Il y a, chez Marx, tout un registre de métaphores qui renvoient au vivant et à la mort. Entre les vivants et les morts, on rencontrera aussi des spectres dont Jacques Derrida avait entrepris la recension[1]. En nous en tenant au livre I du Capital, nous pouvons repérer quelques-unes de ces métaphores, dont nous verrons qu’elles sont loin de n’être que des métaphores.
Dans la distinction fondamentale entre capital constant et capital variable, Marx pose cette opposition entre travail vivant et travail mort. Le capital constant (machines, matières premières achetées par le capitaliste) est la part du capital qui ne s’accroît pas dans le procès de production. On doit la retrouver sans modification dans la marchandise qui sortira de la production. Le capital variable, au contraire, correspondant à la valeur de la force de travail est, au contraire, cette partie du capital dont la consommation produit non seulement l’équivalent de ce qu’elle a coûté mais encore une « survaleur », précisément parce que le rapport capitaliste permet l’extorsion d’un surtravail. En elles-mêmes les machines ne produisent aucune valeur additionnelle. « C’est en tant qu’activité productive conforme à un but – filage, tissage, forge – que le travail, par son simple contact, ressuscite les moyens de production d’entre les morts, les anime pour en faire des facteurs du procès de travail et s’unit à eux pour donner des produits. »[2] Les moyens de production sont donc des « morts », leur royaume est le royaume des morts qui ne peut s’animer qu’avec l’intervention du travail vivant, celui qui est conforme à l’essence humaine, cette activité productive conforme à une fin.[3]
Allons un peu plus loin. Qu’est-ce, précisément, que ce capital variable ? C’est une avance que fait le capitaliste pour acheter de la force de travail : il paye en monnaie, mais celle-ci n’est rien d’autre qu’un « quantum déterminé de travail objectivé ». La marchandise (et son équivalent en argent) n’est donc que du travail objectivé qui s’oppose donc logiquement, même si Marx ne le dit pas toujours comme ça, au travail comme activité subjective (conforme à un but), le travail comme mode d’être du travailleur. Marx résume : « dans le procès de production proprement dit, c’est la force de travail en action qui prend la place des 90£ avancées, du travail vivant qui prend la place du travail mort, une grandeur mobile celle d’une grandeur au repos, une grandeur variable celle d’une grandeur constante. »[4] Cette opposition du capital variable et du capital constant, comme opposition du travail vivant et du travail mort, du travail éprouvé subjectivement et du travail objectivé, ou encore du travail en acte et du travail en puissance (car il faut lire « en action » au sens aristotélicien[5] de « energeia ») est non pas une opposition de catégories formelles mais la contradiction fondamentale du développement du capital. Il ne s’agit pas de « contradiction économique » comme on pourrait le croire, à lire la plupart des interprétations marxistes. Michel Henry en souligne la portée : « l’opposition du capital variable et du capital constant n’est pas l’opposition économique décisive, parce qu’elle n’est pas économique, parce qu’elle différencie, de façon radicale, dans la réalité même, l’élément vivant de l’élément mort. »[6]
Du point de vue de la production capitaliste, c’est-à-dire du point de vue du capital, l’ensemble du processus est un processus d’auto-valorisation de la valeur, d’où découle d’ailleurs l’illusion propre à l’investisseur que l’argent produit ou « travaille ». Mais dans le même temps, le capitaliste doit, dans ses calculs, « poser que le capital constant est = à 0 », « opération à première vue déconcertante », dit Marx qui note, cependant, que les capitalistes la pratiquent couramment pour évaluer les gains. Évidemment, il n’y a pas de production sans machines, sans matière première, etc., mais du point de vue de l’analyse, ce n’est pas le plus important : « Pour que le capital variable fonctionne, il faut que du capital constant soit avancé dans des proportions correspondantes, selon le caractère technique déterminé du processus de travail. Mais le fait qu’on ait besoin, pour un processus chimique, de cornues et d’autres récipients n’empêche pas qu’au moment de l’analyse on fasse abstraction des cornues. »[7] Là encore nous devons citer le commentaire de Michel Henry : « pour saisir l’essence du capital, sa nature propre et sa possibilité, il convient de tirer un trait sur tout ce qui est objectif dans le procès de production et de n’en retenir que l’élément subjectif réduit à lui-même. »[8] Dans l’interprétation que Michel Henry propose de la pensée de Marx (une interprétation qui, rappelons-le, part du constat que le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx), l’économie est conçue comme aliénation de la vie. L’économie, en tant qu’elle désigne le lieu de l’objectivité s’oppose ainsi à la vie qui est la subjectivité elle-même – cette dernière n’est rien d’autre que la vie qui s’éprouve elle-même.
Marx oppose clairement les deux points de vue : celui du travailleur et celui du capitaliste. Du point de vue du travailleur, le rapport aux moyens de production n’est pas un rapport au capital mais à un simple moyen. Comme le dit Marx, « dans une tannerie, par exemple, l’ouvrier traite les peaux simplement comme son objet de travail. Ce n’est pas au capitaliste qu’il tanne le cuir. »[9] Mais si on se place du point de vue du capitaliste, c’est-à-dire du point de vue du procès de valorisation du capital, la situation est complètement renversée. « Les moyens de production se métamorphosent aussitôt en moyens d’accaparer du travail d’autrui. Ce n’est plus le travailleur qui emploie les moyens de production, ce sont les moyens de production qui emploient le travailleur. » Cette inversion signifie que la vie est désormais du côté du capital. Et Marx considère cette transformation comme une perversion. « La simple métamorphose de l’argent en facteurs objectifs du procès de production, en moyens de production, métamorphose ces derniers en titres légaux, en droits coercitifs sur du travail d’autrui et du surtravail. On montrera pour conclure, par un exemple, comment cette inversion qui caractérise en propre la production capitaliste, comment cette perversion même du rapport du travail mort au travail vivant, de la valeur à la force créatrice de valeur, se reflète dans la conscience des crânes capitalistes. »[10] Suit un passage consacré à la révolte des fabricants anglais de 1848-1850 contre la limitation de la journée de travail. Dans un article de presse, un fabricant écossais estime que si la journée de travail passe de 12h à 10h, ses machines seront réduites au 10/12e de leur valeur. Autrement dit, notre capitaliste confond la valeur de ses moyens de production avec leur aptitude à avaler un certain quantum de travail humain. La vie est passée du travail à la machine. Le travail mort semble vivant après avoir absorbé l’énergie vitale du travailleur. On voit encore pourquoi le travail vivant semble ramener les moyens de production du royaume des morts.
Cette inversion et cette perversion du rapport entre le travail mort et le travail vivant n’intervient pleinement que lorsque les moyens techniques lui donnent toute son extension, c’est-à-dire lorsque le machinisme et notamment les machines automatiques font leur entrée dans l’industrie. Ici, il faudrait revenir sur l’analyse précise du passage de la manufacture à la fabrique et du même coup de la soumission formelle à la soumission réelle du travail au capital. Dans le chapitre XIII, « Machinerie et grande industrie », Marx souligne que « c’est pendant le procès même de travail que le moyen de travail, du fait de sa transformation en un automate, se pose face au travailleur comme capital, comme travail mort qui domine et aspire la force vivante du travail. »[11] On voit ici clairement combien la technique est inséparable des rapports sociaux : la position du travailleur par rapport au moyen de travail qu’est la machine découle du fait que cette machine est non pas le moyen du travailleur, mais l’instrument par lequel le capital pompe le travail vivant. Mais, inversement, sans une technique adaptée, la domination du capital sur le travail et l’inversion du rapport entre le travail mort et le travail vivant ne peuvent être achevées. Par là sont éliminées les thèses d’un certain marxisme qui distingue les « forces productives » (dont la science et la technique), neutres et finalement bonnes en elles-mêmes, des « rapports de production » capitalistes, à rejeter. Prise en elle-même, la machine est un objet technique, une chose morte, mais entre les mains du capitaliste, c’est-à-dire quand elle fonctionne comme capital, elle est le moyen de domination qui s’anime de la vie pompée au travailleur.
