mercredi 27 avril 2022
mercredi 6 avril 2022
samedi 2 avril 2022
Note sur Putnam et la critique de la théorie computationnelle de l'esprit
Hilary Putnam[1],
un autre des premiers défenseur de la théorie computationnelle, en est venu à
la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de
l’esprit : elle considère une machine qui est construire en vue
d’accomplir des tâches bien définies[2].
Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont
susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et
que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène
en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement,
il s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de
Searle. Ce dernier, bien que
rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser »
la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à
des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un
ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui
l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour
Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou
pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat
est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est
(ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit
doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique
comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer
à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut
proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir
la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons
d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un
relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle
position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme
scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes
de l’esprit.
Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées
philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme,
c’est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux
phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux
phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de
l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à
la nature »[3], dit
Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point
de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait
ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les
simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la
logique et la réflexion sur la connaissance.
[Pour des développements plus amples, voir La matière et l'esprit, Armand Colin, 2004
[1] voir H.Putnam, Représentation et réalité.
[2] Ce fonctionnalisme est
indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).
[3] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136
lundi 28 mars 2022
vendredi 18 mars 2022
D… comme démocratie
Tout le monde est pour la démocratie, même Poutine et Xi.
Mais ce qu’est la démocratie est bien difficile à expliquer.
Savoir si la démocratie a existé, existe encore aujourd’hui ou pourra exister
demain, voilà qui est encore plus difficile.
Au sens premier, étymologique, la démocratie est le pouvoir
du « démos » ce que l’on traduit par « peuple ». Mais cette traduction est
elle-même source de confusion. Le dème est la circonscription de base instituée
par la réforme de Clisthène (à la fin du VIe siècle av. J.-C.)
et les habitants du dème sont les démotes. C’est une nouvelle dénomination du
peuple qui s’instaure : le démos remplace le laos — que l’on
pourrait traduire plus exactement par population. L’instauration de la
démocratie à Athènes est évidemment un événement fondamental, car il s’agit de
la marginalisation de l’organisation gentilice traditionnelle (celle des
grandes familles et des liens du sang) au profit d’un regroupement purement
territorial des individus. On peut dire que c’est le véritable acte de
naissance de l’État au sens précis du terme.
Mais si, à partir de la réforme de Clisthène, le peuple, c’est-à-dire
le petit peuple, a son mot à dire, il est toujours représenté, en fait, par les
familles nobles. Il en ira de même à Rome après la révolte de la plèbe et
l’institution du tribun de la plèbe. Celui-ci est un personnage important,
disposant de larges pouvoirs et considéré comme sacré. La plèbe joue aussi un
rôle important dans les comices, mais les chefs, de quelque parti qu’ils soient,
restent les chefs des gentes influentes. Les patriciens deviennent tribuns
de la plèbe, mais pas l’inverse !
Il en va de même dans les communes italiennes du nord. Ce
sont toujours les grandes familles, riches et influentes qui mènent la danse,
mobilisant éventuellement le peuple, mais toujours pour garder le pouvoir. Le
peuple joue un rôle politique, mais jamais directement, car il ne se représente
pas lui-même.
L’instauration des démocraties libérales modernes n’a guère
amélioré la situation. Ce sont toujours les élites qui représentent le peuple.
La seule vraie différence avec les démocraties anciennes est que la circulation
des élites y organisée, méticuleusement, d’une part pour apporter du sang neuf
d’origine plébéienne à la classe dirigeante qui sans cela dépérirait, et
d’autre part pour permettre aux dirigeants de se donner l’apparence des « représentants
du peuple ». La démocratie libérale apparaît ainsi comme le summum de
l’aliénation : le peuple se défait de toute sa puissance au profit d’une
image de lui-même, mais d’une image qui ne représente pas la réalité, mais une
inversion de la réalité. Le représentant du peuple n’est pas le porteur de la
volonté du peuple, mais la figure de l’aliénation radicale du peuple dans la
démocratie, ou du moins ce qu’on persiste à nommer ainsi.
