jeudi 22 décembre 2005

Culture et travail

La culture est finalement un objet philosophique récent. Et des plus confus. Je ne vais pas reprendre tout ce qui a pu être dit sur le rapport culture/civilisation, par exemple sur les différences entre l’allemand et le français : la culture au sens restreint en français correspondrait plus à la Bildunget la civilisation à la Kultur ... ce qui n’a pas empêché qu’on retraduise Malaise dans la civilisation de Freud (Das Umweh in der Kultur) par le titre confus en français de Malaise dans la Culture. Pour laisser de côté cette discussion, j’invoquerai ici l’autorité de Freud définissant la culture humaine : « j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation » (L’avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte, PUF,1971, p.8)
Pour comprendre cet objet, on pourrait revenir à la distinction, introduite par les néokantiens et Dilthey, qui va délimiter des « sciences de la culture » par opposition aux sciences de la nature : voir sur ce point Dilthey, Rickert, Science de la culture et science de la nature, et Cassirer, Logique des sciences de la culture. Cela éclairerait certainement notre cause.
Je m’en tiendrais à une réflexion plus limitée. Quel rapport la culture entretient-elle avec le travail ? On peut opposer le travail dicté par le besoin naturel à la culture expression de l’esprit libre, en se situant ainsi dans une optique antique ou proche de Hannah Arendt (voir Condition de l’homme moderne et La crise de la culture). On peut, au contraire penser le travail du côté de la culture par opposition à la nature – ce qui correspondrait plutôt à une vision moderne, dont on trouvera des expressions chez Hegel, Marx ou encore chez Freud, dans la définition donnée plus haut. Cette discussion n’est pas purement théorique. Elle a des conséquences relativement importantes, d’une part pour la définition même du genre de productions ou d’activités qui appartiennent à la culture : une définition trop extensive nous conduirait à penser que tout est culture, qu’il y a une culture jeune, une culture technique, etc., dévalorisant ainsi la culture. D’autre part, pour suivre Hannah Arendt, ne pourrions-nous pas dire que, dans une société dominée par le travail, la culture n’a plus sa place, qu’elle a été engloutie par la consommation – qu’on songe, par exemple, à ce syntagme plutôt monstrueux, « la consommation de biens culturels » recensée par les économistes ? Nous voilà en fait devant une alternative : soit nous rejoignons les modernistes et le clan de ceux qui avilissent et détruisent la culture, parachevant l’oeuvre des ethnologues qui avaient déjà remplacé la culture par la pluralité des cultures ; soit nous sommes condamnés à revenir à la conception grecque classique de la culture, dûment reconstruite au préalable.
Je prendrai un fil directeur, celui que propose Hannah Arendt dans La crise de la culture, qui décrit la destruction de la culture par sa transformation en loisirs intégrés au cycle du travail. Je voudrais, au contraire, montrer que la culture, dans quelque sens qu’on prenne ce terme, est inséparable du travail qui en constitue à la fois la condition et l’effectivité. De ce point de vue, on verra que les oppositions établies par Arendt sont très largement factices, j’allais dire idéologiques. En vérité, ce n’est pas l’invasion du monde par le travail et la consommation qui engloutissent la culture mais bien la domination du fétiche argent et la perte de toute valeur du travail lui-même.

Travail et loisir

Si on réserve le mot de culture aux produits de l’activité de l’esprit (qu’il s’agisse des arts, des sciences, ou de la philosophie), elle semble s’opposer point par point au travail. Par rapport au travail qui, selon Hannah Arendt, exprimerait la condition naturelle de l’homme, soumis à la nécessité, s’épuisant dans une activité sans cesse à recommencer, la culture semble bien être du côté du loisir, évidemment au sens grec du terme de la σχολή (skholé), pris dans l’acception que lui donnent le plus souvent Platon et Aristote. La σχολή, on le sait, est à la fois le temps dont on dispose pour soi-même, donc pour prendre soin de soi et par relation de proximité, le temps de l’étude et de la méditation, car c’est seulement par ces moyens qu’on peut vraiment prendre soin de son âme. Se cultiver, c’est prendre soin de soi, c’est donc aussi se former, s’exercer, permettre que se forgent les vertus et que se développent toutes les potentialités dont on est porteur. Avoir du loisir, et se cultiver, c’est véritablement être un homme libre.
Par opposition, non seulement n’est pas libre celui qui doit consacrer sa vie à subvenir aux nécessités de la vie, celui dont le corps est un outil, en un mot l’esclave, « outil vivant » selon la définition d’Aristote, mais encore n’est même libre non plus celui dont l’activité intellectuelle est une activité mercenaire, celui qui tel le rhéteur ou le sophiste vend son savoir et reste toujours soumis à la presse, à l’écoulement de la clepsydre (voir le Gorgias) – il parle devant l’assemblée comme un travailleur moderne soumis au chronomètre du contremaître.
L’éducation des enfants et des jeunes gens, la paideia est évidemment orientée vers cette vie consacrée au loisir. Éducation physique, musique, poésie mais aussi philosophie, ce sont là des activités qui n’ont rien à voir avec le besoin. Même si elle se généralise à l’époque classique, la paideia reste profondément imprégnée des valeurs de l’Athènes aristocratique. On remarquera encore que l’estime généralement accordée à cette formation (Bildung) ne s’étend pas toujours à celui qui l’assure. Le maître d’école peut être un esclave ou quelqu’un qui est payé pour accomplir cette tâche. Pour parler le langage moderne, « l’élève est au centre » ! Et si les sophistes et autres maîtres de rhétorique peuvent être riches et célèbres, le mépris de Platon à leur endroit s’adresse autant à leur statut d’intellectuels salariés qu’à leur conception de la vérité.1
Je laisserai de côté le deuxième aspect de la formation de l’homme grec qui concerne la préparation à la vie publique sous tous ses aspects : former d’abord, des hommes courageux qui pourront acquérir la gloire sur les champs de bataille, former des citoyens aptes à prendre part à la vie publique et à assumer les magistratures auxquelles ils aspirent. On sait comment Platon fera la synthèse de ces deux dimensions de la formation, dans ses deux oeuvres majeures que sont La République et Les Lois.
Cette synthèse platonicienne, si, encore une fois, elle prolonge une tradition vivace de la Grèce classique, présente cependant quelques aspect nouveaux qui éclairent notre sujet. Car la culture ne consiste pas seulement à admirer les belles choses pour elles-mêmes ou à se perdre dans la vie contemplative. Le plan de formation platonicien vise l’ordre politique : établir une cité bien ordonnée et la gouverner en maintenant la paix et chacun à sa place ! Si on veut définir la culture comme ce qui est à soi-même sa propre fin, nous voilà bien ennuyés, car, si elle est en elle-même la vie bonne, la seule vie qui nous prépare véritablement à la mort, la recherche de la vérité a aussi une finalité extérieure, une finalité qui peut lui être supérieure, l’ordre politique. Autrement dit, la culture en son sens le plus élevé est conçue comme la formation de l’homme d’action, car la politique est bien d’abord action. Or l’action n’est pas un loisir. Elle n’est pas cette activité absolument libre où l’esprit peut sans souci baguenauder dans le monde des idées. Bien que la hiérarchie philosophique place la vie contemplative au-dessus de la vie active, c’est finalement, même chez Platon, la vie active qui a le dernier mot. Rappelons également que pour Aristote, si la recherche de la vie bonne est l’objet même de l’éthique, l’éthique elle-même n’est qu’une science subordonnée à cette science architectonique qu’est la politique (voir Éthique à Nicomaque).
Il y a là dans ces rapports complexes entre culture et politique, entre l’action et l’oeuvre, quelque chose que Hannah Arendt cherche à éclaircir sans véritablement y parvenir – tout simplement parce qu’il faudrait faire de l’histoire pour y voir clair et que Arendt a parfois la fâcheuse habitude de prendre quelques libertés avec cette discipline. Si bien qu’elle semble tenter de faire rentrer une réalité complexe dans le lit de Procuste d’une problématique philosophique construite a priori.
L’idéal de la culture humaniste se place clairement dans cette lignée. Il s’agit de former un homme au plein sens du terme, et non un travailleur. Un homme qui a le loisir de s’occuper aux choses de l’esprit. C’est d’ailleurs un des sens que prend le grand retour à l’Antiquité par quoi s’inaugure le monde moderne. Mais curieusement, c’est aussi le moment où cet idéal va commencer à basculer, quand la Réforme va s’en mêler, valorisant la vie active contre la vie contemplative.
Quoiqu’il en soit, c’est dans cette tradition classique qu’on va trouver l’idéal humaniste de la culture, indépendante des contingences de la vie ordinaire, entièrement consacrée à l’intelligence et à la beauté. Une culture noble, celle de l’homme qui a du loisir, qui s’oppose à l’ignoble, le vulgaire uniquement dirigé par le besoin naturel et dont le corps est l’instrument du labeur, de la peine.

