jeudi 1 décembre 1994

Charles S. Peirce contre Descartes

Explication du paragraphe 214 de l’essai Questions concernant certaines facultés attribuées à l’homme. Par Marie-Pierre Frondziak

Le problème soulevé par Peirce est de savoir si nous pouvons distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance par inférence.

Posons ceci tout de suite pour que ce soit clair :
  • une connaissance déterminée par une connaissance antérieure est une connaissance par raisonnement ou discursive. Elle est déterminée à partir de faits extérieurs et non à partir de l’intériorité, c’est une connaissance par inférence.
  • une connaissance déterminée par un objet transcendantal, soit une connaissance dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit est une connaissance intuitive. Il s’agit d’une prémisse absolument première qui ne pourrait être déterminée que par son objet transcendantal, c’est-à-dire tout objet de la pensée extérieur par définition à cette pensée.
La question de Peirce est : comment savons-nous, si nous pouvons le savoir, que nous avons la faculté de connaissance intuitive ? Pouvons-nous savoir sans raisonnement si une connaissance est intuitive ou non ? C’est-à-dire pouvons-nous savoir intuitivement si une connaissance est intuitive ?

Ici Peirce remet en cause le point de départ de la connaissance que nous avait donné Descartes. En effet, chez Descartes, le cogito est la première évidence, la première certitude, la première idée claire et distincte, la première et la plus certaine connaissance. À partir de lui, de la certitude de soi de la conscience, on a la norme de toute vérité, la règle, le critère de la vérité. De lui dépend la connaissance de toutes les autres connaissances. Or, ce cogito se saisit dans une intuition intellectuelle, dans l’expression existentielle et non dans un raisonnement. En fait, chez Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance.
Mais pour Peirce, ce point de départ, cette intuition ne peut être connue de manière intuitive. Toute preuve ne peut se faire que par inférence. C’est ainsi que Peirce rejette l’intuition comme point de départ de la connaissance.
Nous allons détailler :
Mais avoir une intuition et savoir intuitivement qu’il s’agit d’une intuition sont deux choses différentes ;
Peirce ne nie pas l’existence d’une intuition, mais il se demande si elle peut être érigée en connaissance : à savoir peut-on connaître par intuition ou encore l’intuition peut-elle être considérée comme connaissance ?
La question est de savoir si ces deux choses que l’on peut distinguer en pensée sont dans les faits invariablement liées, de sorte que nous pouvons toujours distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance déterminée par une autre connaissance.
Ces deux choses peuvent être distinguées en pensée, puisque nous sommes en train de le faire, mais dans les faits, dans la connaissance, pouvons-nous les distinguer grâce à l’intuition ?
Pouvons-nous distinguer de façon intuitive, c’est-à-dire indépendamment de toute connaissance antérieure, entre une connaissance faisant immédiatement référence à son objet, c’est-à-dire dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit et une connaissance déterminée par des connaissances, c’est-à-dire par une connaissance discursive, par l’inférence ? Ainsi, l’intuition se donne-t-elle intuitivement comme telle à la conscience ? L’intuition porte-t-elle en elle-même la marque de son caractère intuitif permettant de la reconnaître immédiatement (intuitivement) comme telle ? Est-ce que l’intuition peut être une connaissance immédiate d’elle-même ?
En fait, pouvons-nous avoir une connaissance par intuition ou l’intuition peut-elle être envisagée comme connaissance ?
Toute connaissance, en tant que quelque chose de présent, est évidemment une connaissance d’elle-même.
La connaissance comporte deux éléments : un élément objectif et un élément subjectif ; l’élément objectif de la connaissance consiste dans le fait que quelque chose est représenté et que nous avons conscience de cette chose représentée. Toute connaissance comme intuition d’elle-même est la simple conscience de la connaissance, toute connaissance est conscience immédiate d’elle-même. La connaissance est l’intuition de son élément objectif, de son objet immédiat.
Mais la détermination d’une connaissance par une autre connaissance ou par un objet transcendantal ne fait pas partie, du moins à première vue, du contenu immédiat de cette connaissance …
Cela signifie que la distinction, le pouvoir de distinguer, si l’on a affaire à une connaissance par inférence ou à une connaissance intuitive ne fait pas partie de la conscience de cette connaissance. Ce n’est pas parce que l’on a conscience d’une connaissance que l’on peut dire si cette connaissance est de nature intuitive ou si elle est discursive. La conscience de quelque chose n’est pas sa connaissance. La conscience ne permet pas de distinguer à quel type de connaissance on a affaire.
… bien que cette détermination semble être un élément de l’action ou de la passion de l’ego transcendantal qui ne se trouve peut-être pas immédiatement dans la conscience.
L’action ou la passion du moi par quoi s’accomplit la représentation est l’état subjectif de la connaissance. Cela peut se faire par le rêve, l’imagination, la conception, la croyance, c’est-à-dire par une certaine action ou passion du moi par lequel la connaissance devient représentée pour le moi. Ici, l’ego transcendantal nous fait penser à Kant, pour qui c’est le sujet, l’unité transcendantale du moi qui est le principe de l’activité connaissante unifiant le divers du sensible. Pour Descartes, c’est le je, le moi qui pense et dans la connaissance, il y a le sujet qui connaît et les objets à connaître. Mais en nous, il y a quatre facultés (entendement, sensibilité, imagination et mémoire), parmi lesquelles seul l’entendement est capable de percevoir la vérité. Aussi, dans la règle 12, Descartes nous parle-t-il de la force de la connaissance qui peut être passive, c’est-à-dire qui peut recevoir des empreintes des sens externes, l’objet ayant mis en mouvement ces sens reçoit une figure du sens commun pour former dans la fantaisie ou dans l’imagination les mêmes figures ou idées qui s’inscrivent dans la mémoire. Le sens commun centralise et ordonne tous les autres sens, recueille les sensations et les coordonne.
Cette force de connaissance peut-être aussi active ; elle s’applique aux figures qui sont conservées dans la mémoire, elle consiste à s’en souvenir, mais aussi à en former de nouvelles, elle conçoit et elle imagine.
L’élément subjectif de la connaissance consiste à recevoir, percevoir et se souvenir. Il comprend la conception et l’imagination. Ces capacités appartiennent au moi, au « je pense ». Pour Descartes, cette force est purement spirituelle, elle se saisit par l’intuition. Elle est une capacité du cogito, du sujet transcendantal et la distinction entre les différents éléments subjectifs de la connaissance (croyance, rêve, etc.) se fait par l’intuition.
Or Peirce émet l’hypothèse que l’élément subjectif de la connaissance ne se donne peut-être pas dans l’intuition, car il y a une différence entre les objets immédiats donnés à la conscience qui fait que ces distinctions sont présentes à l’esprit ; je n’ai donc pas besoin de l’intuition pour les distinguer. L’élément subjectif peut faire la distinction entre intuition et inférence, mais si ce n’est pas par intuition, il le fait par inférence, car l’existence d’une connaissance immédiate (l’intuition) ne peut être connue que de deux façons, soit par conclusion d’un raisonnement nécessaire, soit donnée par une connaissance également intuitive.
Pour Peirce, il n’y a pas de pouvoir de distinguer et de connaître intuitivement les éléments subjectifs de la connaissance. Par exemple, la croyance est obtenue par inférence. Il en va de même pour la sensation : la sensation du rouge est une inférence à partir du rouge saisi comme prédicat d’un objet extérieur, ce qui est différent d’une connaissance directe de l’esprit sentant. La sensation est une inférence, c’est la qualité naturelle d’une représentation ; un sentiment est la qualité naturelle d’un signe mental.
L’intuition est donc un élément subjectif de la conscience, mais elle-même ne se connaît pas par l’intuition, elle se connaît par inférence.

