à la neurobiologie
et à la psychologie évolutionniste.
Nous avons de bonnes raisons de
ne pas accepter l’enterrement de première classe de la philosophie et de
protester contre les prétentions du scientisme à réduire la vérité aux théories
scientifiques. On peut penser, et les scientistes ne s’en privent pas, que les
sciences de la nature nous donnent la vérité sur la nature, qu’elles nous disent
ce qu’est le réel en lui-même. Mais c’est une prétention extravagante. Une
théorie scientifique est un modèle, c'est-à-dire une représentation qui permet
d’imaginer des hypothèses et de les tester. On pourrait encore dire qu’elle est
une sorte de carte qui nous donne prise sur le réel, en fonction d’ailleurs de
nos objectifs pratiques. Mais on le sait bien, la carte n’est pas le
territoire. Parcourir avec le doigt la carte de France entre Paris et
Marseille, ce n’est pas aller de Paris à Marseille ! De même une
cartographie du cerveau ne dit rien de la pensée. Il y a dans l’idée que la
théorie scientifique nous dit ce qu’est le réel en lui-même une prétention
purement idéaliste, une réduction du réel à sa représentation qui n’a rien à
voir avec la méthode scientifique. Il faudrait s’interroger sur les raisons de
cette prégnance du scientisme et ses liens avec le stade actuel du
développement du capitalisme. Par conséquent, s’impose une théorie critique du
positivisme scientifique et il ne reste plus d’autre solution que de sortir du
formalisme mort dans lequel s’est perdue une bonne partie de la philosophie du
siècle dernier, principalement la philosophie dite « analytique »,
pour faire retour à la grande tradition de la philosophie, celle de Hegel, par
exemple, en tant qu’elle constitue une synthèse de toute la philosophie jusqu’à
son époque. On verra alors que la reprise à nouveaux frais des interrogations
et des problématiques de la philosophie classique est particulièrement féconde.
Le 7 mai 2019 – Denis Collin