La culture et la « société de masse »

Après l’âge d’or, voici l’âge de fer. Celui de la culture de masse ou encore du « tout culturel » qui caractérise notre époque et qui serait la destruction de tout culture authentique. Une destruction qui procéderait de la subversion de toute la hiérarchie classique des genres de vie par le travail.
Dans la Crise de la culture, Arendt cherche à analyser ce que signifie le surgissement de la « culture de masse ». La « culture de masse » exige d’abord une condition plus ancienne : l’existence d’une « société de masse ». La société de masse n’est pas autre chose que l’intégration de la grande masse des individus à la société. Ce qui est un peu énigmatique ici, au premier abord, c’est le sens que Arendt donne au terme « société ». Ce qu’elle appelle société, c’est « l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation » dans le domaine public. Disons-le autrement, c’est le triomphe de l’économique qui sort du foyer (oïkos) pour devenir progressivement le centre de la vie active. Or cet avènement du social implique le nivellement et l’intégration de gré ou de force de l’individu dans cette grande famille qu’est la « société ». Mais, jusqu’au XXe siècle, une très grande partie des individus est écartée de la société : les prolétaires et les exclus en tous genres. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi un certain nombre d’individus pour échapper à la pression du conformisme ont rejoint les partis révolutionnaires. Hannah Arendt, qui écrit dans la fin des années 50 et le début des années 60, constate que désormais la masse est intégrée à la « société de consommateurs » (on dirait aussi « société de consommation ») et il faut souligner donc que le problème qu’elle pose dans la Crise de la culture n’est pas tant celui d’une perte de la tradition antique (de la paideia grecque par exemple) que celui des transformations sociales qui détruisent finalement l’individu. On pourrait ainsi rapprocher Arendt de l’école de Francfort, par exemple de Marcuse (L’homme unidimensionnel, Eros et civilisation) ou de Adorno et Horckheimer.
Si on veut comprendre ce qu’il advient de la culture dans la société de masse, il faut ce concentrer sur l’artiste, dit Arendt, « le dernier individu à demeurer dans une société de masse », car l’artiste est « le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et témoignage durable de l’esprit qui l’anime. » L’artiste lui semble, de ce point de vue l’archétype de l’individu en opposition à la société. En opposition d’abord au « philistinisme », cet état d’esprit qui juge tout en fonction de l’utilité immédiate et des « valeurs matérielles ».
Mais il ne s’agit pas tant du mépris de l’homme d’affaires pour les futilités de l’art que la prétention de la société à monopoliser la « culture » pour ses propres fins. Si bien que l’art authentique se développe à partir du XVIIIe siècle comme une protestation contre cette « culture » des philistins. Bref contre tout ce qui fait de la culture un « bien » dont on peut se servir en vue d’occuper une position supérieure dans la société : « les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs, furent ce que les valeurs avaient toujours été: valeurs d’échanges. »
C’est là finalement une critique assez classique : la richesse de nos sociétés s’annoncent comme une immense accumulation de marchandises et tout naturellement les plus hautes productions de l’activité intellectuelle humaine sont réduites à des marchandises. On trouvera une critique assez proche chez ... les situationnistes et au premier chef dans la Société du spectacle de Guy Debord.
« Dans son secteur le plus avancé, le capitalisme concentré s'oriente vers la vente de blocs de temps «tout équipés», chacun d'eux constituant une seule marchandise unifiée, qui a intégré un certain nombre de marchandises diverses. C'est ainsi que peut apparaître, dans l'économie en expansion des «services» et des loisirs, la formule du paiement calculé «tout compris», pour l'habitat spectaculaire, les pseudo-déplacements collectifs des vacances, l'abonnement à la consommation culturelle, et la vente de la sociabilité elle-même en «conversations passionnantes» et «rencontres de personnalités». Cette sorte de marchandise spectaculaire, qui ne peut évidemment avoir cours qu'en fonction de la pénurie accrue des réalités correspondantes, figure aussi bien évidemment parmi les articles-pilotes de la modernisation des ventes, en étant payable à crédit. » (Société du spectacle, II, §152)
Ou encore, là où Hannah Arendt montre l’abandon dans lequel se trouve « l’homme de masse », Debord écrit :
« Mais le mouvement général de l'isolement, qui est la réalité de l'urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la production et de la consommation. L'intégration au système doit ressaisir les individus en tant qu'individus isolés ensemble : les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les «grands ensembles», sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité qui accompagne aussi l'individu isolé dans la cellule familiale : l'emploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement seulement acquièrent leur pleine puissance. » (op. cit. II, §172)
Nous voyons assez clairement que les thèmes sur lesquels s’organisent la critique de Hannan Arendt de la « culture de masse » ne renvoient peut-être pas tant à la classique nostalgie de l’âge de la culture qu’à un sentiment profond de la condition de l’homme moderne, dont va s’emparer la critique radicale, une des composantes de cette fameuse « pensée 68 » brocardée par un ancien ministre de l’Éducation Nationale.
Mais revenons au texte de Arendt. Elle traque le philistin jusqu’en ses derniers recours. Si la culture sert aux fins de la perfection personnelle, elle est encore instrumentalisée : regarder une toile en vue de sa perfection personnelle ne vaut pas mieux que s’en servir pour boucher un trou dans le mur ! Elle montre même que dans la critique de la culture de masse, il y a aussi une facile nostalgie pour un « âge d’or de la culture » réservée à la bonne société policée. On peut en déduire qu’un certain élitisme culturel, dédaigneux de la culture de masse appartient lui aussi à ce philistinisme.
La critique de la culture de masse doit donc être placée sur le bon terrain. Si la société d’hier utilise la culture, la société de masse ne veut pas de la culture mais des loisirs et des produits offerts par l’industrie des loisirs. Or les loisirs (à la différence du loisir grec) sont intégrés au processus vital ; ils ne sont pas du temps dont nous disposons pour la culture, mais un moyen de « passer le temps », de se divertir – un élément de la reconstitution de la force de travail, dirait Marx – et ils s’inscrivent ainsi « dans le cycle biologiquement conditionné du travail », comme le travail lui-même et le sommeil.
Certes, il ne devrait pas être plus difficile de résister à la culture de masse à la culture des philistins, ainsi que l’ont fait les artistes en lutte contre « l’esprit bourgeois ». Mais le problème, selon Arendt, tient au caractère global du processus. La société s’empare des objets culturels pour les rendre propres à la consommation. Et pour cela, elle doit les transformer. La culture de masse, ce n’est pas la diffusion à bon marché de livres classiques, puisque cela n’atteint pas la nature de ces objets ; c’est la transformation, notamment par les « mass media », des objets culturels en marchandises de pacotille : réécriture, digest, feuilletons « d’après », bref tous les procédés qui peuvent rendent « divertissantes » les oeuvres classiques. Un Ulysse en dessin animé est tellement plus divertissant que la lecture d’Homère ! Notre expérience de professeurs de philosophie nous donne une abondante matière pour illustrer les propositions de Hannah Arendt.
Ce qui caractérise les loisirs culturels, ce n’est pas tant qu’ils n’offrent qu’une « sous-culture » que le caractère périssable de leurs produits. Comme il s’agit de produits de consommation, ils portent sur une « date de fraîcheur ». Le produit de la culture de masse doit être englouti et oublié au plus vite pour permettre la consommation de produits plus frais. Le produit culturel est consommé et par là-même la culture. Il me semble que cette description que donne Arendt est difficilement contestable. Même cet art du XXe siècle par excellence qu’est le cinéma est devenu, sauf pour quelques rares cinéphiles, philistins ou véritables « honnêtes hommes », un non-art. La « culture cinématographique », celle que transmettaient les ciné-clubs, par exemple au sein de l’institution scolaire, a pratiquement disparu. La télévision passe de préférence des films récents. Et un film ancien est devenu un non-film. C’est pourquoi on fabrique du remake à la chaîne. L’avalanche des livres (plus de 550 titres nouveaux en librairie à la dernière rentrée) se révèle l’un des plus sûrs moyens de tuer la littérature. Enfin, l’internet donne un concentré de la « culture de masse ». Au-delà de quelques années, et parfois beaucoup moins, un texte écrit pour ce support n’existe plus: « Error 404. Not found! », voilà le destin de la production culturelle virtuelle.
On peut même aller un peu plus loin que H. Arendt. Elle décrit, au début de son essai, les artistes comme les meilleurs représentants de la révolte de l’individu contre la société et, face à la culture du philistin qui produit le kitsch, l’art dès la fin du XIXe siècle élève une véritable protestation révolutionnaire – qui d’ailleurs permet de comprendre pourquoi la critique « artiste » du monde bourgeois a si souvent rejoint, au cours du siècle précédent, la critique sociale du mode de production capitaliste (voir à ce sujet Boltansky/Capello, Le nouvel esprit du capitalisme). Les surréalistes, par exemple, défendaient l’oeuvre d’art comme expression de la subversion de l’ordre existant. Mais ils défendaient en même temps une conception de l’oeuvre finalement très classique. Il n’est pas certain qu’on puisse dire la même chose d’un art qui fait précisément de la destruction de la notion d’oeuvre son objectif premier, par exemple les « performances » en arts plastiques, les emballages de Cristo, etc.

