La "généalogie de la morale" donne un résumé
presque dans la forme philosophique classique - trois dissertations - du point
où en est arrivé Nietzsche à la fin de son itinéraire philosophique. La
"GM" noue les fils tendus dans le "Gai Savoir", dans
"Zarathoustra" ou encore dans "Par delà le Bien et le Mal"
dont elle constitue explicitement une défense et illustration.
Les deux premières dissertations constituent une réfutation
classique chez Nietzsche des valeurs morales classique: "Bon et méchant,
bon et mauvais" tel est le thème de la première qui oppose le couple des
valeurs du ressentiment au couple des valeurs des maîtres. La deuxième
dissertation recherche l'origine de "la faute, la mauvaise conscience et
ce qui leur ressemble". La troisième dissertation pose la question
"Quel est le sens de l'idéal ascétique?" et montre l'identité
profonde qui unit la religion des prêtres et la science. Elle se clôt par une
mise en cause qui clôt la philosophie bien plus sûrement que les tentatives
hégéliennes ou marxiennes puisque Nietzsche nie la valeur supérieure de la
vérité.
Le point de départ de la réflexion nietzschéenne est la
soumission des valeurs morales au questionnement philosophique : quelle
est la valeur des valeurs morales? Au départ le propos nietzschéen apparaît
comme un retournement des valeurs morales traditionnelles: dans le non-égoïsme,
la pitié, le renoncement, Nietzsche voit d'abord des valeurs retournées contre
la vie et en fin de compte la source du nihilisme. C'est le problème de la
pitié qui constitue le point de départ de la critique nietzschéenne du système
des valeurs. Comment ce sentiment qui est considéré comme mauvais par les plus
grands philosophes (Platon, Spinoza
,
La Rochefoucauld, Kant) devient-il un sentiment moral?
La méthode nietzschéenne de la généalogie consiste à
remonter à l'engendrement historique de la morale. A la différence des
anglo-saxons qui cherchent une origine abstraite aux valeurs morales
(l'utilité, l'habitude,..) Nietzsche fait appel à l'histoire, non à l'histoire
des historiens mais à l'histoire des mots. C'est l'étymologie des mots
"bon" et "mauvais" qui va révéler le sens primitif des
valeurs morales. Sur cette base, Nietzsche peint une histoire ancienne
mythique, faite des "races nobles", de "fauves déchaînés",
la "superbe brute blonde en quête de proie et de victoire" qui doit
retourner à son fond de bestialité. Nietzsche dérape complètement à plusieurs
reprises dans un délire pseudo-historique - dont la psychanalyse pourrait sans
doute nous dire beaucoup de choses! - en mettant à l'origine d'une culture
faite pour "domestiquer les fauves", une culture du ressentiment et
de la vengeance des humiliés - les "résidus pré-aryens", "ceux
qui en Europe ou ailleurs étaient nés pour l'esclavage". Nietzsche procède
avec aussi peu de sens historique que les Anglo-saxons qu'il critique: à une
origine abstraite il substitue une origine mythique fondée sur des récits
filtrés eux-mêmes par trois millénaires de tradition (ainsi quand Nietzsche
défend Homère contre Platon). Lui qui réclame une histoire expérimentale de la
morale, renonce à toute expérience et se base uniquement sur ses études de
philologie pour faire l'histoire. Dans l'histoire concrète, il aurait rencontré
des Juifs se conduisant comme des "fauves déchaînés" et des héros
produisant de la "morale du ressentiment" à qui mieux-mieux. Car sont
bien les Athéniens amollis par la culture qui furent les grands conquérants et
non les Spartiates. Et ce sont les nobles romains qui furent les adeptes
enthousiastes du stoïcisme, doctrine qui, sur le plan moral, préparait le
triomphe du christianisme. Nietzsche oublie aussi les brutes pas blondes du
tout, de Attila à Gengis Khan, aussi
pré-aryens que possible mais parfaitement disposés à aller par delà le bien et
le mal. De même s'il n'avait pas été aveuglé par ses préjugés aristocratiques,
il aurait du reconnaître dans les révolutionnaires de 1789 bien autre chose que
le ressentiment et la vengeance des esclaves.
Mais l'intérêt de la GM ne réside pas dans l'aspect par
lequel Nietzsche pourtant croit avoir trouvé les preuves décisives de sa
doctrine. L'intérêt de la GM réside dans la mise en oeuvre d'une psychologie
qui fait de la frustration et de la répression des instincts la base de toute
culture et se retrouve ainsi étonnamment proche de Freud (en particulier dès
qu'il parle de la sexualité) et dans une philosophie qui en présentant la
métaphysique classique comme représentation hypostasiée de l'individu cherche
la voie d'une nouvelle doctrine de la subjectivité, non de la subjectivité au
sens du "Moi" ou du "Sujet philosophique", mais d'une
subjectivité corporelle, réelle, dont la conscience n'est qu'une des
manifestations.
Voir
l'Éthique par exemple:
Qui
sait droitement que tout suit la nécessité de la nature divine et arrive
suivant les lois et règles éternelles de la Nature, ne trouvera certes rien qui
soit digne de haine, de raillerie ou de mépris, et il n'aura de commisération
pour personne, mais autant que le permet l'humaine vertu, il s'efforcera de
bien faire comme on dit, et de se tenir en joie. A cela s'ajoute que celui qui
est facilement affecté de commisération et ému par la misère ou les larmes
d'autrui, fait souvent quelque chose de quoi plus tard il se repent; d'une part
en effet, nous ne faisons rien sous le coup d'une affection que nous sachions
avec certitude être bon; de l'autre nous sommes facilement trompés par les
fausses larmes.(p.267)