mardi 29 décembre 2015

L'ordre de la nature

Si on peut faire une science (ou des sciences) de la nature, c’est qu’on suppose un certain ordre dans la nature puisque la science vise à ramener la diversité des phénomènes à des règles générales, à découvrir la raison de ces phénomènes et à les classer (ex. : classification du règne vivant, classification périodique des éléments naturels, etc.). Mais la nature de cet ordre reste problématique. S’agit-il d’un ordre qui caractériserait la nature en elle-même, un ordre que nous ne ferions que découvrir ? S’agit-il au contraire d’un ordre qui ne concerne que les phénomènes tels qu’ils nous sont donnés dans l’intuition sensible ? Ou encore ne s’agit-il pas seulement d’une construction conventionnelle qui n’a d’autre justification que son intérêt pratique.

mercredi 23 décembre 2015

L'énigme de l'art

Un article de Tony Andréani

Un livre récent d’Yvon Quinioui, aussi rigoureux que subtil, et appuyé sur une connaissance sans faille des auteurs, est construit autour de cette énigme : pourquoi l’art nous paraît-il porteur de vérité (ce qu’assureront, en philosophie, des penseurs comme Bergson et Heidegger), et pourquoi cette vérité se dévoilerait-t-elle à travers le sentiment de la beauté ? C’est d’abord à démonter cette double illusion que s’attache Quiniou, et c’est ce qui fait le côté passionnant de son livre, conduit comme une enquête policière : derrière le crime parfait, il y a des coupables. Suivons son parcours
Il part de Kant. Ce dernier, cherchant la spécificité du jugement esthétique, lui assigne un certain nombre de traits : la satisfaction de l’amateur d’art est désintéressée, elle n’a rien à voir avec ses intérêts vitaux (le beau n’est pas l’utile) ; le beau se présente à lui comme universel, à l’instar de la vérité (nous soutenons que le beau est universellement valable) ; le beau a son ordre particulier, sa finalité interne (c’est ce que postule le jugement de goût) ; le beau enfin apparaît comme une propriété de l’objet d’art, et non comme une qualité que nous y mettons. Il en résulte une autonomie, voire une transcendance, de l’art par rapport à la vie. Tout cela, Kant cherche à l’expliquer par un libre jeu des facultés (l’imagination et l’entendement), à la différence de la vie pratique et de l’activité rationnelle. Mais c’est là une explication idéaliste. Car l’art n’est qu’une illusion, ou plutôt une série d’illusions. Il faut chercher ce qui se cache derrière elles, par un travail d’investigation fondé sur les sciences humaines. Cependant, comme on le verra, on ne peut, dit Quiniou, se défaire totalement de ces illusions.

L’art n’est qu’un jeu d’illusions

Le premier à les avoir dénoncées, et avec une virulence particulière, est Nietzche. L’art n’est pour lui qu’une manifestation « sublimée » (le terme est déjà de lui) de la vie. L’ivresse que procure l’œuvre d’art (par exemple à l’écoute d’une musique) n’est que le symptôme d’une augmentation de puissance, et elle est donc totalement subjective. Mais ce diagnostic est encore grossier.
C’est avec Freud que le sens profond de la satisfaction esthétique et le processus psychique qui la rend possible se dévoilent. L’art est la manifestation des désirs refoulés, à travers un certain nombre de déguisements, qui leur permettent de contourner la censure, et qui utilisent les mêmes mécanismes que le mot d’esprit ou le rêve (à la différence que l’art est éveillé) : transposition, condensation, déplacement, symbolisation, allusion. Ainsi le plaisir esthétique s’explique-t-il par la réalisation fantasmée du désir et par le soulagement lié à une levée partielle du refoulement. La célèbre analyse que Freud donne du tableau de la Sainte Anne de Léonard de Vinci illustre la façon dont s’opère, à l’insu de l’artiste, la sublimation de ses désirs refoulés (l’attachement à la mère, une homosexualité latente et la crainte qu’elle lui inspire, masquée sous la forme d’un vautour dissimulé dans les plis de la robe de la Sainte). L’art est donc intensément subjectif.
Mais il est aussi immergé dans le social. Il ne s’agit pas seulement de noter que l’art reflète son époque, que son histoire est inséparable de l’histoire tout court. Il a aussi une fonction sociale, développée avec brio par Bourdieu, dans sa critique féroce de Kant : loin d’être un pur jeu de l’esprit, l’art hiérarchise les objets en fonction de l’appartenance sociale de l’artiste et de l’amateur d’art, il fonctionne comme un signe de distinction, et l’appartenance sociale détermine même l’idée que nous nous en faisons. Une critique pourtant réductrice, car elle néglige le plaisir qu’il procure. Quiniou fait ici intervenir Vygotski, qui introduit la satisfaction esthétique à travers l’expression d’un sentiment : l’art est une « technique sociale du sentiment ».
Au terme de ce parcours il apparaît que l’art, dans sa prétention à une vérité spécifique délivrée à travers l’impression de beauté, n’est qu’une illusion. Mais une illusion dont on ne peut se passer.