Le diptyque travail/oeuvre

Il reste que la critique de Arendt n’est pas très satisfaisante. En définissant nos sociétés comme la « société de masse », elle fait l’impasse sur une analyse un tant soit peu précise de la structure sociale et de sa dynamique. En la caractérisant comme une « société de consommateurs », elle semble prendre l’apparence des choses – présentée dans la publicité – pour la réalité. Les théorisations de Arendt, sur ce plan, paraissent aujourd’hui très datées. Mais, à mon sens, les questions sont plus fondamentales.
Qu’est-ce qui ne va pas dans la critique de Arendt ? Une définition intemporelle et erronée du travail. Le travail est une catégorie éternelle définie une fois pour toutes à partir d’un postulat arbitraire – le concept de travail qu’elle prête aux Grecs. En réalité, le concept de travail chez Arendt constitue la clé de voûte de sa critique de la « société de masse » et de son analyse de la « crise de la culture ». Or ce concept n’a de sens que dans le diptyque qui l’oppose à l’oeuvre. Il reste quelque chose de la culture chez le philistin petit-bourgeois (ou grand bourgeois) parce que l’art y est encore une œuvre qui conserve quelque chose de la durabilité et de l’objectivité avant que la culture ne soit transformée en objet de consommation, engloutie par une société de consommateurs.
Quand elle distingue le travail et l’oeuvre, Hannah Arendt reconnaît que cette distinction peut paraître surprenante puisqu’elle n’est pratiquement jamais thématisée et n’apparaît véritablement que dans quelques formules non développées dans la tradition philosophique. Cette distinction qu’on peut trouver chez Aristote opposant l’artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui « tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie », ou chez Locke quand il sépare « le travail de nos corps » et « l’œuvre de nos mains ».
Alors que nous avons tendance aujourd’hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu’il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu’elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d’activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l’importance et de l’ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental. « La condition humaine du travail, c’est la vie elle-même » écrit Arendt. Mais c’est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n’est pas encore spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l’homme, qui est pour Arendt la non-humanité de l’homme. Ce qui caractérise le travail, c’est qu’il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu’en permanence la nature menace d’envahir et de submerger le monde humain.
Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu’il était effectué par les esclaves. C’est plutôt à l’inverse qu’il faut comprendre les choses : c’est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l’esclavage a été institué. Il fut en effet d’abord « une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail ». Du même coup, l’incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l’esclave (animal laborans) telle qu’on la trouve chez Aristote, peut s’éclairer. Aristote ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain. « Il refusait de donner le nom d’hommes aux membres de l’espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ». Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d’Aristote à son compte, mais, par l’importance qu’elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l’esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s’agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu’elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s’intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie ne s’exprime pas dans le travail.
L’œuvre, pour Arendt, est exactement l’antagoniste du travail. Elle est l’humanité de l’homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l’homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l’homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. « L’œuvre fournit un monde artificiel d’objets. [...] La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde. » L’opposition du travail et de l’œuvre, c’est, au fond, l’opposition entre le travail du chasseur et de l’agriculteur et celui de l’artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l’homme dont l’activité est « artifice » et, donc, la marque propre de l’humanité.
A la différence du travail cyclique, l’œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s’achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l’acte qui l’a produite. Le produit de l’œuvre s’ajoute au monde des artifices humains. « Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. « Il ne s’agit pas ici d’une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l’œuvre est de la plus haute importance.
  1. Elle définit l’œuvre comme l’objectivité de la vie humaine qui s’oppose à ce que Arendt appelle la « subjectivisation » de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne.
  2. Elle est ce qui fait de l’œuvre l’indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l’œuvre constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.
Or « cette grande sécurité de l’œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l’action, n’est pas irréversible : tout ce qui est produit par l’homme peut être détruit par l’homme, et aucun objet d’usage n’est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L’homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu’il est ou s’est fait maître de la nature, mais surtout parce qu’il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l’homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l’œuvre de ses mains, il est libre de détruire. » C’est là, assurément, un passage étonnant. Si l’action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à l’homme en tant qui cherche l’immortalité et veut agir conformément à sa nature, à son tour, l’œuvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine; et, deuxièmement, l’œuvre exprime la liberté humaine.
On peut comprendre alors ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c’est précisément qu’elle s’accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l’œuvre. Mais dans ce procès, l’individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c’est pour lui une activité qui n’a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son œuvre. L’activité de l’ouvrier moderne présente les caractères suivants :
  • l’ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s’il la connaît, c’est de manière contingente, cette connaissance n’est pas nécessaire à l’accomplissement de sa tâche.
  • les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s’installe progressivement entre outil et machine (l’outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
  • il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l’homo faber cette distinction est indiscutable.
  • l’automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, « la distinction entre l’opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l’opération (qui n’est qu’un moyen en vue d’une fin) n’ont plus de sens. »
Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et œuvre tend à disparaître, l’œuvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s’instaure sur la base de la destruction de l’artisanat et de l’organisation sociale dont l’œuvre était le but. La transformation de l’œuvre en travail exprime ainsi, selon Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration « a brisé la finalité du monde. » L’automatisation transforme la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l’intervention de l’homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. « Il ne s’agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. »
La condition de l’homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l’œuvre, c’est-à-dire de l’objectivité, au profit d’un processus naturel qui finit par expulser l’homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l’œuvre et de présenter le triomphe du travail sur l’ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l’homme sur la nature.
On notera que Arendt ne fait pas, ici, de différence essentielle entre ouvrage et œuvre. Au fond elle reprend l’opinion assez commune des Grecs. Ceux-ci appréciaient les oeuvres d’art et leur donnaient une valeur très élevée, mais les artistes n’étaient jamais que des sortes d’artisans. Le travail de l’artiste finalement importe peu, il n’est qu’un moyen qui disparaît entièrement dans la fin, l’oeuvre réalisée. Mais il est clair que la culture suppose la capacité des hommes à oeuvrer, c’est-à-dire leur pouvoir de « fabriquer et de créer un monde » comme elle le redit dans La crise de la culture. L’oeuvre d’art et plus généralement tout ce qui va rentrer dans le domaine de la culture n’est rien d’autre que ce pouvoir débarrassé de tout ce qui le rattache à la nécessité. Si toutes les choses du monde – tous les produits de l’oeuvre – ont nécessairement une apparence, seule l’oeuvre d’art n’est créée que pour apparaître.
Cet échafaudage théorique présente cependant tous les traits d’une spéculation un peu gratuite. La distinction entre travail et œuvre est peu pertinente, précisément à cause de sa définition restrictive du travail. Si on comprend bien ce qu’elle veut dire, le plus mauvais des tailleurs œuvre alors que le meilleur des pâtissiers ne fait que travailler. Cela peut éventuellement donner une sorte de sociologie un peu originale mais cela écarte ce fait fondamental que l’homme ne peut pas assurer sa vie biologique sans commencer par oeuvrer. Car pour subsister, l’homme ne peut se contenter d’accompagner le processus naturel: il doit commencer par fabriquer des outils qui restent pour nous bien souvent les seules traces de ces mondes humains disparus. Penser l’oeuvre, au sens de Condition de l’homme moderne, comme pur acte de liberté non dicté par les nécessités de la vie, c’est presque absurde. Les hommes fabriquent des outils, des habitations, des vêtements, d’abord pour assurer leur cycle vital ; c’est le besoin qui les y a d’abord amenés. Et donc, de ce point de vue, l’oeuvre apparaît d’abord comme un des éléments essentiels du travail. Plus, elle est très exactement ce qui caractérise le travail humain, c’est-à-dire le travail tout court – car affirmer que le travail est la condition de « l’animal laborans », c’est tout mélanger, précisément parce que les animaux ne travaillent pas. Marx montre très exactement cette différence dans un passage assez connu du Capital :

« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. »
De prime abord, le travail des hommes peut sembler analogue à l’activité instinctive des animaux. Mais Marx précise : chez l’homme, c’est du travail parce que c’est une activité finalisée. Et si je reprends les définitions même de Arendt, c’est une œuvre. Même le travail agricole, celui auquel évidemment Arendt fait allusion plus ou moins directement quand elle définit le travail, même ce travail agricole présente les aspects de l’oeuvre. L’agriculteur produit par son activité patiente ses moyens de travail, ses semences, les espèces qu’il élève et il transforme la nature pour en faire son monde. Les paysages des campagnes habitées ne sont pas des purs produits de la nature mais le résultat de la transformation de la nature par l’activité humaine selon un plan préconçu. Et tout comme dans les oeuvres de l’artisan, ce paysage peut avoir été sculpté en recherchant non seulement l’utile mais aussi la beauté. Qu’on pense à certaines régions de la campagne italienne, redessinées par la main de l’homme comme pour composer un tableau de maître, ce que déjà les poètes latins avaient perçus, bien qu’il ne s’agisse pas selon Arendt de la grande poésie...

On pourrait continuer ainsi. Arendt qui considère toutes ces choses-là de l’extérieur, ne comprend pas que même dans les conditions inhumaines de l’industrialisation de la société moderne, en même temps que l’ouvrier y a été, le plus souvent, réduit à une bête de somme, s’est aussi développé un véritable « intellect collectif », union de la science, de l’habileté et du travail. Elle commet la même erreur que les économistes classiques : elle prend les conditions capitalistes, à une étape donnée, de l’industrie pour l’essence de la production moderne. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet, mais la philosophie ne peut pas sérieusement penser la société en faisant fi de tous les éléments empiriques.

Travail et Bildung: Hegel

Contrairement à Arendt qui expulse le travail de la culture humaine, je me propose maintenant de voir ce qu’en dit un grand philosophe de la culture, Hegel. Les quelques paragraphes que Hegel consacre à la question dans les Grundlinien der Philosophie des Rechts sont à cet égard tout à fait remarquables.
Alors que Arendt considère les besoins comme de l’infra-humain, comme ce que nous avons en commun avec les animaux, Hegel montre qu’au niveau le plus élémentaire, les besoins entrent déjà dans la culture. Je cite (dans la traduction de Lefebvre, La société civile bourgeoise, Maspero, 1975) :

§190 – L’animal a un cercle limité de moyens et de façons de satisfaire ses besoins, qui sont eux-mêmes également limités ; l’homme, même dans cette dépendance, prouve en même temps qu’il en sort et qu’il la dépasse, d’abord par la multiplication des besoins et des moyens, puis par la décomposition et la différenciation du besoin concret en parties et en côtés singuliers, qui deviennent autant de besoins divers particularisés, et de ce fait plus abstraits.

L’homme donc dépasse d’emblée, sur ce terrain même de la dépendance à l’égard de la nature sa « condition naturelle ». Les hommes ne se nourrissent pas comme les animaux! La multiplication des besoins, leur différenciation et leur abstraction, c’est déjà l’entrée dans le monde de l’esprit. Alors que l’on fait relègue relègue souvent toute cette vie quotidienne dans l’enfer de l’utilité, il est facile de faire remarquer que la manière dont les hommes se nourrissent, se vêtent, se logent n’a très vite rien à faire avec l’utile, mais avec quelque chose qu’on appellera luxe (le « bon luxe » des Lumières) ou raffinement.
Poursuivons :

Dans le droit, l’objet est la personne, dans le point de vue moral c’est le sujet, dans la famille c’est le membre de la famille, dans la société civile bourgeoise en général c’est le citoyen (en tant que bourgeois) – ici, où nous en sommes au point de vue des besoins, il est ce concretumde la représentation que l’on dénomme homme. Par conséquent, c’est uniquement à partir de maintenant et aussi, à vrai dire, ici seulement qu’il est question de l’homme en ce sens.

Ces divers concepts, personne, sujet, membre de la famille, citoyen, renvoient tous aux diverses sphères qui forment l’objet de la philosophie du droit. Mais du point de vue des besoins, il s’agit de l’homme. Le besoin, loin d’être extérieur à l’homme, étranger à sa véritable essence se définit comme l’homme qui a des besoins, et comme le reprendra Marx, l’homme civilisé, c’est l’homme riche en besoins. Ainsi Hegel nous place aux antipodes des contempteurs de la société de consommation ! L’explosion de la consommation dans l’ère industrielle n’est pas le témoin d’on ne sait quelle décadence, d’on ne sait quelle chute, ni du triomphe de ce que certains baptisaient « le matérialisme sordide des masses » (l’expression est de Charles Maurras). Elle est tout simplement inscrite dans le progrès de la civilisation humaine, dont elle est, pour partie, la réalité effective.
Lisons l’additif au §190 :

L’animal est une réalité particulière, il a son instinct, et ses moyens de satisfaction sont délimités et indépassables. [...]. Le besoin de se loger et de s’habiller, la nécessité de ne plus laisser la nourriture à l’état brut, mais de se la rendre adéquate et de détruire son immédiateté naturelle, font que l’homme n’a pas la partie si facile que l’animal ; d’ailleurs, en tant qu’esprit, il ne lui est pas permis de l’avoir si facile. L’entendement, qui saisit les différences, introduit la multiplication dans ces besoins, et, dans la mesure où le goût et l’utilité deviennent des critères d’appréciation, les besoins en sont également affectés. En fin de compte, ce n’est plus tant le besoin (réel comme manque) mais l’opinion qui doit être satisfaite, et c’est justement à la culture qu’il revient de décomposer le concret en ses particularités.