Même les « partis ouvriers » qui s’étaient donné comme
objectif de faire valoir les intérêts des ouvriers au niveau du pouvoir d’État
sont devenus très vite des moyens auxiliaires de la circulation des élites. Les
élites politiques ouvrières peuvent être éventuellement, mais assez rarement
somme toute, d’origine ouvrière, mais, quoi qu’il en soit, elles font partie de
l’élite dominante. Costanzo Preve avait résumé le problème assez
simplement : les classes dominées ne peuvent pas dominer !
Il se pourrait bien que la démocratie soit essentiellement
une illusion. Ou qu’elle ne puisse exister que sur une toute petite échelle et
dans des conditions exceptionnelles. Rousseau l’a déjà dit : si les dieux
existent, ils se gouvernent démocratiquement, mais un tel gouvernement n’est
pas fait pour les hommes.
Il y a une deuxième interprétation possible du mot
démocratie, celle que l’on retrouve dans l’expression « libertés démocratiques ».
La démocratie est la garantie d’un certain nombre de droits de base dont les
citoyens sont censés jouir. Ce sont les fameux « droits -titres » de la
déclaration de 1789 qui incluent la sûreté, la liberté de faire tout ce que la
loi n’interdit pas, etc. Mais nous savons combien ces droits peuvent être
restreints « démocratiquement ». Un vote ou un décret gouvernemental suffisent
pour instituer l’état d’urgence et restreindre drastiquement tous ces droits.
La liberté d’expression trouble si vite l’ordre établi ! En outre, ces droits
titres ne valent vraiment que ceux qui ont, par ailleurs, en raison de leur
fortune par exemple, les moyens de les faire valoir. La liberté d’expression
pour celui qui n’a ni journaux, ni télévision, ni aucun autre moyen de se faire
entendre est une liberté à peu près vide. La critique marxienne des droits de
l’homme comme droits de l’individu bourgeois égoïste n’est pas insensée, loin
de là !
La dernière interprétation de la démocratie est celle du
gouvernement de la majorité. Comment se forme la majorité ? Par le vote. Mais
qui convaincre une majorité de citoyens de voter pour son programme ? Un groupe
assez puissant pour se faire entendre. Et nous sommes ainsi ramenés aux points
précédents. Par ailleurs, le gouvernement de la majorité méprise et maltraite
aisément les droits des minorités. « Vous avez juridiquement tort parce que
vous êtes politiquement minoritaire », avait lancé un politicien de la majorité
à ses collègues de l’opposition. Tout est dit. Les minoritaires ont toujours
tort. Et même s’il leur arrive d’être majoritaires, si d’aventure cette
nouvelle majorité déplait aux puissants, sa victoire lui sera volée. On l’a vu
en France par le « tournant de la rigueur » qui suivit la victoire de
Mitterrand ou le véritable hold-up consécutif au vote « non » au traité
constitutionnel européen, en 2005.
Il se pourrait bien que la démocratie ne soit finalement
qu’un mot assez creux, qui chante plus qu’il ne parle comme le disait Paul
Valéry à propos de la liberté.
dimanche 13 mars 2022
La déraison occidentale
Nourri du christianisme, même quand il le vomit, l’Occident applique à la lettre la sentence de Paul : « il n’y a plus ni hommes ni femmes » (Galates, 3, 28). Ainsi, oubliant que la lettre tue mais l’esprit vivifie (Corinthiens, 3,6), une part croissante des élites instruites prétend abolir la différence des sexes et on peut voir des hommes (X,Y selon la génétique) revendiquer d’être considéré comme des femmes et même de participer aux compétitions sportives féminines. De nombreux États ont aboli la mention du sexe sur les papiers d’identité ou ont créé de très nombreuses catégories pour que chacun puisse se choisir. L’homosexualité est du dernier « chic » et on est sommé de permettre aux couples homosexuels d’avoir des enfants. Leur refuser ce droit serait une horrible discrimination. Pour qui n’a pas encore perdu le sens commun, ces revendications sont visiblement aberrantes. Comment peut-on refuser à ce point la réalité ? Il n’est pas besoin de suivre la Genèse (« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27) ; la sexuation est une caractéristique fondamentale de l’évolution du vivant et si on trouve des hermaphrodites ou des espèces où la sexuation varie en fonction de l’âge, chez les oiseaux et les mammifères, la différence des sexes est figée. Pour faire des enfants, il faut un homme et une femme ! En psychiatrie, la rupture avec le réel se dénomme psychose. Cette psychose occidentale fait des ravages et atteint l’histoire et la culture : les prétendus « éveillés » (woke) veulent effacer les traces du passé qui leur déplaît, passer la culture à la guillotine, jusques aux Grecs qui sont rejetés dans l’enfer des « woke » pour avoir été des racistes impérialistes !