Une illusion indispensable

Nietzsche lui-même le reconnaît : l’art nous rend la vie supportable, il est nécessaire à la vie, non seulement parce qu’il exalte la puissance, mais encore parce qu’il rend sa violence acceptable en la mettant à distance. C’est l’exemple de la tragédie grecque, qui nous fait admettre ce que nous ne supporterions pas dans la réalité. Freud voit dans l’art une sorte de thérapie spontanée. Alors l’art est-il comme la religion : une illusion apaisante, un opium qui nous soulage des malheurs de notre existence ?
Arrivé au bout de son parcours, Quiniou s’interroge. Non, certes l’art n’a aucune valeur de vérité. Il faut la réserver au discours rationnel de la science. Reste que nous ne pouvons pas nous détacher du besoin de beauté. « Je voudrais tenter de résoudre cette ultime question de la beauté formelle que la résorption de l’art dans la vie semble rendre difficile à penser »ii. Car, finalement, Kant a donné une excellente description de la satisfaction esthétique  comme désintéressée, du jugement esthétique comme jugement à prétention universaliste et de la beauté comme finalité sans fin et interne à l’objet. « Une phénoménologie exacte » donc. Et, très honnêtement, Quiniou conclut qu’il y a là une aporie théorique, une « non-clarté (théorique) », qui « nous éblouit »iii. Cela finit par ressembler à une expérience mystique, ou à une nécessaire religion terrestre.
La partie théorique de son livre semble nous conduire à un désenchantement vis-à-vis de l’art et à une aporie insoluble. Et pourtant Quiniou attache un grand prix à l’art, et avoue qu’il ne peut s’en passer. C’est dans le récit qui suit, histoire d’un voyage à Sienne précédé d’un deuil – un très fort moment autobiographique – qu’il nous livre des éléments pour résoudre l’énigme de la beauté et la question de sa valeur de vérité. Je voudrais m’engager dans ses pas et y ajouter quelques éléments d’analyse.