Qu’est-ce que la culture ? Hegel en donne ici une définition, ce à quoi « il revient de décomposer le concret en ses particularités ». Définition étonnante, mais parfaitement cohérente avec la logique de Hegel.
Passons au travail. Le travail est le moyen de satisfaire les besoins. Mais là encore, il est impossible de le réduire à une simple dépense d’énergie dans un rapport biologique. Les besoins concrets sont des besoins sociaux, ils ne sont pas satisfaits par un rapport de l’homme avec la nature, mais par un rapport social :

§192 - Les besoins et les moyens deviennent, en tant qu’existence réelle, un être pour d’autres par les besoins et le travail desquels la satisfaction est conditionnée de manière réciproque. L’abstraction, qui devient une qualité des besoins et des moyens (cf. § préc.), devient aussi une détermination de la relation réciproque qu’entretiennent les individus ; cette universalité, savoir ici le fait d’être reconnu, est le moment qui fait d’eux, dans leur singularisation et leur abstraction, des besoins, des moyens et des modes de satisfaction concrets en tant que sociaux.
Et pour ceux qui n’auraient pas compris, Hegel ajoute une remarque au §194:

On connaît la représentation selon laquelle l’homme dans un prétendu état de nature au sein duquel il aurait seulement de prétendus besoins naturels élémentaires et n’utiliserait pour leur satisfaction que des moyens tels qu’une nature contingente les lui assurerait immédiatement, selon laquelle un tel homme vivrait en liberté par rapport aux besoins ; cette représentation, même si l’on ne tient pas encore compte du moment de libération qui réside dans le travail et dont il sera question plus loin, est une opinion erronée parce que ce besoin naturel en tant que tel, ainsi que sa satisfaction immédiate, ne seraient de toute façon que l’état de la spiritualité enfoncée dans la nature et donc la grossièreté et la non-liberté, alors que la liberté réside uniquement dans la réflexion en soi-même de ce qui est spirituel, dans sa différenciation de ce qui est naturel et dans son reflet sur ce naturel.
Exit donc « la condition naturelle de l’homme ». Mais ajoute Hegel, même si on admet l’existence d’une telle condition naturelle antérieure au « moment de libération que représente le travail », il faudrait encore la considérer seulement « l’état de spiritualité enfoncée dans la nature ». Si la culture (spirituelle) peut se développer, il faut donc supposer que même l’état de nature prétendu renferme en lui-même cette spiritualité. Mais de toutes façons, cette état de nature est une invention. Précisément parce que l’homme se place au-delà de la nature par le travail.
§ 196 - La médiation qui consiste à préparer et à acquérir des moyens appropriés à des besoins particularisés, moyens qui sont donc eux-mêmes également particularisés, c’est le travail, qui spécifie, en vue de ces multiples buts et en passant par les processus les plus divers, le matériau fourni immédiatement par la nature. C’est ce modelage qui donne au moyen la valeur et son adéquation à un but, si bien que l’homme dans la consommation du moyen se trouve surtout en rapport avec des productions humaines, et ce qu’il consomme, ce sont précisément les efforts ainsi dépensés.

Les besoins mettent en rapport non l’homme avec la nature, car celle-ci n’est que le matériau fourni au travail, mais avec les productions du travail humain. Voilà pourquoi la condition du travail est d’emblée la « condition humaine de l’homme. » Et si c’est la condition humaine de l’homme, pour reprendre la terminologie de Arendt, c’est d’une part que 1° le travail libère l’homme de la contrainte naturelle ; 2° il le fait en le mettant en relation avec les autres hommes ; et 3° il le pousse à développer les potentialités spirituelles qui si, sans cela, resteraient à jamais enfouies dans la naturalité. Bref, c’est parce qu’il est le fondement de toute culture, parce qu’il est déjà culture lui-même que le travail ouvre à l’homme le monde de la culture la plus spirituelle.
Là encore, il suffit de lire le texte de Hegel.

§ 197 - Au contact de la multiplicité des déterminations et des objets correspondant à un intérêt se développe la formation théorique, qui est non seulement une diversité de représentations et de connaissances mais aussi une mobilité et une rapidité de l’activité de représentation et de passage d’une représentation à une autre, l’appréhension de relations compliquées et universelles : bref, la formation de l’entendement en général et, partant, également du langage.

Le travail donc développe l’esprit parce qu’il n’est jamais simplement l’habileté des mains, il est toujours en même temps une « formation théorique ». L’appréhension de « relations compliquées et universelles » se développe en fonction de buts particuliers. Mais l’universel, nous ne pouvons pas y accéder autrement, mais c’est tout de même à lui que nous accédons dans l’activité travailleuse.
La formation pratique par le travail consiste en l’autoproduction du besoin et en l’habitude de l’occupation en général, puis en la limitation de son action, d’une part en fonction de la nature du matériau, mais surtout, d’autre part, en fonction de l’arbitraire des autres, et en une habitude qui s’acquiert précisément par cette discipline, habitude de l’activité objective et d’habiletés à valeur universelle.