Nulle part cette perversion n’est plus visible et plus insupportable que dans le travail des enfants. Si la première fonction de la machine est de suppléer à la force musculaire, on comprend immédiatement comment elle est devenue le moyen idéal pour employer des travailleurs n’ayant qu’une faible force musculaire. D’où le développement du travail des femmes et des enfants que le machinisme rend possible. Marx compare souvent le capital à Shylock, l’usurier de la pièce de Shakespeare, Le marchand de Venise, qui réclame sa livre de chair. Il aime particulièrement la chair tendre des enfants. Si la machinerie révolutionne de fonds en comble la médiation formelle du rapport capitaliste, c’est pour la raison suivante : « Sur la base de l’échange marchand, la première condition préalable était que le capitaliste et le travailleur se fissent face l’un l’autre en tant que personnes libres, en tant que possesseurs de marchandises indépendants, l’un d’argent et de moyens de production, l’autre de force de travail. Mais à présent le capital achète des mineurs ou des demi-mineurs. Autrefois, le travailleur vendait une force de travail, la sienne, dont, en tant que personne formellement libre il disposait. Il vend maintenant femme et enfants, il devient marchand d’esclaves. »[12] Marx rappelle comment une loi spéciale sur les filatures dispensa les enfants qu’elles embauchaient de l’obligation scolaire. Il cite les explications d’un rapport de 1846 : « La délicatesse du tissu requérait une sensibilité des doigts qu’on ne pouvait garantir que par une entrée précoce dans la fabrique » et il ajoute : « pour avoir ces doigts délicats, on a massacré complètement des enfants, comme on abat des bêtes à cornes dans le sud de la Russie pour leur graisse et pour leur peau. »[13] Un peu plus loin, Marx compare le capital à un vampire qui suce le travailleur et « ne lâche pas prise tant qu’il y a encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. »[14]
Le travail mort n’est pas simplement dénommé ainsi en vertu d’un usage métaphorique mais parce que le capital appartient effectivement au monde des morts-vivants. De même que la valeur est du travail coagulé, solidifié (la valeur d’une marchandise est égale au temps de travail social incorporé en elle), de même le capital est d’abord l’expression du passé. Il est ce qui est maintenant sans vie. Voici encore une expression particulièrement parlante : dans le procès de valorisation du capital, « les moyens de production apparaissent uniquement comme vampire, uniquement comme le moyen de la valorisation des valeurs présentes et donc de leur capitalisation. Et donc, (…), les moyens de production, précisément pour cette raison, apparaissent de nouveau, en face du travail vivant comme étant l’expression du capital éminemment, et de fait, ils apparaissent désormais comme la domination du travail passé mort sur le travail vivant. »[15] le capital n’est rien d’autre que du travail accumulé (des moyens de travail) et c’est donc le résultat du travail productif (du travail vivant) transformé en travail objectivé qui se dresse face à l’ouvrier comme son maître. La répétition du verbe « apparaître » indique, soit dit en passant, ce qui est à l’œuvre dans toute cette « critique de l’économie politique », à savoir la genèse sociale des formes de la conscience. Si la réalité apparaît ainsi – si le travail mort domine le travail vivant – c’est parce que la réalité sociale a subi une transformation décisive : « ce n’est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail objectal comme en son organe objectif, mais c’est le travail objectal qui se conserve et se multiplie par l’absorption du travail vivant et qui devient ainsi de la valeur se valorisant, du capital, comme tel. »[16] Cette transformation n’affecte pas seulement le travailleur. Le capitaliste, comme individu vivant, lui aussi est en quelque sorte absorbé par le capital : « les fonctions qu’exerce le capitaliste ne sont que les fonctions exercées avec conscience et volonté du capital – de la valeur qui se valorise par l’absorption du travail vivant – lui-même. Le capitaliste n’exerce ses fonctions qu’en tant que capital personnifié, le capital en tant que personne, de même que le travailleur n’exerce les siennes qu’en tant que travail personnifié, qui lui appartient pour ce qui est de la souffrance, de l’effort, alors qu’il appartient au capitaliste en tant que substance qui crée et multiplie la valeur, de même qu’en tant que tel il apparaît en fait comme un élément incorporé au capital dans le procès de production comme son facteur vivant, variable. La domination du capitaliste sur le travailleur est par conséquent la domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur. »[17] En même temps, il est évident qu’il n’en va pas ainsi « réellement » : dans la réalité, c’est toujours l’activité des individus vivants qui est première, l’argent n’est pas cause de l’argent comme le père est cause de son fils, pour reprendre une expression d’Aristote.
Notons encore que ceux qui veulent faire de la théorie de Marx une théorie « scientifique » de la société capitaliste ou une « science de l’histoire » (Althusser) ou une « économie marxiste » (Mandel) en sont pour leurs frais. Nous avons ici encore une analyse purement philosophique, on pourrait presque dire une phénoménologie du mode de production capitaliste. L’économie n’est pas la réalité fondamentale – c’est la vie vécue subjectivement, l’activité pratique sensible dont parlait la 1ère thèse sur Feuerbach qui constitue cette réalité fondamentale. L’économie est le lieu de l’irréalité ou plus exactement un dédoublement inversé de la réalité, là où les êtres vivants apparaissent comme des choses et où les choses sont douées de vie : monde de spectres, de fantômes et de vampires. C’est bien que, comme le dit à juste titre Michel Henry, l’économie n’est pas le fondement, la réalité ultime, la « détermination en dernière instance », comme le croient les marxistes. L’économie est au contraire l’aliénation de la vie réelle.
L’expression « travail mort » n’est donc ni purement métaphorique ni hyperbolique. Elle concentre un faisceau de problématiques et d’analyses convergentes qui reviennent de façon récurrente dans l’œuvre de Marx, qu’il s’agisse des manuscrits préparatoires au Capital ou du Capital lui-même. Si on peut toujours chipoter sur certains concepts qui se trouvent dans les Grundrisse et qui semblent disparaître dans Le Capital, on ne trouve rien de tel avec le « travail mort ». Reste à préciser le sens de ces analyses.
En premier lieu, le travail mort est inséparable du développement et de la généralisation de la forme-valeur. Et de ce point de vue on ne peut le comprendre qu’en revenant à une compréhension précise ce qui se joue dans les premiers chapitres de la section I du Capital (cette fameuse section qu’Althusser conseillait de « sauter » pour ne pas se laisser contaminer par la métaphysique). L’élucidation de la nature de la marchandise va ouvrir la voie à la compréhension de celle du capital, puisque la marchandise est la « cellule » de la société bourgeoise. On ne développera pas ici l’explication complète de cette première section du capital[18] . Il suffit d’en rappeler l’essentiel : la marchandise, loin d’être chose banale, aisée à comprendre, est en réalité le lieu d’un véritable casse-tête métaphysique, au sens propre du terme, car la marchandise est certes une chose sensible, ayant des qualités concrètes qui en font une chose destinée à satisfaire des besoins humains particuliers, mais elle est en même temps, en tant que valeur, une chose qui ne tombe pas sous le sens (une « chose sociale » dira Marx). En tant que valeur d’usage, la marchandise correspond à un besoin humain. Le travail qui a permis de la produire est un travail spécifique, qui demande des habiletés spécifiques et des moyens de travail tout aussi spécifiques. L’activité productive et la jouissance du produit de cette activité ne font qu’un, en réalité, même si l’échange suppose déjà leur séparation. Mais pour que l’échange soit possible, pour qu’un certain quantum d’une marchandise A puisse s’échange contre un quantum déterminé de la marchandise B, il faut que tout un processus social s’accomplisse qui permette de stabiliser en un lieu et un temps donnés le rapport de valeurs des deux marchandises. S’il voit bien ce qu’est l’échange marchand et s’il montre la nécessaire proportionnalité des quantums de marchandises A et B, Aristote butte sur un obstacle : qu’est-ce qui permet de rendre commensurables deux choses qui n’ont – apparemment – rien en commun ? La réponse qu’il donne (et au-delà de laquelle l’économie bourgeoise est incapable d’aller aujourd’hui encore !), c’est que ce rapport est fixé par la convention sociale qui s’exprime dans l’argent. Tout en louant le génie d’Aristote – cette « source toujours vive » – Marx montre le caractère limité de cette réponse et soutient au contraire que ce qui permet de rendre commensurables deux marchandises n’est rien d’autre que le temps de travail social qui est incorporé dans chacune d’elles. Mais cette réponse ne pouvait pas être formulée par Aristote, parce qu’à son époque l’échange marchand reste malgré tout limité à la périphérie de l’activité productive, même en Grèce où en quelque sorte se sont vraiment inventés le marché et l’échange monétaire, même à Athènes, cette cité de commerçants. Pour comprendre la nature de la marchandise et l’essence de la valeur, il faut en saisir la forme développée et généralisée, celle qui n’existe dans que la société capitaliste moderne : « L’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe. »[19]
Marx distingue deux moments : la circulation marchande simple, dont la formule est M-A-M, et la circulation du capital, dont la formule est A-M-A’. Dans le premier cas, le cycle est orienté vers la satisfaction des besoins : A est échangé contre M parce que c’est l’utilité de M qui est visée. L’échange marchand ici s’intègre encore dans ce que Michel Henry nomme « téléologie vitale » mais qui est aussi proprement ce qu’Aristote désignait sous le terme d’économique comme l’art d’acquérir ce qui est nécessaire à la maisonnée. Le deuxième cycle a pour finalité l’argent A’, c’est-à-dire la somme A augmentée d’une survaleur. Mais le passage de la première forme à la deuxième forme n’est pas un simple développement naturel, comme on passerait de la petite production marchande à la production capitaliste, c’est une transformation radicale, l’inversion de la téléologie vitale, pour parler encore comme Michel Henry, ou encore, en termes aristotéliciens cette fois, le passage de l’économique (naturelle) à la chrématistique, l’art « contre nature » de s’enrichir en ayant comme finalité l’enrichissement lui-même. Autrement dit, si seul le développement du mode de production capitaliste permet de comprendre la loi de la valeur qui préside à la circulation marchande simple, en même temps la circulation du capital est la négation de cette circulation simple. De pur moyen de l’échange, l’argent en devient la fin. La production n’est plus le moyen de la vie, mais ce sont les besoins vitaux (ou non) qui deviennent les intermédiaires de l’augmentation de la production. La séparation du producteur et des moyens de production s’accomplit, avec la transformation du travail, activité vitale du travailleur, en une marchandise. Le produit du travail devient étranger au travailleur et son activité pratique sensible, vécue subjectivement lui devient étrangère. Michel Henry fait, à ce sujet, une remarque essentielle : « Il n’y a pas de révolution politique. Mais il y a eu, dans l’histoire de l’humanité, une révolution à proprement parler, un bouleversement total dans les soubassements mêmes de la société et cette révolution, c’est précisément l’inversion de la téléologie de l’échange, c’est le fait qu’à partir d’un certain moment la production, n’étant plus orientée vers la valeur d’usage mais vers la valeur d’échange, est devenue illimitée. »[20] Les slogans creux du genre « sauvons la planète », les bavardages écologistes, « décroissants » et autres, toute cette logorrhée sur le « développement durable, tout cela n’a aucun sens dès lors qu’est oubliée, cachée, refoulée la question fondamentale de la valeur et du développement illimité de la production qu’elle implique.