Pourtant, cette action ou cette passion transcendantale peut déterminer invariablement une connaissance d’elle-même …
Après avoir émis l’hypothèse que la détermination d’une connaissance par intuition ou par inférence ne pouvait se faire grâce à l’intuition, Peirce prend le point de vue de Descartes. En effet, pour Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance, le « je pense » peut affirmer une connaissance de lui-même, il est la première connaissance évidente que nous sommes capables d’avoir, ce qui pense est toujours en même temps qu’il pense quelque chose (voir Principes §7), or c’est une intuition. Dans l’expérience du cogito, l’esprit atteint la plus absolue vérité, alors qu’il ne sait rien concernant une autre réalité que lui-même. L’esprit est à la fois certitude (subjective) et vérité (objective). Le cogito, première vérité et premier principe, établit l’identité de la certitude, de l’expérience subjective de l’esprit s’expérimentant lui-même, et de la vérité.
Le cogito est une certitude subjective, mais universelle comme forme de la connaissance rationnelle dans son développement. Dans le cogito, Descartes trouve l’affirmation d’une vérité existentielle et la base de toute vérité objective ultérieure, c’est-à-dire la norme, l’évidence des idées claires et distinctes. Le point de départ de la connaissance donné par Descartes est donc une intuition, une évidence. Cette dernière, en tant que principe, est le point de départ de la vérité scientifique constituée d’idées claires et distinctes. Le monde extérieur est ainsi réduit à l’étendue géométrique, la nature est soumise à l’empire de la subjectivité humaine. Le point de départ de la connaissance est subjectif, c’est la conscience de soi. C’est dans l’expérience intérieure intuitive (je suis, j’existe) que le critère d’évidence va trouver son fondement logico-scientifique ultérieur.
Le point de départ de la science est donc ici l’intuition. Descartes utilise aussi la déduction pour la science, mais l’intuition est le « concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons ; ou bien, ce qui est la même chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison et dont la certitude est plus grande, à cause de sa plus grande simplicité, que celle de la déduction elle-même » (règle 3).
Chacun peut voir par intuition intellectuelle qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est limité par trois lignes seulement : c’est cela l’évidence et la certitude de l’intuition. Les premiers principes sont connus seulement par intuition : la lumière naturelle qui est la raison en tant qu’ensemble des vérités immédiates et indubitablement évidentes à l’esprit dès qu’il y porte son attention : « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement. » (Principes, §30)
L’intuition chez Descartes est donc l’acte unique, immédiat et instantané de la pensée. L’idéalisme consiste dans le fait que ce qu’on peut connaître du monde extérieur ne peut être différent des idées claires et distinctes, elles-mêmes garanties, car leur modèle logique est présent dans l’évidence que constitue le cogito.
Descartes fait fond sur l’évidence du cogito, saisie dans le doute lui-même (on ne peut douter sans être, Principes §7) pour ériger ensuite, comme critère de la vérité, l’évidence des idées claires et distinctes. Descartes fait de la subjectivité le critère de la connaissance, l’individu est garant de l’exactitude, il prend la certitude subjective et transcendantale de la conscience comme norme de toute vérité. Dans ce contexte, Dieu a une fonction épistémologique de garantie de la science, de la connaissance rationnelle dans son développement. Il n’y a aucune science certaine sans la connaissance de celui qui a créé la pensée, Principes §3. Le cogito signifie qu’il existe une substance pensante, créée par Dieu et Dieu est le garant de la continuité du savoir, de la rationalité du monde tel qu’il est pensé par moi scientifiquement (cf. Méditation V).
Mais Kant a montré l’erreur de Descartes dans les paralogismes : dans la conscience que nous avons de nous-mêmes, il semble que nous tenions cet élément substantiel (le « je pense ») dans une intuition immédiate ; la totalité dans le rapport des concepts semble être non une simple Idée de la raison, mais un objet, un sujet absolu lui-même. Nous avons tendance à poser le « je pense », non comme une simple condition logique de la connaissance, mais comme une réalité saisissable a priori, abstraction faite de toutes les conditions empiriques. Or « je pense » ne signifie pas « je me connais ».
… de sorte qu’en fait, la détermination ou la non-détermination d’une connaissance par une autre connaissance pourrait faire partie de la connaissance elle-même.
Ainsi, une fois posé le cogito, qui est donné dans l’intuition et que je considère comme connaissance, je reconnais que l’intuition peut faire la distinction entre une connaissance par intuition et une connaissance par inférence.
Dans ce cas, je dirais que nous ne sommes capables de distinguer intuitivement l’intuition d’une autre connaissance.
Si nous acceptons le cogito comme évidence, comme première connaissance, due à l’intuition, cela signifie que nous sommes capables de distinguer entre intuition et inférence, grâce à l’intuition. En effet, nous reconnaissons le cogito comme première connaissance et comme intuition, que ce cogito nous est donné par intuition et qu’on le reconnaît par l’intuition et par conséquent qu’il n’est pas une connaissance par inférence.
Rien ne prouve que nous soyons doués de cette faculté, mais nous en avons le sentiment.
Ici Peirce remet en cause l’idée clairement l’intuition comme connaissance. Nous n’avons aucune preuve de cette capacité intuitive, de cette connaissance comme évidence intuitive, nous pensons être capables intuitivement de distinguer entre une connaissance intuitive et une connaissance par inférence, mais nous n’en avons pas la preuve, nous le sentons seulement. En effet, pour Peirce, aucun énoncé, aucune proposition pas plus qu’aucune expérience ne contient en soi la marque de la vérité. Ceci est donc le contraire de la théorie des idées claires et distinctes, du cogito, qui contiennent en eux la preuve de leur vérité.
Le terme de sentiment est entendu ici comme semblant ne se référer qu’à l’esprit. Ainsi on pourrait obtenir une connaissance de l’esprit qui n’est pas inférée d’un quelconque caractère des choses extérieur. Il semble être une intuition. Par ailleurs, cette phrase nous fait penser à Pascal qui, dans les Penséesconcernant les premiers principes, dit que « nous les sentons ». Le cœur est la faculté intuitive qui nous fait voir directement les premiers principes ; c’est par lui que nous les assumons : « nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. » (L,110) Pour Pascal, à partir du moment où tous les esprits sont d’accord avec les principes que l’on pose grâce à la faculté intuitive, ils sont évidents. Ils ne nécessitent donc pas de raisonnement. Mais la différence entre Pascal et Descartes, c’est que, pour ce dernier le cogito permet d’avoir la certitude des idées claires et distinctes comme source de vérité objective, alors que Pascal propose de fabriquer les évidences, les vérités : « Il faut proposer des principes ou des axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit » (De l’esprit géométrique. Art. III : L’art de persuader). Pour Peirce, la première intuition, le « cogito ergo sum », est une croyance parmi d’autres que nous ne pouvons initialement refuser : « il y a une idée, donc je suis » est une contrainte pour la pensée mais n’est pas rationnel. Le « je pense » est une pétition de principe.
Ce témoignage, toutefois, se fonde entièrement sur la supposition selon laquelle nous avons le pouvoir de distinguer dans ce sentiment, si un sentiment donné est le résultat de l’éducation, d’associations passées, etc., ou s’il s’agit d’une connaissance intuitive.
Peirce pose la question de savoir si le sentiment dépend de l’apprentissage, des expériences passées, des idées reçues, enfin du rôle joué par les pensées antérieures dans la détermination de ce sentiment ou si simplement il dépend d’une intuition. Mais à ce moment-là, peut-on déterminer l’origine de ce sentiment de manière intuitive ? En le sentant ? Le problème reste le même : nous croyons que nous possédons cette faculté, mais nous ne pouvons le démontrer. Pour Peirce, le sentiment est l’objet de la conscience, la capacité de l’éprouver n’entraîne aucune reconnaissance intuitive de son origine. Le sentiment est toujours prédicat de quelque chose ou déterminé par une connaissance antérieure, à chaque fois qu’on éprouve un sentiment, on pense à quelque chose. Le sentiment chez Peirce est la qualité matérielle d’un signe mental, d’une représentation qui se découvre par inférence.
En d’autres termes, enfin, il se fonde sur la présupposition de cela même dont il veut témoigner.
Ce témoignage de l’existence du sentiment de pouvoir distinguer entre une intuition et une inférence présuppose l’existence de la connaissance par intuition, car le sentiment entendu ici est une intuition. Il se fonde sur le fait que nous sommes capables de distinguer intuitivement entre une connaissance déterminée par des connaissances antérieures et une connaissance par intuition, justement ce que nous cherchons à démontrer. Ce témoignage ne peut donc être recevable.
Mais ce sentiment est-il infaillible ? Et ce jugement sur ce sentiment est-il infaillible lui aussi et ainsi de suite ad infinitum ?
Le propre d’un sentiment étant le propre de ce qui ne peut être démontré, il peut donc changer. En fait nous opérons un jugement basé sur l’assentiment général. Mais ce jugement peut changer, évoluer, etc. Par exemple, au Moyen Âge, l’autorité extérieure régnait, c’est-à-dire qu’il y avait deux sources du savoir, Dieu et les Anciens. La crédibilité de l’autorité extérieure était l’ultime prémisse, comme une intuition. Or, elle a basculé et on a découvert qu’elle était une erreur. Quelque chose que l’on ne peut démontrer par inférence risque de pouvoir toujours être remis en cause. On ne peut donc prouver que ce sentiment est infaillible.
Si un homme pouvait vraiment s’enfermer dans une telle foi, il serait bien entendu imperméable à la vérité, à « l’épreuve de la preuve ».
En fait, le sentiment résulte d’une croyance, d’une foi. Il ne peut être prouvé ni accepté comme vérité. La preuve est un raisonnement visant à établir la vérité d’un fait ou d’une proposition théorique (quand il s’agit d’une proposition théorique, on peut dire que le raisonnement probatoire vise à établir universellement la vérité de cette proposition). Or il n’y a pas de preuve de cette intuition, il est impossible de distinguer par intuition entre inférence et intuition. Il n’est pas possible par un simple « regard » de distinguer ce qui est intuitif de ce qui ne l’est pas. Celui qui maintient malgré tout qu’une connaissance est possible par l’intuition ne peut le prouver et donc ne peut l’ériger en vérité.
Pour Peirce, la distinction entre une intuition et une inférence ne peut se faire que par inférence.
En conclusion :
L’intuition ne peut être érigée en connaissance, elle ne peut être le point de départ de la connaissance, car il est impossible de reconnaître si une connaissance donnée est ou non la connaissance immédiate de son objet.
Peirce rejette toute prétention de fonder la connaissance sur des vérités ultimes, y compris le cogito. Toute connaissance nécessite une connaissance antérieure ; il n’y a pas de connaissance intuitive qui serait l’ultime prémisse. De plus, aucune idée isolée ne peut, pour Peirce, atteindre à la certitude absolue. Une pensée en suit une autre et en appelle d’autres. Pour Peirce, la faculté la plus sûrement connue est la connaissance ; le processus de connaissance le mieux connu est l’inférence. La vie mentale est une inférence, il n’est pas besoin d’y avoir une intuition du moi.
Peirce rejette ainsi le cartésianisme et, plus généralement, toute philosophie qui prétendrait se fonder sur un donné interne absolument premier et indubitable. Peirce rejette non seulement le cartésianisme mais aussi les empiristes et la philosophie de Kant. Pour lui, Descartes et les empiristes partagent la même illusion d’un premier commencement et d’un premier commencement qui serait absolument certain. Or, on ne peut partir que de l’état réel où l’on se trouve, il n’y a pas de premier commencement, il y a toujours du déjà là, il n’y a pas de table rase.
Concernant la philosophie de Kant, Peirce affirme qu’il n’est pas nécessaire de faire jouer un rôle unificateur au « je pense », car l’unité de pensée consiste dans la cohérence logique de la pensée par signes qui se suffit à elle-même.