Additif au § 197 - Le barbare est paresseux et se distingue de l’homme cultivé en ceci qu’il est abîmé dans un abrutissement total, car la formation pratique consiste précisément dans l’habitude et le besoin de s’occuper à faire quelque chose. Le maladroit produit toujours autre chose que ce qu’il voulait faire parce qu’il n’est pas maître de ce qu’il fait, tandis que l’on peut dire qu’est habile le travailleur qui produit la chose telle qu’elle est censée être et qui ne trouve dans son activité subjective rien de rebelle à la fin poursuivie.
Ces textes ont à peine besoin d’être commentés tant ils exposent avec la plus grande netteté la philosophie hégélienne du travail. Il faudrait poursuivre sans doute sur un point, mais qui maintenant va aller de soi. Hannah Arendt, distingue l’oeuvre du travail par l’objectivité – mais on a vu que Hegel définit le travail lui-même comme habitude de l’activité objective et par la « durabilité ». Les oeuvres s’inscrivent dans la durée, elles témoignent de l’histoire de l’humanité. Mais Hegel ne dit pas autre chose. Le travail constitue un patrimoine, un patrimoine de choses objectives qui constituent notre monde, mais aussi un patrimoine spirituel ou culturel. Il faudrait lire ici les paragraphes suivants regroupés sous le titre « la richesse » qui mettent en relief la dynamique historique du travail.
Hegel produit une véritable philosophie du travail comme moment de l’esprit, non certes pas son moment le plus élevé, mais celui à partir duquel il est possible de parler de culture. On peut critiquer cette philosophie du travail en ce qu’elle fait abstraction des conditions concrètes du travail et que, par conséquent, la volonté de Hegel de penser le réel s’arrête finalement là où commencent les choses sérieuses. Il fallait laisser un peu de travail à Marx !
Que pouvons-nous conclure de tout cela ?
Hegel récuse en leur fond toutes les tentatives de réduire le travail à la condition naturelle de l’homme puisque le travail est précisément ce qui libère l’homme de la nature.
En second lieu, est récusée également l’opposition entre le travail et la culture, activité de l’homme de loisir. Non seulement la culture s’enracine dans le travail mais encore elle n’existe que par lui. Là où la pensée non dialectique s’amuse à opposer un moment à un autre comme deux entités étrangères voire hostiles l’une à l’autre, Hegel montre leur unité dialectique.
On peut pousser un peu plus loin. Si nous sommes d’accord sur le caractère largement artificiel de la distinction du travail et de l’oeuvre, on peut encore opposer les oeuvres de la culture qui sont à elles-mêmes leur propre fin et les ouvrages du travail humain qui une fin hors d’eux-mêmes, dans la satisfaction du besoin. Mais là encore la distinction ou la différence ne peut signifier opposition absolue. La recherche de la beauté émerge de l’utilité à un certain stade du développement social et intellectuel des organisations humaines. Les choses utiles deviennent belles et finalement cessent d’être recherchées pour leur utilité mais seulement pour leur beauté. La naissance de l’art est liée inextricablement à l’ensemble des rites sociaux, religieux ou non.
La séparation de l’art et de la vie sociale est certainement une représentation tardive et très discutable. En réalité, si la culture en général et l’art en particulier semblent s’autonomiser par rapport à l’ensemble des autres sphères de la société, ce n’est sans doute que le conséquence du déclin de la religion, déclin qui coupe l’artiste de son public naturel. Nous faisons le départ entre la valeur que nous accordons aux madones de Raphaël et les finalités complexes de l’artiste (religieuses, manifestation du prestige des commanditaires, etc.) parce que nous ne sommes plus impressionnés par les fastes de la papauté et parce que nos rapports à Dieu se sont souvent assez nettement distanciés... Mais pourquoi devrions prendre ce regard que nous, nous portons sur l’art pour l’essence de l’art ?
Il n’y a guère de travail, dès lors qu’on en contrôle un peu les finalités, qui ne pousse aux réflexions théoriques les plus larges. Sans doute, nombreux sont les individus dont le travail est routinier et qui se contentent de mettre en œuvre des procédures élaborées par d’autres. Mais ceux qui élaborent ces procédures sont obligés à se confronter à des questions théoriques générales qui dépassent très largement leurs préoccupations immédiates. Le lien entre certaines théories mathématiques (par exemple l’algèbre relationnelle) et les systèmes informatiques est absolument évident. Les besoins pratiques ont poussé au développement de la théorie qui en retour se révèle être un instrument puissant de conception des systèmes d’information. Il y a aujourd’hui beaucoup plus de jeunes gens qui se sont initiés aux joies de la logique formelle par leur formation sur les automatismes que par les cours de philosophie qui donnent si peu de place à la logique !
On peut encore opposer la culture, comme ce qui mobilise l’esprit, au travail, qui est d’abord l’oeuvre du corps. On a déjà vu que cette opposition est également douteuse. Le travail de l’artiste est souvent aussi un travail manuel éreintant (pensons aux sculpteurs !) et pas seulement une pure activité spirituelle. À l’inverse, et sans reprendre ici les thèses de Toni Negri que j’ai eu l’occasion de critiquer par ailleurs, une part importante du travail, dans la production et pas seulement dans « l’industriel culturelle » est du « travail immatériel ».
Sans doute le développement de l’informatique permet-il l’arrivée d’une nouvelle catégorie d’artistes, des peintres qui ne savent pas peindre et des musiciens incapables de jouer d’un seul instrument. Mais il n’est pas certain que ce sera encore ce que nous appelons art. L’image de synthèse peut-être fort belle, il lui manque ce je-ne-sais-quoi qui la distingue radicalement même d’une croûte d’un peintre du dimanche. Il faudrait ici reprendre les réflexions de Walter Benjamin sur l’art à l’époque de sa reproduction technique. En privant l’art de son « ici et maintenant », de cette mise en présence l’activité artistique et l’oeuvre, l’art se trouve privé de son « aura », ce dont Benjamin ne manifeste aucune nostalgie. Nous sommes peut-être en ce moment, sur un point d’équilibre, où nous avons le pressentiment que, comme le dit Hegel, l’art appartient au passé, voué qu’il est maintenant à disparaître dans ce qui faisait son essence – le rapport au sacré – ou condamné à l’ironie, à l’auto-caricature, à la « déconstruction » pour parler le langage « post-moderne ». Chacun à sa manière, Duchamp avec le « ready made », Kasimir Malévitch avec ses carrés sur fond blanc, ou même Picasso avec ses « Déjeuner sur l’herbe », ses « Ménines » n’ont-ils pas d’abord voulu dire cela ? L’art comme impossibilité de la création artistique.
On pourra reprocher aux positions que je soutiens ici d’introduire la confusion et finalement de me couler dans l’air du temps selon lequel « tout est culturel », la Star’Ac ayant finalement autant de valeur qu’une exécution sublime de la Flûte Enchantée. Et si tout est culturel, cela revient à dire que finalement la culture n’existe pas et que nous courons après un fantôme, une chimère idéologique de temps révolus. Ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit. La culture est un continuum en ce sens qu’elle naît et s’exprime dans les activités les plus humbles jusques aux plus élevées. Mais en restant hégélien, on peut dire que tant qu’elle reste enfermée dans l’étroit horizon borné par le travail nécessaire elle est mais n’est pas encore chez elle. Elle ne se réalise pleinement que dans les activités les plus hautes et les plus « désintéressées » de la création artistique et de la pensée. Elle n’est elle-même que lorsqu’elle atteint à l’universel, mais cet universel elle l’atteint par des voies et des moyens qui s’originent dans le monde de la vie ordinaire, et d’abord parce que cela reste le socle de toute vie vraiment humain dans l’activité travailleuse.
Du même coup, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un usage métaphorique et trompeur des mots lorsqu’on parle de travail pour désigner toute sorte d’effort, tout ce qui est fait en vue de contredire nos impulsions naturelles. Ou alors il faut procéder à une révision radicale de la langue ordinaire! Au sens de Arendt, nos élèves ne peuvent pas travailler puisque nous leur demandons une activité qui est de l’ordre de la « skholè ». On peut, en plaisantant, le leur faire remarquer mais cela ne nous empêchera pas de leur demander de travailler, de suer, de peiner sur les exercices que nous leur donnons. Et c’est bien d’un travail qu’il s’agit, même si la finalité de ce travail n’est rien d’autre que la culture. À l’inverse, si les usages du termes « culture » sont à l’évidence trop extensifs, en ce sens que les cultures plurielles sont des outils de fragmentation sociale – j’y reviens plus loin – l’usage d’expression comme « culture technique » est parfaitement légitime pour deux raisons : 1° parce que la technique est un objet de connaissance intellectuelle tout aussi légitime que l’histoire ou l’archéologie et 2° parce que la technique étant une activité qui procède par des règles, elle exige de la part du technicien de passer de ses finalités particulières aux lois générales.
On pourrait résumer : pas de culture sans travail et pas de travail sans culture.

Où chercher les causes de la crise de la culture?

Reste pour terminer à répondre aux questions que j’avais moi-même soulevées, celles de la crise de la culture.
Sans doute avons-nous de bonnes raisons de nous alarmer de la situation de la culture aujourd’hui. La confusion entre culture et distraction dont parlait Hannah Arendt est sans doute préoccupante tout comme le remplacement des oeuvres par des biens de consommation culturels, qui tendent à expulser les oeuvres, suivant la vieille loi de Gresham, selon laquelle la mauvaise monnaie chasse toujours la bonne.
Mais la raison de cette situation ne doit pas être cherchée dans la soumission de la société au travail, mais bien plutôt dans l’empire sans cesse étendu de la marchandise. Conformément à ce que disait Marx, toute richesse apparaît sous la forme d’une marchandise. Or la marchandise, c’est le règne de l’égalité, puisque l’essence même de l’échange marchand est de rendre égales des choses de nature différentes. Cette généralisation du règne de la marchandise, c’est le mode de production capitaliste pur – celui que Marx a analysé mais qui n’a jamais existé sous une forme aussi peu mêlée de résidus des modes de production antérieurs. Bref Hannah Arendt explique la crise de la culture par la « domination du travail » alors qu’il s’agit du pouvoir sans partage du capital: bévue étonnante.
La « société de masse » n’est pas une société de travailleurs bénéficiant de loisirs croissants et se préparant à engloutir la culture humaine, parce qu’ils ignorent l’existence d’activités plus hautes que le travail. Cette description assez méprisante manque complètement la réalité de la crise de la culture. Ce n’est pas du côté de la « consommation des biens culturels » que se situe le problème, mais du côté de la production. Dans La montée de l’insignifiance, Castoriadis explique :

Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote - une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire- là.
La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. »

Voilà le fond de la question. La culture est menacée par le capital qui détruit les deux sources de toute richesse, la Terre et le travail. La culture, au sens le plus élevé, suppose non seulement des conditions matérielles, sociales et intellectuelles, mais elle demande aussi un certain type d’homme, un type anthropologique comme le dirait encore Castoriadis.

les prétendus « philosophes politiques » d'aujourd'hui, mauvais sociologues et piètres théoriciens, ignorent splendidement : l'intime solidarité entre un régime social et le type anthropologique (ou l'éventail de tels types) nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l'enseignant dévoué à sa tâche, l'ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une source de fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient.

Ce rapport au travail, à « la belle ouvrage », hérité des sociétés pré-capitalistes, n’a plus aucun intérêt dans la société de la précarité, de la mobilité et du prêt-à-jeter, et c’est cela, me semble-t-il, qui constitue la source réelle de la crise de la culture.

 
Denis COLLIN – décembre 2005





1Il faut lire sur cette question l’excellent livre de Marcel Hénaff, Le prix de la vérité (Seuil)

samedi 17 décembre 2005

La transparence totalitaire

Écouter et voir. Voir et écouter.

(un article d'Alberto Giovanni Biuso - traduit de l'italien par D.Collin) 
Le temps que nous sommes en train de vivre, c’est le temps de l’accomplissement de nombreux miracles. Le Léviathan de Hobbes, le Panopticon de Benthan, le Big Brother d’Orwell sont en train de se réaliser sous des formes que les métaphores de Weber et de Foucault n’auraient même pas su imaginer. Outre la « cage d’acier » de la bureaucratisation universelle, au-delà de la « société de discipline », de nouveaux paradigmes et des faits nouveaux requièrent des instruments de contrôle beaucoup plus avancés et envahissants. La Pensée Unique de la contemporanéité unit toujours plus étroitement le politiquement correct, l’agressivité publicitaire et l’obsession de la sécurité « post-9/11 ». Le résultat en est une surveillance toujours plus totale exercée sur la vie quotidienne des habitants de la planète.