On a longtemps accusé les Occidentaux de sacrifier à la Déesse
Raison. En vérité, si nous continuons de vouer un véritable culte à la
rationalité instrumentale (pour parler comme Habermas), c'est-à-dire à la
technique, en revanche nous tenons la Déraison pour la déesse qui doit nous
guider. Mais nous savons que la Raison n’est pas une déesse : elle est le
résultat de « montages » institutionnels, d’un dispositif
anthropologique sur lequel n’a cessé de revenir Pierre Legendre. À démanteler ces
montages, on rend littéralement fous les individus.
Prenons les choses dans l’ordre. Pour l’espèce humaine comme
pour toutes les espèces, il s’agit d’abord de vivre et de se reproduire. Mais
l’homme est l’animal le plus faible, le moins bien équipé naturellement pour
affronter la dureté de la nature. On sait cela depuis le mythe de
Prométhée : c’est par l’intelligence qu’il compense sa faiblesse
congénitale, intelligence technique mais aussi et d’abord l’intelligence
sociale, la parole, sans laquelle l’intelligence technique tournerait en rond
depuis 1,5 millions d’années. Il lui faut aussi se débrouiller avec une autre
grande faiblesse : sa sexualité. Les animaux n’ont pas de sexualité. Ils
se reproduisent selon des cycles naturels et pour le reste ils vivent en paix.
Mais les humains ont une sexualité « exubérante » qui doit être
contenue, canalisée, détournée pour rendre la civilisation possible. Freud a
dit sur ce sujet des choses décisives. Loin d’être uniquement réglée par la
biologie, la question du sexe doit être étayée par tout ce processus qui permet
au petit d’homme d’entrer dans le monde. Pierre Legendre le rappelle : il
faut « instituer la vie » car il n’y a pas d’autre moyen pour que
l’enfant se tienne debout. Il n’est pas complétement faux de dire que le
« genre » est une construction sociale, mais cette construction
sociale s’articule sur un substrat naturel.
Bien que Jacques Lacan me semble parfois très obscur, il lui
arrive de dire des choses lumineuses. Quand il fait de l’arrimage du sujet une
dynamique triade, il touche juste. Le moi est imaginaire – c’est très
exactement le sens de la fameuse affaire du « stade du miroir » sur
laquelle on a tant glosé – et il est un des sommets de ce triangle qui comprend
la mère et le père. La mère est le réel et le père est ce qui permet d’entrer
dans l’ordre symbolique. La mère est le réel parce qu’elle est ce dont il est
impossible de faire abstraction. Tous les humains sont nés du ventre d’une
femme. Entre la mère et son enfant, le langage est presque superflu et pour
apprendre à parler, il faut se détacher de la mère, opérer cette scission, qui
le propre de l’intervention du père. Le père est la figure de la Loi,
c'est-à-dire de l’ordre de la parole qui est si essentiel pour le vivant
parlant qu’est l’homme. Le démontage de cette construction si fragile ne peut
que produire des fous, puisque cette construction est celle qui nous apprend la
logique, le principe d’identité et le principe du tiers exclu : le père et
la mère ne sont pas la même chose ! et encore moins le père, la mère et
l’enfant. La tragédie d’Œdipe nous parle de ça : Œdipe est le frère de ses
enfants, Jocaste est la grand-mère de ses enfants tout en étant leur mère.
C’est un monde chaotique, insensé que produit le meurtre de Laïos et les
épousailles d’Œdipe et de Jocaste.
Donc ce à quoi s’attaquent les lois sur l’indifférenciation
des sexes, les théories du genre, les nouvelles modes pédagogiques qui veulent
embrigader les petits enfants dans la confusion des genres, c’est exactement ce
soubassement anthropologique de toute société humaine. « Il est interdit
d’interdire » proclamait un groupe gauchiste des années 1968. Mais c’est
précisément la question de l’Interdit qui est la condition numéro 1 de l’entrée
dans l’ordre de la parole.