Dans la mesure où cette activité individuelle subjective était liée indissolublement au producteur (le travailleur), elle fondait sa propriété. La séparation entre le travail vivant d’un côté, les moyens et le produit de son travail, de l’autre, est donc ainsi une expropriation. Les marxistes ont coutume de critiquer le principe de la propriété privée comme principe capitaliste par excellence. Ils oublient cependant trop souvent que le triomphe du mode de production capitaliste a pour condition l’expropriation massive des producteurs indépendants et donc l’annihilation à grande échelle de la propriété ! Il y a ici quelque chose d’étrange, quelque chose qui semble incohérent si on confond Marx et le marxisme. Selon la vulgate marxiste, la fin de la petite propriété indépendante (agricole ou artisanale) est la condition de ce grand progrès historique qu’est le triomphe du mode de production capitaliste qui en généralisant la condition salariale serait l’antichambre du communisme, c’est-à-dire du collectivisme qui a été présenté par le marxisme orthodoxe comme l’idéal communiste réalisé.[21] Pourtant quand Marx décrit « l’accumulation primitive » en Angleterre avec la terrible expropriation des paysans écossais ou irlandais d’abord, il est clairement du côté de ces paysans indépendants contre les fauteurs du « progrès capitaliste ». Comme le note Michel Henry : « C’est bien par opposition à cet état, qui paraît rétrospectivement idyllique que le capitalisme est jugé, en dépit du formidable essor qu’il communique à la production, comme un état de décomposition. »[22] Le capitalisme n’est pas d’abord du côté de la vie pour devenir pourrissant, en « putréfaction » disait Lénine, quand il vieillit et devient impérialisme – là encore c’est ce que dit la vulgate marxiste. Le capitalisme est du côté de la mort dès ses origines. Ses exploits prodigieux (et ils le sont !) sont finalement un long travail qui prépare ce que Gunther Anders appelait « l’obsolescence de l’homme ».
Quand les conditions de la vie deviennent étrangères au travailleur, le travailleur tombe nécessairement sous la domination du travail mort. La domination de la vie par les « choses », l’accumulation de marchandises comme l’unique finalité de la vie, l’aliénation de la société de consommation ne sont rien d’autre que des expressions différentes de ce principe fondamental de la domination du capital, c’est-à-dire de la domination d’une production orientée vers la valeur.[23]
En second lieu, comprendre le concept de travail mort, c’est comprendre sa place dans le jeu subjectif/objectif, le comprendre comme objectivité qui s’oppose à la subjectivité du travail vivant. Pour Marx, l’activité productive est une sinon la dimension fondamentale de la « nature humaine ». Sous des formes différentes cette idée est commune aux écrits de jeunesse, aussi bien les « Manuscrits de 1844 » que L’Idéologie allemande, et aux écrits de la maturité. Produire ses conditions d’existence et ainsi produire sa vie elle-même, voilà ce qui distingue les hommes des autres animaux. Mais produire n’est pas « travailler », si on entend par travail ce qu’on entend aujourd’hui le plus généralement, savoir une activité salariée qui a pour finalité l’équivalent général, l’argent. Dans l’activité productrice les hommes manifestent ce qu’ils sont. Le point de départ en est le désir tel qu’il est éprouvé subjectivement. L’activité productive manifeste cette impulsion subjective du désir et s’objective dans la production d’un objet qui se tient maintenant face au producteur, disponible pour la jouissance (consommation ou usage). Le point d’arrivée est tout autant la subjectivité que le point de départ. Il est, pour reprendre encore une formule de Michel Henry, la vie qui s’éprouve elle-même. Le travail objectivé n’est que la médiation du sujet vers lui-même. Certes, toute activité productive nécessite les outils, des moyens de travail, qui sont le résultat d’une production antérieure et il pourrait sembler arbitraire de faire du sujet le point de départ : après tout ce qui détermine (ou au moins conditionne) le sujet, ce sont les conditions objectives qu’il trouve toutes prêtes et qui peuvent être tenues pour du travail « amassé ». En définissant le capital comme du travail amassé (« à vrai dire objectivé », corrige Marx), Ricardo veut montrer que l’existence du capital est la condition de toute production – bref, que le mode de production capitaliste est le mode de production « naturel ». Or, Marx montre que ce propos fait abstraction du but de la production. « L’astuce, c’est que si tout capital est du travail objectivé servant de moyen à une nouvelle production, tout travail objectivé servant de moyen à une nouvelle production n’est pas du capital. Le capital est conçu comme une chose et non comme un rapport. »[24] Et non seulement c’est un rapport mais encore c’est un procès, « dans les différents moments duquel il ne cesse d’être du capital. »[25] C’est pourquoi on ne peut parler du travail objectivé en général – dans n’importe quel mode de production, il y a des moyens de travail présupposés nécessaires pour la suite du procès de production. Il s’agit d’un travail objectivé dans le cadre de rapports sociaux où il ne s’agit pas seulement de faire circuler la valeur mais de la multiplier. « La valeur d’échange ne se pose comme valeur d’échange qu’en se valorisant, donc en augmentant sa valeur. En tant que capital, la monnaie (retournée à elle-même à l’issue de la circulation) a perdu sa rigidité et de chose palpable qu’elle était, est devenue un procès. Mais, d’autre part, le travail a modifié son rapport à son objectivité. Il est également retourné à lui-même. Mais, dans ce retour, le travail objectivé dans la valeur d’échange pose le travail comme le moyen de sa reproduction, alors qu’à l’origine la valeur n’apparaissait que comme le produit du travail. »[26] On voit encore ici que la question de la valeur constitue bien le point focal de l’analyse du capital (ce qui, soit dit en passant, justifie largement le travail de l’école de la « Wertkritik »).
Travail objectivé et travail mort sont pour Marx deux expressions équivalentes. Revenons un instant à cette définition. La valeur n’est pas du temps de travail. Elle est du temps de travail « coagulé » ou encore du travail objectivé. En cherchant ce qui s’oppose au capital, Marx est amené à poser l’antagonisme entre le travail comme subjectivité et le travail objectivé : « La seule chose qui diffère du travail objectivé, c’est le travail non objectivé, mais encore en train de s’objectiver, le travail en tant que subjectivité. Ou encore, on peut opposer le travail objectivé, c’est-à-dire présent dans l’espace en tant que travail passé au travail présent dans le temps. Pour autant qu’il est censé exister dans le temps comme travail vivant, il n’est présent qu’en tant que sujet vivant au sein duquel il existe comme capacité, comme possibilité ; et, partant, comme travailleur. Par conséquent la seule valeur d’usage qui puisse constituer une opposition au capital, c’est le travail, plus précisément le travail créateur de valeur, c’est-à-dire le travail productif. »[27] Passage d’une très grande portée puisque Marx y explique que l’opposition fondamentale qui travaille le mode de production capitaliste et pose la nécessité de son dépassement, c’est l’opposition entre travail vivant et travail objectivé.
En troisième lieu, le concept de travail mort permet de comprendre réellement ce que Marx entend par travail abstrait. L’échange marchand suppose que les marchandises peuvent toutes se réduire à une commune mesure exprimée dans un montant d’argent. Si on admet la thèse marxienne (reprise en partie de l’économie politique classique) selon laquelle la valeur n’est rien d’autre que du temps de travail coagulé – ou encore du travail objectivé, c’est-à-dire mort – il faut admettre que le travail productif (ou plutôt la somme des travaux productifs différents) exigé pour produite un habit est rigoureusement comparable au travail productif nécessaire pour 20 mètres de toile (pour reprendre ici les exemples de la première section du Capital). Cela suppose donc qu’on fasse abstraction des différences qualitatives, habileté requise, pénibilité, intérêt éventuel, entre les divers travaux. Quand Marx parle de travail abstrait, il faut entendre ce mot dans son sens le plus fort : le travail abstrait est celui dont on a abstrait toutes les qualités, celui dans lequel toute trace de l’activité pratique sensible, de la subjectivité, a été anéantie. Ce n’est pas une simple formule théorique, un mot bon pour les philosophes. Les catégories théoriques expriment les rapports sociaux et le travail abstrait renvoie à une réalité palpable, celle de la division du travail, de son séquencement minutieux par les bureaux des méthodes, de la production fordiste ou toyotiste. Que, parfois, le travail à la chaîne version « Les temps modernes » de Chaplin, ait cédé la place à des organisations plus sophistiquées ne change rien à l’affaire. Le « juste à temps » du toyotisme, c’est le minutage précis de tous les gestes et de toutes les paroles et la mise en place de procédures visant à ce que le travailleur soit occupé directement à produire 60 secondes par minute – alors que la vieille organisation fordiste était nettement moins performante (pas plus de 45 secondes par minute). Même les secteurs qui semblaient réservés aux relations humaines (accueil des clients par exemple) ont subi cette mise en coupe réglée : voir les « call centers » où les opérateurs, suivant un protocole strict énoncent des phrases types et doivent calibrer au plus juste leur temps de relation avec le client. Pour s’assurer de la bonne exécution des consignes, on aura une surveillance exercée à partir d’un poste informatique central auquel rien n’échappe. Ce travail abstrait est finalement le travail dont on a retiré toute vie pour le réduire à la mécanique. Charlie Chaplin fait rire dans Les temps modernes, en appliquant la recette bergsonienne du rire, plaquer du mécanique sur du vivant. Mais c’est plutôt une tête d’enterrement qui siérait.
