dimanche 10 novembre 2024

Sur la question des forces productives

 

J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins. Indépendamment des réserves que pourrait entraîner telle ou telle formulation ou tel ou tel exemple, sur le fond, Kohei Saito a raison et il lit correctement Marx.

La théorie marxiste classique fait du développement des forces productives l’alpha et l’oméga du processus historique. Si le capitalisme doit disparaître, c’est uniquement parce qu’il est arrivé à un stade où il empêche le développement des forces productives et donc la tâche historique du prolétariat consiste à renverser le capitalisme pour permettre un développement illimité des forces productives. C’est une discussion qui s’est menée chez les trotskistes au cours des «trente glorieuses». Les uns, les «pablistes», avec Ernest Mandel, soutenaient que nous étions arrivés à un «troisième âge du capitalisme» marqué par un «développement prodigieux» des forces productives. À quoi les «lambertistes» répondaient que c’était impossible sauf à remettre en cause la prémisse fondamentale de la conférence de fondation de la «Quatrième Internationale» :

La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle. Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, accablent les masses de privations et de souffrances toujours plus grandes. La croissance du chômage approfondit, à son tour, la crise financière de l’État et sape les systèmes monétaires ébranlés. Les gouvernements, tant démocratiques que fascistes, vont d’une banqueroute à l’autre. (L. Trotsky, Programme de transition)

L’ensemble de la citation donne le ton… et le diagnostic posé ici à été démenti radicalement. En effet, à moins de tomber dans le délire sectaire, il est évidemment impossible de ne pas conclure qu’il y a eu un développement prodigieux des «forces productives» depuis 1938 et le capitalisme non seulement a sauvé sa mise après1945, mais s’est même développé à l’échelle mondiale, enrôlant dans la gigantesque machinerie du capital des masses de milliards d’humains. Le problème est que cette affaire de «forces productives» est d’une confusion totale.

Les «forces productives» qui entrent en contradiction avec les rapports de production dans lesquels elles s’étaient développées auparavant, c’est une formule trop rapide pour être compréhensible. Ainsi sous le règne de la propriété privée, ces forces productives ne connaissent qu’un développement partiel; elles deviennent pour la plupart des forces destructrices.[1]»

Cette phrase se comprend uniquement si on admet que les forces productives sont les forces de l’individu social et que le développement des forces productives n’est rien d’autre que le développement de la puissance personnelle des individus. Or dans le mode de production capitaliste, cette puissance personnelle est transformée en puissance du capital et la vie du travailleur est ainsi une vie mutilée.[2] Et donc les forces productives deviennent des forces destructives! Et donc les forces productives entrent toujours en contradiction avec les rapports capitalistes dans lesquels elles se sont développées! Comment concilier cela avec l’affirmation de la Préface à la Critique de l’économie politique de 1859 :

À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale.

Conséquence : tant que le capitalisme peut développer des forces productives (augmentation du nombre de travailleurs, techniques, science) la révolution n’est pas à l’ordre du jour… Du moins si on prend tout cela au pied de la lettre. Cela nous a donné toutes sortes de théories : par exemple, la théorie des stades — pour aller au socialisme, il faut d’abord passer par le stade capitalisme développé — ou encore des théories chargeant de nouvelles classes sociales de la tâche d’accomplir les «lois de l’histoire».

Il y a encore une question compliquée : Marx soutient d’un côté que la coopération — c’est-à-dire la division du travail — est la principale des forces productives qui ne coûte pas un liard au capitaliste.

La force productive sociale du travail se développe gratuitement, une fois que les travailleurs ont été placés dans des conditions déterminées, et c’est le capital qui les place dans ces conditions. Comme la force productive sociale du travail ne coûte rien au capital, et comme, d’autre part, elle n’est pas développée par le travailleur avant que son travail n’appartienne lui-même au capital, elle apparaît comme une force productive que le capital possède par nature, comme sa force productive immanente. (Capital, I, chap. XI, «Coopération»)

Mais la forme élémentaire de la coopération est la division du travail, celle qui fait que la force productive d’un individu est sa force sociale. Mais Marx soutient que dans le communisme, on va vers une abolition de la division du travail et en premier lieu de la division du travail entre travail manuel et travail intellectuel. Comment abolir un aspect si décisif de la coopération sans aboutir à un recul de la force productive?