Si on considère maintenant ce qui se joue, on ne peut
manquer d’être frappé par la concordance entre ces liquidations des fondements
anthropologiques de la société des humains et le stade actuel du mode de
production capitaliste. Marx, qu’on a bien peu lu en vérité, remarque que le
capital renverse toutes les barrières morales et sociales à son expansion et
qu’il détruit impitoyablement toutes les communautés humaines. Quand partout
règne la concurrence, les individus sont isolés les uns des autres, ils ne
forment plus des classes sociales, mais des masses amorphes. À chacun, il est
prescrit de s’occuper de lui-même, de « maximiser son utilité » pour
parler comme les économistes, et chacun ne considère tous les autres que comme des
adversaires ou des partenaires potentiels d’un contrat, de la force de travail,
équivalente à n’importe quelle force de travail, ou des consommateurs
indistincts. Il n’y a effectivement plus ni homme ni femme, ni Espagnol ni
Français… Les individus sont extraits de toute communauté effective : le
mode de production capitaliste entreprend de liquider l’homme comme
« animal politique » au sens d’Aristote.
L’idéologie, représentation de la réalité inversée comme
dans une camera oscura, le résume d’un mot : self made man.
L’homme ne dépend plus des autres ni de la nature. Il se fait lui-même et donc
il est responsable, non de ses actes, mais de ce qu’il est et si les choses
tournent mal pour lui, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. C’est pourquoi la
folie « trans » est l’expression la plus pure de l’idéologie
dominante. Je peux vouloir être homme ou femme ou « neutre » ou avoir
une « identité fluctuante », c’est mon droit et tout ce qui m’empêche
d’exercer ce droit est tenu pour une insupportable « domination ». Au-delà
de cette première couche idéologique, la plus évidente, il y en a une
deuxième : celle qui fait de l’homme non seulement le sujet mais aussi
l’objet de la puissance de la technique. Le corps humain a perdu toute
sacralité et peut donc être l’objet de manipulations en tous genres. Car le
transgenre ne se satisfait du travestissement, qui fait partie depuis toujours
des rituels sociaux – le carnaval est un gigantesque travestissement qui
indique, négativement, ce qu’est l’ordre. Le transgenre modifie le corps
lui-même, par des traitements hormonaux et des actes chirurgicaux. Le corps
peut être mis en pièces et recomposé à volonté. Le transgenre est ainsi tout
proche du transhumanisme et de l’idéologie « cyborg » (Dona Haraway ou
Thierry Hoquet en sont des représentants). Pointe avancée de la
« modernité », le transgenre pousse jusqu’à son terme l’exigence de
rendre le monde disponible.
Notons au passage un apparent paradoxe : les
groupements écologistes soutiennent les revendications « transgenre ».
D’un côté, ils se présentent donc comme les défenseurs de la nature dans
laquelle ils voient le modèle d’un ordre harmonieux, alors que d’un autre côté,
ils veulent éradiquer totalement ce qui peut rester de naturel dans l’homme !
Affirmer que le sexe n’a aucune importance et que n’existe que le genre comme
construction sociale, c’est ouvrir la voie à la fabrication des humains comme
être entièrement artificiels, à moins que l’on aspire purement et simplement à
l’extinction de l’espèce humaine.