Enfin, le concept de travail mort, ainsi que nous en avons esquissé la démonstration est inséparable d’un autre concept, développé surtout par Lukacs et ses disciples, le concept de réification. Bien que ce concept de réification ait été développé non par Marx mais par quelques-uns de ses disciples les moins conformistes – ceux qui ont su, au moins partiellement, rester libres du joug du marxisme officiel – comme Lukacs ou certains philosophes de « l’école de Francfort »[28]. Pour Lukacs, la réification désigne d’abord la colonisation du monde vécu par les représentations imposées par la domination de la valeur. Mais si le mot n’est pas chez Marx, la chose y est. Dans le chapitre I,IV du Capital, consacré à l’analyse du fétichisme de la marchandise il est clairement exposé de quoi il s’agit. Au sens strict le fétichisme consiste dans le fait d’accorder une valeur sacrée à un être de notre monde. Lorsque Marx parle du caractère fétiche de la marchandise, c’est en relation avec les analyses anthropologiques qui en traitent. Le fétichisme de la marchandise fait de la valeur et de son incarnation monétaire la véritable puissance vivante, transformant le travail vivant en chose, les travailleurs devenant significativement des « ressources humaines ».
Avec la question du travail mort, nous sommes donc bien au cœur de la théorie critique marxienne. C’est encore ce concept qui est mobilisé quand il s’agit pour Marx de comprendre le destin historique du mode de production capitaliste. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est, à cet égard, la loi centrale qui permet résumer toutes les contradictions du mode de production capitaliste. Il y a toute une littérature fort abondante concernant cette fameuse loi. Il n’est pas dans notre propos d’y revenir ici. Disons simplement ceci : la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas une loi « économique » découverte par l'expérience, ni un théorème nécessaire découlant d’un système théorique, mais la conséquence obligée du principe de substitution du travail mort au travail vivant qui lui même trouve son origine ultime dans la double nature de la marchandise. La loi de la baisse tendancielle manifeste très exactement le lien qui existe entre l’essence des phénomènes et les phénomènes eux-mêmes. Pour Marx, « le taux de plus-value s'exprime dans un taux de profit général sans cesse décroissant. »[29]
La loi marxienne n'est donc pas définie à partir des liens entre les phénomènes observables, qui se situent au niveau des prix, des profits, des coûts de production (comme prétend le faire la science économique), car sur ce plan, comme Marx le dit lui-même, la difficulté consiste bien plutôt à expliquer pourquoi le taux de profit ne chute pas plus rapidement et plus nettement. Marx établit la loi de la baisse tendancielle du taux de profit à partir du rapport nécessaire entre les soubassements de l'économie (valeur, plus-value) et leur manifestation. Sur ce plan, les formulations de Marx ne sont pas dépourvues d'ambiguïtés. Ainsi il écrit : « C'est un fait que, dans le développement des forces productives du travail, les conditions matérielles de celui-ci, autrement dit le travail matérialisé, doivent croître par rapport au travail vivant. C'est là à proprement parler une tautologie, car que signifie productivité croissante du travail sinon que moins de travail immédiat est nécessaire pour créer une plus grande quantité de produits et que, par conséquent, la richesse sociale s'exprime de plus en plus dans les conditions du travail créées par le travail lui-même. »[30]
Ici Marx se situe sur le plan du procès concret de travail et montre une nouvelle fois la nécessité de l'augmentation de la composition technique du capital (c’est-à-dire le rapport entre travail vivant et machines). Mais quid de la composition valeur (rapport entre capital constant et capital variable) ? L'augmentation de la productivité conduit à produire plus de «produits» mais pas nécessairement plus de valeur, puisque le travail étant plus efficace chaque marchandise incorpore de moins en moins de travail. Et ceci est vrai également pour les marchandises qui entrent dans la composition du capital constant. Les différences de rythme d’accumulation et d’évolution technique entre les diverses branches rendent la solution encore plus difficile. Ainsi, une augmentation comparativement plus rapide de la productivité dans le secteur agricole aboutit à faire baisser les prix des produits alimentaires, contribuant ainsi à faire baisser la valeur de la force de travail et donc à permettre une augmentation du taux d’exploitation qui n’est pas liée aux progrès de la productivité dans telle ou telle branche de l’industrie. A cela il faut ajouter les différences des vitesses de rotation du capital puisqu’une rotation du capital plus lente augmente automatiquement la composition valeur du capital. Marx tranche en ramenant le taux de profit à ce qu'il exprime du point de vue du travail humain en général : « Ainsi la tendance croissante du taux de profit général à la baisse est simplement une façon propre au mode de production capitaliste, de traduire le progrès de la productivité sociale du travail. »[31]
La discussion parmi les marxistes de cette loi de la baisse tendancielle du taux de profit fut souvent liée à une autre question, celle de la théorie de l’effondrement (Zusammenbruchtstheorie), Le mode de production capitaliste est-il oui ou non condamné à s’effondrer de lui-même en vertu de ses propres lois ou, au contraire est capable de se rénover et de se survivre ? Les implications politiques et historiques de la question sont évidentes. Chez Marx, cette loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit ne fonde pas la Zusammenbruchtstheorie mais se contente de prouver que le mode de production capitaliste est un mode de production historique et limité : « L'important dans l'horreur qu'ils [les capitalistes] éprouvent devant le taux de profit décroissant, c'est qu'ils s'aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives une limite qui n'a rien à voir avec la production de la richesse en tant que telle. »[32]
Quand les marxistes, du moins les «catastrophistes», font de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit le véritable deus ex machina de l'histoire puisque c'est elle qui est censée déterminer la catastrophe d'où sortira le renversement des rapports sociaux de production, ils se méprennent fondamentalement sur le sens de l'analyse de Marx. Car quand celui-ci écrit que cette limite « n'a rien à voir avec la production de richesse en tant que telle », c’est bien que le problème n’est pas celui de l’accumulation de moyens de satisfaire des besoins humains concrets – inutile de chercher à faire de Marx un auxiliaire de la décroissance ou de la « frugalité volontaire ». Le problème, c’est que, pour le capitalisme, il ne s’agit pas de la richesse mais de la valeur – ce qui n’est pas du tout la même chose, ainsi que l’expose déjà très clairement la première section du livre I. Le capital en tant que valeur se valorisant elle-même ne peut vivre qu’en pompant le travail vivant et en accumulant le travail mort qui soumet la vie tout entière à sa loi. C’est pourquoi il faut toujours allonger la journée de travail et toujours faire des économies de travail (licencier, « dégraisser », etc.). Il faut toujours plus stimuler l’inventivité humaine et toujours plus la brider, la canaliser, la surveiller, mettre l’intelligence au service de la bêtise, les prodigieux progrès de la science au service de la « télé réalité » et du bourrage de crâne.
En tant qu’il est la soumission du travail vivant au travail mort, le capital est éminemment mortifère. Marx le dit : il détruit les deux sources de la richesse, la terre et le travail. Le seul horizon qu’il laisse est celui d’une planète dévastée par la voracité du capital qui ne connaît pas d’autre loi que l’accumulation pour l’accumulation et, en même temps, il annonce l’obsolescence de l’homme – ce que nous disent à leur manière tous ceux qui nous invitent à entrer dans le « post-humain ».