Texte original de Peirce
Now, it is plainly one thing to have an intuition and another to know intuitively that it is an intuition, and the question is whether these two things, distinguishable in thought, are, in fact, invariably connected, so that we can always intuitively distinguish between an intuition and a cognition determined by another. Every cognition, as something present, is, of course, an intuition of itself. But the determination of a cognition by another cognition or by a transcendental object is not, at least so far as appears obviously at first, a part of the immediate content of that cognition, although it would appear to be an element of the action or passion of the transcendental ego, which is not, perhaps, in consciousness immediately; and yet this transcendental action or passion may invariably determine a cognition of itself, so that, in fact, the determination or non-determination of the cognition by another may be a part of the cognition. In this case, I should say that we had an intuitive power of distinguishing an intuition from another cognition.
There is no evidence that we have this faculty, except that we seem to feel that we have it. But the weight of that testimony depends entirely on our being supposed to have the power of distinguishing in this feeling whether the feeling be the result of education, old associations, etc., or whether it is an intuitive cognition; or, in other words, it depends on presupposing the very matter testified to. Is this feeling infallible? And is this judgement concerning it infallible, and so on, ad infinitum? Supposing that a man really could shut himself up in such a faith, he would be, of course, impervious to the truth, "evidence-proof."

samedi 10 septembre 1994

Husserl, la phénoménologie, l’IA et les sciences cognitives

La pensée de Husserl, bien qu'elle soit orientée contre le «psychologisme» a une grande importance dans tout ce qui concerne les sciences de l'esprit. Les rapports entre phénoménologie et psychologie sont clairement posés de puis la naissance de la Gestalt. Ils ont pris un nouveau tour avec le développement des sciences cognitives. En posant la question des structures intentionnelles de toute conscience possible, fût-elle celle des anges ou des démons, Husserl ouvrait naturellement la voie à ceux qui cherchaient à fabriquer un étant-conscient avec des circuits électroniques ou les bandes de papier infinies des machines de Turing. Terry Winograd et Fernando Flores[1] vont chercher leurs références philosophiques plutôt du côté de Heidegger et Gadamer et en arrivent à une remise en cause radicale des prétentions de l'IA. Hubert Dreyfus[2] dans la livraison de Janvier-Mars 1993 des Etudes Philosophiques étudie quels sont les rapprochements possibles entre Husserl et les sciences cognitives, mais aussi qu'est-ce qui constitue la limite infranchissable de ce programme. A sa suite s'engage une débat qui touche aux questions centrales de la phénoménologie transcendantale de Husserl et lui donne un éclairage particulier très vif.

En quoi consiste la plus grande réalisation de Husserl ? En une «théorie générale du contenu des états intentionnels qui rende de l'être-dirigé-sur de toute activité mentale»[3]. Le noème est cette structure abstraite par laquelle l'esprit renvoie à des objets. Husserl est le premier à avoir produit une théorie générale du rôle des représentations mentales dans la philosophie du langage et de l'esprit. La divergence essentielle qu'il a avec Heidegger ou Merleau-Ponty qui eux aussi se situent dans le courant de la phénoménologie porte précisément sur la priorité accordée à l'étude du contenu représentationnel des états intentionnels.

Hubert Dreyfus présente le développement de la pensée de Husserl en deux phases : une première phase qui est celle de l'élaboration de la théorie représentationnelle de l'esprit, une deuxième phase qui correspond à une «théorie computationnelle des représentations. Dreyfus note les rapprochements entre la première manière de Husserl, celle des «Recherches Logiques», et la philosophie du langage de quelqu'un comme John Searle. La distinction de Husserl dans l'acte représentationnel entre acte-matière et acte-qualité recouvre la distinction de Searle entre contenu propositionnel et force illocutoire. Ce qui doit être noté c'est le caractère absolu que joue l'évidence dans la phénoménologie de Husserl «l'objet intentionnel de la représentation est le même que son objet véritable [...] et il est absurde d'établir une distinction entre les deux» dit Husserl[4]. Pour Searle nous savons reconnaître les conditions de satisfaction de nos états intentionnels sans avoir besoin d'un type particulier d'évidence.  Pour Searle, un état intentionnel est précisément une représentation de ses conditions de satisfaction.