Le promotion de l’homosexualité et de ses formes dérivées
fait également partie de ces procédés de démontage des fondements anthropologiques
et juridiques de la vie sociale. Il faudrait ici faire des distinctions et remarquer
que l’homosexualité n’a rien à voir avec les « trans », puisque
l’homosexualité est l’amour du même et le trans est fondamentalement une
volonté d’être autre. Il y a entre les deux toutes sortes de bizarreries, par
exemple des « trans » devenus homosexuels. Mais laissons aux psychologues
et aux romanciers le soin d’examiner les sinuosités de l’âme humaine. La
nouveauté réside dans le fait que ce qui était de l’ordre de l’intime et même
du simple phantasme exige une reconnaissance publique et des transformations de
l’ordre civil, comme si les phantasmes pouvaient exiger d’être réalisés et
comme si les choix les plus intimes avaient maintenant force de loi. Tout ces
batailles se mènent au nom de la libération, du refus de toute aliénation, mais
c’est une trompe-l’œil. Les mouvement LGBTQI+ (on en oublie toujours de
nouveaux) ne visent pas à la libération des individus mais à leur enfermement
dans des petites cases toujours plus étroites. Il n’est plus question de lutter
contre les discriminations ou la pénalisation de certaines pratiques sexuelles,
mais d’essentialiser ce qui n’est qu’une forme de l’éros. Cette prétendue
libération est en réalité une aliénation portée à son plus haut degré, une des
formes paroxystiques de ce que Marcuse avait identifié comme
« désublimation répressive », un des ingrédients du totalitarisme
technologique moderne. Car, comme dans le cas des « trans », c’est
encore à une nouvelle technicisation de la reproduction humaine que conduit
invariablement l’homosexualisme : PMA pour toutes, GPA et demain
« bébés éprouvettes »,
c'est-à-dire enfants fabriqués par ectogenèse. Le corollaire de tout cela est
que le fossé se creuse entre l’Occident et les autres civilisations qui ne
peuvent tout simplement pas accepter la débâcle normative occidentale.
Il s’agit bien de cela. Pierre Legendre faisait remarquer
que la conquête de la démocratie avait fini par se retourner en imposition de
la démocratie par n’importe quel moyen – nous n’avons pas oublié les
« bombardements humanitaires » sur Belgrade. Il en va de même
ici : la conquête de libertés personnelles tout à fait légitime se
transforme en l’imposition d’une nouvelle idéologie qui laisse la grande
majorité de la jeunesse dans le plus profond désarroi, en proie à la
banalisation de la drogue, à une perte totale de repères et parfois à la
violence sans le moindre frein. Et évidemment cela produit des réactions, que
l’on peut critiquer, mais qui ne sont que le prix à payer pour cette débâcle.
La symbiose qui s’est créée entre l’ultra-libéralisme, qui promet un
développement illimité du mode de production capitaliste, et les idées
libertariennes les plus folles constitue une grave menace sur la civilisation
occidentale.
Être « woke », LGBT, militant
« trans », ce sont là des attitudes qui ne sont possibles réellement
que dans les pays occidentaux ou occidentalisés. Chose curieuse, ces militants
extrémistes, ces groupes d’assaut qui se sont voués à la destruction de la
raison, sapent ainsi les bases de leur propre existence en tant que groupes.
L’islam, dont ils prennent la défense comme des étourdis qu’ils sont est
rigoureusement opposés à leurs extravagance. À Téhéran ou à Ryad, les
homosexuels sont pendus ou fouettés, les femmes sont punies si elles ne portent
pas les accoutrements de leur soumission. La perte du sens commun qui ravage
une part importante des professions intellectuelles, des chercheurs, des
étudiants et vedettes médiatiques est un symptôme inquiétant des progrès de la
pulsion de mort. Est-il encore temps de réagir ? Peut-être, à condition
que nous soyons capables de ressaisir notre héritage, celui qui nous vient
d’Athènes, de Jérusalem et de Rome, qui nous ont enseigné le sens de la
liberté, l’importance de la raison critique et ont jeté les fondements de ce
que nous sommes.
Denis Collin.
vendredi 11 mars 2022
Lumières d'Italie II: Les communes italiennes, laboratoire de l'Europe moderne
lundi 28 février 2022
mardi 1 février 2022
La résistance du réel
Si on renonce — provisoirement peut-être — à définir le réel, on peut essayer d’en donner une définition en creux, une définition quelque peu négative : le réel est ce qui résiste. Les êtres vivants que nous sommes ont une tendance naturelle à l’expansion. Être, c’est se faire espace, dit Severino. Et cet effort pour se faire espace n’a pas de limite intrinsèque. Les petits enfants grandissent et quand ils ont cessé de grandir, ils étendent leur espace autant que possible. Toute l’histoire de l’humanité est la conquête de cet espace où elle vit en repoussant sans cesse ses limites. Mais toute l’histoire de l’humanité est l’histoire de ces obstacles à franchir, et de ces barrières qui s’élèvent à nouveau toujours plus imposantes. Quitter l’Europe pour l’Amérique ou traverser le Pacifique sur des embarcations de bois, finalement ce n’était pas grand-chose. Mais aller sur la Lune est très difficile et on ne voit pas ce qu’on y pourrait faire. Quant aux autres planètes, à horizon prévisible et science-fiction mis à part, elles resteront des objectifs de mission scientifique. Au mieux, si l’on ose dire, nous pourrions explorer une petite partie du système solaire (Mars, Vénus) et le reste nous est inaccessible. La barrière qui se dresse devant nous est l’immensité de l’Univers et cette limite absolue qu’est la vitesse de la lumière.
