J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins. Indépendamment des réserves que pourrait entraîner telle ou telle formulation ou tel ou tel exemple, sur le fond, Kohei Saito a raison et il lit correctement Marx.
La théorie marxiste classique fait du développement des
forces productives l’alpha et l’oméga du processus historique. Si le
capitalisme doit disparaître, c’est uniquement parce qu’il est arrivé à un stade
où il empêche le développement des forces productives et donc la tâche historique
du prolétariat consiste à renverser le capitalisme pour permettre un
développement illimité des forces productives. C’est une discussion qui s’est
menée chez les trotskistes au cours des « trente
glorieuses ». Les uns, les « pablistes », avec Ernest Mandel, soutenaient que nous étions
arrivés à un « troisième
âge du capitalisme » marqué
par un « développement
prodigieux » des forces
productives. À quoi les « lambertistes » répondaient que c’était
impossible sauf à remettre en cause la prémisse fondamentale de la conférence
de fondation de la « Quatrième
Internationale » :
La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle. Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, accablent les masses de privations et de souffrances toujours plus grandes. La croissance du chômage approfondit, à son tour, la crise financière de l’État et sape les systèmes monétaires ébranlés. Les gouvernements, tant démocratiques que fascistes, vont d’une banqueroute à l’autre. (L. Trotsky, Programme de transition)
L’ensemble de la citation donne le ton… et le diagnostic
posé ici à été démenti radicalement. En effet, à moins de tomber dans le délire
sectaire, il est évidemment impossible de ne pas conclure qu’il y a eu un
développement prodigieux des « forces
productives » depuis 1938
et le capitalisme non seulement a sauvé sa mise après1945, mais s’est même
développé à l’échelle mondiale, enrôlant dans la gigantesque machinerie du
capital des masses de milliards d’humains. Le problème est que cette affaire de
« forces productives » est d’une confusion totale.
Les « forces productives » qui entrent en contradiction avec les rapports de production dans lesquels elles s’étaient développées auparavant, c’est une formule trop rapide pour être compréhensible. Ainsi sous le règne de la propriété privée, ces forces productives ne connaissent qu’un développement partiel ; elles deviennent pour la plupart des forces destructrices.[1] »
Cette phrase se comprend uniquement si on admet que les
forces productives sont les forces de l’individu social et que le développement
des forces productives n’est rien d’autre que le développement de la puissance
personnelle des individus. Or dans le mode de production capitaliste, cette
puissance personnelle est transformée en puissance du capital et la vie du
travailleur est ainsi une vie mutilée.[2]
Et donc les forces productives deviennent des forces destructives ! Et donc les forces productives
entrent toujours en contradiction avec les rapports capitalistes dans lesquels
elles se sont développées !
Comment concilier cela avec l’affirmation de la Préface à la Critique de l’économie
politique de 1859 :
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale.
Conséquence : tant que le capitalisme peut développer
des forces productives (augmentation du nombre de travailleurs, techniques,
science) la révolution n’est pas à l’ordre du jour… Du moins si on prend tout
cela au pied de la lettre. Cela nous a donné toutes sortes de théories :
par exemple, la théorie des stades — pour aller au socialisme, il faut d’abord
passer par le stade capitalisme développé — ou encore des théories chargeant de
nouvelles classes sociales de la tâche d’accomplir les « lois de l’histoire ».
Il y a encore une question compliquée : Marx soutient d’un
côté que la coopération — c’est-à-dire la division du travail — est la
principale des forces productives qui ne coûte pas un liard au capitaliste.
La force productive sociale du travail se développe
gratuitement, une fois que les travailleurs ont été placés dans des conditions
déterminées, et c’est le capital qui les place dans ces conditions. Comme la
force productive sociale du travail ne coûte rien au capital, et comme, d’autre
part, elle n’est pas développée par le travailleur avant que son travail n’appartienne
lui-même au capital, elle apparaît comme une force productive que le capital
possède par nature, comme sa force productive immanente. (Capital, I, chap. XI, « Coopération »)
Mais la forme élémentaire de la coopération est la division
du travail, celle qui fait que la force productive d’un individu est sa force
sociale. Mais Marx soutient que dans le communisme, on va vers une abolition de
la division du travail et en premier lieu de la division du travail entre
travail manuel et travail intellectuel. Comment abolir un aspect si décisif de
la coopération sans aboutir à un recul de la force productive ?