Le paradoxe du beau

Qu’est-ce qui fait l’effet beauté, sans lequel nous n’avons pas le sentiment d’avoir affaire à une œuvre d’art ?
1° Quiniou le note, la contemplation esthétique nous met hors du temps, nous donne même un sentiment d’éternité. Or je crois qu’on peut préciser le sens de cette évasion hors du temps. Si le récepteur se trouve dans un état particulier, dans une nouvelle temporalité psychique, c’est que le rythme de l’activité ordinaire est suspendu, un rythme toujours marqué par la chose à faire, inscrite dans un « projet » (au sens de Sartre). Cette suspension du temps, quand on la désigne par le terme de contemplation, semble ne s’appliquer qu’aux arts plastiques, et non à l’écoute d’un morceau de musique ou à la lecture d’un chapitre de roman. Mais en fait, dans tous les cas, nous sommes arrachés à notre monde quotidien, nous vivons une pause dans le cours de l’action. Et c’est très différent de ces moments de détente comme la pêche à la ligne ou le repos sur une plage, où il reste un but, précisément le changement de rythme avec les occupations habituelles. Disons que le temps de la jouissance de l’œuvre artistique, qui peut d’ailleurs être très agité (par exemple lors d’un concert de rock), est celui d’une totale mise entre parenthèse, pour nous glisser dans une autre vie où nous ne sommes plus des acteurs.
Muriel Barbery en fait la remarque à propos des films d’Ozu. Les pas hachés des femmes japonaises nous mettent dans une temporalité qui n’a rien de naturel, et qui devrait donc nous heurter. « Il se produit au contraire une étrange félicité, comme si la rupture produisait l’extase et le grain de sable de la beauté (…) Car l’Art, c’est la vie, mais sur un autre rythme »iv.
2° Quiniou note que, dans l’art, l’imposition d’une forme à un contenu déréalise celui-ci, le met à distance. Mais il y a plus. La suspension du temps est aussi une déréalisation du désir. Il est toujours là, mais il n’a pas à s’accomplir, fût-ce sous la forme du phantasme, qui est une réalisation, mais imaginaire. Je citerai à nouveau Muriel Barbery, à propos de la contemplation d’une nature morte, car je ne saurais dire mieux : « Alors la nature morte, parce qu’elle figure une beauté qui parle à notre désir mais est accouchée de celui d’un autre, parce qu’elle convient à notre plaisir sans entrer dans aucun de nos plans, parce qu’elle se donne à nous sans l’effort que nous la désirions, incarne-t-elle la quintessence de l’Art, cette certitude de l’intemporel. Dans cette scène muette, sans vie ni mouvement, s’incarne un temps excepté de projets, une perfection attachée à la durée et à sa lasse avidité – un plaisir sans désir, une existence sans durée, une beauté sans volonté. Car l’Art, c’est l’émotion sans le désir »v. Autre exemple : le nu artistique fait signe à notre désir, mais il ne l’excite pas, comme le fait la pornographie, ni ne l’euphémise, comme le font les œuvres dites érotiques (pour mieux passer la censure), il le met à distance, il l’inscrit dans une émotion sans but et sans durée.
C’est donc en ce sens que nous sommes désintéressés, en réinterprétant l’idée de Kant.
3° Mais tout cela ne fait pas une œuvre d’art, ce n’est qu’une condition de la beauté. Celle-ci réside dans la mise en forme, au sens le plus général du terme : recherche sur la composition, la ligne, le matériau (visuel, sonore, textuel), le cadrage, la séquence. Une mise en forme essentielle à l’œuvre d’art, comme Quiniou y insiste à mainte reprise. Je précise à mon tour.
Ce que l’amateur d’art perçoit, c’est la richesse et la singularité de cette forme, qu’il ne trouve pas dans l’objet représentatif ordinaire, c’est tout le travail de l’artisan qui y est inscrit (ce qui suppose aussi une éducation, j’y reviendrai). Et, ce qu’on appelle le « génie » de l’artiste, ce n’est pas seulement la force du sentiment qu’il exprime, c’est son extraordinaire habileté à le mettre en forme, mieux encore : à chercher, et chercher sans cesse la forme la plus adéquate pour le traduire. Quelque fois elle vient presque tout seule (on parle alors d’inspiration), la plupart du temps elle est reprise, et reprise « sur le métier », et toujours nourrie d’une tradition (les grands peintres ont toujours commencé par copier leurs prédécesseurs, avant de rompre avec eux). Soyons clairs : c’est là autre chose que le style. Le style, comme le remarque Quiniou, c’est la marque d’une subjectivité forte, qui a su s’exprimer quand d’autres n’y arrivent pas. C’est la « pâte personnelle » facilement reconnaissable, mais l’effet de style est lié à la forme, par exemple au choix et au rythme des mots, à leur couleur, à leurs scansions, à leurs silences même. Encore faut-il que l’effort ne soit pas trop visible, que la forme ne mange pas le contenu. Il arrive en effet que la recherche stylistique nuise à la bonne forme : quel écrivain, en se relisant, n’a pas supprimé ce qui était trop voulu, trop alambiqué ? La forme se découvre plus qu’elle ne se construit.