Il y a évidemment un autre obstacle absolu : nous sommes des mortels et même avec les progrès de la médecine qui ont permis d’augmenter l’espérance de vie, la durée maximale de la vie humaine ne semble pas avoir changé depuis le début de notre histoire. L’heure est incertaine, mais la mort est certaine et la vie est brève. Nous avons inventé toutes sortes de subterfuges comme la croyance dans une vie éternelle après la mort, mais nous y croyons si peu que la mort continue de terrifier même les plus croyants des croyants. Et quand nous sommes convaincus avec Épicure que « la mort n’est rien pour nous », l’angoisse de la mort demeure, toujours en arrière-plan de nos vies.
La résistance du réel est donc une réalité ontologique. Elle est aussi la condition même de l’être. On a écrit des tonnes de livres pour tenter de se dépatouiller avec la phrase de Parménide, « l’être est, le non-être n’est pas ». Si le devenir est le passage dans le néant, le devenir, d’une certaine manière, n’est pas. La résistance au réel, c’est la résistance au devenir, la résistance à l’anéantissement. La pesanteur s’oppose à nos efforts, les limite drastiquement, mais c’est elle qui maintient ensemble les choses, comme la clé de voûte fait tenir l’ensemble de l’édifice.
Il y a bien une dialectique entre notre « conatus » et le réel qui s’y oppose, mais notre « conatus » lui aussi est réel et le conatus de l’autre est un obstacle à mon propre conatus, à mon expansion. Peut-être y aurait-il là matière à élargir l’interprétation de la fameuse « dialectique du maître et du serviteur » de Hegel, ainsi que le propose Emanuele Severino.
Nous changeons les apparences des choses. Mais ces changements ne changent rien au réel qui demeure, car il faut bien qu’il demeure pour les apparences puissent changer et pour qu’il y ait des apparences, il faut bien qu’il y ait de l’apparaître. Pendant très longtemps, on peut penser que les sociétés étaient fondamentalement conservatrices parce qu’elles craignaient comme la peste le changement qui menace d’engloutir le monde. Bien que le Moyen âge fût une époque d’innovations tant théoriques que techniques, l’innovation était toujours considérée avec suspicion, comme une menace plus que comme une chance. La révolution qu’introduit le capitalisme, entre le XVe et le XVIIe siècle si on veut fixer les idées, est une rupture fondamentale dans l’histoire des sociétés humaines. Le nouveau devient désirable et l’ancien doit être renvoyé au néant. L’homme devient capable de faire être ce qui n’est pas, de façonner le réel selon son propre naturel. Il y a réussi dans une certaine mesure. Nous serions ainsi entrés dans un nouvel âge géologique, l’âge de l’anthropocène. Plus rien ne doit résister à nos constructions intellectuelles. Mais nous ne pouvons qu’effleurer la surface des choses. Les promesses des « transhumanistes » ne nous donneront jamais l’immortalité, mais leur réalisation entraînerait immanquablement la mort de l’espèce humaine, sauf à considérer les robots comme des humains, chose à quoi nous invitait une série télévisée diffusée il y a quelques années, chose aussi que défendent certains philosophes contemporains comme Donna Haraway ou Thierry Hoquet, parfaits exemples de l’introduction de la folie en philosophie.
Le « bougisme », bien identifié par Pierre-André Taguieff comme manifestation de l’idéologie contemporaine, n’est pas autre chose que la tentative de l’anéantissement de l’être. C’est une pulsion de néant. La nature nous a fait naître avec un sexe (XX ou XY selon la génétique) et elle nous a faits femmes ou hommes, mâle ou femelle. Voilà qui est insupportable. Il ne faut plus « être » car ce serait s’engluer dans une essence, qui ne serait qu’une « construction sociale ». Il faut pouvoir devenir ce qu’on se figure être à tel ou tel moment, homme, femme, homme-femme, ni l’un ni l’autre et pourquoi pas oiseau, souris ou araignée ? Ne plus être, telle est l’aspiration moderne par excellence. Mais personne, du moins personne encore douée d’un minimum de bon sens, ne peut sérieusement militer pour la disparition de l’espèce et le réel fait retour, un retour étrange, sous la forme de la procréation artificielle.