Dans la distinction fondamentale entre capital constant et capital variable, Marx pose cette opposition entre travail vivant et travail mort. Le capital constant (machines, matières premières achetées par le capitaliste) est la part du capital qui ne s’accroît pas dans le procès de production. On doit la retrouver sans modification dans la marchandise qui sortira de la production. Le capital variable, au contraire, correspondant à la valeur de la force de travail est, au contraire, cette partie du capital dont la consommation produit non seulement l’équivalent de ce qu’elle a coûté mais encore une « survaleur », précisément parce que le rapport capitaliste permet l’extorsion d’un surtravail. En elles-mêmes les machines ne produisent aucune valeur additionnelle. « C’est en tant qu’activité productive conforme à un but – filage, tissage, forge – que le travail, par son simple contact, ressuscite les moyens de production d’entre les morts, les anime pour en faire des facteurs du procès de travail et s’unit à eux pour donner des produits. »[2] Les moyens de production sont donc des « morts », leur royaume est le royaume des morts qui ne peut s’animer qu’avec l’intervention du travail vivant, celui qui est conforme à l’essence humaine, cette activité productive conforme à une fin.[3]
Allons un peu plus loin. Qu’est-ce, précisément, que ce capital variable ? C’est une avance que fait le capitaliste pour acheter de la force de travail : il paye en monnaie, mais celle-ci n’est rien d’autre qu’un « quantum déterminé de travail objectivé ». La marchandise (et son équivalent en argent) n’est donc que du travail objectivé qui s’oppose donc logiquement, même si Marx ne le dit pas toujours comme ça, au travail comme activité subjective (conforme à un but), le travail comme mode d’être du travailleur. Marx résume : « dans le procès de production proprement dit, c’est la force de travail en action qui prend la place des 90£ avancées, du travail vivant qui prend la place du travail mort, une grandeur mobile celle d’une grandeur au repos, une grandeur variable celle d’une grandeur constante. »[4] Cette opposition du capital variable et du capital constant, comme opposition du travail vivant et du travail mort, du travail éprouvé subjectivement et du travail objectivé, ou encore du travail en acte et du travail en puissance (car il faut lire « en action » au sens aristotélicien[5] de « energeia ») est non pas une opposition de catégories formelles mais la contradiction fondamentale du développement du capital. Il ne s’agit pas de « contradiction économique » comme on pourrait le croire, à lire la plupart des interprétations marxistes. Michel Henry en souligne la portée : « l’opposition du capital variable et du capital constant n’est pas l’opposition économique décisive, parce qu’elle n’est pas économique, parce qu’elle différencie, de façon radicale, dans la réalité même, l’élément vivant de l’élément mort. »[6]
Du point de vue de la production capitaliste, c’est-à-dire du point de vue du capital, l’ensemble du processus est un processus d’auto-valorisation de la valeur, d’où découle d’ailleurs l’illusion propre à l’investisseur que l’argent produit ou « travaille ». Mais dans le même temps, le capitaliste doit, dans ses calculs, « poser que le capital constant est = à 0 », « opération à première vue déconcertante », dit Marx qui note, cependant, que les capitalistes la pratiquent couramment pour évaluer les gains. Évidemment, il n’y a pas de production sans machines, sans matière première, etc., mais du point de vue de l’analyse, ce n’est pas le plus important : « Pour que le capital variable fonctionne, il faut que du capital constant soit avancé dans des proportions correspondantes, selon le caractère technique déterminé du processus de travail. Mais le fait qu’on ait besoin, pour un processus chimique, de cornues et d’autres récipients n’empêche pas qu’au moment de l’analyse on fasse abstraction des cornues. »[7] Là encore nous devons citer le commentaire de Michel Henry : « pour saisir l’essence du capital, sa nature propre et sa possibilité, il convient de tirer un trait sur tout ce qui est objectif dans le procès de production et de n’en retenir que l’élément subjectif réduit à lui-même. »[8] Dans l’interprétation que Michel Henry propose de la pensée de Marx (une interprétation qui, rappelons-le, part du constat que le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx), l’économie est conçue comme aliénation de la vie. L’économie, en tant qu’elle désigne le lieu de l’objectivité s’oppose ainsi à la vie qui est la subjectivité elle-même – cette dernière n’est rien d’autre que la vie qui s’éprouve elle-même.
Marx oppose clairement les deux points de vue : celui du travailleur et celui du capitaliste. Du point de vue du travailleur, le rapport aux moyens de production n’est pas un rapport au capital mais à un simple moyen. Comme le dit Marx, « dans une tannerie, par exemple, l’ouvrier traite les peaux simplement comme son objet de travail. Ce n’est pas au capitaliste qu’il tanne le cuir. »[9] Mais si on se place du point de vue du capitaliste, c’est-à-dire du point de vue du procès de valorisation du capital, la situation est complètement renversée. « Les moyens de production se métamorphosent aussitôt en moyens d’accaparer du travail d’autrui. Ce n’est plus le travailleur qui emploie les moyens de production, ce sont les moyens de production qui emploient le travailleur. » Cette inversion signifie que la vie est désormais du côté du capital. Et Marx considère cette transformation comme une perversion. « La simple métamorphose de l’argent en facteurs objectifs du procès de production, en moyens de production, métamorphose ces derniers en titres légaux, en droits coercitifs sur du travail d’autrui et du surtravail. On montrera pour conclure, par un exemple, comment cette inversion qui caractérise en propre la production capitaliste, comment cette perversion même du rapport du travail mort au travail vivant, de la valeur à la force créatrice de valeur, se reflète dans la conscience des crânes capitalistes. »[10] Suit un passage consacré à la révolte des fabricants anglais de 1848-1850 contre la limitation de la journée de travail. Dans un article de presse, un fabricant écossais estime que si la journée de travail passe de 12h à 10h, ses machines seront réduites au 10/12e de leur valeur. Autrement dit, notre capitaliste confond la valeur de ses moyens de production avec leur aptitude à avaler un certain quantum de travail humain. La vie est passée du travail à la machine. Le travail mort semble vivant après avoir absorbé l’énergie vitale du travailleur. On voit encore pourquoi le travail vivant semble ramener les moyens de production du royaume des morts.
Cette inversion et cette perversion du rapport entre le travail mort et le travail vivant n’intervient pleinement que lorsque les moyens techniques lui donnent toute son extension, c’est-à-dire lorsque le machinisme et notamment les machines automatiques font leur entrée dans l’industrie. Ici, il faudrait revenir sur l’analyse précise du passage de la manufacture à la fabrique et du même coup de la soumission formelle à la soumission réelle du travail au capital. Dans le chapitre XIII, « Machinerie et grande industrie », Marx souligne que « c’est pendant le procès même de travail que le moyen de travail, du fait de sa transformation en un automate, se pose face au travailleur comme capital, comme travail mort qui domine et aspire la force vivante du travail. »[11] On voit ici clairement combien la technique est inséparable des rapports sociaux : la position du travailleur par rapport au moyen de travail qu’est la machine découle du fait que cette machine est non pas le moyen du travailleur, mais l’instrument par lequel le capital pompe le travail vivant. Mais, inversement, sans une technique adaptée, la domination du capital sur le travail et l’inversion du rapport entre le travail mort et le travail vivant ne peuvent être achevées. Par là sont éliminées les thèses d’un certain marxisme qui distingue les « forces productives » (dont la science et la technique), neutres et finalement bonnes en elles-mêmes, des « rapports de production » capitalistes, à rejeter. Prise en elle-même, la machine est un objet technique, une chose morte, mais entre les mains du capitaliste, c’est-à-dire quand elle fonctionne comme capital, elle est le moyen de domination qui s’anime de la vie pompée au travailleur.
Nulle part cette perversion n’est plus visible et plus insupportable que dans le travail des enfants. Si la première fonction de la machine est de suppléer à la force musculaire, on comprend immédiatement comment elle est devenue le moyen idéal pour employer des travailleurs n’ayant qu’une faible force musculaire. D’où le développement du travail des femmes et des enfants que le machinisme rend possible. Marx compare souvent le capital à Shylock, l’usurier de la pièce de Shakespeare, Le marchand de Venise, qui réclame sa livre de chair. Il aime particulièrement la chair tendre des enfants. Si la machinerie révolutionne de fonds en comble la médiation formelle du rapport capitaliste, c’est pour la raison suivante : « Sur la base de l’échange marchand, la première condition préalable était que le capitaliste et le travailleur se fissent face l’un l’autre en tant que personnes libres, en tant que possesseurs de marchandises indépendants, l’un d’argent et de moyens de production, l’autre de force de travail. Mais à présent le capital achète des mineurs ou des demi-mineurs. Autrefois, le travailleur vendait une force de travail, la sienne, dont, en tant que personne formellement libre il disposait. Il vend maintenant femme et enfants, il devient marchand d’esclaves. »[12] Marx rappelle comment une loi spéciale sur les filatures dispensa les enfants qu’elles embauchaient de l’obligation scolaire. Il cite les explications d’un rapport de 1846 : « La délicatesse du tissu requérait une sensibilité des doigts qu’on ne pouvait garantir que par une entrée précoce dans la fabrique » et il ajoute : « pour avoir ces doigts délicats, on a massacré complètement des enfants, comme on abat des bêtes à cornes dans le sud de la Russie pour leur graisse et pour leur peau. »[13] Un peu plus loin, Marx compare le capital à un vampire qui suce le travailleur et « ne lâche pas prise tant qu’il y a encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. »[14]
Le travail mort n’est pas simplement dénommé ainsi en vertu d’un usage métaphorique mais parce que le capital appartient effectivement au monde des morts-vivants. De même que la valeur est du travail coagulé, solidifié (la valeur d’une marchandise est égale au temps de travail social incorporé en elle), de même le capital est d’abord l’expression du passé. Il est ce qui est maintenant sans vie. Voici encore une expression particulièrement parlante : dans le procès de valorisation du capital, « les moyens de production apparaissent uniquement comme vampire, uniquement comme le moyen de la valorisation des valeurs présentes et donc de leur capitalisation. Et donc, (…), les moyens de production, précisément pour cette raison, apparaissent de nouveau, en face du travail vivant comme étant l’expression du capital éminemment, et de fait, ils apparaissent désormais comme la domination du travail passé mort sur le travail vivant. »[15] le capital n’est rien d’autre que du travail accumulé (des moyens de travail) et c’est donc le résultat du travail productif (du travail vivant) transformé en travail objectivé qui se dresse face à l’ouvrier comme son maître. La répétition du verbe « apparaître » indique, soit dit en passant, ce qui est à l’œuvre dans toute cette « critique de l’économie politique », à savoir la genèse sociale des formes de la conscience. Si la réalité apparaît ainsi – si le travail mort domine le travail vivant – c’est parce que la réalité sociale a subi une transformation décisive : « ce n’est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail objectal comme en son organe objectif, mais c’est le travail objectal qui se conserve et se multiplie par l’absorption du travail vivant et qui devient ainsi de la valeur se valorisant, du capital, comme tel. »[16] Cette transformation n’affecte pas seulement le travailleur. Le capitaliste, comme individu vivant, lui aussi est en quelque sorte absorbé par le capital : « les fonctions qu’exerce le capitaliste ne sont que les fonctions exercées avec conscience et volonté du capital – de la valeur qui se valorise par l’absorption du travail vivant – lui-même. Le capitaliste n’exerce ses fonctions qu’en tant que capital personnifié, le capital en tant que personne, de même que le travailleur n’exerce les siennes qu’en tant que travail personnifié, qui lui appartient pour ce qui est de la souffrance, de l’effort, alors qu’il appartient au capitaliste en tant que substance qui crée et multiplie la valeur, de même qu’en tant que tel il apparaît en fait comme un élément incorporé au capital dans le procès de production comme son facteur vivant, variable. La domination du capitaliste sur le travailleur est par conséquent la domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur. »[17] En même temps, il est évident qu’il n’en va pas ainsi « réellement » : dans la réalité, c’est toujours l’activité des individus vivants qui est première, l’argent n’est pas cause de l’argent comme le père est cause de son fils, pour reprendre une expression d’Aristote.
