Au cours des deux dernières
décennies, le débat politique s’est singulièrement rétréci. Au lieu des larges
perspectives historiques, de l’opposition du capitalisme et du socialisme ou de
la discussion sur la « convergence » des deux systèmes, c’est la défense
ou la critique du néolibéralisme qui occupe l’essentiel du terrain. Aux
partisans de la déréglementation et de l’État minimum s’opposent les avocats de
la re-réglementation et les défenseurs d’un néo-keynésianisme qui serait à même
d’éviter le chaos où nous conduit l’instabilité systémique de l’économie
mondiale. Quelles que soient les bonnes intentions des défenseurs d’un
keynésianisme rénové, ce débat est largement un faux débat. Les deux groupes de
protagonistes, les néo-libéraux et les néo-keynésiens, partagent un
arrière-plan de croyances non questionnées qui déterminent les limites dans
lesquelles peut s’exercer la critique. Ils se situent sur un terrain
idéologique commun, celui de l’éternité des rapports capitalistes de propriété.
Pour l’essentiel, la gauche traditionnelle est sur ce terrain. Lors d’un de ses
derniers congrès, le Parti Socialiste l’avouait sans ambages : « le
capitalisme borne notre horizon historique ». Quand la gauche de ce parti
– le courant de la « Gauche
Socialiste » – se prononce, en 1998, pour « l’économie sociale de
marché », c’est-à-dire la formule même de la démocratie chrétienne, lancée par
le chancelier Ludwig Erhard, on mesure le chemin parcouru.
La critique du libéralisme est devenue presque aussi
courante que la défense des thèses libérales. Il suffit qu’on réclame « moins
d’État », « plus de flexibilité » et la « liberté du marché » pour être
immédiatement classé parmi les libéraux, voire les « libéraux-libertaires ».
Pour le meilleur comme pour le pire. Viviane Forrester, qui s’est taillé une
grande réputation avec un livre assez médiocre, déclare qu’elle n’est pas
contre le capitalisme mais contre le libéralisme[1]. Peut-on
parler d’une idéologie libérale dominante alors que les adversaires du
libéralisme sont nombreux et savent se faire entendre ? Les partisans
comme les adversaires du néolibéralisme croient, en effet, que la seule
question qui vaille d’être débattue est de savoir jusqu’à quel point la
régulation politique peut s’appliquer aux processus économiques. Mais la nature
de ces processus économiques eux-mêmes échappe à la discussion.
Je voudrais montrer 1) que la critique indifférenciée du
libéralisme, credo commun des opposants à la pensée unique, ne vise aucun objet
précis. Ensuite, 2) que le keynésianisme n’est une alternative au
néolibéralisme que pour ceux qui se proposent de préserver le mode de
production capitaliste, ou encore de surmonter les contradictions du capital
sur la base du rapport capitaliste lui-même, bref pour ceux qui admettent comme
postulat non questionné l’éternité des rapports sociaux actuels. Enfin, il
deviendra possible 3) de tracer quelques pistes pour la construction d’une
véritable alternative au mode de production capitaliste.
Libéralisme économique et liberté politique
Historiquement, le libéralisme, comme doctrine économique
défendue par l’économie politique, et les philosophies de la liberté politique
se sont développés à la même époque et s’inscrivent indubitablement dans le
même mouvement qui conduit à briser les carcans de la société féodale. Cette
concomitance ne suffit cependant pas à établir un lien logique. Le rapport
entre liberté politique et libéralisme économique varie selon toutes les
configurations possibles.
(1)
L’absolutisme politique est pensé comme moyen de
favoriser la liberté du commerce et de l’industrie ; c’est la position que
défendaient, en gros, les Physiocrates, inventeurs du « laissez
faire » – le libéralisme n'est donc pas spécialement une invention
anglaise comme on semble trop souvent le croire. C’est également le fond de la
position défendue par Hobbes, pour qui la renonciation à la liberté naturelle
et la soumission à l'État Léviathan est la condition de la prospérité
économique et de la liberté pour chacun de mener à bien ses entreprises.
(2)
Le libéralisme économique est lié à une participation
des nouvelles classes dominantes à l’exercice du pouvoir, ce que défendent les
partisans de la monarchie constitutionnelle et les admirateurs du système
anglais. C’est, par exemple, le courant dominant chez les penseurs des
Lumières. De Montesquieu à Constant et Tocqueville, c’est un libéralisme qui
n’est pas du tout hostile à l’État.
(3)
Le libéralisme économique suppose que moins l’État
intervient dans l’économie, mieux cela vaut. L’Etat n’est qu’un mal nécessaire
qui doit s’effacer devant réorganisation économique dans laquelle se réalise
seulement la liberté. Pourvu que la propriété soit garantie, la forme politique
de l’Etat est indifférente.
(4)
Le libéralisme économique a son complément dans la
démocratie politique : l’égalité politique, les droits de l’individu et la
liberté économique sont considérés comme inséparables. C’est la position défendue
par Locke et les pères fondateurs des États-Unis.
(5)
Le courant républicain – dont Rousseau et Kant sont les
figures emblématiques – est partisan du libéralisme économique, mais la liberté
économique n’y est pas naturelle et dépend, au contraire, du fondement légal
que lui donne le pacte républicain. Autrement dit, la liberté économique doit
être soumise à la cohésion du corps politique. Ce courant trouve ses
prolongements modernes chez John Rawls, pour qui la liberté suppose que
certains principes de justice soient garantis.
(6)
Pour les démocrates anti-libéraux, la véritable
démocratie demande que soient également abolis les privilèges de la propriété.
On pourrait ranger dans cette catégorie les socialistes, comme Jaurès pour qui
la démocratie jusqu’au bout est le socialisme, certains courants libertaires et
sans doute Marx et Engels, du moins dans leurs écrits tardifs des années 1880.[2]
(7)
L’État organique rationnel conçu par Hegel semble se
situer en dehors du cadre strict du libéralisme politique. Pourtant, sa
position est, parfois, assez proche des libéraux français – comme Benjamin
Constant. Mais deux autres versions sont également possibles en partant de la
philosophie hégélienne du droit : une position sociale-démocrate keynésienne
(pour une interprétation de gauche) et une position corporatiste voire
fasciste, pour une interprétation de droite – sans, bien sûr, qu’on puisse
rendre Hegel responsable de ses héritiers.
Cette typologie reste certainement trop grossière. Elle a
le mérite de sortir de la logique binaire fruste qui se contente d’opposer les
bons libéraux, partisans de la liberté, et les mauvais étatistes liberticides,
à moins qu’il ne s’agisse d’opposer les mauvais libéraux défenseurs de la
dictature de l’argent aux bons égalitaristes. La configuration (1) est celle
qui domine les dictatures monétaristes en Amérique Latine dans les années 70 et
80 ; elle se retrouve sans doute dans le régime « communiste » chinois
et c’est dans cette voie que Fidel Castro engage, au moins partiellement, Cuba.
La configuration (2) est dominante un peu partout ailleurs ; le libéralisme
économique s’accompagne d’un gouvernement des élites, le peuple n’étant admis à
ratifier les décisions prises par les classes éclairées qu’une fois tous les
quatre ou cinq ans. La configuration (3), si elle n’est réalisée effectivement
nulle part, garde une place de choix dans le complexe de l’idéologie dominante.