Nous sommes tellement obsédés de la nécessité d’engloutir le monde, de l’anéantir, que nous refusons même d’éduquer les enfants, c’est-à-dire de protéger le monde contre les enfants et de protéger les enfants contre le monde, en les instruisant, en leur inculquant la connaissance du passé immémorial de l’humanité. Nous croyons ainsi défendre leur liberté, alors même que nous les livrons désarmés à un monde qui deviendra invivable. Parce que le réel résiste, parce qu’on ne peut pas y échapper comme on échappe aux monstres dans un jeu vidéo auquel on joue avec un casque de « réalité virtuelle ». Le casque de réalité virtuelle et le jeu vidéo consomment de l’énergie réelle et il faut bien en trouver la source et la transporter.
L’oiseau peut croire qu’il serait plus libre sans la résistance de l’air… mais c’est la résistance de l’air qui lui permet de voler. La résistance du réel est la condition même de notre existence, car elle est la condition qui empêche que nous soyons immédiatement précipités dans le néant. Briser les résistances du passé, disent les progressistes, les révolutionnaires et les dictateurs. Il est temps de réapprendre les vertus de la résistance.
Le 1 février 2022
samedi 29 janvier 2022
Le refus du réel
Il est assez difficile de dire précisément ce que l’on entend avec les mots « réel » et « réalité ». Le réel renvoie à la chose (res en latin). Est réel ce qui est de l’ordre de la chose, un mot qui vient du latin causa. La cause et la chose seraient la même chose et nous désignerions tout ce qui est chose ou cause par l’adjectif « réel ». Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés !
On pourrait tenter de définir le réel par ce à quoi il s’oppose.
Le réel s’oppose d’abord à la fiction, c’est-à-dire à qui peut être dit et pensé sans pour autant avoir la moindre effectivité. Que des hommes meurent dans une fiction, voilà quelque chose qui ne nous semble pas très grave ! On peut même imaginer la fin de l’humanité dans quelque cataclysme, les hommes continuent de vaquer à leurs occupations ordinaires, non comme s’il ne s’était rien passé, mais parce qu’il ne s’est rien passé. Mais le terme de fiction peut être employé en un sens différent. La fiction n’est pas seulement l’imaginaire, mais aussi ce qui doit être sans que l’on puisse garantir que ce qui doit être est. Elle est aussi ce qui peut être, sans que cela soit. Nous ne pouvons guère nous passer de ces fictions : c’est même la propriété du langage humain la plus importante, celle d’énoncer des fictions. « Tu ne tueras point » n’est pas une phrase qui décrit quoi que ce soit du réel. C’est une phrase qui énonce une norme. On peut dire que les normes n’ont pas d’existence réelle, sinon l’existence que leur donne la force de la morale ou celle du droit permettant qu’effectivement elles soient respectées. Notre capacité à forger des fictions est d’ailleurs inséparable de notre faculté de juger, et pas seulement en matière de droit ou de morale. Quand je dis : « Pierre n’est pas là », je constate que « Pierre est là » est une fiction. La fiction est toujours en arrière-plan de nos affirmations concernant la réalité.
Le réel s’oppose aussi au virtuel. L’introduction de la notion de « réalité virtuelle » dans le langage courant montre clairement cette dénaturation du langage dont parle Jacques Ellul dans La parole humiliée. Le virtuel est simplement en puissance et quand ce qui est en puissance se réalise, il devient actuel, ce qui est précisément l’opposé de virtuel ! Le virtuel disparaît et fait place au réel. Ce qui est est gros de possibles, mais les possibles ne deviennent pas tous réalité — heureusement !