Dans ces discussions entre Ernest Mandel et ses adversaires lambertistes — le plus doué étant Gérard Bloch, notamment dans Le croisé sans visage — les deux parties ont également raison et également tort tout simplement parce qu’ils partent des «forces productives» en elles-mêmes, comme une catégorie fondamentale de la théorie de Marx, ce qu’elles ne sont pas. Marx parle de la «force productive sociale du travail» qui se transforme en force productive du capital, celle qui «apparaît comme une force productive que le capital possède par nature, comme sa force productive immanente.» (Capital, livre I, ch. XI)

Il eût été plus judicieux de s’intéresser à l’analyse concrète telle que Marx la conduit. Ainsi cette remarque qui devrait faire réfléchir cinq minutes les thuriféraires du progrès technique :

Si, par conséquent, il est évident au premier coup d’œil que la grande industrie doit, par l’incorporation des forces immenses de la nature et des sciences de la nature dans le procès de production, augmenter extraordinairement la productivité du travail, il n’est pas du tout aussi évident que cette force productive accrue ne soit pas achetée de l’autre côté par une augmentation de la dépense de travail. (Capital, I, ch. XIII, «Machinisme et grande industrie)

Il y aurait là tout un travail à faire, notamment en montrant que c’est l’extension à l’échelle mondiale des rapports capitalistes qui a été la clé de son «progrès». Mais ni la Lune, ni Mars, ni l’Antarctique ne sont des terrains propices pour enrôler de nouvelles forces de travail, le taux moyen de profit va donc nécessairement chuter.

On devrait donc sortir de cette logorrhée sur les forces productives pour en revenir à l’essentiel, c’est-à-dire l’aliénation du travailleur dont la puissance personnelle est transformée en puissance du capital. Du reste, il n’y a pas de transformation sociale parce que «les forces productives ont cessé de croître», mais quand le travailleur est contraint de se battre pour préserver sa propre vie de vendeur de force de travail. Il n’y a jamais de mouvement révolutionnaire en vue de développer les forces productives, mais seulement des mouvements pour arracher des conditions de vie meilleures et ce mouvement implique lui-même que les travailleurs commencent à imposer leur propre loi à la marche du procès de production.

La production illimitée pour des jouissances illimitées, c’est exactement la mentalité capitaliste typique, une mentalité qui prend toute son extension dans système dont le moteur est l’accumulation illimitée de capital, un régime entièrement soumis au fétichisme de la marchandise. Les travailleurs, dépendants ou indépendants, ne veulent pas une richesse illimitée, ils veulent simplement vivre décemment et donc que chacun puisse satisfaire ses besoins (raisonnables). Et on sait bien, ne serait-ce qu’intuitivement, que chacun doit collaborer au travail social en fonction de ses capacités. Cette double requête est exactement ce que Marx entend par communisme. Prenons un exemple : dans une famille «normale», chacun contribue selon ses moyens, les parents s’occupent de l’essentiel, mais les enfants peuvent, assez tôt, accomplir leur part des travaux domestiques. D’un autre côté, dans cette famille normale, chacun reçoit selon ses besoins : les enfants vont à l’école, ils sont habillés convenablement et ils n’ont ni faim ni froid. Et tous les membres de cette famille mènent une vie décente, vie sans manque et sans excès. Au fond, toute société existe parce qu’il y a de très nombreuses cellules «communistes» au sein de la société.

Il n’est donc pas nécessaire de demander une extension infinie de la production matérielle pour réaliser une société communiste. Nous sommes largement assez riches et nous avons assez de moyens techniques pour produire ce dont nous avons besoin et nous réserver beaucoup de temps libre que nous pourrions consacrer à nous épanouir dans la vie communautaire et la création sous toutes ses formes. L’objectif que nous devrions nous fixer est donné par Marx :

Dans ce domaine [celui de la production nécessaire à la vie], la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. (Capital, livre III, ch. XLVIII, pp. 198-199 du tome III aux Éditions Sociales)

Tout est dit ici! Régler de manière rationnelle les échanges organiques avec la nature, c’est la question du métabolisme que Kohei Saito a mis au centre de sa réflexion dans La nature contre le capital. Il serait du plus grand intérêt de réfléchir concrètement à ce que cela veut dire — on en a de bons et instructifs exemples dans l’agriculture biologique qui produit effectivement moins, mais saccage nettement moins la nature et préserve l’avenir.

Denis Collin, le 10 novembre 2024



[1]L’Idéologie Allemande PL 3 page 1103

[2] Je renvoie ici à mon livre La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996.

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