A partir des Ideen, Husserl renforce sa théorie de l'intentionnalité et la modifie. La connaissance est conçue comme un couplage structurel de la noèse (acte de conscience) et du noème qui est apparaît comme une forme abstraite. Le noème doit rendre compte du fait que l'esprit renvoie à des objets. Il a une triple fonction : référence (désigner l'objet), description et synthèse. Le noème contient des prédicats descriptifs articulés et des règles permettant de produire toute description ultérieure de l'objet. Selon Hubert Dreyfus, il s'agit là d'une avancée vers le cognitivisme qui précisément sépare alors Husserl de Searle. Dreyfus soutient la thèse suivante qui devrait être discutée :

... deux questions cruciales indépendantes : (I) Quel est le rôle d'un contenu représentationnel ? En tant que trait essentiel des états intentionnels, joue-t-il un rôle fonctionnel en rendant possible l'intentionnalité ?  (II) Dans quelle mesure  notre activité significative comporte-t-elle un contenu intentionnel ? A supposer que l'on sache toujours ce que l'on veut dire, toute intelligence humaine peut-elle être analysée en termes de contenu intentionnel ?[5]

A la question (I), Husserl répond positivement et formule ainsi l'idéalisme transcendantal et se sépare ainsi de Searle. La réponse positive à la question (II) conduit Husserl à analyser toute activité, y compris l'activité pratique dans une forme de renvoi-à-des-objets et c'est ce sur quoi se sépare Heidegger.

Pour Husserl l'esprit structure notre expérience de la réalité. Le noème est ce qui unifie l'expérience et rend l'intentionnalité possible. Ainsi le noème doit contenir l'apparence ordonnée des autres perspectives. C'est pourquoi le contenu représentationnel ou noème est une règle de synthèse. Dreyfus engage la discussion sur le «solipsisme méthodologique» de Husserl, thèse défendue en autres par Fodor et Hilary Putnam.

Comment la philosophie de Husserl s'articule-t-elle à l'IA ?

Par la recherche concernant les structures intentionnelles et les opérations mentales inhérentes à toute forme de comportement intelligent.

Par la théorie concrète de Husserl sur les structures complexes à l'oeuvre dans la constitution du monde. Husserl voit dans l'intelligence une forme d'activité intimement liée au contexte et toujours orientée par des buts.

On sait que Dreyfus conteste sérieusement toute forme d'IA et dans le cadre même de cette opposition, il fait fond sur Heidegger et la conception du Dasein exposée dans Sein und Zeit contre le cognitivisme de Husserl. MacIntyre critique assez justement la position de Dreyfus en faisant remarquer que Dreyfus s'appuie sur une identification entre la Théorie Représentationnelle de l'Esprit (TRE) de Fodor et la phénoménologie transcendantale de Husserl. C'est effectivement sur deux points que le problème se pose. D'une part le noème de Husserl ne peut pas être assimilé purement et simplement à une représentation quoiqu'il puisse être représenté. D'autre part, pour Husserl la phénoménologie n'est pas une eidétique formelle et elle ne peut pas être considérée comme une science de même nature que les mathématiques. Or la théorie de Fodor est celle d'une computation des représentations, donc d'une manipulation purement syntaxique.

Plus fondamentalement, il y a quelque chose de gênant dans la manière dont la philosophie de l'esprit aborde les auteurs classiques. L'exemple de Husserl n'en est qu'un parmi beaucoup d'autres. On pourrait évoquer Dennett et son théâtre cartésien, etc.. Ce quelque chose de gênant réside dans le décalage entre l'intention métaphysique des auteurs classiques et l'utilisation «positiviste» de la philosophie de l'esprit. Or, on ne peut pas faire comme si cette «intention métaphysique» n'existait pas ou bien n'était qu'un ornement sacrifiant à l'esprit du temps. Le «platonisme immanentiste» de Husserl n'est pas un aspect secondaire de sa philosophie mais bien son centre puisqu'il repose sur le primat de la subjectivité. Or, peut-on parler sans dommage de la «subjectivité» d'un ordinateur ? C'est justement sur ce point que se concentre la critique de Searle : un ordinateur manipule du code, il est le prototype de la «pensée aveugle» alors qu'un sujet donne du sens aux symboles qu'il utilise. La différence que fait Husserl entre Sinn et Bedeutung est ainsi tout à fois subtile et décisive[6]. Or la philosophie de l'esprit identifie ces deux termes. Une signification, prise au sens de référence – pour prendre la traduction anglaise standard de Bedeutung – n'est pas un sens.

La discussion principale porte sur l'interprétation du noème tel que le définit Husserl. Le noème justement est ce sens qui est donné à la perception. Il n'est pas le «contenu» de la perception. L'identification du noème au «frame» de Minsky, si séduisante qu'elle puisse paraître au premier abord, est ainsi susceptible d’être dépourvue de toute base sérieuse.




[1]Terry Winograd & Fernando Flores  : L'intelligence artificielle en question (PUF)

[2]voir le célèbre What computers can't do ? (1979) de cet auteur.

[3]Dagfinn Føllesdal cité par Hubert Dreyfus: Husserl et les Sciences cognitives (Etudes Philosophiques Jan-Mar 1991)

[4]Husserl : Recherches Logiques Tome 2 page 321

[5]Hubert Dreyfus : op.cit. page 9

[6]voir Derrida : La voix et le phénomène.