Pour ce libéralisme économique, les décisions collectives sont mauvaises par
nature et que seules les décisions validées par le marché sont efficientes ;
cela peut devenir contradictoire avec l’idée même d’un espace politique,
c’est-à-dire d’un cadre dans lequel les citoyens assemblés décident en commun
de ce qui est bon pour eux. La configuration (4) n’est pas autre chose que la
présentation officielle de la (2). La configuration (5) correspond à
l’orientation d’un réformisme radical qui se voudrait une alternative au
marxisme. La configuration (6) représente la tentative de combiner
l’émancipation économique et l’émancipation politique ; on la distinguera de ce
qu’est devenu, au cours du XXe siècle, le modèle social-démocrate,
puisque dans ce modèle social-démocrate l’émancipation politique sera limitée,
dans le meilleur des cas au simple parlementarisme et qu’il n’est pas question
d’émancipation économique mais seulement de protection sociale contre les excès
du capitalisme. Le modèle social-démocrate, quand il est sérieusement élaboré
et ne se contente pas d’une gestion au jour le jour, pourrait se rapprocher de
la configuration (7), c’est-à-dire celle d’un libéralisme organisé, y compris
avec les déviations autoritaires, voire corporatistes qu’un tel modèle peut
induire.
Parler du libéralisme en général, cela n’a donc guère de
sens. Le libéralisme classique présente deux faces : d'une part, il s'agit de
définir les conditions de la prospérité économique et de la liberté des
échanges, de créer le marché libre, « véritable Eden des droits de l'homme
et du citoyen », comme le dit Marx, « où ce qui y règne seul, c’est
Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. »[3] D’autre
part, il définit le pouvoir comme le pouvoir commun et la liberté comme la
possibilité pour chacun de participer à l’exercice du pouvoir conçu sous la
forme du contrat social. Sous ce deuxième aspect, le libéralisme est l’expression
de ce grand mouvement de libération, commencé au cœur du Moyen-Âge, avec
l’émancipation des communes ; il demande la reconnaissance de la pluralité
des opinions, la liberté religieuse, la préservation du domaine privé des
individus et le choix pour chacun de conduire sa vie comme il l’entend sans
avoir à se soumettre à l’autorité du prêtre, du gendarme ou de la tradition, le
droit pour les citoyens de participer à la décision politique et d’être
protégés contre les abus du pouvoir. Ce mouvement a encore des prolongements
modernes : la conquête de l’égalité juridique des femmes et des hommes, la
lutte contre la censure sous toutes ses formes, les revendications concernant
la liberté des mœurs sexuelles, la dénonciation du racisme sous toutes ses
formes, la défense du « droit des gens » sous les espèces du soutien
aux « sans papiers », voilà autant de formes nouvelles d’un combat
séculaire, dont les grands philosophes du XVIIe et du XVIIIe
siècle sont les penseurs conséquents. La critique de ce libéralisme-là, de ce
libéralisme politique, commence à se faire jour dans certaines fractions de la
gauche où « la loi et l’ordre » deviennent les mots d’ordre
principaux. Par exemple, faute de pouvoir maîtriser les flux de capitaux, on
fait de la maîtrise des « flux de pauvres » la preuve de sa force
« républicaine » et de son courage antilibéral ; la lutte contre le
« capitalisme sauvage » se transforme en lutte contre les
« sauvageons ».
Le néolibéralisme, dominant aujourd’hui, ne ressortit pas
à ce libéralisme politique mais bien au libéralisme du premier genre, celui qui
combine la liberté économique – c’est-à-dire l’absence de contrainte pour les
capitalistes – avec, si nécessaire, un pouvoir fort. Mais la question se pose
de savoir en quel sens il s’agit encore de libéralisme. Les étiquettes ici
peuvent être assez trompeuses. L’idéologie est bien celle du libéralisme
économique classique ; on s’appuie sur Smith et sa célèbre main invisible,
on ressort des placards Say et sa calamiteuse loi de l’offre, la théorie de
l’équilibre général de Walras et Pareto, revue et corrigée par Arrow et Debreu
fournit l’indispensable caution scientifique – même si elles sont employées à
contretemps et sans tenir compte des réflexions critiques développées par Arrow
et Debreu eux-mêmes. Il s’agit, en réalité, d’un libéralisme purement instrumental :
les thèses libérales classiques sont utilisées comme moyens de légitimer le
démantèlement de la protection sociale et la liquidation des syndicats qui sont
considérés comme d’insupportables entraves à la libre concurrence. Figure
symbolique de ce courant : Friedrich Von Hayek qui publie en 1944 The Road of Serfdom[4] qui
attaque violemment toute intervention étatique et tout tentative
« égalitariste » censée menacer et la prospérité économique et la
liberté. Les inégalités sont proclamées nécessaires et conformes à l’ordre
naturel de la société.[5] Avec un
remarquable sens des nuances, Hayek prédit que la social-démocratie – il vise
ici le travaillisme anglais qui prendra le pouvoir en 1945 avec Clement Attlee
– conduira au même désastre que le nazisme. Bien que les conditions politiques
de l’époque et la longue période de prospérité économique qui suit, relèguent
au second plan les idées de Hayek, son influence s’étendra à travers la société
qu’il met en place en 1947, la « société du Mont Pèlerin » dont la
première réunion regroupe une assistance choisie dont Maurice Allais, Milton
Friedman, Ludwig von Mises, Michael Polanyi et Karl Popper. Cette petite
franc-maçonnerie du néolibéralisme va irriguer les « think tanks »
des cercles dirigeants. Les thèses hayékiennes constituent l’arrière-plan
philosophique et épistémologique des théoriciens de l’économie de l’offre dont
les idées commencent à s’imposer dans les années 70.
Mais si le capital financier est libéral quand il s’agit
de s’affranchir des contraintes que la lutte des classes et l’histoire mettent
pour limiter sa propre puissance, il reste étatiste et monopoliste dans sa
réalité fondamentale. Le néolibéralisme n’est pas l’expression d’une revitalisation
du capitalisme libre concurrentiel du siècle précédent, il est d’abord la
théorisation et la légitimation de la nouvelle phase de ce qu’il faut bien
appeler l’impérialisme au sens de Hilferding et Lénine.
(1) La
concentration et la centralisation du capital ne sont pas des affirmations
dépassées de l’auteur du Capital mais
l’actualité quotidienne. Dans le pétrole, la pharmacie, l’automobile ou la
chimie, il se ne passe pas une semaine sans qu’on annonce une nouvelle fusion.
Les pratiques anticoncurrentielles se multiplient comme le montrent quelques
affaires retentissantes dans le monde de l’informatique. Quant au développement
tentaculaire d’une oligarchie financière largement parasitaire, il n’est pas
besoin de lire le Lénine de L’impérialisme,
stade suprême du capitalisme pour s’en convaincre ; Georges Soros, le
célèbre spéculateur, l’explique lui-même dans ses ouvrages.
(2) Le
stade actuel de l’évolution du mode de production capitaliste n’est pas celui
de la « dérégulation » mais plutôt celui de
la mise en place d’un nouveau mode de régulation et l’Etat joue un rôle central
dans la mise en place de cette nouvelle régulation. Le boom des marchés
financiers a été rendu possible par la « titrisation » de la dette
publique.
·
La nouvelle politique monétariste (les «
reaganomics ») initiée à la fin de la décennie 70 et au début de la décennie 80
a fait flamber les taux d’intérêts réels. Les titres de créance de la dette
publique (bons du Trésor, etc.) en sont devenus très intéressants puisque
l’État a toujours les moyens d’honorer sa dette en puisant dans la poche du
contribuable[6].
·
Les privatisations du domaine public donnent un
autre moyen d’alimenter la boulimie de la finance – on a pu comparer les
privatisations menées au cours des deux dernières décennies au mouvement des «
enclosures » par lequel la monarchie britannique et les landlords exproprièrent
des millions de petits paysans pour les transformer en miséreux taillables et
corvéables à merci pour les besoins du capitalisme naissant.
·
L’État reste un outil indispensable pour briser
le mouvement ouvrier. La défaite des mineurs anglais devant Margaret Thatcher
constitue ainsi un événement politique essentiel pour comprendre l’histoire
sociale anglaise et européenne depuis le début des années 80.
·
Enfin une des fonctions centrales de l’État dans
la régulation néolibérale est la socialisation des faux-frais du capital.