Notons encore que ceux qui veulent faire de la théorie de Marx une théorie « scientifique » de la société capitaliste ou une « science de l’histoire » (Althusser) ou une « économie marxiste » (Mandel) en sont pour leurs frais. Nous avons ici encore une analyse purement philosophique, on pourrait presque dire une phénoménologie du mode de production capitaliste. L’économie n’est pas la réalité fondamentale – c’est la vie vécue subjectivement, l’activité pratique sensible dont parlait la 1ère thèse sur Feuerbach qui constitue cette réalité fondamentale. L’économie est le lieu de l’irréalité ou plus exactement un dédoublement inversé de la réalité, là où les êtres vivants apparaissent comme des choses et où les choses sont douées de vie : monde de spectres, de fantômes et de vampires. C’est bien que, comme le dit à juste titre Michel Henry, l’économie n’est pas le fondement, la réalité ultime, la « détermination en dernière instance », comme le croient les marxistes. L’économie est au contraire l’aliénation de la vie réelle.
L’expression « travail mort » n’est donc ni purement métaphorique ni hyperbolique. Elle concentre un faisceau de problématiques et d’analyses convergentes qui reviennent de façon récurrente dans l’œuvre de Marx, qu’il s’agisse des manuscrits préparatoires au Capital ou du Capital lui-même. Si on peut toujours chipoter sur certains concepts qui se trouvent dans les Grundrisse et qui semblent disparaître dans Le Capital, on ne trouve rien de tel avec le « travail mort ». Reste à préciser le sens de ces analyses.
En premier lieu, le travail mort est inséparable du développement et de la généralisation de la forme-valeur. Et de ce point de vue on ne peut le comprendre qu’en revenant à une compréhension précise ce qui se joue dans les premiers chapitres de la section I du Capital (cette fameuse section qu’Althusser conseillait de « sauter » pour ne pas se laisser contaminer par la métaphysique). L’élucidation de la nature de la marchandise va ouvrir la voie à la compréhension de celle du capital, puisque la marchandise est la « cellule » de la société bourgeoise. On ne développera pas ici l’explication complète de cette première section du capital[18] . Il suffit d’en rappeler l’essentiel : la marchandise, loin d’être chose banale, aisée à comprendre, est en réalité le lieu d’un véritable casse-tête métaphysique, au sens propre du terme, car la marchandise est certes une chose sensible, ayant des qualités concrètes qui en font une chose destinée à satisfaire des besoins humains particuliers, mais elle est en même temps, en tant que valeur, une chose qui ne tombe pas sous le sens (une « chose sociale » dira Marx). En tant que valeur d’usage, la marchandise correspond à un besoin humain. Le travail qui a permis de la produire est un travail spécifique, qui demande des habiletés spécifiques et des moyens de travail tout aussi spécifiques. L’activité productive et la jouissance du produit de cette activité ne font qu’un, en réalité, même si l’échange suppose déjà leur séparation. Mais pour que l’échange soit possible, pour qu’un certain quantum d’une marchandise A puisse s’échange contre un quantum déterminé de la marchandise B, il faut que tout un processus social s’accomplisse qui permette de stabiliser en un lieu et un temps donnés le rapport de valeurs des deux marchandises. S’il voit bien ce qu’est l’échange marchand et s’il montre la nécessaire proportionnalité des quantums de marchandises A et B, Aristote butte sur un obstacle : qu’est-ce qui permet de rendre commensurables deux choses qui n’ont – apparemment – rien en commun ? La réponse qu’il donne (et au-delà de laquelle l’économie bourgeoise est incapable d’aller aujourd’hui encore !), c’est que ce rapport est fixé par la convention sociale qui s’exprime dans l’argent. Tout en louant le génie d’Aristote – cette « source toujours vive » – Marx montre le caractère limité de cette réponse et soutient au contraire que ce qui permet de rendre commensurables deux marchandises n’est rien d’autre que le temps de travail social qui est incorporé dans chacune d’elles. Mais cette réponse ne pouvait pas être formulée par Aristote, parce qu’à son époque l’échange marchand reste malgré tout limité à la périphérie de l’activité productive, même en Grèce où en quelque sorte se sont vraiment inventés le marché et l’échange monétaire, même à Athènes, cette cité de commerçants. Pour comprendre la nature de la marchandise et l’essence de la valeur, il faut en saisir la forme développée et généralisée, celle qui n’existe dans que la société capitaliste moderne : « L’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe. »[19]
Marx distingue deux moments : la circulation marchande simple, dont la formule est M-A-M, et la circulation du capital, dont la formule est A-M-A’. Dans le premier cas, le cycle est orienté vers la satisfaction des besoins : A est échangé contre M parce que c’est l’utilité de M qui est visée. L’échange marchand ici s’intègre encore dans ce que Michel Henry nomme « téléologie vitale » mais qui est aussi proprement ce qu’Aristote désignait sous le terme d’économique comme l’art d’acquérir ce qui est nécessaire à la maisonnée. Le deuxième cycle a pour finalité l’argent A’, c’est-à-dire la somme A augmentée d’une survaleur. Mais le passage de la première forme à la deuxième forme n’est pas un simple développement naturel, comme on passerait de la petite production marchande à la production capitaliste, c’est une transformation radicale, l’inversion de la téléologie vitale, pour parler encore comme Michel Henry, ou encore, en termes aristotéliciens cette fois, le passage de l’économique (naturelle) à la chrématistique, l’art « contre nature » de s’enrichir en ayant comme finalité l’enrichissement lui-même. Autrement dit, si seul le développement du mode de production capitaliste permet de comprendre la loi de la valeur qui préside à la circulation marchande simple, en même temps la circulation du capital est la négation de cette circulation simple. De pur moyen de l’échange, l’argent en devient la fin. La production n’est plus le moyen de la vie, mais ce sont les besoins vitaux (ou non) qui deviennent les intermédiaires de l’augmentation de la production. La séparation du producteur et des moyens de production s’accomplit, avec la transformation du travail, activité vitale du travailleur, en une marchandise. Le produit du travail devient étranger au travailleur et son activité pratique sensible, vécue subjectivement lui devient étrangère. Michel Henry fait, à ce sujet, une remarque essentielle : « Il n’y a pas de révolution politique. Mais il y a eu, dans l’histoire de l’humanité, une révolution à proprement parler, un bouleversement total dans les soubassements mêmes de la société et cette révolution, c’est précisément l’inversion de la téléologie de l’échange, c’est le fait qu’à partir d’un certain moment la production, n’étant plus orientée vers la valeur d’usage mais vers la valeur d’échange, est devenue illimitée. »[20] Les slogans creux du genre « sauvons la planète », les bavardages écologistes, « décroissants » et autres, toute cette logorrhée sur le « développement durable, tout cela n’a aucun sens dès lors qu’est oubliée, cachée, refoulée la question fondamentale de la valeur et du développement illimité de la production qu’elle implique.
Dans la mesure où cette activité individuelle subjective était liée indissolublement au producteur (le travailleur), elle fondait sa propriété. La séparation entre le travail vivant d’un côté, les moyens et le produit de son travail, de l’autre, est donc ainsi une expropriation. Les marxistes ont coutume de critiquer le principe de la propriété privée comme principe capitaliste par excellence. Ils oublient cependant trop souvent que le triomphe du mode de production capitaliste a pour condition l’expropriation massive des producteurs indépendants et donc l’annihilation à grande échelle de la propriété ! Il y a ici quelque chose d’étrange, quelque chose qui semble incohérent si on confond Marx et le marxisme. Selon la vulgate marxiste, la fin de la petite propriété indépendante (agricole ou artisanale) est la condition de ce grand progrès historique qu’est le triomphe du mode de production capitaliste qui en généralisant la condition salariale serait l’antichambre du communisme, c’est-à-dire du collectivisme qui a été présenté par le marxisme orthodoxe comme l’idéal communiste réalisé.[21] Pourtant quand Marx décrit « l’accumulation primitive » en Angleterre avec la terrible expropriation des paysans écossais ou irlandais d’abord, il est clairement du côté de ces paysans indépendants contre les fauteurs du « progrès capitaliste ». Comme le note Michel Henry : « C’est bien par opposition à cet état, qui paraît rétrospectivement idyllique que le capitalisme est jugé, en dépit du formidable essor qu’il communique à la production, comme un état de décomposition. »[22] Le capitalisme n’est pas d’abord du côté de la vie pour devenir pourrissant, en « putréfaction » disait Lénine, quand il vieillit et devient impérialisme – là encore c’est ce que dit la vulgate marxiste. Le capitalisme est du côté de la mort dès ses origines. Ses exploits prodigieux (et ils le sont !) sont finalement un long travail qui prépare ce que Gunther Anders appelait « l’obsolescence de l’homme ».