Le réseau d’écoute satellitaire Echelon est en mesure de recevoir, contrôler, archiver l’ensemble immense des données provenant des sources les plus diverses. Echelon est une structure du gouvernement états-unien, née avec la collaboration d’autres pays. Issu du vieux réseau UKUSA, conçu pendant la guerre froide, il est maintenant utilisé aux fins les plus diverses: commerciales, guerrières, politiques. Étant donné que Echelon fonctionne par mots-clés, il n’y a pas de doute qu’il est en train d’enregistrer cet article et en général tout Girodivite).
Sur la base constituée par Echelon, le gouvernement des USA après le 11 septembre a conçu le projet TIA (Total Information Awareness), avec l’objectif de contrôler toutes les bases de données du monde contenant des informations sur la vie privée des personnes : e-mail, communications téléphoniques (savez-vous vraiment que, au moyen de votre téléphone cellulaire, même éteint, votre position est toujours identifiable?), fax, comptes courants, achat de billets d’avions (les USA ont obtenu que toutes les compagnies aériennes européennes transmettent toutes les données en leur possession au gouvernement américain sans que les passagers en soient informés et ceci sur la base d’un accord du 5 mars 2003 entre la Commission européenne et les douanes américaines), consultation des sites WEB, abonnements à des journaux et à des revues, soins médicaux et jusqu’aux photocopies, étant donné que les machines de la nouvelle génération sont en mesure de mémoriser les pages sur disque dur avant de les copier. Soumis aux critiques, les TIA s’est simplement transformé en ... Terrorism Information Awareness et sa réalisation avance rapidement.
Partant, il est toujours plus clair que l’insécurité est fonctionnelle pour le pouvoir politique et financier qui gouverne les États, « on ne développe pas la société de surveillance pour lutter contre l’insécurité, on utilise au contraire l’insécurité comme prétexte pour justifier la société de surveillance. Parce que c’est un bon prétexte. (É. Werner, in Éléments pour la civilisation européenne, n° 118, automne 2005). Tout nouvel acte de terrorisme ne fait que renforcer et légitimer l’extension du contrôle social dans un cercle sans fin. « Et donc les caméras de télésurveillance et les nouvelles technologies informatiques rendent possible l’oeil omniscient de Hobbes, le contrôle et la transparence du contenu de la liberté individuelle. » (M. Lhomme, op. cit.) mais si le pouvoir absolu était défendu par Hobbes parce qu’il compensait une moins grande liberté par une plus grande sécurité, le pouvoir Echelon réduit la liberté et en même temps la sécurité.
La biométrie, les puces sous la peau, la connexion interrompue aux réseaux mondiaux de communication peuvent constituer une forme d’extension et d’enrichissement de l’humain et de ses facultés mais sont aussi un instrument potentiel de contrôle total. Il est donc important de savoir que ces processus sont en cours et nous devons les mieux connaître en nous donnant de cette manière la possibilité ou au moins la volonté d’en vérifier l’usage. Dans le cas contraire, « l’intériorisation de la soumission et de la répression favorise cette espèce de souveraineté illimitée, diffuse dans tout le corps social, authentique hydre de mer, où le pouvoir circule et fonctionne en lien avec ses délateurs et les dossiers y afférant. » (ibid.)
Le projet élaboré par Rousseau d’une transparence totale de l’individu par rapport à la société est donc en train de se réaliser, véritablement dans les formes imaginées par le penseur genevois, même si, naturellement, ce n’est pas avec ses instruments : « qu'il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. » (Émile, livre second)
Les hommes libres de l’époque contemporaine sont soumis à une autorité qu’aucune tyrannie antique, aucun absolutisme moderne, aucun despotisme oriental n’a jamais détenue : le contrôle pérenne et bureaucratique de toute communication sociale, l’ipse dixit des icônes, la force envahissante des instruments qui, conjuguant les mots et les images, transmettent à la pensée des ordres, laissant les esprits dans l’illusion qu’ils ont eux-mêmes produit ces simulacres de vérité. La transparence est en train de devenir totale, ou plutôt totalitaire.

Avez-vous lu Polanyi?

par Jérôme Maucourant - éditions La Dispute - 2005

En France, pour ceux qui le connaissent, Karl Polanyi est surtout l'auteur d'un ouvrage remarquable, La Grande Transformation (Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 2003). Le livre de Jérôme Maucourant permet d'appréhender l'ensemble de l'oeuvre de cet auteur qui occupe une place bien à lui dans le champ des sciences sociales et qui reste trop peu traduit dans notre langue.

Maucourant retrace d'abord l'itinéraire intellectuel de Polanyi. Né dans une famille juive de Vienne en 1886, il se forme dans l'atmosphère intellectuelle de la capitale de l'empire austro-hongrois et se rapproche de la SPÖ, la social-démocratie autrichienne,  fort éloignée du  marxisme dogmatique que Kautsky avait fait triompher dans la social-démocratie allemande. Il collabore à plusieurs revues d'économie et engage le dialogue avec les maîtres à penser du libéralisme économique, notamment Mises. En 1933, au moment où la constitution autrichienne est suspendue, il émigre en Angleterre, puis aux Etats-Unis.

Pour Polanyi, l'économie, telle que la pratiquent les économistes libéraux, ne permet pas d'appréhender ce qu'est le marché et ce que sont véritablement les processus économiques. L'histoire et l'anthropologie sont requises. En effet, le marché pur, autorégulé, n'est pour lui qu'une utopie. Le marché - et plus généralement l'économie - est en quelque sorte enchâssé dans les institutions sociales. Il refuse cette idée trop largement partagée selon laquelle le capitalisme existe en quelque sorte en puissance dans le marché depuis l'aube de l'histoire, ce qui ferait du capitalisme l'état naturel de la société.  Le triomphe de l'économie de marché, au contraire, est le résultat d'une intervention politique étatique qui vise à séparer de force l'économique et le politique.

Critique de Marx et surtout du marxisme orthodoxe, Polanyi montre que la sortie du marché n'est pas la sortie du capitalisme et réciproquement, montrant les contradictions de la planification intégrale de la société, il tente de penser un socialisme avec marché. Et de ce point de vue, Maucourant a parfaitement raison de souligner à quel point la lecture de Polanyi  peut être précieuse pour ceux qui, aujourd'hui, veulent reconstruire une alternative socialiste, face à l'hégémonie quasi-absolue de la pensée néolibérale.

Il y a un dernier aspect que je voudrais souligner - avant de renvoyer le lecteur au livre de Jérôme Maucourant et à la Grande Transformation: par la force des choses, Polanyi consacre une large part de ses réflexions au fascisme et au nazisme et il montre de manière très convaincante que le libéralisme économique (la société de marché) n'est nullement contradictoire avec l'un comme avec l'autre. Pas seulement parce que quelques-uns des grands penseurs "libéraux" - ainsi Hayek et Mises - n'ont aucun enthousiasme pour la démocratie, mais surtout parce que les présuppositions de la société de marché, sa vocation englober toute la vie sociale et à la soumettre à des processus analogues aux processus biologiques, sont potentiellement totalitaires. Une leçon que nous ne devrions jamais oublier.

Référence: Jérôme Maucourant: Avez-vous lu Polanyi? La Dispute - 18€
Jérôme Maucourant est économiste, maître de conférences à l'université de Saint-Etienne et membre du Triangle (ENS-LSH, CNRS, Lyon 2)

La transparence totalitaire. Écouter et voir. Voir et écouter.

Par Alberto Giovanni Biuso. 

(traduit de l'italien par D.Collin) 

Le temps que nous sommes en train de vivre, c’est le temps de l’accomplissement de nombreux miracles. Le Léviathan de Hobbes, le Panopticon de Benthan, le Big Brother d’Orwell sont en train de se réaliser sous des formes que les métaphores de Weber et de Foucault n’auraient même pas su imaginer. Outre la « cage d’acier » de la bureaucratisation universelle, au-delà de la « société de discipline », de nouveaux paradigmes et des faits nouveaux requièrent des instruments de contrôle beaucoup plus avancés et envahissants. La Pensée Unique de la contemporanéité unit toujours plus étroitement le politiquement correct, l’agressivité publicitaire et l’obsession de la sécurité « post-9/11 ». Le résultat en est une surveillance toujours plus totale exercée sur la vie quotidienne des habitants de la planète.

Le réseau d’écoute satellitaire Echelon est en mesure de recevoir, contrôler, archiver l’ensemble immense des données provenant des sources les plus diverses. Echelon est une structure du gouvernement états-unien, née avec la collaboration d’autres pays. Issu du vieux réseau UKUSA, conçu pendant la guerre froide, il est maintenant utilisé aux fins les plus diverses: commerciales, guerrières, politiques. Étant donné que Echelon fonctionne par mots-clés, il n’y a pas de doute qu’il est en train d’enregistrer cet article et en général tout Girodivite).
Sur la base constituée par Echelon, le gouvernement des USA après le 11 septembre a conçu le projet TIA (Total Information Awareness), avec l’objectif de contrôler toutes les bases de données du monde contenant des informations sur la vie privée des personnes : e-mail, communications téléphoniques (savez-vous vraiment que, au moyen de votre téléphone cellulaire, même éteint, votre position est toujours identifiable?), fax, comptes courants, achat de billets d’avions (les USA ont obtenu que toutes les compagnies aériennes européennes transmettent toutes les données en leur possession au gouvernement américain sans que les passagers en soient informés et ceci sur la base d’un accord du 5 mars 2003 entre la Commission européenne et les douanes américaines), consultation des sites WEB, abonnements à des journaux et à des revues, soins médicaux et jusqu’aux photocopies, étant donné que les machines de la nouvelle génération sont en mesure de mémoriser les pages sur disque dur avant de les copier. Soumis aux critiques, les TIA s’est simplement transformé en ... Terrorism Information Awareness et sa réalisation avance rapidement.
Partant, il est toujours plus clair que l’insécurité est fonctionnelle pour le pouvoir politique et financier qui gouverne les États, « on ne développe pas la société de surveillance pour lutter contre l’insécurité, on utilise au contraire l’insécurité comme prétexte pour justifier la société de surveillance. Parce que c’est un bon prétexte. (É. Werner, in Éléments pour la civilisation européenne, n° 118, automne 2005). Tout nouvel acte de terrorisme ne fait que renforcer et légitimer l’extension du contrôle social dans un cercle sans fin. « Et donc les caméras de télésurveillance et les nouvelles technologies informatiques rendent possible l’oeil omniscient de Hobbes, le contrôle et la transparence du contenu de la liberté individuelle. » (M. Lhomme, op. cit.) mais si le pouvoir absolu était défendu par Hobbes parce qu’il compensait une moins grande liberté par une plus grande sécurité, le pouvoir Echelon réduit la liberté et en même temps la sécurité.
La biométrie, les puces sous la peau, la connexion interrompue aux réseaux mondiaux de communication peuvent constituer une forme d’extension et d’enrichissement de l’humain et de ses facultés mais sont aussi un instrument potentiel de contrôle total. Il est donc important de savoir que ces processus sont en cours et nous devons les mieux connaître en nous donnant de cette manière la possibilité ou au moins la volonté d’en vérifier l’usage. Dans le cas contraire, « l’intériorisation de la soumission et de la répression favorise cette espèce de souveraineté illimitée, diffuse dans tout le corps social, authentique hydre de mer, où le pouvoir circule et fonctionne en lien avec ses délateurs et les dossiers y afférant. » (ibid.)
Le projet élaboré par Rousseau d’une transparence totale de l’individu par rapport à la société est donc en train de se réaliser, véritablement dans les formes imaginées par le penseur genevois, même si, naturellement, ce n’est pas avec ses instruments : « qu'il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. » (Émile, livre second)
Les hommes libres de l’époque contemporaine sont soumis à une autorité qu’aucune tyrannie antique, aucun absolutisme moderne, aucun despotisme oriental n’a jamais détenue : le contrôle pérenne et bureaucratique de toute communication sociale, l’ipse dixit des icônes, la force envahissante des instruments qui, conjuguant les mots et les images, transmettent à la pensée des ordres, laissant les esprits dans l’illusion qu’ils ont eux-mêmes produit ces simulacres de vérité. La transparence est en train de devenir totale, ou plutôt totalitaire.




mercredi 7 décembre 2005

Que veut dire la laïcité?