Ainsi, l’allègement des « charges salariales » est-il systématiquement organisé
par la prise en charge d’une partie de ces « charges » par le budget de l’État
sous la forme de revenus d’assistance en tout genre. Aux États-Unis, on a pu
noter la curieuse concomitance de la baisse du taux de chômage et de
l’augmentation de la fréquentation des soupes populaires. Cela signifie, en
termes marxiens, que le prix de la force de travail est tombé au-dessous de sa
valeur, puisque le salaire des couches inférieures du salariat ne permet même
plus d’assurer la subsistance – la reproduction de la force de travail – du travailleur.
Pour des raisons historiques, cela n’aurait pas été possible en Europe sans
prendre le risque d’une conflagration sociale. C’est pourquoi, par le biais des
préretraites, des allégements de charges, du RMI, etc., les États d’Europe
occidentale continuent d’assurer un rôle décisif dans la régulation des
relations sociales.
(3) Loin
de l’idéal d’un capitalisme libre concurrentiel dans lequel la réussite
couronne l’esprit d’entreprise et l’ardeur au travail, un capitalisme rentier
domine toute l’économie contemporaine. Les principaux investisseurs sont des
investisseurs institutionnels, au premier rang desquels figurent les fameux
fonds de pensions. Encore la gestion de ces fonds de pension est-elle hautement
concentrée[7]. Enfin, si
les profits sont privatisés, les déficits sont nationalisés. La faillite du
système bancaire japonais est payée par le contribuable japonais. Quand le fond spéculatif LTCM s’effondre, les grandes
banques sous l’égide de la Federal
Reserve Board américaine organisent son sauvetage. Au lieu des critiques
convenues contre le « capitalisme sauvage », il serait plus utile de montrer en
détail comment le nouveau mode de régulation de l’économie pousse à leur
paroxysme les tendances à la décomposition du capitalisme tardif (Spätkapitalismus[8]).
Au total, l’anti-libéralisme
manque doublement sa cible. En confondant sous le même nom une doctrine
politique estimable et un mode d’organisation économique des plus injustes, il
conforte l’argument essentiel des hérauts de la finance qui veulent confondre
démocratie et liberté pour les capitalistes d’exploiter comme bon leur semble
les deux sources de richesse que sont le travail et la terre. Comme l’étiquette
« libérale » est des plus trompeuses pour caractériser le mode de
fonctionnement du capitalisme actuel, l’anti-libéralisme se révèle vide de
contenu sur le terrain même de la critique économique.
Signification et contradictions du
keynésianisme
L’anti-libéralisme se doit de proposer une alternative.
C’est pourquoi l’interventionnisme keynésien est remis au goût du jour.
Pourtant, Keynes appartient à la tradition libérale : il est un libéral
politique, c’est-à-dire un partisan d’un régime politique démocratique ; en
tant que membre du groupe de Bloomsbury, il est libéral dans le domaine des mœurs
et de la culture ; enfin, sa théorie économique se situe entièrement à
l’intérieur de l’économie de marché et de la propriété capitaliste des moyens
de production, même s’il refuse les dogmes de l’économie apologétique[9].
Alors que les deux dernières décennies ont été marquées
par une longue éclipse de la pensée keynésienne, il on assiste aujourd’hui à
leur reprise sous des formes variées – mais toujours très modérées au regard de
la version originale. On ne peut guère comprendre la progression rapide des
idées de Keynes dès avant la Seconde Guerre Mondiale et leur triomphe pendant
le quart de siècle baptisé les « Trente
Glorieuses » par, Jean Fourastié, si on ne revient pas d’abord à la
conjoncture historique qui voit la victoire du keynésianisme comme théorie
économique et comme pratique politique. La théorie keynésienne apparaît en
effet d’abord comme la réponse à un double défi : d’une part, la crise
profonde dans laquelle le mode de production capitaliste est entré dès avant la
fin des années 20 et dont le krach de Wall Street en 1929 sera comme un point
d’orgue ; d’autre part, la menace que la victoire de la révolution russe
fait peser sur le « capitalisme historique ». Il ne s’agit pas, pour
Keynes d’offrir une alternative social-démocrate ou une « troisième
voie » entre le capitalisme et le communisme. Gilles Dostaler rappelle
que, dans les années 20, Keynes se définissait comme le promoteur d’un
« nouveau libéralisme ». Il note aussi : « Ainsi, au moment
de la publication, en 1944, de la Route de la servitude, manifeste
anti-étatiste de Hayek, Keynes, en route vers Bretton Woods, a écrit à ce
dernier qu'il était moralement et philosophiquement en total accord avec les
propositions de son livre, ne s'en séparant que sur les moyens à mettre en œuvre
pour arriver à ces objectifs communs. »[10]
Dans un article daté de 1926, La fin du laissez-faire, Keynes définit clairement ses
préoccupations et son orientation : « Le socialisme est en train de
gagner, heure par heure et pouce par pouce, la bataille contre le régime du
profit illimité. »[11] Mais il
ne s’agit pas pour autant de se rallier au socialisme, qualifié de
« survivance poussiéreuse d’un plan conçu pour répondre aux problèmes d’il
y a cinquante ans sur la base d’une fausse interprétation de ce que quelqu’un
avait dit il y a cent ans. »[12] La
conclusion de cette double contrainte est éclairante : « Nous devons
tirer pleinement avantage des tendances spontanées de l’heure, et, selon toute
probabilité, donner notre préférence aux corporations
semi-autonomes et non à des organismes du gouvernement central qui seraient
placés sous la responsabilité directe des Ministres d’État. »[13] Le terme
de « corporation » (souligné par Keynes lui-même) n’est pas innocent.
L’État fasciste relayé sur le plan économique par des corporations incluant
ouvriers et patrons est en train de se mettre en place en Italie, sous l’égide
de Mussolini. Non que Keynes soit un « fasciste » : son
attachement aux libertés est insoupçonnable. Mais son modèle de
« capitalisme organisé » est clairement celui de l’État corporatiste
conçu comme dernier moyen capable de sauver le capitalisme
libre-échangiste ! Pour éviter toute mauvaise interprétation de son livre
majeur, Théorie générale de l’emploi, de
l’intérêt et de la monnaie, Keynes marque ses désaccords avec l’école
classique, mais il ajoute : « Si le volume de la production est pris
comme donnée, c'est-à-dire si on le suppose gouverné par des forces extérieures
à la conception de l’école classique, il n’y a rien à objecter à l’analyse de
cette école concernant la manière dont l’intérêt individuel détermine le choix
des richesses produites, les proportions dans lesquelles les facteurs de
production sont associés pour les produire et la répartition entre ces facteurs
de la valeur de la production obtenue. »[14] Autrement
dit, la production globale doit être pilotée et, au sens strict, rationnée par
l’État. Une fois ceci acquis, les lois du profit doivent jouer librement. C’est
l’intérêt individuel qui gouverne, y compris le partage entre le salaire et la
plus-value. Keynes est parfaitement conscient que le mode de production
capitaliste est en train de s’effondrer sous le poids du parasitisme des
rentiers. C’est pourquoi, pour sauver le profit, il propose de l’organiser différemment,
fût-ce au prix de « l’euthanasie du rentier et du capitaliste oisif »[15]. La
conclusion qui en découle est logique : « Nous estimons donc, comme
Gesell, que la suppression des lacunes de la théorie classique ne conduit pas à
abandonner le « système de Manchester » mais simplement à indiquer
quelle sorte d’environnement le libre jeu des forces économiques exige pour que
les possibilités de la production puissent être toutes réalisées. »[16] C’est
pourquoi, « il n’y a pas plus de raison qu’auparavant de socialiser
l’économie. »[17] Si Hayek
se définissait volontiers comme un « vieux Whig », Keynes s’affirme
comme un nouveau Whig. Ce qui délimite le champ de l’opposition entre le
keynésianisme et le libéralisme hayékien sur le terrain théorique et politique.