lundi 20 juin 1994

Jankélévitch et la morale

Tous les livres de Jankélévitch tournent autour de la morale. Et pourtant on peut se demander s’il n’y a pas d’œuvre philosophique aussi peu moralisatrice que la sienne. Les « paradoxes de la morale » et non la morale elle-même en constituent le fonds. Or ces paradoxes démontrent l’impossibilité d’écrire un traité de morale. Son traité des vertus conduit à l’impossibilité de définir la vertu et à l’extrême difficulté d’être vertueux. Dans l’élan de la bonne action, Jankélévitch nous met sous le nez le calcul sordide qui s’y cachait. Pascal et La Rochefoucauld sont souvent cités et ce n’est pas par hasard. Les moralistes français aiment à peindre noir sur noir et loin que cette peinture conduise à un cynisme de bon aloi, elle taraude la bonne conscience. L’homme n’agit pas pour atteindre un souverain bien qui serait défini en soi mais c’est au contraire l’action elle-même qui est bonne ou mauvaise. Or le souverain bien donne lieu à des tartines de philosophie ou de théologie, alors que le moment de l’action échappe par définition au verbiage du philosophe. Contradiction que la philosophie des professeurs a du mal à admettre, car elle ne peut se faire à l’idée qu’il y ait un «tout autre ordre» que celui de la philosophie, car les autres ordres sont par construction des sous-chapitres et des sections de la discipline architectonique qu’est la « science philosophique », telle que l’a instituée la philosophie systématique allemande. Il est d’ailleurs à remarquer que la philosophie devient système à peu près au moment où elle devient une institution universitaire. Après Kant et Hegel, il n’y a pratiquement plus aucun philosophe qui ne soit d’abord un professeur de philosophie, bien assis sur sa chaire. Jankélévitch, grand professeur s’il en fut, se situe délibérément à l’écart de cette tradition. Il ne cite presque jamais les grands philosophes allemands. Kant un peu, parfois Leibniz, Hegel presque jamais. Seul Nietzsche a encore droit de cité dans le « Traité des vertus ». Par contre Platon et les grands mystiques, l’Ancien Testament et l’évangile constituent les références citées, analysées, décortiquées de ce travail. Or la pensée de Jankélévitch est parfaitement éloignée d’une pensée théologique. Beaucoup plus en tout cas que la pensée des grands rationalistes qui passent leur temps à définir Dieu.
Jankélévitch aborde de nombreuses questions. Parmi celles-ci, deux me semblent devoir être relevées. Celle de l’eudémonisme d’abord ; celle du rapport entre la fin et les moyens ensuite. Considérons d’abord le problème de l’eudémonisme. Aristote définit le bonheur comme but de l’action morale. Être vertueux conduit au bonheur, à un bonheur qui n’est pas défini de manière univoque, à un bonheur dont il existe des gradations et qui culmine dans le « souverain bien » qu’est la contemplation de l’Un. Les moyens d’atteindre le bonheur sont de deux ordres : l’ordre de la science qui conduit au vrai et celui de la prudence qui guide l’action pratique. D’une manière ou d’une autre la plupart des philosophes adaptent un point de vue proche. Les chrétiens ne prônent pas l’action désintéressée puisque le Souverain Bien leur est promis dans l’autre monde, dans le Paradis qui est la nouvelle forme du souverain bien. La morale des philosophes modernes, celle de Hobbes ou celle de D’Holbach renonce à la théologie et tente de se justifier par l’utilité générale, dans le calcul d’une optimisation du bonheur social qui doit être fondé sur la justice. Mais précisément Jankélévitch montre que la justice ne suffit pas, qu’elle n’est pas en elle-même la morale, que l’égalité arithmétique ou géométrique doit être dépassée par l’équité qui est toujours une justice portée aux limites de l’injustice et forme l’un des intermédiaires entre la justice et l’amour. Si les classiques font de la justice la  par excellence, Jankélévitch montre au contraire son caractère ratatiné, uniquement mathématique, et en fin de compte plus esthétique que proprement éthique.
Avant la légalité, il y a toujours l’illégalité du commencement, illégalité vitale qui, étant la première injustice, fait démarrer l’ordre juridique lui-même ; et la justice ingrate renie ses propres origines quand elle punit cette initiative arbitraire et violente d’où elle est issue.[1]
La justice, même proportionnelle, reste au fond la loi du talion. « Ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’autrui de fasse » – maxime qui résume selon Hobbes les principes de la  – n’est qu’une version améliorée de ce « donnant-donnant » qui fonde l’utilitarisme.
Même Kant, avec son impératif catégorique finit par justifier, non pas du point de vue de la raison pure mais du point de vue la raison pratique sa métaphysique des mœurs en expliquant que si l’action ne doit pas être motivée par l’intérêt, elle est malgré tout la seule manière humaine d’atteindre le souverain bien. Ainsi Kant écrit : « dans la loi , il n’y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné. »[2]
Néanmoins, si la  n’est pas la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, elle est cependant celle qui nous dit « comment nous devons nous rendre dignes du bonheur »[3]. Autrement dit, la critique radicale de Kant finit, même si c’est sous une forme atténuée, par rejoindre les morales eudémonistes, dans leur version chrétienne. Et c’est pourquoi la  se trouve rationnellement justifiée dans l’intérêt de la raison. On peut d’ailleurs noter que le ver était dans le fruit, car le principe de l’impératif catégorique, « agis comme si tu voulais que la maxime de ton action soit une maxime universel » est la formulation positive, universaliste, et pour tout dire convenablement déguisée par la métaphysique allemande, de l’utilitarisme franc de Hobbes.
Or Jankélévitch met en cause fondamentalement ce lien, même atténué entre la moralité et le bonheur. Il dénonce impitoyablement la « bonne conscience », qui est le comble de la mauvaise foi, de celui qui se complairait, ne serait-ce qu’un instant, dans la contemplation de sa propre moralité. Or agir pour être digne du bonheur, c’est déjà juger sa propre moralité à l’aune d’une récompense promise. C’est l’exemple de l’ascète qui se prive pendant vingt ans et qui pour succomber une seconde à la tentation d’un beau gâteau, mérite l’enfer, le mérite bien plus que le gourmand qui pêche chaque jour sans essayer de donner des leçons de . Alors que les philosophes donnent le bonheur comme but ou comme récompense de l’action , Jankélévitch fonde la  sur l’amour, sur un amour qui n’est pas « motivé », qui ne se justifie pas par l’aimé, mais sur un amour qui est l’acte fondamental par lequel l’ego sort de lui-même dans la reconnaissance de l’autre, du «tu» dans son indépendance et sa liberté absolue. A la quête de la substance du bonheur, Jankélévitch substitue l’acte et du même coup la vérité éternelle réside non dans un état mais dans la fine pointe de l’instant.
De la même manière sur la question des rapports entre la fin et les moyens, Jankélévitch inverse les termes des apories classiques. L’impératif catégorique est soumis à une critique en règle dans son purisme. Jankélévitch dénonce la haine et fait de l’amour la  cardinale, mais l’amour n’empêche pas de combattre les méchants, de les combattre sans haine, mais sans nécessairement être trop précis et trop finassier sur les moyens. Le pieux mensonge a sa place dans l’action  comme le dynamitage des trains dans la résistance aux nazis. Jankélévitch ne nous laisse pas en paix. Notre époque, avec son «mal absolu» qu’a représenté le nazisme, ne laisse plus aucune place aux certitudes de la philosophie classique. Se réfugier dans les morales hellénistiques (épicurisme ou stoïcisme) ou dans l’impératif catégorique kantien, c’est se condamner à l’égoïsme ou à la mauvaise foi.
La philosophie de Jankélévitch nous place devant une contradiction fondamentale qui est d’abord la tension dans laquelle nous vivons et à laquelle les systèmes cherchent à échapper. Dans le détail nous ne sommes pas libres, comme dans le détail la pensée peut s’expliquer intégralement sur le mode des neurosciences version Changeux. Mais globalement nous sommes libres et nous avons un esprit qui n’est pas réductible au fonctionnement d’une machine perfectionnée. Biologiquement, tant que l’homme est considéré comme objet de la science, le principe de Hobbes – qui n’est d’ailleurs que celui d’Aristote – est une évidence : l’être tend à persévérer dans son être, et cette pulsion naturelle fondamentale, ce «conatus», suffit à expliquer pourquoi nous vivons en société et pourquoi nous avons, le plus souvent, des conduites à peu près morales en temps ordinaires et pourquoi les passions sont toujours prêtes à se déchaîner. Mais à partir du moment où nous agissons, où nous sommes sujets ou subjectivités, l’action est libre de toute détermination et ne se fonde que sur ses propres exigences et non plus sur une relation mathématique entre la fin et les moyens.[4] La philosophie classique suppose la dualité de l’objet et du sujet et l’hypostasie dans le fameux problème de la connaissance et de l’adequatio rei et intellectu. Mais elle pose la subjectivité dans un homme abstrait, réduit à un pur esprit auquel elle oppose l’objectivité de l’être. Alors qu’en réalité cette dualité est la tension même sur laquelle est fondée l’esprit humain. Je suis à la fois le sujet, en tant que je suis moi, individu individualisé au milieu de mes semblables et objet en tant qu’être générique, en tant qu’occurrence de la classe des humains. Ou plus exactement je suis sujet s’objectivant dans la pratique humaine. Or, dans bien des cas, cette objectivation, qui est aliénation, est aussi la source de la jouissance égoïste et le moyen de la conservation de la puissance. C’est cette contradiction que Marx nomme du nom d’idéologie.
Chose intéressante, Jankélévitch consacre un chapitre à l’examen des scrupules kantiens et socialistes contre la charité. Il montre justement que le socialisme ne réfute pas l’action , mais dénonce uniquement la tartufferie de la charité des possédants mais que cette dénonciation suppose la revendication d’une  supérieure qui est celle qu’expose Jankélévitch – ce marcheur infatigable de la gauche :
… ces critiques atteignent surtout une pitié hypocrite et complaisante qui est le contraire même de l’amour. La justice socialiste n’a jamais prétendu rendre l’amour inutile : elle le purifie plutôt de toute charlatanerie et de tout pharisaïsme.[5]
Mais Jankélévitch ajoute :
La justice ne rendra pas la grâce inutile, parce que si rien ne remplace la justice, rien non plus ne remplacera l’irremplaçable amour, même dans le royaume de la justice tout le monde aurait encore besoin de gentillesse et de générosité.[6]
Et ce n’est pas seulement un principe pour demain, mais une dialectique à l’œuvre dès maintenant puisque la bonté et la charité se transforment en justice et en nouveaux droits.
Les impératifs pas catégoriques et même pas toujours impératifs de Jankélévitch se révèlent ainsi bien plus pratiques que les doctrines morales prêtes à l’emploi qui retrouvent tant de faveurs de nos jours (cf. supra). La difficulté vient qu’on ne peut pas faire de résumé de la «doctrine» de Jankélévitch. Après l’avoir lu, il ne reste qu’à penser par soi-même, c’est-à-dire à mettre en cause toujours les principes assurés de la bonne conscience.
(Juin 1994)