Quand les conditions de la vie deviennent étrangères au travailleur, le travailleur tombe nécessairement sous la domination du travail mort. La domination de la vie par les « choses », l’accumulation de marchandises comme l’unique finalité de la vie, l’aliénation de la société de consommation ne sont rien d’autre que des expressions différentes de ce principe fondamental de la domination du capital, c’est-à-dire de la domination d’une production orientée vers la valeur.[23]
En second lieu, comprendre le concept de travail mort, c’est comprendre sa place dans le jeu subjectif/objectif, le comprendre comme objectivité qui s’oppose à la subjectivité du travail vivant. Pour Marx, l’activité productive est une sinon la dimension fondamentale de la « nature humaine ». Sous des formes différentes cette idée est commune aux écrits de jeunesse, aussi bien les « Manuscrits de 1844 » que L’Idéologie allemande, et aux écrits de la maturité. Produire ses conditions d’existence et ainsi produire sa vie elle-même, voilà ce qui distingue les hommes des autres animaux. Mais produire n’est pas « travailler », si on entend par travail ce qu’on entend aujourd’hui le plus généralement, savoir une activité salariée qui a pour finalité l’équivalent général, l’argent. Dans l’activité productrice les hommes manifestent ce qu’ils sont. Le point de départ en est le désir tel qu’il est éprouvé subjectivement. L’activité productive manifeste cette impulsion subjective du désir et s’objective dans la production d’un objet qui se tient maintenant face au producteur, disponible pour la jouissance (consommation ou usage). Le point d’arrivée est tout autant la subjectivité que le point de départ. Il est, pour reprendre encore une formule de Michel Henry, la vie qui s’éprouve elle-même. Le travail objectivé n’est que la médiation du sujet vers lui-même. Certes, toute activité productive nécessite les outils, des moyens de travail, qui sont le résultat d’une production antérieure et il pourrait sembler arbitraire de faire du sujet le point de départ : après tout ce qui détermine (ou au moins conditionne) le sujet, ce sont les conditions objectives qu’il trouve toutes prêtes et qui peuvent être tenues pour du travail « amassé ». En définissant le capital comme du travail amassé (« à vrai dire objectivé », corrige Marx), Ricardo veut montrer que l’existence du capital est la condition de toute production – bref, que le mode de production capitaliste est le mode de production « naturel ». Or, Marx montre que ce propos fait abstraction du but de la production. « L’astuce, c’est que si tout capital est du travail objectivé servant de moyen à une nouvelle production, tout travail objectivé servant de moyen à une nouvelle production n’est pas du capital. Le capital est conçu comme une chose et non comme un rapport. »[24] Et non seulement c’est un rapport mais encore c’est un procès, « dans les différents moments duquel il ne cesse d’être du capital. »[25] C’est pourquoi on ne peut parler du travail objectivé en général – dans n’importe quel mode de production, il y a des moyens de travail présupposés nécessaires pour la suite du procès de production. Il s’agit d’un travail objectivé dans le cadre de rapports sociaux où il ne s’agit pas seulement de faire circuler la valeur mais de la multiplier. « La valeur d’échange ne se pose comme valeur d’échange qu’en se valorisant, donc en augmentant sa valeur. En tant que capital, la monnaie (retournée à elle-même à l’issue de la circulation) a perdu sa rigidité et de chose palpable qu’elle était, est devenue un procès. Mais, d’autre part, le travail a modifié son rapport à son objectivité. Il est également retourné à lui-même. Mais, dans ce retour, le travail objectivé dans la valeur d’échange pose le travail comme le moyen de sa reproduction, alors qu’à l’origine la valeur n’apparaissait que comme le produit du travail. »[26] On voit encore ici que la question de la valeur constitue bien le point focal de l’analyse du capital (ce qui, soit dit en passant, justifie largement le travail de l’école de la « Wertkritik »).
Travail objectivé et travail mort sont pour Marx deux expressions équivalentes. Revenons un instant à cette définition. La valeur n’est pas du temps de travail. Elle est du temps de travail « coagulé » ou encore du travail objectivé. En cherchant ce qui s’oppose au capital, Marx est amené à poser l’antagonisme entre le travail comme subjectivité et le travail objectivé : « La seule chose qui diffère du travail objectivé, c’est le travail non objectivé, mais encore en train de s’objectiver, le travail en tant que subjectivité. Ou encore, on peut opposer le travail objectivé, c’est-à-dire présent dans l’espace en tant que travail passé au travail présent dans le temps. Pour autant qu’il est censé exister dans le temps comme travail vivant, il n’est présent qu’en tant que sujet vivant au sein duquel il existe comme capacité, comme possibilité ; et, partant, comme travailleur. Par conséquent la seule valeur d’usage qui puisse constituer une opposition au capital, c’est le travail, plus précisément le travail créateur de valeur, c’est-à-dire le travail productif. »[27] Passage d’une très grande portée puisque Marx y explique que l’opposition fondamentale qui travaille le mode de production capitaliste et pose la nécessité de son dépassement, c’est l’opposition entre travail vivant et travail objectivé.
En troisième lieu, le concept de travail mort permet de comprendre réellement ce que Marx entend par travail abstrait. L’échange marchand suppose que les marchandises peuvent toutes se réduire à une commune mesure exprimée dans un montant d’argent. Si on admet la thèse marxienne (reprise en partie de l’économie politique classique) selon laquelle la valeur n’est rien d’autre que du temps de travail coagulé – ou encore du travail objectivé, c’est-à-dire mort – il faut admettre que le travail productif (ou plutôt la somme des travaux productifs différents) exigé pour produite un habit est rigoureusement comparable au travail productif nécessaire pour 20 mètres de toile (pour reprendre ici les exemples de la première section du Capital). Cela suppose donc qu’on fasse abstraction des différences qualitatives, habileté requise, pénibilité, intérêt éventuel, entre les divers travaux. Quand Marx parle de travail abstrait, il faut entendre ce mot dans son sens le plus fort : le travail abstrait est celui dont on a abstrait toutes les qualités, celui dans lequel toute trace de l’activité pratique sensible, de la subjectivité, a été anéantie. Ce n’est pas une simple formule théorique, un mot bon pour les philosophes. Les catégories théoriques expriment les rapports sociaux et le travail abstrait renvoie à une réalité palpable, celle de la division du travail, de son séquencement minutieux par les bureaux des méthodes, de la production fordiste ou toyotiste. Que, parfois, le travail à la chaîne version « Les temps modernes » de Chaplin, ait cédé la place à des organisations plus sophistiquées ne change rien à l’affaire. Le « juste à temps » du toyotisme, c’est le minutage précis de tous les gestes et de toutes les paroles et la mise en place de procédures visant à ce que le travailleur soit occupé directement à produire 60 secondes par minute – alors que la vieille organisation fordiste était nettement moins performante (pas plus de 45 secondes par minute). Même les secteurs qui semblaient réservés aux relations humaines (accueil des clients par exemple) ont subi cette mise en coupe réglée : voir les « call centers » où les opérateurs, suivant un protocole strict énoncent des phrases types et doivent calibrer au plus juste leur temps de relation avec le client. Pour s’assurer de la bonne exécution des consignes, on aura une surveillance exercée à partir d’un poste informatique central auquel rien n’échappe. Ce travail abstrait est finalement le travail dont on a retiré toute vie pour le réduire à la mécanique. Charlie Chaplin fait rire dans Les temps modernes, en appliquant la recette bergsonienne du rire, plaquer du mécanique sur du vivant. Mais c’est plutôt une tête d’enterrement qui siérait.
Enfin, le concept de travail mort, ainsi que nous en avons esquissé la démonstration est inséparable d’un autre concept, développé surtout par Lukacs et ses disciples, le concept de réification. Bien que ce concept de réification ait été développé non par Marx mais par quelques-uns de ses disciples les moins conformistes – ceux qui ont su, au moins partiellement, rester libres du joug du marxisme officiel – comme Lukacs ou certains philosophes de « l’école de Francfort »[28]. Pour Lukacs, la réification désigne d’abord la colonisation du monde vécu par les représentations imposées par la domination de la valeur. Mais si le mot n’est pas chez Marx, la chose y est. Dans le chapitre I,IV du Capital, consacré à l’analyse du fétichisme de la marchandise il est clairement exposé de quoi il s’agit. Au sens strict le fétichisme consiste dans le fait d’accorder une valeur sacrée à un être de notre monde. Lorsque Marx parle du caractère fétiche de la marchandise, c’est en relation avec les analyses anthropologiques qui en traitent. Le fétichisme de la marchandise fait de la valeur et de son incarnation monétaire la véritable puissance vivante, transformant le travail vivant en chose, les travailleurs devenant significativement des « ressources humaines ».