Que Keynes soit devenu, en remplacement de Marx, le théoricien revendiqué par
la social-démocratie, puis aujourd’hui par les critiques de gauche du
« socialisme libéral », cela en dit plus long sur l’évolution d’une
certaine gauche que sur Keynes lui-même.
De Keynes au keynésianisme, la consécution n’est cependant
pas directe. D’une part, les idées de Keynes s’inscrivent dans la mise en place
de nouvelles politiques économiques depuis la Première Guerre Mondiale, qui a
vu pour la première fois l’émergence d’un véritable « capitalisme monopoliste
d’État » : les grands trusts travaillent pour le plan de production
de l’économie de guerre en étroite collaboration avec le pouvoir politique et
selon des volumes de production fixés à l’avance – c’est ce constat qui amène
Lénine à voir dans cette phase du capitalisme l’antichambre du socialisme.
D’autre part, le keynésianisme en tant que politique pratique ne s’imposera
qu’à travers les luttes et les crises politiques qui lui donneront ses formes
diverses. On aura des « keynésianismes de gauche » et des
« keynésianismes de droite ». Entre mouvements révolutionnaires et
crise économique, l’entre deux guerres exacerbe les conflits et les luttes de
classes. D’une part, les grands capitalistes, de plus en plus nombreux, se
tournent vers le fascisme, en Allemagne et Italie[18], mais
aussi, quoique plus timidement, en France. D’autre part, à la radicalisation de
larges fractions du mouvement ouvrier correspond une véritable crise d’identité
idéologique et morale au sein de la classe dirigeante, crise qui va, au sein de
l’élite intellectuelle, de la prise de conscience de l’urgente nécessité des
réformes jusqu’au ralliement pur et simple au marxisme et parfois à l’Union
Soviétique. Le capitalisme n’a plus d’avenir. Pour reprendre une phrase de
Marx, on semble se résigner à une fin effroyable plutôt qu’à un effroi sans
fin. Les politiques keynésiennes veulent sortir le vieux monde de cette crise,
offrir une alternative nouvelle au communisme. Diversement mises en œuvre, des
États-Unis de Roosevelt à la France de Léon Blum, elles reposent sur deux
piliers :
(8)
La recherche de
la construction d’un capitalisme organisé : comme la grande crise
semblait – conformément à l’analyse qu’en faisaient les marxistes – la
conséquence de l’anarchie du mode de production capitaliste, anarchie dont la
source est la libre concurrence, il était cohérent de rechercher un moyen de
sauvetage du mode de production capitaliste dans l’organisation, sous le
contrôle étatique, de la production. Une sorte de planification de la production
était devenue inévitable et l’économie de guerre pendant la première guerre
mondiale en avait donné le prototype. Ainsi, face à la crise agricole, le
gouvernement américain met-il en œuvre la politique des jachères : pour la
première fois, un gouvernement payait les paysans afin qu’ils laissent leurs
terres en friches.
(9)
L’organisation
de la demande : le postulat libéral – en fait le postulat de Say – affirme
que l’offre finit toujours par trouver la demande qui lui correspond. Keynes
combat cette théorie et lui oppose que, laissé à lui-même, le marché tend
toujours à rendre la demande insuffisante et cette insuffisance de la demande
est à l’origine du chômage. Or, le chômage endémique constitue le fléau le plus
terrible du mode de production capitaliste et nourrit les crises, à la fois par
ses effets dépressifs sur l’ensemble du système et par ses contrecoups
politiques. Donc, vaincre le chômage, fût-ce au prix de l’inflation est la
tâche centrale de la nouvelle économie politique. Le maintien d’un haut niveau
de la demande, par les dépenses publiques et par une politique salariale plus
« laxiste » devient ainsi la priorité absolue. Là encore, les
commandes publiques liées à l’économie d’armement montraient la voie à
suivre ; quant à la politique salariale, c’est Henry Ford, symbole même du
capitalisme conquérant, qui devait prêcher le nouvel évangile : une haute
productivité du travail liée au développement de l’organisation scientifique du
travail (OST) devait se combiner avec des salaires relativement élevés
permettant à la fois d’attacher les ouvriers à l’entreprise, de limiter les
conflits sociaux coûteux et de contribuer du point de vue macroéconomique à une
demande soutenue de produits de consommation, à condition que les autres
patrons s’engagent dans cette voie...
La théorie de Keynes fournit des
fondements systématiques à la politique du New
Deal conduite par le président Roosevelt. Ce genre de politique inspire
également les cercles dirigeants de l’autre côté de l’Atlantique[19]. Mais
cette politique, dans les années 30, n’a pas produit de miracle : le
redressement économique a été lent et s’est vite essoufflé. Pour les
États-Unis, c’est l’économie de guerre qui relancera véritablement la machine
industrielle. Les conditions de délabrement de l’Europe, la menace
révolutionnaire à la Libération dans des pays comme la France ou l’Italie puis
la guerre froide, ce sont autant d’éléments qui conduiront les pays occidentaux
à adopter des politiques économiques convergentes sous la houlette des
États-Unis, initiateurs du plan Marshall. La mise en place d’un « second
keynésianisme », par son ampleur, par sa tentative de coordination
internationale des politiques économiques et par sa réussite – la longue phase
d’expansion des « trente glorieuses » – va apparaître comme un
véritable âge d’or de la politique économique. On peut en résumer ainsi les
principales caractéristiques :
(1)
La volonté de
réguler le cycle des affaires, à partir de la prise de décision politique, dans
le but de prévenir les profondes crises du type 1929. La réussite dans ce
domaine a été assez inégale. Si la croissance est assez soutenue en France ou
en Allemagne, c’est moins vrai des États-Unis qui conservent un cycle de
croissance et de stagnation de quatre ans environ pendant toute la période des « Trente
Glorieuses ». Dès le milieu des années 50, Robert Brenner[20] montre
que l’expansion est déjà ralentie aux États-Unis en dépit d’une croissance
extrêmement forte des dépenses publiques – principalement les dépenses
d’armement liées à la guerre froide. Beaucoup d’analystes estiment que la
politique de régulation keynésienne a permis d’éviter le renouvellement des
grandes crises du passé en les transformant en récessions. Mais, dès les années
70, le mécanisme est enrayé, notamment à partir du moment où entre en crise le
système monétaire international semi-keynésien sur la stabilité du dollar,
réputé « as good as gold ». L’événement pivot ici, ce n’est pas comme
on l’a trop souvent dit la « crise du pétrole » de 1974, mais la
décision prise par Richard Nixon, le 15 août 1971, d’abolir la convertibilité
du dollar en or.
(10) Le soutien à la demande par des commandes
étatiques importantes : grands travaux et investissements dans la
recherche et la haute technologie. La reconstruction d’une Europe dévastée par
la guerre, tout autant que l’impuissance propre des grands groupes capitalistes
européens demandent que l’État se substitue à l’initiative privée défaillante.
Pourtant, il apparaît très vite que le véritable moteur de la demande publique
et de l’investissement réside dans la croissance fabuleuse de l’économie
d’armement.
(11) Une ébauche de planification dont de
Gaulle proclamera « l’impérieuse nécessité » ; les
nationalisations, parfois très étendues comme dans le cas de l’Autriche, de la
Grande-Bretagne et de la France ou de l’Italie, servent ce propos. Mais cette
planification reste « indicative » ; elle n’a pas pour fonction
non d’orienter la production vers la satisfaction des besoins mais de créer un
environnement relativement stable pour les investissements capitalistes à long
terme. Elle s’accompagne de mesures de protection des grandes entreprises,
favorisées sur le marché national et aidées à l’exportation. Le secteur de la
recherche-développement est très largement pris en charge par l’État, soit
indirectement – le gouvernement américain finance les recherches des
laboratoires privés, notamment dans le domaine de l’armement – soit directement
par le biais des institutions publiques de recherche.