dimanche 19 juin 1994

L'histoire, science et récit

Le double sens du mot histoire se dédouble à son tour. L’histoire-science et l’histoire-récit entretiennent des rapports ambigus depuis les origines de l’histoire. La distinction peut paraître simple au premier coup d’œil. L’histoire se présente d’abord comme un récit : Thucydide «raconte» la guerre du Péloponnèse. Suétone nous fait le récit de la vie des douze Césars. Louis XI est bien connu grâce aux chroniques. Ces récits incluent une plus ou moins haute dose de fantaisies, de racontars (dans le cas de Suétone, par exemple). Le récit se sépare d’emblée clairement de l’histoire, telle que nous la concevons aujourd’hui (et telle qu’elle s’est constituée comme discipline à la l’époque moderne).

Dans le récit est tout d’abord absente ou presque la critique des sources. Or l’historien ne peut considérer un fait que s’il a les moyens de l’établir, d’en mesurer la véracité ou s’il le garde bien que douteux, il doit donner une justification de l’hypothèse. Ainsi de nombreux historiens ne prennent plus au sérieux Suétone pour ce qui concerne les faits reprochés à Néron, dont quelques-uns semblent être des calomnies colportées par les Sénateurs romains et reprises par les chrétiens.
Deuxième trait caractéristique de l’histoire : le récit rapporte l’enchaînement des faits, donne parfois des explications mais laisse l’histoire en tout état de cause sur un seul plan. L’historien au contraire découpe l’histoire en plans distincts ayant leur propre enchaînement explicatif et leur propre portée. Les causes efficientes directes et visibles se superpose à des causes plus profondes (par exemple faisant entrer en ligne de compte les rapports économiques, l’évolution des mentalités, etc.) qui elles-mêmes expriment des tendances longues (des «trends» séculaires dirait Braudel).
Troisième trait : l’auteur de récit ou de chronique est un individu, qui assume son œuvre à la première personne du singulier. L’historien s’intègre volontiers dans une école. Il se rattache à un type d’interprétation, ou au moins à un style interprétatif. L’école des Annales, l’histoire des mentalités, l’histoire économique, l’histoire marxiste, autant de manières de faire de l’histoire qui s’opposent souvent, mais comme les théories physiques, prétendent donner un système plus ou moins complet qui approche une vérité scientifique objective au contraire du récit qui ne contient au plus qu’une vérité littéraire et des vérités factuelles.
Cette vision, qui est celle qu’on a nous a proposée dès le lycée – même si ce n’est pas toujours dans ces termes – présente cependant des lacunes et des défauts qui menacent de ruine cette dichotomie un peu simpliste. Les sources, même bien établies ne disent cependant rien par elles-mêmes ; elles sont toujours susceptibles d’interprétations diverses. Or leur validité n’est pas seulement le fondement de l’interprétation, elle est aussi largement fondée elle-même sur l’interprétation. L’ouverture des archives soviétiques en donne une illustration saisissante notamment au travers des accusations lancées contre Jean Moulin ou l’interprétation des interrogatoires de Léopold Trepper par le KGB. Ceux qui veulent à tout prix accréditer leur thèse considère que ce qui est dit dans les archives du KGB correspond à la vérité. La source est là et elle est indiscutable, mais ce qu’elle dit ne s’énonce pas simplement et n’est manifesté que par le travail de l’interprétation qui suppose qu’on sache comment ont été faits les procès-verbaux des hommes de la Loubianka, quels étaient leur but et en fin de compte quelle était la véritable signification du stalinisme. L’histoire demeure, quoi qu’on fasse, une science «herméneutique».
En outre l’histoire ne peut pas se passer du récit. L’analyse des sources, la recherche des systèmes explicatifs, l’explicitation des articulations entre les divers niveaux de causalité, tout cela doit in fine être mis en œuvre dans la reconstitution du récit de l’histoire. On peut faire la statistique économique et sociale de la Russie d’avant 1917, étudier les mentalités qui aboutissent à la domination de Raspoutine à la cour du Tsar, analyser les causes de la guerre de 1914 et l’échec de l’armée russe, rien de de tout cela ne produira logiquement la révolution de février 1917. L’événement historique reste irréductible. Ce n’est pas dans la statistique économique qu’on trouvera le discours de Lénine à l’arrivée à la gare de Pétrograd, ni l’éloquence de Trotsky, ni la couardise des chefs libéraux, mencheviks et SR... Quand le cuirassé Aurora sous la direction du bolchevik Antonov-Ovssenko tire (à blanc) sur le palais d’hiver et provoque la fuite de ses occupants, c’est l’événement singulier, l’événement du récit qui devient véritable historique, laissant toutes les raisons profondes à leur impuissance.
Car ce qui fait la spécificité de l’histoire, ce qui fait qu’on appelle histoire cette succession des générations de l’humanité – et qu’on ne se contente pas comme la Bible du «qui genuit» – c’est justement cette irruption de la nouveauté. Dans les sciences «dures» il n’y a de nouveauté que la découverte par le savant, mais l’objet de l’étude est toujours considéré comme déjà là, au moins en puissance. En histoire, le nouveau surgit à chaque pas et ne se laisse pas enfermer dans ce qui est déjà là et ce qui est déjà connu. Or ce nouveau dans le passé est précisément la matière même du récit. Et la relation initiale que nous avions mise en évidence – le récit a besoin d’explications – s’inverse : c’est le récit qui devient l’explication des explications.
On en est avec l’histoire comme avec toutes les «sciences morales», les «Geisteswissenschaften», le sujet chassé par la porte rentre immédiatement par la fenêtre. La recherche, de strates en strates, de l’objectivité conduit à retrouver la subjectivité la plus irréductible. La matérialité ultime de l’histoire c’est la subjectivité humaine et c’est pourquoi l’opposition de l’histoire et du récit ne doit pas être considérée comme une dichotomie rigide mais comme une tension entre deux pôles opposés mais tout aussi liés que le sont le pôle nord et le pôle sud de l’aimant.
(juin 1994)

samedi 5 mars 1994

La philosophie peut-elle dire ce qui doit être ?