Le réel ne se laisse pas toujours saisir aisément. Le mot « chien » est un mot « réel ». Après tout, ce mot je viens de l’écrire et il est là, affiché sur l’écran de mon ordinateur. Qu’y a-t-il de réel là-dedans. Le mot « chien » est une suite de caractère que je peux écrire à volonté sans qu’elle ne veuille rien dire. Le mot « chien » n’est pas, à proprement réel, il n’est qu’un signe et un signe est une chose à la fois matérielle — il faut qu’elle appartienne au monde sensible pour être perçue et donc fonctionner comme signe — et au « monde intelligible », ce prétendu « monde des Idées » qu’on aurait trouvé en lisant Platon. Le mot « chien » serait le signe lié à l’idée de chien. Mais quelle est la réalité de l’idée de chien ? Le neuroscientifique dira que c’est tout simplement une certaine configuration de mes neurones. Autrement dit, un savant muni d’un cérébroscope — il doit bien exister des dispositifs d’imagerie médicale qui ressemblent à un cérébroscope — devrait pouvoir lire directement que j’ai l’idée de chien quand je lis ou écris le mot « chien ». Mais comme le mot anglais « dog » ne s’écrit pas du tout comme le mot français, peut-on garantir que la configuration neuronale d’un Anglais qui a l’idée de « dog » et la même que celle d’un Français qui a l’idée de « chien » ? Si on résout ce problème, on n’est pas beaucoup plus avancé, car une idée peut être l’idée d’une chose fictive (une licorne, par exemple) ou l’idée d’une chose réelle (par exemple les caniches, les dogues allemands ou les boxers).
Les complications métaphysiques dans lesquelles nous venons de nous engager, nous devons les laisser de côté provisoirement. L’histoire de la philosophie est presque entièrement constituée de réflexions sur ce sujet !
Je propose néanmoins une définition du réel, comme ce qui résiste. Il y a sur ce point de nombreuses élaborations en psychanalyse qui pourraient nous être fort utiles. Mais tenons-nous-en à cela : le réel, ça résiste, ça ne se plie pas à notre imagination, à nos désirs, à nos vœux… Je peux toujours vouloir voler comme les oiseaux. Rien n’y fera : toute tentative se terminera immanquablement comme celle de ce pauvre Icare. Je peux prononcer toutes les phrases magiques que je veux, la porte ne s’ouvrira que si j’en ai la clé.
Ce rapport au réel est justement ce qui permet de distinguer psychose et névrose. Le claustrophobe sait bien qu’il ne risque rien dans l’ascenseur, sa peur est plus forte que lui. Il souffre de cette peur, mais ne se trompe pas sur la réalité des choses. Le psychotique, au contraire, rompt, lui, le lien avec le réel : il entend vraiment des voix, voit vraiment les monstres qui sortent du placard, comme le policier alcoolique du film de Melville, Le cercle rouge, il se pense vraiment comme un enquêteur dans Shutter Island de Martin Scorcese. Si toute société est névrotique parce qu’elle repose sur une répression qui cause la névrose, la nôtre a ceci de particulier qu’elle est en train de devenir complètement psychotique, c’est-à-dire que le refus du réel devient la règle. Que l’on puisse proclamer le droit à changer de genre au motif que la réalité est ce que chacun se figure être, voilà une des affirmations les plus claires que nous sommes entrés de plain-pied dans la psychose, quelles soient par ailleurs les réflexions que nous pouvons mener à bon droit sur la notion de réel. Nous avons connu de nombreux régimes politiques qui reposaient ou reposent encore sur le mensonge le plus éhonté, un mensonge imposé par les sommets et qui ne trompait que temporairement la masse des individus. Dans notre société « transparente », le mensonge ne semble plus venir seulement du sommet — même si cette dimension reste terriblement présente — il se double d’un refus radical du réel, spontané, venu « d’en bas » avec une telle force que l’État en vient à le relayer.
Je reviens dans un prochain article sur le réel qui est ainsi refusé.
-
Ce dialogue (dont l’authenticité a été parfois contestée) passe pour être une véritable introduction à la philosophie de Platon. Il est sou...
-
Dans les situations difficiles, quand on doit affronter l’adversité et le malheur, on nous recommande d’être stoïques (tel Zénon!), ou ...
-
Si on en croit certaines statistiques, les demandes d’opérations en vue d’un changement de sexe ont fortement crû au cours des dernières ann...