Quelques réflexions sur le loi de 1905

  1. Les anniversaires, aussi formels qu’ils soient, ne sont pas seulement des instruments efficaces pour former et entretenir cette mémoire collective si bien analysée par Maurice Halbwachs ; ils sont aussi de bonnes occasions d’envisager avec un peu de recul les questions auxquelles nous sommes directement confrontés. De ce point de vue, la discrétion qui préside aux célébrations de la loi de séparation des églises et de l'État, adoptée en 1905, ne manquera pas d’étonner quand on sait à quelles points ces affaires ont agité et continuent d’agiter l’opinion publique aussi bien que la représentation politique. Laissons cependant de côté cet aspect proprement politique de l’affaire. Je voudrais seulement montrer ici que la loi de 1905 concentre quelques questions essentielles de philosophie politique et de droit. En premier lieu, la loi de 1905 parachève le combat séculaire pour la liberté de conscience, un combat dont les grandes figures philosophiques sont ces géants de la pensée que sont Spinoza, Kant et quelques autres. En second lieu, je dirai pourquoi elle enracine dans notre droit un des principes fondamentaux d’une société juste, d’une « société bien ordonnée », comme le dirait John Rawls. Enfin, je montrerai que cette loi a, à juste titre, un caractère constitutionnel, au sens où elle constitue un des normes fondamentale qui définissent la République, dans la grande tradition républicaniste et spécialement dans la tradition française du républicanisme.
  2. Le combat pour la liberté de conscience comme principe politique remonte sans aucun doute à la Réforme et aux guerres de religion qui ont ensanglanté l’Europe. Progressivement a émergé l’idée du primat de la conscience individuelle dans les questions religieuses : la religion ne peut plus être imposée aux individus. Le christianisme n’est pas totalement étranger à cela, puisque le principe du consentement individuel y est essentiel et la foi ne peut reposer que sur cette adhésion du coeur et sur ce libre arbitre dont Augustin a été l’un des premiers grands penseurs. Il reste que, historiquement, le christianisme s’est imposé comme religion l'État, l'Église se présentant comme l’héritière de l’Empire romain, un empire qui s’étend sur les consciences, ce que les pires tyrans parmi les anciens empereurs n’avaient jamais prétendu... On peut dire que premier acte est l’adoption du principe « cujus regio, ejus religio » selon lequel les sujets doivent avoir la religion de leur prince. Cela signifie que l’autorité n’appartient plus obligatoirement au Pape, intermédiaire entre Dieu et les fidèles, mais au pouvoir politique « national ». La souveraineté céleste est en train de redescendre sur Terre. Le deuxième acte est l’adoption de fait ou de droit du principe de tolérance. On ne reviendra pas sur l’édit de tolérance dit édit de Nantes qui autorise en France, en certains lieux définis, la pratique de la RPR (religion prétendument réformée!) Ce principe de tolérance s’applique très tôt dans les Provinces Unies et en Angleterre. Mais on doit en souligner immédiatement les limites : il s’agit de la liberté accordée aux religions monothéistes, c’est-à-dire aux diverses sectes chrétiennes et aux juifs. Par exemple, le traité d’Utrecht (1579) affirme : « tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte ». Mais cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. Quand, en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnaît officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur impose de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant ». À la place, d’une orthodoxie, on a maintenant plusieurs orthodoxie. Mais les « hétérodoxes » n’échappaient pas aux sanctions et aux condamnations, ainsi un Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme qui se suicida en 1640.
  3. C’est précisément contre cette « tolérance » que Spinoza, dans le Traité Théologico-politique, va poser le principe de la séparation radicale du politique et du théologique. Il affirme d’abord que, si on peut commander aux langues, on ne peut pas commander aux pensées. Par conséquent, si un État veut gouverner les pensées, il s’impose une tâche au-delà de sa puissance et du même coup il engendre le désordre et rend impossible la paix publique. Que Spinoza soit athée ou pas, c’est une question philosophique compliquée. En tout cas, il est le premier à revendiquer ouvertement l’absolue liberté de penser en dehors de tout dogme religieux. Mais il va un peu plus loin. Sans dire clairement que l’État doit être neutre au plan religieux, il affirme que s’occuper des affaires religieuses n’entre pas dans le champ du contrat par lequel les individus transfèrent leur pouvoir à un Souverain et la seule « religion » d'État possible – mais s’agit-il encore d’une religion ? - est la religion de la patrie qui repose sur la justice, la charité et concorde.
  4. Pour montrer d’ailleurs combien est forte la position de Spinoza, on peut la comparer à la défense de la tolérance par John Locke. Locke est certainement le véritable père fondateur des États-Unis et en tout l’inspirateur de la conception anglo-saxonne de la démocratie. Après avoir fait l’apologie de la tolérance religieuse, ce très célèbre père de la démocratie ajoute : « ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l'on bannit du monde la croyance d'une divinité, on ne peut qu'introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. D'ailleurs, ceux qui professent l'athéisme n'ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes. »1On voit donc clairement que la laïcité et la tolérance religieuse sont deux choses très différentes. Et que notre « exception française » inventée par un Juif hollandais d’origine portugaise du XVIIe siècle vaut bien l’exception anglo-saxonne...
  5. En deuxième lieu, pour quitter l’histoire de la philosophie, je voudrais montrer que la laïcité est incluse dans les « principes de justice », tels que les définit John Rawls. Le premier principe de justice est le principe d’égale liberté pour tous qui inclut la liberté de conscience. Cette dernière ne peut subir aucune limitation – alors que Rawls admet que les libertés puissent être limitées, par exemple tout simplement quand on remplace la démocratie directe par la démocratie représentative. Cela veut donc dire que l’État ne peut donner aucun privilège à quelque conviction que ce soit, religieuse ou non religieuse. Quand il passe à la justification des principes de justice, Rawls montre que sont justes les principes que l’on approuverait en étant placé sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire dans une situation où l’ignore sa situation particulière et ses avantages ou handicaps propres. Quelqu’un placé sous ce fictif voile d’ignorance ignorerait s’il est lui-même chrétien, mahométan ou athée. Il chercherait donc système juridique qui lui garantirait la moins mauvaise situation faute de connaître à l’avance la meilleure pour lui. Un catholique sachant qu’il est catholique préférerait sans doute une étroite liaison entre l’Église et l’État mais quelqu’un placé sous le voile d’ignorance n’aimerait sans doute pas se réveiller catholique dans une République Islamique ou dans un État persécutant toutes les religions. Son choix rationnel porterait donc sur un Étatlaïque, neutre quant aux croyances et garantissant la liberté de culte et le droit d’être athée.
  6. Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. »2 De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
  7. Un historien pourra aisément montrer que la laïcité va de pair avec l’établissement et la consolidation de la République dans notre pays. Des lois Ferry de 1882 à la loi de 1905, la question de la laïcité concentre toutes les batailles menées pour la défense du régime républicain. Mais si nous voulons en apprécier la valeur aujourd’hui, il faut montrer toute sa place dans la pyramide des normes. Une constitution peut être modifiée quant à l’organisation des pouvoirs publics, et on ne s’en est pas privé ! Mais cette organisation des pouvoirs publics renvoie elle-même à une norme plus fondamentale qui réside dans la déclaration de droits de 1789 et dans quelques principes qui ont fini par être ceux à partir desquels on peut juger de la validité ou non d’une organisation particulière des pouvoirs publics. Notre conception de la pyramide des normes interdit qu’un parti ou un gouvernement puisse soumettre au suffrage populaire un projet qui violerait le principe d’égalité ou le principe de liberté. Bien que ce ne soit pas toujours très clair dans la présentation, il y a une différence de niveau hiérarchique entre le préambule de notre constitution (« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004. ») ou son article premier (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ») et, par exemple, l’article 49 qui définit les conditions dans lesquelles le gouvernement est responsable devant le Parlement. On peut supprimer le 49-ter ou l’article 16 (qui confie les pleins pouvoirs au président) sans bouleverser l’édifice de fond en combles. Mais si on supprime la référence à 1789 ou à 1946, c’est une autre affaire !
  8. Sans que la séparation de l’État et des églises figure formellement dans ces textes, il me semble qu’on peut considérer qu’elle est la conséquence logique du principe de liberté (qui inclut au premier chef la liberté de conscience) et du principe d’égalité. Comme, en outre, l’instruction publique laïque et obligatoire figure au rang des principes fondamentaux (préambule de 1946) et que la France est définie comme une République laïque, on peut sans interprétation exagérée considérer que principes posés par la loi de 1905 appartiennent au rang des principes inviolables sauf à entreprendre une véritable sédition contre l’État républicain.
  9. Pour terminer je dirai quelques mots de la question religieuse aujourd’hui. La loi sépare les églises et l’État et garantit la liberté religieuse. On nous dit ici et là qu’il faudrait aujourd’hui une laïcité plus ouverte – c’est la reprise « soft » d’un discours tenu par les sectaires religieux contre le soi-disant « intégrisme laïque ». On nous propose d’enseigner « le fait religieux » comme si les programmes actuels d’histoire ou de philosophie ignoraient ces questions. La confusion de ces discours à la mode tient à une chose : les églises sont des institutions relativement faciles à définir. La religion, c’est une autre affaire ! Nous n’en avons aucun concept précis. On peut la définir comme phénomène appartenant à l’ordre culturel qui mérite donc étude comme tous les phénomènes culturels. Et de ce point de vue aucune ne peut faire prévaloir ses droits sur les autres, même en invoquant la force du nombre. Il y a des religions sans Dieu, le bouddhisme en est une à certains égards – et encore faudrait s’entendre sur ce qu’est le bouddhisme dont il y a presque autant de variantes que dans le christianisme. Il y a aussi des phénomènes sociaux et politiques dont la nature religieuse est évidente : comment ne pas repérer le religieux dans le culte (heureusement disparu) du « petit père de peuples » ? Il y a des attitudes religieuses sans religion : je pense à la « religion cosmique » d’Einstein ou à la « vraie religion » dont parle Spinoza. Nous avons eu la « religion civique » de Rousseau et même le culte de l’Être Suprême. Et notre République elle-même qui parle de « droits sacrés », nos droits, nous qui sommes « les enfants de la patrie », elle est encore à sa manière dans la transcendance et dans la distinction entre le sacré et le profane, c’est-à-dire dans le religieux. Bref, nous n’en avons pas fini avec le religieux.
  10. On voit bien à l’énoncé de cette liste (non limitative) qu’il est impossible de parler de « la » religion ou « des » religions comme cela allait de soi, comme nous avions affaire à des entités claires et distinctes. En vérité, quand on demande une « laïcité ouverte », une « nouvelle laïcité », il ne s’agit pas de la ou des religions, mais bien de la réintroduction du pouvoir clérical dans l’espace public. L’ouverture prétendue serait en réalité une grande marche arrière dans notre histoire et constituerait un viol de la liberté de conscience de cette grande majorité de citoyens qui se passent de religion ou qui vivent leur religion à leur manière comme un aventure métaphysique.