On essaie de séparer l’ontologique de l’axiologique ; la pensée morale contemporaine, pour lutter contre le scientisme, vise à poser des frontières entre ces deux domaines. Le scientisme est toujours en effet – d’une manière ou d’une autre – l’idée que l’exposé de ce qui est non seulement conduit directement à la conclusion en termes de devoir mais est déjà cette conclusion elle-même. Soit parce que «dire c’est faire» comme dirait Austin et que la seule chose qui doive être faite c’est exploiter jusqu’au bout les possibilités de la description scientifique du monde, soit que le faire futur ne soit plus posé comme faire résultat d’une décision mais au contraire déjà considéré comme s’il était déjà fait, comme s’il faisait partie de ce qui est dit.
Les difficultés, que la nouvelle philosophie avait collé sur le dos des «maîtres penseurs», sont bien plus profondes, bien plus enracinées dans le sol de notre culture. On peut remonter jusqu’aux Grecs chez qui l’Un, le Bien, le Beau sont en réalité trois figures de la même entité supérieure, transcendante qui doit guider la pensée et le chemin du Sage. Chez eux la séparation de la science de l’être et de la morale est tout bonnement impensable. Du reste la meilleure chose que puisse faire l’homme consiste précisément dans la science de l’être qui seule peut nous ouvrir la voie de la contemplation du Bien.
Il y a un deuxième aspect qui maintenant va nous ramener directement à la question initiale. La fusion grecque de la philosophie morale et de la métaphysique est liée à une conception qui, au moins avant les philosophies hellénistiques, ne posait pas l’individu en son sens moderne comme un être à part, un étant dont l’être est d’être-mien, comme dirait Heidegger[1]. Tout naturellement, énoncer des lois morales, dicter des comportements, c’est énoncer ce qui doit être. Autrement dit la question ne pose pas : la philosophie non seulement dit – ou du moins prétend dire – ce qui est. Mais encore elle dit ce qui doit être. L’être et le devoir-être sont mêlés dans toute cette histoire de la philosophie occidentale au point qu’on ne peut presque jamais les séparer[2].
Or ce devoir-être est éminemment suspect. A double titre : d’abord parce qu’il présuppose qu’on sait dire ce qui est. C’est apparemment une affirmation de bon sens. Mais tellement de bon sens, tellement évidente qu’elle est l’objet des principales discussions non seulement dans la philosophie mais aussi dans les sciences les plus rigoureuses. Qu’est-ce que c’est qu’un atome ? Qu’est-ce que la matière ? Quels sont les objets fondamentaux, premiers, de la science physique, c’est une des questions épineuses de l’épistémologie et de la philosophie contemporaine. Ce qui est ce sont des « étants ». Mais ce que nous voyons est-il vraiment une chose qui est vraiment ? Dire ce qui est suppose qu’on ait su déjà se débarrasser des apparences trompeuses, qu’on soit capable de déterminer des moyens d’obtenir des certitudes, etc. Avec Descartes, la chose se complique encore plus puisque voilà que le fondement de toute certitude ne se trouve plus dans l’être lui-même mais dans le sujet qui pense l’être dont la seule certitude est celle des cogitata. D’où devait sortir un jour la phénoménologie de Husserl qui pose que la fondation de l’être transcendant est immanente.
Suspect à un deuxième titre est ce devoir-être. On peut l’entendre en deux sens, conformes à la duplicité du verbe devoir dans la langue française. Ce verbe définit à la fois la modalité de l’être et l’obligation. «Il doit être midi» signifie «il est presque certainement midi», «j’en suis sûr à 99%, il est midi».Dans l’obligation, il recouvre sous un même mot deux sortes d’obligations que d’autres langues séparent nettement. D’une part l’obligation découle de l’enchaînement de circonstances contingentes : je dois partir parce que j’ai rendez-vous ; et d’autre part l’obligation morale : je dois faire le bien. Les deux derniers sens sont liés parce qu’ils renvoient à la nécessité, le premier sens fonctionne à l’inverse en ce qu’il affaiblit la nécessité, la module.  On pourrait encore recenser d’autres sens de «devoir» et analyser ses divers emplois  – à la mode la philosophie analytique. Mais pour notre propos, ces trois sens suffisent.[3]
Si on dit que la philosophie dit ce qui doit être, en quel sens le verbe devoir est-il utilisé dans cette expression ? C’est la première question à trancher. La philosophie énonce-t-elle des propositions concernant la nécessité de ce qui est ? C’était la tâche de la philosophie dans les temps anciens, dans la mesure où elle incluait la physique et toutes les autres sciences. La progressive autonomisation des diverses sciences, ainsi que la fin du rôle architectonique de la philosophie – sauf dans l’esprit de quelques philosophes qui prennent leurs désirs pour des réalités – rend ce sens bien aléatoire. Si la philosophie peut dire ce qui doit, c’est bien uniquement dans le sens de l’obligation morale qu’on doit comprendre le verbe devoir.
Or l’obligation morale ne peut pas être formulée comme du devoir-être – comme les psychologues spécialistes en « relationnel » nous parlent du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Devoir-être est une expression difficile à comprendre. L’être est, disait Parménide et on ne sait pas plus devoir être que savoir être. Savoir être n’est jamais autre chose que mimer les gestes, les attitudes, donc produire les apparences qui feront penser aux autres que je suis ce que je veux «savoir être». Il en va de même avec «devoir être». «Tu dois être sage» ne veut pas dire «tu seras effectivement sage» ; bien au contraire si on donne ce conseil ou cet ordre, c’est à celui qui n’est pas spontanément, pas naturellement, pas essentiellement sage. On lui demande simplement de respecter les apparences ou les gestes de celui qui est réellement sage et à qui on n’a pas besoin de dire « tu dois être ». On peut même pousser la séparation, cette faille apparemment pas très large, qui s’est glissée entre l’être et le devoir jusqu’à son terme. On peut dire que dire que là où il y de l’être il n’y a plus de devoir, plus d’obligation morale, plus de bien ou de mal et qu’inversement là où règne le devoir, l’être s’exténue et que ces deux termes apparaissent dans la vie de l’homme comme deux pôles opposés dont l’un l’emporte sur l’autre un moment pour céder dans le moment suivant. La vertu n’est pas autre chose que la capacité de sortir de son être, de forcer sa nature. Le paresseux qui travaille comme un fou pratique le devoir ; il ne devient pas pour autant «courageux», ou plutôt s’il le devient par la force de l’habitude – le travail peut devenir une drogue – il cessera en travaillant d’obéir au devoir, il travaillera comme il mange, boit ou fait l’amour, actes qui ne sont jamais de l’ordre du devoir mais correspondent à la persévération de l’être de son être, à ce conatus spinoziste si important qu’on l’oublie trop souvent quand on philosophe. Autrement dit encore, on ne pratique jamais le bien naturellement. Le bien n’est pas du domaine de l’être, il nécessite l’effort pour surmonter l’être. Le chien est fidèle à son maître mais il n’est pas pour autant vertueux. Les couples de pigeons se font pour la vie, mais ils ne sont pas pour autant des modèles de l’amour conjugal humain. C’est au fond ce qu’on trouve chez Saint Luc : «Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui s’amende que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance.»[4]
Jankélévitch intitule un chapitre de son «Traité des vertus», «le devoir-faire». Mais ce devoir est dit-il une «douleur». Car « S’installer complaisamment dans sa vertu en ne comptant que la prolongation spontanée et intensive d’un premier effort, n’est-ce pas le péché pharisien par excellence ?[5] »
La philosophie donc peut-elle dire ce qui doit être ? Elle ne peut sans doute, mais elle sera alors dans l’erreur. Elle peut aider à formuler ce que l’homme doit faire. C’est bien ainsi que Kant l’avait formulé : que dois-je faire ? Le sollen a pour complément naturel une Tat. «Am Anfang war die Tat» dit Faust. Mais la philosophie ne fait que dire ce devoir, qu’énoncer la nécessité d’un faire. Elle ne fait rien en le disant. Elle formule des vérités morales, mais ces vérités morales ne sont que des vérités vides si elles ne conduisent à ces «sur-vérités» morales que les actes moraux. Sartre énonce des vérités morales, l’homme, l’engagement, le salaud, etc. mais c’est Jankélévitch qui fait sauter les trains sous l’occupation. Différence impitoyable entre la vérité et la sur-vérité. La philosophie peut formuler des normes de l’agir, mais elle ne crée jamais l’exigence. En outre elle est loin d’être la seule à pouvoir formuler les normes de l’agir.