(12) Une tentative d’encadrer la lutte des
classes : on planifie une certaine hausse du niveau de vie de la
classe ouvrière et la satisfaction de vieilles revendications dans le domaine
de la protection sociale. Mais, en contrepartie, il y a intégration croissante
des syndicats à la gestion d’ensemble de l’économie à la fois sur le plan des
négociations avec la mise en place en place de toutes sortes de procédures
d’arbitrage obligatoire et sur le plan de la gestion directe du social ou par
le biais de la cogestion, comme en Allemagne. Le syndicalisme ouvrier, de plus
en plus bureaucratisé, rebaptisé « partenaire social », devient un
rouage essentiel du nouveau système. Cependant la bonne volonté des chefs n’est
pas une garantie suffisante. Très « keynésien », le gaullisme cherche
à mettre en place des « corporations semi-autonomes », pour reprendre
ici l’expression de Keynes, fondées sur la recherche de l’association
capital-travail.
(13) Un mode de croissance qui privilégie la
production et le progrès technologique sur la maximisation du profit. C’est
le manager qui commande et non plus l’actionnaire dont le keynésianisme
programme l’euthanasie. J.K. Galbraith fera la théorie de ce nouveau mode
d’accumulation du capital. La technobureaucratie semble diriger l’économie en
accord avec les administrations de l’État.
(14) Le développement du commerce et de la
« mondialisation du capital ». C’est la mise en place de la CECA
puis du Marché Commun ; c’est l’intégration de l’agriculture européenne
arriérée au marché mondial par le biais de la politique agricole commune (PAC)
; c’est enfin la levée progressive des obstacles douaniers et de tout ce qui
restreint le commerce transatlantique. Ce dernier point peut sembler
contradictoire avec la doctrine keynésienne qui suppose un développement
relativement autocentré et dont les remèdes ne fonctionnent bien que dans une
économie pas trop internationalisée.
Il faut cependant se garder des
illusions rétrospectives. Pour une part, cette politique a bien été concertée,
mais pour une autre part, elle n’est que le résultat des luttes de classes et
de l’enchevêtrement des circonstances historiques extérieures, dont le conflit
entre les « deux camps ». Les grands acquis sociaux naissent de la
situation de 1945, mais vite il s’agira de les limiter, voire de les remettre
en cause ; ainsi en France, les ordonnances gaullistes de 1967 s’en
prennent à la Sécurité Sociale. Pour comprendre les progrès du niveau de vie de
la classe ouvrière, on ne doit pas oublier les grandes grèves de 1947 et 1953
en France, ni que l’État providence atteint son apogée après 1968 –
c'est-à-dire après la grande grève générale dont la portée révolutionnaire n’a
pu être escamotée qu’au prix de concessions importantes. On ne doit pas oublier
non plus que les réussites des « Trente Glorieuses » paraissent
d’autant plus impressionnantes qu’on part d’une destruction proche parfois de
la tabula rasa – Roosevelt se
proposait de réduire l’Allemagne à l’état de champ de pommes de terres !
Si quelques-uns des aspects essentiels de la politique
keynésienne sont abandonnés au cours des années 70, cela tient au fait que ses
coûts sociaux commencent à devenir insupportables pour une économie capitaliste
confrontée à une sérieuse crise de profitabilité et au déclin des gains de
productivité du travail. Tant que la productivité croit fortement, on peut
vivre à crédit : demain paiera les dépenses d’aujourd’hui. Mais au début des
années 70 – un peu plus tôt d’ailleurs pour les Etats-Unis – le mode de
régulation keynésien a épuisé ses effets. Les gains de productivité sont plus
maigres et les profits chutent dangereusement. Une réorientation s’impose qui,
petit à petit, aboutit aux « reaganomics
» et à la vague néolibérale.
La pensée de Keynes ne peut constituer une alternative au
néolibéralisme ni encore moins une solution globale aux problèmes angoissants
que soulève l’évolution économique et sociale à l’échelle de la planète. À
cela, il y a plusieurs raisons dont la principale est que le keynésianisme
partage les mêmes présuppositions fondamentales que le néolibéralisme : en
dehors de la propriété capitaliste, point de salut. La différence porte
uniquement sur le mode de gestion de ces rapports sociaux capitalistes. À
partir de là, il faut accepter d’en payer le prix. Le keynésianisme permet de
réguler le capitalisme à condition de pouvoir enserrer la lutte de classes dans
les limites permises par la nécessité de l’accumulation du capital. C’est
pourquoi il suppose un système de collaboration de classes, c’est-à-dire un
système dans lequel le mouvement ouvrier participe directement à la mise en
œuvre des objectifs capitalistes généraux. Le principe des « contrats de
progrès » proposés dans les années 70 par le gouvernement Chaban-Delmas en
France était keynésien par excellence : les progressions salariales
étaient subordonnées par convention à la progression de la productivité de
l’entreprise et la paix sociale devait être garantie par des clauses
antigrèves. Parce que la lutte de classes n’a pas pu être contenue dans le
carcan des contrats de progrès (dont tous les pays d’Europe offrent des
exemples variés), parce que les grèves sauvages se développent à la fin des
années 60 et au début des années 70, les capitalistes renoncent progressivement
à l’ancien mode de régulation et s’orientent vers une politique qui vise à une
transformation radicale des rapports entre les classes sociales.
Ajoutons que la forme historique démocratique – et même
social-démocrate – que le keynésianisme a prise n’était pas la seule possible.
La politique économique du ministre nazi de l’économie, le Dr Schacht, était
également inspirée des recettes keynésiennes et, en 1936, lors de la
publication de sa Théorie générale en
langue allemande, Keynes devait féliciter le nouveau régime pour ses succès
dans la reprise de la croissance… Un keynésianisme autoritaire et anti-social,
voire plus ou moins corporatiste, reste une possibilité, partiellement incluse
dans la théorie de Keynes – et il n’est pas aberrant d’imaginer que certaines
fractions des classes dirigeantes y songent aujourd’hui encore.
Ainsi, la tentation « keynésienne » d’une frange de la
gauche radicale est-elle, au mieux, une pure utopie, au pire la source de
confusions dangereuses : de l’intervention de l’État à l’encadrement
autoritaire des relations sociales, il n’y a, parfois, qu’un tout petit pas.
Malheureusement, la gauche radicale semble incapable de penser une issue à la
situation présente en dehors de la croyance magique en la toute puissance
bénéfique de l’intervention étatique. Pierre Bourdieu, le nouveau maître à
penser de la gauche radicale, dénonce « l’utopie néolibérale »[21]. Il voit
dans l’évolution économique des deux dernières décennies la mise en œuvre
résolue d’un programme concocté par les théoriciens du néolibéralisme. Le trait
principal de ce néolibéralisme serait, selon lui, l’affaiblissement voire la
destruction de l’État au profit de l’économique. Du coup, on comprend sa
proposition centrale pour mettre fin à « la masse extraordinaire de
souffrance que produit un tel régime socio-économique » : il s’agit
de « faire une place spéciale à l’État, État national ou, mieux encore,
supranational, c’est-à-dire européen (étape vers un État mondial) capable de
contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés et
surtout de contrecarrer l’action destructrice que ces derniers exercent sur le
marché du travail ». Tout d’abord, cette proposition présuppose, en
matière de philosophie politique, une conception purement instrumentale,
fonctionnaliste, de l’État, qui fait l’impasse sur la nature de classe de
l’État. Conception, qui, curieusement, est aussi celle qui domine la
« pensée unique » : l’Etat n’est qu’un outil, un outil d’organisation de
la liberté des marchés pour les uns, un outil de contrôle des marchés pour les
autres, mais dans tous les cas un outil. C’est pourquoi Bourdieu envisage sans
rire un « État mondial »[22]. On
retrouve, en deuxième lieu, la problématique centrale de tous les partisans de
l’Europe de Maastricht : il faut plus d’Europe pour contrôler les marchés et
une monnaie unique pour n’être point soumis aux intérêts américains et aux
fluctuations du dollar.[23] Ainsi,
Bourdieu circonscrit ses critiques à l’intérieur du champ déterminé par ses
adversaires. L’État est transformé en dispositif de contrôle technique de
l’économie et la question de la souveraineté est évacuée. La position de
Bourdieu est cohérente avec le projet social qui sous-tend son analyse. Pour
lutter contre la misère du monde, il faut contrôler les excès du mode de
production capitaliste, mettre en place des contre-pouvoirs ou conserver ceux
qui existent. Mais la question des rapports de propriété est mise de côté.