Avec la question du travail mort, nous sommes donc bien au cœur de la théorie critique marxienne. C’est encore ce concept qui est mobilisé quand il s’agit pour Marx de comprendre le destin historique du mode de production capitaliste. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est, à cet égard, la loi centrale qui permet résumer toutes les contradictions du mode de production capitaliste. Il y a toute une littérature fort abondante concernant cette fameuse loi. Il n’est pas dans notre propos d’y revenir ici. Disons simplement ceci : la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas une loi « économique » découverte par l'expérience, ni un théorème nécessaire découlant d’un système théorique, mais la conséquence obligée du principe de substitution du travail mort au travail vivant qui lui même trouve son origine ultime dans la double nature de la marchandise. La loi de la baisse tendancielle manifeste très exactement le lien qui existe entre l’essence des phénomènes et les phénomènes eux-mêmes. Pour Marx, « le taux de plus-value s'exprime dans un taux de profit général sans cesse décroissant. »[29]
La loi marxienne n'est donc pas définie à partir des liens entre les phénomènes observables, qui se situent au niveau des prix, des profits, des coûts de production (comme prétend le faire la science économique), car sur ce plan, comme Marx le dit lui-même, la difficulté consiste bien plutôt à expliquer pourquoi le taux de profit ne chute pas plus rapidement et plus nettement. Marx établit la loi de la baisse tendancielle du taux de profit à partir du rapport nécessaire entre les soubassements de l'économie (valeur, plus-value) et leur manifestation. Sur ce plan, les formulations de Marx ne sont pas dépourvues d'ambiguïtés. Ainsi il écrit : « C'est un fait que, dans le développement des forces productives du travail, les conditions matérielles de celui-ci, autrement dit le travail matérialisé, doivent croître par rapport au travail vivant. C'est là à proprement parler une tautologie, car que signifie productivité croissante du travail sinon que moins de travail immédiat est nécessaire pour créer une plus grande quantité de produits et que, par conséquent, la richesse sociale s'exprime de plus en plus dans les conditions du travail créées par le travail lui-même. »[30]
Ici Marx se situe sur le plan du procès concret de travail et montre une nouvelle fois la nécessité de l'augmentation de la composition technique du capital (c’est-à-dire le rapport entre travail vivant et machines). Mais quid de la composition valeur (rapport entre capital constant et capital variable) ? L'augmentation de la productivité conduit à produire plus de «produits» mais pas nécessairement plus de valeur, puisque le travail étant plus efficace chaque marchandise incorpore de moins en moins de travail. Et ceci est vrai également pour les marchandises qui entrent dans la composition du capital constant. Les différences de rythme d’accumulation et d’évolution technique entre les diverses branches rendent la solution encore plus difficile. Ainsi, une augmentation comparativement plus rapide de la productivité dans le secteur agricole aboutit à faire baisser les prix des produits alimentaires, contribuant ainsi à faire baisser la valeur de la force de travail et donc à permettre une augmentation du taux d’exploitation qui n’est pas liée aux progrès de la productivité dans telle ou telle branche de l’industrie. A cela il faut ajouter les différences des vitesses de rotation du capital puisqu’une rotation du capital plus lente augmente automatiquement la composition valeur du capital. Marx tranche en ramenant le taux de profit à ce qu'il exprime du point de vue du travail humain en général : « Ainsi la tendance croissante du taux de profit général à la baisse est simplement une façon propre au mode de production capitaliste, de traduire le progrès de la productivité sociale du travail. »[31]
La discussion parmi les marxistes de cette loi de la baisse tendancielle du taux de profit fut souvent liée à une autre question, celle de la théorie de l’effondrement (Zusammenbruchtstheorie), Le mode de production capitaliste est-il oui ou non condamné à s’effondrer de lui-même en vertu de ses propres lois ou, au contraire est capable de se rénover et de se survivre ? Les implications politiques et historiques de la question sont évidentes. Chez Marx, cette loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit ne fonde pas la Zusammenbruchtstheorie mais se contente de prouver que le mode de production capitaliste est un mode de production historique et limité : « L'important dans l'horreur qu'ils [les capitalistes] éprouvent devant le taux de profit décroissant, c'est qu'ils s'aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives une limite qui n'a rien à voir avec la production de la richesse en tant que telle. »[32]
Quand les marxistes, du moins les «catastrophistes», font de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit le véritable deus ex machina de l'histoire puisque c'est elle qui est censée déterminer la catastrophe d'où sortira le renversement des rapports sociaux de production, ils se méprennent fondamentalement sur le sens de l'analyse de Marx. Car quand celui-ci écrit que cette limite « n'a rien à voir avec la production de richesse en tant que telle », c’est bien que le problème n’est pas celui de l’accumulation de moyens de satisfaire des besoins humains concrets – inutile de chercher à faire de Marx un auxiliaire de la décroissance ou de la « frugalité volontaire ». Le problème, c’est que, pour le capitalisme, il ne s’agit pas de la richesse mais de la valeur – ce qui n’est pas du tout la même chose, ainsi que l’expose déjà très clairement la première section du livre I. Le capital en tant que valeur se valorisant elle-même ne peut vivre qu’en pompant le travail vivant et en accumulant le travail mort qui soumet la vie tout entière à sa loi. C’est pourquoi il faut toujours allonger la journée de travail et toujours faire des économies de travail (licencier, « dégraisser », etc.). Il faut toujours plus stimuler l’inventivité humaine et toujours plus la brider, la canaliser, la surveiller, mettre l’intelligence au service de la bêtise, les prodigieux progrès de la science au service de la « télé réalité » et du bourrage de crâne.
En tant qu’il est la soumission du travail vivant au travail mort, le capital est éminemment mortifère. Marx le dit : il détruit les deux sources de la richesse, la terre et le travail. Le seul horizon qu’il laisse est celui d’une planète dévastée par la voracité du capital qui ne connaît pas d’autre loi que l’accumulation pour l’accumulation et, en même temps, il annonce l’obsolescence de l’homme – ce que nous disent à leur manière tous ceux qui nous invitent à entrer dans le « post-humain ».
(Cet article a d'abord été publié dans la revue KITEJ, automne 2011, n°2)
[1] J. Derrida, Spectres de Marx, éditions Galilée, 1993
[2] K. Marx, Le Capital, livre I, ch. VI, PUF, Quadrige, 1993, p.225
[3] K. Marx, op. cit. p.206
[4] K. Marx, op. cit., ch. VII, p.240
[5] La référence à Aristote (explicite et implicite) est si constante dans le livre I du Capital, qu’on ne peut se tromper sur ce point. Dans le chapitre VI inédit – cf. infra) – Marx est peut-être encore plus explicite : « le travailleur entre nécessairement dans le processus de production comme partie constituante de la valeur d’usage, de l’existence réelle et de l’existence- valeur du capital, bien que ce rapport ne devienne effectif qu’à l’intérieur du procès de production et que le capitaliste, qui en tant qu’acheteur de force de travail n’existe encore que dunamei, ne devienne capitaliste effectif qu’à partir du moment où le travailleur, transformé eventualiter en salarié par la vente de sa force de travail, entre effectivement dans ce procès sous la direction du capital. » (K. Marx, « Le chapitre VI » (Manuscrits de 1863-1867), GEME-Éditions Sociales, 2010, p. 130-131)
[6] M. Henry, Marx, II, une philosophie de l’économie,
[7] K. Marx, op. cit. p.240
[8] M. Henry, op. cit. p. 295
[9] K. Marx, op.cit., ch. IX, p.347
[10] Op. cit. p.348
[11] K. Marx, op. cit., p.475
[12] K. Marx, op. cit., p.445
[13] K. Marx, op. cit, ch. VIII, p.328
[14] K. Marx, op. cit., p.338
[15] K. Marx, « Le chapitre VI », op. cit., pp.128-129
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Nous nous permettons de renvoyer à notre commentaire consacré à la question du fétichisme de la marchandise, « Valeur et fétichisme » (http://denis-collin.viabloga.com/news/valeur-et-fetichisme)
[19] K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859, traduction Husson/Badia, édition électronique « Les classiques des sciences sociales », p.153
[20] M. Henry, op. cit. p.87
[21] Voir sur ce point Marc Angenot, L’utopie collectiviste (PUF 1984)
[22] M. Henry, op. cit. p. 112
[23] Sur ce point nous renvoyons aux développements consacrés à l’aliénation dans le monde de la marchandise dans notre ouvrage La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011.
[24] K. Marx, « Grundrisse » (Manuscrits de 1857-1858), édition JP Lefebvre, Éditions Sociales, 1980, tome 1, p.198
[25] Ibid.
[26] K. Marx, op. cit. pp.203-204
[27] K. Marx, op. cit. p. 213
[28] Axel Honneth a fait de la question de la réification un des points clés de la théorie critique. Voir son petit livre La réification, Gallimard, Nrf,
[29] K. Marx : Capital III, Troisième section, Chap IX – Œuvres 2, édition de la Pléiade, p. 1002
[30] «Principes d'une critique de l'économie politique» - PL 2 page 284
[31] K. Marx, op.cit. p. 1002
[32] K. Marx, op. cit. Conclusion, p. 1025