On peut reposer notre question différemment : si l’obligation morale est un devoir-faire et s’oppose radicalement au prétendu devoir-être, peut-être la philosophie peut-elle dire ce qui doit être dans l’ordre de l’organisation humaine sociale. La morale s’adresse à l’individu en tant qu’individu subjectif. Ce qui est sollicité en lui c’est la volonté. Mais l’individu se fixe aussi des buts généraux, car le résultat de la vie individuelle des milliards d’hommes, le résultat de leurs fiat multiples et successifs est une société, donc quelque chose qui apparaît aux hommes comme quelque chose qui est en dehors d’eux, qui se présente à eux comme un phénomène de la nature, alors qu’il s’agit du produit non voulu des actions humaines. La société résulte des «faire» des individus, mais elle est devenue un être. Dire ce qui doit être, ce serait alors pour la philosophie dire à quoi devrait ressembler la société humaine dans son ensemble, celle devenant alors le but de la morale. La philosophie politique est une téléologie morale. Si on se place sur ce plan, la philosophie ne s’est pas privée de dire ce qui doit être. De la République platonicienne à la philosophie politique moderne, les plans de cités idéales n’ont pas manqué. On a accusé ces plans d’être à la source des catastrophes politiques, la République platonicienne ou le Léviathan figurant parmi les parents putatifs du stalinisme voire du nazisme. Il semble cependant qu’il s’agisse d’une méprise complète sur le sens des esquisses de cités idéales dressées par les philosophes. Il ne s’agit jamais de dire ce qui doit être mais de dévoiler l’essence de ce qui est. La République n’est pas la description de la cité future, ce n’est pas une utopie, Platon n’a pas l’intention de la soumettre comme objectif à ses concitoyens. Au-delà des apparences et des dépôts qui se sont déposés sur la statue du Dieu Glaucus, il faut retrouver la statue elle-même, la forme originelle, donc mettre à nu l’essence de la République existant réellement[6]. En outre dans le cas de Platon la République est d’autant moins un devoir être, une projection dans le futur que pour lui l’être véritable peut être trouvé seulement par réminiscence et  qu’il est jamais une virtualité à développer mais un archè à retrouver.
La philosophie «faiseuse de systèmes» construit à la fois un système du monde tel qu’il est et une représentation de ce monde tel qu’il devrait être s’il était conforme à son essence, si toutes sortes de parasites n’étaient pas venus le ronger, le déformer, le boursoufler ici et là. Elle dévoile mais ne propose pas de normes arbitraires. Hobbes ne propose l’Etat souverain comme modèle : c’est au contraire l’Etat réel qui est peint. Hegel ne propose point de droit parfait destiné à remplacer le droit existant, mais révèle l’essence du droit existant. Et ainsi de suite. Seul les utopistes au sens strict du terme disent ce qui doit être. Or, Marx commence son oeuvre propre par la critique de ces utopies. Que Hobbes, Hegel ou Marx se trompent, c’est peut-être possible. Peut-être l’État de Hobbes n’a-t-il jamais existé sauf dans les goulets tragiques de l’histoire de ce siècle que furent les dictatures totalitaires.  Le droit hégélien peut être vu à bien des égards comme une préfiguration de l’État corporatiste et on n’a toujours pas fini de disserter sur Marx. Il reste que les plus grands philosophes n’ont pas prétendu dire ce qui doit être à proprement parler. Ils ont cherché à dévoiler ce qui est en puissance dans le monde tel qu’il était à leurs yeux, ils ont cherché l’essence derrière les apparences, mais jamais le caractère normatif de leur philosophie politique n’a été le caractère dominant.
Il y a peut-être dans ce refus d’être prescripteur et de s’avouer comme tel, un abus formidable. C’est du moins ce que de nombreux philosophes modernes pensent. Chez Hegel comme chez Marx, on se trouverait face à une identification entre ce qui est objectivement, rationnellement, et ce qui doit être axiologiquement. Et c’est cette identification qui ferait de certaines philosophies des matrices naturelles du totalitarisme en ce sens que le «doit être» perdrait toute son autonomie, tout son caractère de décision subjective, brutale, que chacun doit assumer, avec sa bonne ou sa mauvaise conscience, pour le diluer dans un fatalisme objectiviste, excuse de toutes les paresses morales et alibi de toutes les barbaries. Cette description peut sembler judicieuse en première approche, au moins appliquée à quelques phénomènes sociaux et politiques et à quelques aventures intellectuelles contemporaines. Les «lois de l’histoire» ont bon dos. Et le «devoir être» historique et social a justifié n’importe quel «devoir faire» – on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs, mais il n’y a jamais eu d’omelette ! Il reste que cette description est bien superficielle. C’est la thèse rebattue de la «nouvelles philosophie» des années 75 dont le livre de Glucksmann résume l’essentiel et qui fournira le fond de commerce de ces sophistes d’un nouveau genre[7].
La première erreur consiste en une extraordinaire surestimation du pouvoir des mots et des idées, et en particulier du pouvoir des idées philosophiques. Gengis Khan n’a eu besoin d’aucun maître penseur pour révéler, avec de faibles moyens un des plus grands exterminateurs de l’humanité. Hitler n’avait pas lu Nietzsche ni Hegel, et les petits et grands bourgeois allemands qui l’ont porté au pouvoir se moquaient de la philosophie systématique allemande comme de leur première chemise. Et quiconque connaît un tant soit peu l’histoire de la révolution russe sait combien étaient lâches et superficiels les rapports du bolchevisme à Marx[8].
Quand les dictatures totalitaires ont invoqué quelque paternité philosophique, il leur a fallu truquer les textes, car l’État qu’elles construisaient était l’exact opposé de ce que demandait le «maître penseur» supposé. On sait comment la sœur de Nietzsche a truandé les textes de son frère pour fabriquer l’apocryphe La volonté de puissance. Nietzsche haïssait l’antisémitisme et son texte sur Le cas Wagner est à l’avance une satire et un violent pamphlet contre ces nébulosités allemandes qui vont faire l’essentiel de l’environnement culturel et propagandiste du régime. L’apologie de la «brute blonde» dans la généalogie de la morale pose problème mais on peut lui donner un caractère tout à la fois provocateur vis à vis de la morale traditionnelle – kantienne – et vis à vis de lui-même, distingué philologue continuellement terrassé par la maladie et la douleur. La filiation Fichte — nationalisme allemand et romantisme — Hitler défendue en partie par Eric Weil[9], par Alain Finkelkraut[10] ou par Blandine Barret-Kriegel[11] est un prototype du procès philosophique par amalgame, si caractéristique de la pensée totalitaire que ces auteurs prétendent combattre. Enfin pour Marx, suffisamment de choses ont été écrites pour qu’il ne soit pas nécessaire de répéter ici la réfutation de la filiation du marxisme au stalinisme.
Autrement dit la philosophie non seulement peut dire ce qui doit être mais encore elle ne fait que cela depuis ses origines. Sans ce caractère normatif à portée générale la philosophie aurait disparu car elle ne peut pas survivre comme pure spéculation métaphysique ou comme pure sagesse individuelle. Comme elle est à la fois l’une et l’autre, elle conclut nécessairement de ce que doit faire l’homme et de ce que l’être est à ce qui doit être.
(16-18 Mars 1994)



[1]Martin Heidegger : L'être et le Temps
[2]On cite souvent la morale provisoire de Descartes, mais on oublie que pour le père fondateur du rationalisme moderne, la pensée juste est affaire de volonté : il suffit de vouloir pour atteindre l'évidence. La morale se trouve donc placée en un sens au centre de l'épistémologie.
[3]Le dictionnaire de Lalande ne distingue que les deux derniers sens, mais s'il peut s'en tenir là, c'est parce qu'il se limite à la langue philosophique. En vérité, les usages courants montrent une infinité de variations autour des trois sens principaux dégagés ici.
[4]Luc XV, 2-7 La Brebis égarée
[5]V. Jankélévitch : Traité des Vertus I - Le sérieux et l'intention page 125 (Champs)
[6]Marx remarque que le génie de Platon a été de faire de la division du travail le fondement de l'État politique.
[7]Selon ces médiatiques penseurs, c'est à Spinoza qu'il faut remonter pour trouver l'origine du mal.
[8]cf. Boris Souvarine
[9]Hegel et l'État
[10]Défaite de la pensée
[11]L'État et les esclaves

Sur la question des forces productives

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