1Lettre sur la tolérance, 1686 – traduction de Jean Le Clerc, 1710
2Libéralisme politique, V,§4, page 236 de la traduction française.

jeudi 1 décembre 2005

Revive la République

Revive la République! par Denis Collin - Armand Colin - 2005 - 20€. Recension par Gilbert Molinier


Denis Collin reste un auteur intempestif. A l’heure où l’on ne parle que d’éthiques, il écrit Questions de morale1 ; la géographie se réduit-elle aux régions et à l’Europe, il écrit Revive la République2… Bien qu’il soit d’actualité, son dernier ouvrage, Revive la République dont on ne dira ici que quelques mots, est et restera un certain temps à contre-temps. Tous ceux qui semblent vouloir faire du passé table rase au nom de la modernité, « politiciens européistes et journalistes incultes » (p.194) baignant dans ce que Sloterdijk appelle « die Normalität als Glücksgefuhl »3 feraient bien de méditer une des leçons contenues dans ce livre : si l’on veut penser l’avenir, il faut aussi se tourner vers le passé.

Ecrit dans une époque furieuse, ces « années d’orgie » (p.3), pudiquement nommées « néolibérales », ce livre est porté par une saine colère, une fraîcheur et une franchises devenues aujourd’hui une marque d’incorrection politique. Cette passion de la tête, comme disait Marx, est surtout apparente dans les chapitres consacrés à « L’effondrement du marxisme », « Propriété et institutions politiques » et « La question de l’Europe ». Et je ne dis rien des pages aussi caustiques que vraies sur le livre de Negri, Empire, métaphysicien de la politique ayant revêtu « la robe de bure du saint-mendiant ».

Ensuite, ce livre navigue artistement entre philosophie et politique de telle sorte que la philosophie éclaire les limites intellectuelles comme elle montre du doigt les errements moraux de la politique et que, réciproquement, la politique stigmatise les paralysies congénitales de la philosophie. Toutefois, ce mode d’exposition recèle un danger pour autant qu’il est toujours possible, même à son insu, d’être tenté de trouver une solution philosophique à une question politique.

En même temps, le contenu de ces chapitres est tout à fait convaincant, au moins dans le détail des descriptions. Par exemple, dans le chapitre intitulé « L’effondrement du marxisme », Denis Collin met en évidence de nombreuses contradictions, impasses pratiques et théoriques, aussi bien apparentes dans l’œuvre de Marx que dans ce que s’en est réclamé comme « socialisme réel ». Il montre à grands traits qu’il est impossible d’éviter la lecture du livre III du Capital si l’on veut comprendre quelque chose au capitalisme financier. En cet endroit, « sa théorie a une valeur prédictive assez remarquable » (p.146). Impossible aussi d’éviter Marx si l’on veut comprendre le mécanisme de l’exploitation capitaliste… Mais il montre aussi que « La philosophie de l’histoire de Marx est de part en part idéaliste . » (p. 148). Et il ajoute : « Le problème principal, peut-être, sur lequel échoue la théorie marxiste demeure cependant le problème politique proprement dit. » (p.149) et que « l’idée marxiste de la dictature du prolétariat comme ‘Etat dépérissant’ est de part en part inconsistante. » (p.157)… Malheureusement, il est à craindre que toutes ces remarques de bon sens ne soient pas encore audibles. Raison de plus pour le dire et l’écrire, et là, je crois qu’un pas est franchi. On regrette cependant que Denis Collin n’ait pas évoqué, même à grands traits, les conflits intestins, fratricides, entre les franges « marxistes », histoire d’aller dans les coins. Faire le ménage oblige à nettoyer les coins, derrière les portes... La Révolution bouffe ses enfants



De la « démocratie », ils en ont plein la bouche. Aujourd'hui, il est convenu de causer de la « démocratie » sous cette forme-là : « Dans nos démocraties... » Il semblerait même que le sommet du développement spirituel étatique consiste à atteindre l’âge démocratique. De ce point de vue, le Japon, l'Allemagne, l'Italie, les Etats-Unis, l'Espagne, la France... sont des « démocraties ». Les mauvais esprits, l’Irak, l’Afghanistan, l’Iran, la Chine, etc. sont sommés, aussi bien manu militari, d’ajuster et de tailler leurs oripeaux aux canons de la pureté démocratique. Mais l’a-t-on suffisamment remarqué ? On ne parle plus, plus personne, en France, ne parle de la « République française » ; plus personne, en France, ne parle de la « République ». Ce terme a presque disparu, presque complètement déserté le discours politicien. Comme il a disparu du langage courant. Jusqu’à une époque récente, il était convenu de parler de la « République française ». Les Français avaient même une expression pour exprimer leur particularité : « Mais on est en République ! On est libre. » La langue est l’arène de la lutte des classes. Intempestif encore, Revive la République repose vigoureusement la question de la « République ».

On regrette alors que les deux premiers chapitres de Revive la République ne marquent pas ce glissement conceptuel et soient consacrés à la « Démocratie » (« La démocratie en crise », puis « De la démocratie en Amérique »). Si l’on en reste au langage courant, au moins à titre de point de départ d’une analyse, et d’un seul point de vue français, on peut bien dire que les Etats-Unis sont une démocratie - on parle communément de la « démocratie américaine » -, mais on n’évoque la « République américaine ». Par exemple encore, on peut bien considérer que l'Angleterre est une démocratie, mais il est très difficile d’admettre qu'elle soit une « république ». Comme il vient automatiquement dans la langue commune que la RFA est « République fédérale... », mais on ne parle pas de la « République allemande ». La seule « République allemande » qui existât fut la « République de Weimar », une catastrophe historique. De la même façon, personne, du moins en France, n'a jamais parlé de la « République italienne », on désigne simplement « l’Italie ». La « République espagnole » est un court épisode, tragique aussi, de l'histoire de l'Espagne... Sur cette question, je ne suis pas sûr que Revive la république atteigne la logique spéciale de l'objet spécial.

Autre question. Grand coup de pied dans l’héritage trotskyste. La révolution mondiale… Le parti pris de Denis Collin trace, encore à grands traits, les contours d’une « république sociale » : « soit le capital en finit avec la république, soit la république devient une république sociale dans le plein sens du terme. » (p.181) Les développements que l’auteur consacre à la « République sociale » sont très intéressants. Dans le détail, ils emportent l’adhésion. Ils mettent en évidence des contradictions intellectuellement et politiquement éprouvantes. Je pense notamment à tout ce qui est écrit sur le "citoyen"-"propriétaire".

Reste la lancinante question de la réalisation concrète et pratique de ce projet. L’auteur écrit : C'est donc potentiellement une alliance majoritaire qui pourrait se retrouver derrière les idées... » (page 225). Comment peut-on se « retrouver derrière des idées... » ? Par son imprécision, une telle formulation indique qu’on reste encore, sinon dans le mystère de l’action politique, du moins dans le volontarisme politique, idéaliste en son essence, que, par ailleurs, tout le livre dénonce vigoureusement. C’est sans doute la raison pour laquelle l’auteur propose une solution queue-de-poisson en en appelant à une révision… constitutionnelle : «Si on veut un changement politique réel, une véritable alternative, il faut commencer par le commencement, et le commencement, pour nous, en France, ce sont les institutions de la République […] nous avons besoin d’une nouvelle République » (p.207). Certes, la Constitution de la Vème République est monarchique, mais on objectera à l’auteur que c’est la même république qui a accordé le droit à la retraite pleine à l’âge de 60 ans et qui l’a retiré. Donc, reste posée, d’abord, la question de l’activité (et de l’existence !) des forces sociales qui construiront cette « république sociale ». Aujourd’hui, ces forces sociales n’existent pas en tant que forces.

En même temps, Denis Collin rappelle que "Ce qui manque le plus, c'est un renouveau théorique, un renouveau de la discussion publique qui permette de tracer une voie..." (p. 226). A celui-ci, il a apporté ton écot. Espérons qu’il soit entendu par-ci, du côté des « trotskystes », et par-là, du côté des « staliniens », et même au-delà. L'urgence « obligera »... Théorie… Pratique… Chantiers de nouveau en friche à l’assaut desquels l’auteur s’est attaqué. On revient à la formulation classique de Lénine : Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. Sans mouvement révolutionnaire, pas de théorie révolutionnaire.

A cause de circonstances atmosphériques défavorables, ce livre a cette facture obligée, sinon de science-fiction, du moins d’anticipation. Il est écrit au présent comme tension entre le passé et l'avenir. Les spécialistes de la nutrition disent que l’on doit sortir d’un bon repas, non pas avec la faim au ventre, mais avec l’envie d’en avoir un tout p’tit peu plus. En lisant Revive la République, on apprend beaucoup, l’envie vient aussi d’en savoir plus. Pari gagné ! Ce n'est pas le moindre des mérites du livre de Denis Collin de montrer que tout est à recommencer, depuis les fondements et de prendre le risque de « faire des propositions ».

Gilbert Molinier

1 D. Collin, Questions de morale, Paris, Armand Colin, 2003, 295 pages.
2 D. Collin, Revive la République, Paris, Armand Colin, 2005, 231 pages.
3 « La normalité conçue comme sentiment du bonheur . »

Sur la question des forces productives

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