Ces propositions ne sont pas purement théoriques. La plus
grande partie de la gauche radicale s’est ralliée au projet de la taxe Tobin,
défendue par l’association ATTAC, impulsée par l’équipe du Monde Diplomatique, des économistes comme Bernard Maris, des
représentants de « AC ! », etc. Cette association œuvre à la
mise en place de la taxe dite « taxe Tobin », du nom de son prix Nobel de
promoteur. Il s’agit de taxer (faiblement) toutes les transactions financières
sur le marché mondial afin de décourager les spéculateurs et de laisser la
place à l’économie de marché saine. Un postulat idéologique sous-tend tout
ceci : l’opposition entre un capitalisme sain, celui de la production, et
un capitalisme malsain, celui de la spéculation financière. Mais la spéculation
va de pair avec le mode de production capitaliste, elle en est une expression
essentielle. La taxe Tobin ne pourrait s’appliquer que si les grandes
puissances mondiales étaient prêtes à l’appliquer – par exemple son application
à la seule France ne pourrait être qu’une étape vers l’établissement monopole
du commerce extérieur et une remise en cause fondamentale des rapports
capitalistes, faute quoi la taxe Tobin finirait par pénaliser le pays isolé qui
déciderait d’appliquer. En réalité, comme il n’est pas question de s’engager
dans cette voie aventureuse, on demande seulement l’application de la taxe
Tobin par un groupe de gouvernements comme le G7. Autrement dit, on veut
réguler le capitalisme par l’association internationale des gouvernements
capitalistes ; il faut donc, pour réguler le capitalisme, que les capitalistes
soient convaincus de la nécessité de se donner une nouvelle. Par conséquent, la
taxe Tobin est la solution à un problème qu’il faut supposer déjà résolu pour
qu’elle puisse s’appliquer.
Sortir de l’impasse
Cessons donc de penser néolibéralisme et keynésianisme
comme deux théories opposées et comme la matrice du débat économique et
politique d’aujourd’hui ; il s’agit de variantes de la « pensée commune »,
c’est-à-dire de ce que Marx appelle l’idéologie dominante – qui n’est jamais
que l’idéologie de la classe dominante. À trop prendre l’idéologie au sérieux,
on finit par décrypter toute réalité à travers la grille de l’idéologie et on laisse
dans l’ombre ce que l’idéologie a pour fonction de laisser dans l’ombre.
L’anti-libéralisme en guise de critique radicale voue les citoyens à
l’impuissance. D’un côté, on affirme, à juste titre, que la situation actuelle
est intolérable ; mais en même temps, on doit confesser qu’on n’a pas de
véritable alternative à proposer et la vie politique reste enfermée dans le
champ soigneusement délimité par la pérennité des rapports capitalistes.
L’évolution des partis socialistes, singulièrement en
France, est un bon indicateur de ces contradictions. Si, comme le dit Hegel, la
conscience, tel l’oiseau de Minerve, ne s’envole qu’au crépuscule, le
ralliement des sociaux-démocrates à la « troisième voie » défendue
par Tony Blair n’est que la théorisation de réalités politiques beaucoup plus
anciennes. Le tournant socialiste français des années 1982-1983 était d’abord
la renonciation pratique au keynésianisme de gauche du Projet Socialiste de la
fin des années 70. Sous l’impulsion de Jacques Delors et avec le ralliement de
François Mitterrand, européiste de toujours, les socialistes renonçaient à
« administrer l’économie ». La querelle avec Jean-Pierre Chevènement
sur la question de la politique industrielle en témoigne : le ministre de
la recherche et de l’industrie de l’époque soutenait la nécessité d’organiser
l’industrie par filières et demandait que les entreprises nationalisées soient
gérées en fonction des objectifs généraux de la politique gouvernementale. Sur
ces deux points, le Président de la République et le Ministre des Finances lui
donnèrent tort, ce qui le conduisit à démissionner. Les entreprises
nationalisées devaient être gérées comme toutes les autres entreprises
capitalistes en vue de la maximisation du profit De cette époque datent les
aventures financières hasardeuses du Crédit Lyonnais, qui se lança dans toutes
sortes de spéculations, en plein accord avec la ligne et les recommandations
des gouvernements de l’époque. Alors que le keynésianisme traditionnel
préférait l’inflation au sous-emploi, les gouvernements Mauroy et Fabius firent
de la lutte contre l’inflation et de la stabilité de la monnaie leur priorité –
fût-ce au prix de quelques dévaluations nécessaires pour apurer les comptes du
passé. La politique de soutien de la demande était abandonnée avec le blocage
des salaires et la fin de tous les systèmes d’indexation des salaires sur les
prix. On s’engageait résolument dans la voie d’un nouveau partage du revenu
national entre salaires et profit. Du point de vue capitaliste, la victoire du
mitterrandisme fut totale puisque, sur les deux septennats de Mitterrand, la
part des salaires dans le revenu national recula de 10%, résultat qu’aucun
autre grand pays capitaliste – États-Unis inclus – n’a réussi à obtenir !
Le « système de Manchester » à l’ancienne dominait à nouveau ;
on louait « la France qui gagne » (de l’argent) et les socialistes,
avec ardeur, entreprirent, selon le mot est de Laurent Fabius, le « sale
boulot » : « dégraissages », restructurations,
désagrégation de la classe ouvrière organisée. La politique du gouvernement
Jospin s’inscrit dans cette continuité. Ainsi, quand l’État semble jouer un
rôle clé dans la politique de l’emploi – à travers les emplois-jeunes ou la
réduction du temps de travail à 35 heures – il s’agit clairement d’un pilotage
vers plus de « flexibilité » et vers une meilleure adaptation du
« marché de l’emploi » aux besoins du capital. Les emplois-jeunes
sont le cheval de Troie permettant de remettre en cause le statut de la
Fonction Publique et les garanties pour le personnel qui y sont attachées. Des
jeunes, dont on exige parfois jusqu’au niveau bac+5, sont employés au SMIC,
payés par l’État, mais sans même bénéficier des quelques garanties des agents
auxiliaires de la Fonction Publique, et sans être pour autant soumis au droit
du travail du secteur privé. La soi-disant semaine de 35 heures[24] agit
d’ores et déjà comme un instrument dirigé contre les conventions collectives et
les avantages acquis, en matière de jours fériés, de paiement des heures supplémentaires
ou limitation de la journée légale de travail. Martine Aubry déclare d’un côté
qu’il s’agit d’une stratégie du « gagnant-gagnant » (patrons et
ouvriers sont censés gagner tous les deux à ce new deal) mais elle ajoute qu’il faut, pour lutter contre le chômage,
« réduire le coût du travail ». En bon français, il s’agit, donc,
d’une stratégie visant à la réduction de la part du salaire dans la valeur
totale de la production, ce que Marx aurait appelé la chasse à la plus-value
relative. Dans tout cela, il n’est nul besoin d’invoquer le complot ou la
trahison. S’il n’y a plus d’alternative au capitalisme, comme l’a réaffirmé
Lionel Jospin lors du dernier congrès de l’Internationale Socialiste (1999), il
ne reste plus qu’à gérer le système et à le réguler de la seule manière
possible, c'est-à-dire d’une manière qui soit conforme aux exigences
fondamentales du capital, afin de garantir le taux de profit.