Dans ces discussions entre Ernest Mandel et ses adversaires
lambertistes — le plus doué étant Gérard Bloch, notamment dans Le croisé sans
visage — les deux parties ont également raison et également tort tout
simplement parce qu’ils partent des « forces
productives » en elles-mêmes,
comme une catégorie fondamentale de la théorie de Marx, ce qu’elles ne sont
pas. Marx parle de la « force
productive sociale du travail »
qui se transforme en force productive du capital, celle qui « apparaît comme une force
productive que le capital possède par nature, comme sa force productive
immanente. » (Capital,
livre I, ch. XI)
Il eût été plus judicieux de s’intéresser à l’analyse concrète
telle que Marx la conduit. Ainsi cette remarque qui devrait faire réfléchir cinq
minutes les thuriféraires du progrès technique :
Si, par conséquent, il est évident au premier coup d’œil que la grande industrie doit, par l’incorporation des forces immenses de la nature et des sciences de la nature dans le procès de production, augmenter extraordinairement la productivité du travail, il n’est pas du tout aussi évident que cette force productive accrue ne soit pas achetée de l’autre côté par une augmentation de la dépense de travail. (Capital, I, ch. XIII, « Machinisme et grande industrie)
Il y aurait là tout un travail à faire, notamment en montrant
que c’est l’extension à l’échelle mondiale des rapports capitalistes qui a été
la clé de son « progrès ». Mais ni la Lune, ni Mars, ni
l’Antarctique ne sont des terrains propices pour enrôler de nouvelles forces de
travail, le taux moyen de profit va donc nécessairement chuter.
On devrait donc sortir de cette logorrhée sur les forces
productives pour en revenir à l’essentiel, c’est-à-dire l’aliénation du
travailleur dont la puissance personnelle est transformée en puissance du
capital. Du reste, il n’y a pas de transformation sociale parce que « les forces productives ont cessé
de croître », mais quand le
travailleur est contraint de se battre pour préserver sa propre vie de vendeur
de force de travail. Il n’y a jamais de mouvement révolutionnaire en vue de
développer les forces productives, mais seulement des mouvements pour arracher
des conditions de vie meilleures et ce mouvement implique lui-même que les travailleurs
commencent à imposer leur propre loi à la marche du procès de production.
La production illimitée pour des jouissances illimitées, c’est
exactement la mentalité capitaliste typique, une mentalité qui prend toute son
extension dans système dont le moteur est l’accumulation illimitée de capital,
un régime entièrement soumis au fétichisme de la marchandise. Les travailleurs,
dépendants ou indépendants, ne veulent pas une richesse illimitée, ils veulent
simplement vivre décemment et donc que chacun puisse satisfaire ses besoins
(raisonnables). Et on sait bien, ne serait-ce qu’intuitivement, que chacun doit
collaborer au travail social en fonction de ses capacités. Cette double requête
est exactement ce que Marx entend par communisme. Prenons un exemple :
dans une famille « normale », chacun contribue selon ses
moyens, les parents s’occupent de l’essentiel, mais les enfants peuvent, assez
tôt, accomplir leur part des travaux domestiques. D’un autre côté, dans cette
famille normale, chacun reçoit selon ses besoins : les enfants vont à l’école,
ils sont habillés convenablement et ils n’ont ni faim ni froid. Et tous les
membres de cette famille mènent une vie décente, vie sans manque et sans excès.
Au fond, toute société existe parce qu’il y a de très nombreuses cellules « communistes » au sein de la société.
Il n’est donc pas nécessaire de demander une extension
infinie de la production matérielle pour réaliser une société communiste. Nous
sommes largement assez riches et nous avons assez de moyens techniques pour produire
ce dont nous avons besoin et nous réserver beaucoup de temps libre que nous
pourrions consacrer à nous épanouir dans la vie communautaire et la création
sous toutes ses formes. L’objectif que nous devrions nous fixer est donné par
Marx :
Dans ce domaine [celui de la production nécessaire à la vie],
la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés —
l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques
avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés
par la puissance aveugle de ces échanges ;
et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les
conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais
l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. (Capital, livre III, ch. XLVIII,
pp. 198-199 du tome III aux Éditions Sociales)
Tout est dit ici !
Régler de manière rationnelle les échanges organiques avec la nature, c’est la
question du métabolisme que Kohei Saito a mis au centre de sa réflexion dans La
nature contre le capital. Il serait du plus grand intérêt de réfléchir
concrètement à ce que cela veut dire — on en a de bons et instructifs exemples
dans l’agriculture biologique qui produit effectivement moins, mais saccage nettement
moins la nature et préserve l’avenir.
Denis Collin, le 10 novembre 2024
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