Pourtant, il n’y a pas abandon pur et simple du
keynésianisme par les gouvernements convertis à la doctrine nouvelle. La politique
réelle pratiquée est une politique mixte. Comme on l’a déjà noté, le capital
n’est libéral que lorsque cela l’arrange. Le paradoxe apparent du
néolibéralisme est qu’il s’appuie sur un pilotage fin des conditions de
l’activité économique, tâche qui incombe aux autorités étatiques. Tout en
menant une attaque en règle contre les syndicats, Reagan a été l’un des
présidents américains les plus « keynésiens ». Il a massivement
relancé les commandes publiques sous couvert de « guerre des étoiles » ;
quand les caisses d’épargne ou la Continental
Illinois ont fait faillite, il a procédé sans états d’âme à leur
nationalisation. Au cours des dernières années, le Japon, autre parangon du
capitalisme moderne, a multiplié les plans de relance sur la base du
développement de la dette publique. Quand l’ex-ministre des finances français,
Dominique Strauss-Kahn, proclamait son keynésianisme, il ne s’agissait pas
seulement de bonnes paroles destinées à l’électorat socialiste, mais aussi
d’une réalité. Certes, il privatise plus que ses prédécesseurs, mais il cherche
aussi à renforcer, sur une base strictement capitaliste, le réseau mutualiste,
notamment dans le secteur bancaire. S’il n’est pas avare avec l’actionnaire et
le détenteur de stocks options, il
cherche à consolider, à l’intérieur même du jeu du marché, des institutions qui
reposent sur ces « corporations semi-autonomes » chères à Keynes.
Ainsi les diverses formes du socialisme moderne, tant
libéral que néo-keynésien ne peuvent constituer une issue aux contradictions et
aux inégalités grandissantes du capitalisme mondialisé. Les bonnes intentions
visant à « réguler » le monstre ne sont, au mieux, que des vœux
pieux. Même dans ses fractions les plus radicales, la « gauche
alternative » reste enfermée dans un schéma néo-keynésien obsolète. On
veut sauver l’ancien système de régulation capitaliste, celui des années 50 et
60, alors que les conditions politiques et économiques qui l’avaient déterminé
ont disparu depuis longtemps. Tous ces mouvements sont condamnés à jouer les
poissons-pilotes de la social-démocratie. La stratégie de la direction d’ATTAC
est clairement celle d’un groupe de pression apte à peser sur les décisions du
gouvernement français et dans les négociations internationales. Il s’agit de
s’inscrire dans cette démocratie du lobbying, perversion de toute véritable
démocratie. Le peuple est invité à faire pression, à intervenir de manière
« citoyenne », mais nullement à prendre son sort en mains et encore
moins à exercer le pouvoir. Les « experts » anti-libéraux s’opposent
aux « experts » néolibéraux, mais tout cela reste un débat d’experts.
Les politiques néolibérales ont été imposées par des coups
d’état (Chili) ou sous la pression directe des institutions (FMI, BM), mais,
dans les grands pays à peu près démocratiques, elles sont aussi en partie
choisies par les citoyens. On peut dire que les citoyens sont des abrutis ou
sont abrutis par les médias et se contenter de lancer des prophéties et des
excommunications. Mais il serait beaucoup plus intéressant de se demander
quelles sont les « bonnes raisons » qui ont poussé les salariés à
accepter, peu ou prou, ce néolibéralisme quitte à en limiter les effets les
plus dévastateurs par de grands mouvements sociaux (1995 en France, grève chez UPS
aux États-Unis) ou par de nouvelles stratégies de résistance. Vu de
l’extérieur, pour l’économiste, le mode de production capitaliste est une
technique de production comme une autre, employant divers
« facteurs ». Mais du point de vue du « facteur humain »,
c’est la soumission de l’esprit et du corps, de la puissance subjective du
travailleur au besoins du système de production. Le travailleur vend sa force
de travail mais il se vend lui-même par la même occasion – comme le dit Marx,
il mène sa propre peau sur le marché et se prépare à être tanné. Face à ce
système qui dépossède le travailleur de lui-même, la recherche d’autonomie dans
le travail, d’un pouvoir de décision sur l’organisation de la production,
apparaît comme une réaction naturelle des travailleurs. Du point de vue du
mouvement ouvrier, la revendication d’expropriation des capitalistes et de
direction des entreprises par des conseils ouvriers traduisait politiquement
cette réaction ouvrière naturelle. Mais à partir du moment où cette voie semble
bouchée, où la direction effective de l’économie appartient à la coalition des
technocrates capitalistes et des bureaucrates ouvriers, le néolibéralisme
pourra commencer à mordre réellement sur une partie de la classe ouvrière.
Développez vos initiatives, devenez tous des entrepreneurs, devenez tous
capitalistes ! Le néolibéralisme donnait à sa manière une traduction
générale à des aspirations profondes – comme les immigrés sont hantés par le
« retour au pays », les ouvriers sont souvent hantés par
« l’idée de se mettre à son compte »,
parce que « se mettre à son compte », c’est ne plus être dans
la situation où chaque minute de la journée de travail appartient au patron, où
chaque geste est surveillé, commandé, chronométré. Bref, c’est une façon de
s’émanciper du capitalisme, au sein même du capitalisme. Que cette émancipation
soit illusoire, c’est une autre affaire.
Pour les mêmes raisons, les principaux bénéficiaires des
« conquêtes du socialisme » ont appuyé le renversement des régimes de
l’URSS et des pays d’Europe centrale et orientale. Le « socialisme
scientifique » avant de s’être révélé particulièrement inefficace sur le
plan économique – ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé – était un
régime despotique, établi par la terreur et la toute puissance de la police
politique et il n’y a pas d’égalité et de justice sociale possibles sans une
égale liberté pour tous et sans la possibilité pour chacun de rechercher son
bonheur là où bon lui semble. La fin du régime keynésien a été précipitée par
la résistance plus ou moins concertée des salariés et principalement des
ouvriers à ce qui leur apparaissait de plus en plus comme un système
d’oppression. La révolte des OS à la fin des années 60 et au début des années
70 indique que le régime d’accumulation fordiste/taylorien est arrivé au bout
de ses possibilités. En Italie comme en France, apparaît un mouvement visant à
l’auto-organisation ouvrière, en rupture le plus souvent avec l’encadrement
syndical et les contraintes rigides qu’impose le compromis keynésien. Cette
résistance est une des causes de la baisse du taux de profit qui se trouve à
l’origine du retournement économique et de la réorientation stratégique du
capital. Faute de débouché politique, ce mouvement n’a pu que se replier, voire
s’adapter à la nouvelle donne. Dans cette conjoncture complexe, on peut
comprendre pourquoi les politiques keynésiennes se sont effondrées aussi
rapidement.
Le discrédit de l’idée de socialisme conduit à accepter
des solutions plus « réalistes ». Limiter les dégâts : tel
semble le seul espoir raisonnable qui nous reste. Mais cette politique
« raisonnable » est la plus déraisonnable qui soit parce qu’elle
cherche à ruser, à ne pas affronter la réalité présente. Si on affirme
sérieusement que ni les questions du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes,
ni celles de l’environnement, ni celles de la culture, ni celles de
l’organisation des services publics, ni celles des conditions de vie et de
salaire ne peuvent être laissées au libre jeu des lois du marché mondial,
comment peut-on éviter d’en tirer la conclusion que c’est le mode de production
capitaliste lui-même qui est devenu un obstacle majeur à tout ce qui fait le
prix de la vie humaine ?
Le socialisme ouvrier traditionnel, celui des origines à
Marx inclus, n’est pas un anti-libéralisme. Ce socialisme-là était l’aspiration
des prolétaires à étendre à la sphère économique les principes de liberté et
d’égalité conquis dans la sphère politique. Marx ne critique pas le mode de
production capitaliste en raison de son anarchie ou de son manque
d’organisation. La libre concurrence n’est que le moyen par lequel
s’accomplissent les lois immanentes du capital. Au centre de la critique, il y
a cette contradiction : d’une part, la société moderne proclame la liberté
et l’égalité de tous les hommes, mais, d’autre part, le mode de production
capitaliste, qui présuppose des hommes libres et égaux nouant entre eux des
contrats, abolit immédiatement cette liberté et cette égalité en transformant
l’ouvrier en un moyen du capital, en instituant dans la production une
impitoyable dictature – la discipline d’usine – et accumulant la richesse à un
pôle de la société et la misère de la grande masse à l’autre pôle. Quiconque
observe objectivement la concentration du capital et des fortunes, quiconque
connaît les statistiques de la croissance des inégalités ne pourra pas manquer
d’admettre que la théorie de Marx reçoit des confirmations empiriques
éclatantes – au moment même où il est de bon ton de traiter Marx en
« chien crevé ».
Alors que le mouvement ouvrier se situait dans la
continuité du grand mouvement émancipateur des temps modernes, les aléas de
l’histoire ont souvent conduit les socialistes à l’alliance avec les ennemis de
leurs ennemis et donc à confondre le socialisme ou le communisme (« les
producteurs associés » disait Marx) avec l’étatisme antilibéral, bref à
passer de Marx à Lassalle et de Lassalle aux positivistes socialistes,
défenseurs non des opprimés contre les oppresseurs, mais de l’organisation
scientifique de la société par les experts. Les néolibéraux et les
néo-keynésiens ont en commun de croire d’abord aux solutions économiques et de
faire du politique un moyen de l’économique. Mais aucun des problèmes cruciaux
ne peut être réglé sur ce terrain. La croissance est forte aux États-Unis
depuis plusieurs années mais l’écart entre riches et pauvres n’a fait que
s’accroître. En moyenne, sur longue période, la croissance française est loin
d’être ridicule et pourtant il y a encore près de 3 millions de chômeurs
recensés à quoi il faut ajouter l’immense masse des précaires qui seront
« débarqués » au premier coup de vent. Le retour au protectionnisme
ne vaut pas mieux. Certes, tout État peut temporairement utiliser des mesures
de sauvegarde – et d’ailleurs, personne ne s’en prive, en dépit des
protestations de libre échangisme – mais, à plus ou moins long terme, le
protectionnisme constitue une destruction des forces productives nées de la
division mondiale du travail et donc un régression du niveau de vie des
populations. Ni les échanges, ni les marchés en eux-mêmes ne sont à mettre en
cause, mais la puissance du capital financier qui engloutit une part chaque
jour plus importante des richesses de la planète et multiplie le gaspillage du
travail et des ressources naturelles.
Il est donc absurde d’être antilibéral. Si être libéral
c’est faire que les principes de liberté et d’égalité soient des principes effectifs,
les principes mêmes de la vie sociale concrète, alors il faut au contraire
défendre ces idées libérales, ces idées du libéralisme politique, contre le
néolibéralisme et contre le néo-keynésianisme. La question n’est pas celle de
savoir s’il faut plus ou moins d’intervention étatique dans l’économie, mais
celle de la nature et des principes du pouvoir politique. Quelles que soient
les politiques économiques suivies, la capital financier cherche à réduire
l’État à un instrument technique à son service. Réalisant l’idéal de
Saint-Simon, l’État moderne n’aurait d’autre fonction que l’administration des
choses – ce qui suppose que les hommes soient considérés comme des choses, des
« ressources humaines ». À cette tendance s’oppose la résistance des
hommes qui se veulent citoyens, c'est-à-dire qui conçoivent le politique comme
moyen de décider en commun, à égalité de droits, selon des principes de justice
acceptables par tous. Or décider en commun, cela ne peut se limiter à la sphère
étroite de la politique ; les positions sociales et la répartition des
revenus dependent de ce nouveau contrat social. Tout naturellement, le
renouveau de la démocratie véritable conduit à la mise en cause des rapports de
propriété capitalistes.
Denis Collin – Décembre 1999
[1] Viviane Forrester: L'horreur économique, Fayard, 1996. Sur
les thèses de Mme Forrester et des autres théoriciens de « l’horreur économique »,
voir mon livre, La fin du travail et la
mondialisation – Idéologie et réalité sociale, L’Harmattan, Paris, 1997.
[2] Voir Jacques Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels
(PUF, Collection Actuel Marx,
Paris, 1999)
[3] K. Marx : Le Capital, Livre I, Deuxième section,
VI, page 725-726, Gallimard, La Pléiade, Œuvres I, Paris, 1963, Traduction
Jules Roy.
[4] F. von Hayek : La route de la servitude (PUF, réédition
Quadrige, Paris, 1993)
[5] M. Schröder, Premier
Ministre social-démocrate allemand, a lui aussi affirmé que « les
inégalités sont nécessaires » (interview au journal « Le Monde » du 20 Novembre
1999).
[6] Voir François Chesnais, La mondialisation du capital, Syros,
deuxième édition 1997.
[7] Voir Robin
Blackburn : The New Collectivism,
Pension Reform, Grey Capitalism and Complex Socialism, in New Left Review, London, n°233/1999.
Blackburn note que les deux tiers des fonds de pension britanniques sont gérés
par cinq institutions financières.
[8] Pour reprendre
l’expression de Ernest Mandel. Voir son ouvrage Le troisième âge du capitalisme, traduction française par Bernard
Keiser de Der Spätkapitalismus,
UGE-10/18, 1974, 3 volumes.
[9] Pour une étude de la place
de la pensée de Keynes sur l’échiquier du libéralisme, voir l’utile mise au
point de Gilles Dostaler, Néolibéralisme,
keynésianisme et traditions libérales ( Cahiers
d’épistémologie publiés par
l’Université du Québec à Montréal, UQAM, Mars 1998, disponible sur Internet).
[10] G. Dostaler, op. cit.
page 14
[11] John Maynard
Keynes : Essais sur la monnaie et
l’économie, Payot, Paris, 1971, introduction et traduction de Michel
Panoff, page 120.
[12] J.M. Keynes : op.
cit. page 121
[13] ibid.
[14] J.M. Keynes : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt
et de la monnaie, traduction Jean de Largenfaye, réédition Payot, Paris,
1979, « Petite Bibliothèque », page 372
[15] op. cit. page 370
[16] op. cit. page 372
[17] ibid.
[18] Voir Fascisme et grand capital de Daniel Guérin (Maspero, Paris, 1965)
qui nous fait bien mesurer la différence entre le fascisme d’hier et les
diverses variantes de l’extrême droite raciste et autoritariste d’aujourd’hui.
[19] Les grands patrons
français, dès les années 30, étaient préoccupés de la réorganisation du mode de
production capitaliste. Un exemple parmi d’autres : alors que les congés
payés ne figurent ni dans le programme du Front Populaire ni dans celui de la
CGT, c’est Louis Renault qui en avance l’idée dès 1935, y voyant un moyen de
rationaliser la production : les usines et les machines ont besoin d’être
entretenues …
[20] Robert Brenner, The economics of global turbulence, New Left Review, London, n° 229,
Mai-Juin 1998
[21] Voir le Monde Diplomatique, mars 1998
[22] Kant avait vu ce que
cette idée d’un Etat mondial peut avoir à la fois d’irréaliste et de
terrifiant. C’est pourquoi son « projet de paix perpétuelle » suppose
des États séparés, unis par des accords fondés sur le respect du « droit
des gens », l’autodétermination et « l’universelle
hospitalité ».
[23] La monnaie unique européenne, vilipendée par les
anti-libéraux, est pourtant une proposition dont l’inspiration keynésienne est
indiscutable : elle reprend sur un terrain plus limité la thèse défendue
par Keynes à Bretton Wood lors de la mise en place du système monétaire
international.
[24] En réalité le texte de la
loi dite « loi-balai » de 1999 dit clairement qu’il s’agit non de la
semaine de 35 heures mais de l’année de 1600 heures, ce qui n’est pas du tout
la même chose.