On dit souvent d’un paysage ou d’un objet qu’il est beau, sans donc qu’il y ait eu un travail de mise en forme. Mais c’est une erreur. Le sentiment de beauté (même quand l’objet est particulièrement laid) vient d’une certaine mise en forme par le spectateur lui-même (il a trouvé le point de vue, le jeu de lumière, le rapport de couleurs qui ont transfiguré, au sens propre du terme, ce qu’il est en train de regarder). Mieux : il projette des formes artistiques sur ce qu’il croit voir naïvement. « C’est beau comme un tableau ».
Avec la mise en forme nous retrouvons l’harmonie de Kant, la finalité interne de l’objet d’art.
Mais la mise en forme suffit-elle ?
4° Il me semble, avec Quiniou, que le propre de l’œuvre artistique est la profondeur et l’intensité du sentiment exprimé. Je suis frappé par le fait que les grands peintres (et les grands musiciens etc.) courent toute leur vie après l’expression des mêmes sentiments (qui peuvent avoir un référent explicite ou n’être que des impressions, comme dans la peinture dite abstraite), cherchant sans cesse la forme qui leur conviendra le mieux, quitte à changer de technique quand celle qu’ils utilisent s’épuise. Ce sont des obsessionnels, et l’on pourrait parler avec Freud d’une véritable névrose obsessionnelle. C’est peut-être moins frappant quand les œuvres sont de commande et le sujet imposé, mais, même dans ce cas, on retrouve la même quête d’un jeu de sensations qui vous hantent. La chose est plus claire quand l’artiste est autorisé, par le changement social (pensons au romantisme) à se montrer individualiste. Un Cézanne, un Van Gogh font en un sens toujours le même tableau, mais soit avec des changements de technique, soit en raffinant la technique qu’ils ont trouvée. Autre exemple : Bonnard peint toujours le même modèle dans toute sa fraicheur (sa femme), alors qu’elle a vieilli, le même paysage, alors qu’il en change constamment. Et c’est l’obstination de cette quête, qui d’ailleurs soustrait souvent l’artiste aux grands évènements et drames sociaux, qui se donne à éprouver à l’amateur d’art. Un cas particulier, en peinture, pourrait être celui de Picasso, qui ne cesse d’inventer des formes nouvelles, et cela effectivement déroute souvent le spectateur. Mais celui qui est entré dans l’univers de Picasso y reconnaîtra les mêmes obsessions.
Cela va même plus loin. Je crois que l’artiste « sincère », comme on dit, est littéralement envoûté par ce qu’il produit, comme s’il passait de l’autre côté du miroir. Comment expliquer qu’un Rothko ait fait pratiquement toujours le même tableau, avec trois fois rien (quelques lignes, quelques taches de couleur), mais qu’il ne se soit jamais lassé de le faire ? Cela d’ailleurs finit par confiner à l’expérience mystique, et les écrits des peintres (plus diserts que les musiciens) sont significatifs à cet égard. Quoiqu’il en soit, c’est bien, je crois, ce caractère obsessionnel de l’œuvre d’art, qui impressionne si fortement le spectateur, lecteur ou auditeur. Mais, pour le ressentir, il faut être dans une disposition particulière, se laisser aussi envoûter. C’est tout le problème des musées, qui ne le permettent pas de par la multiplicité des œuvres et les mouvements de foule (Quiniou fait la même remarque). L’idéal serait de posséder l’œuvre chez soi, pour se laisser envahir par elle. Mais le concert en petit comité n’est plus guère possible, et aucune reproduction ne peut égaler la chose peinte. Je me souviens des tableaux de Zao Wou Ki, qui me laissaient indifférent en reproduction, et qui, un jour où le musée était presque désert et où le temps ne m’était pas compté, se révélèrent littéralement à moi.
Voilà qui pourrait rendre compte de cette impression que le beau appartient à l’objet même : la subjectivité de l’artiste est tellement passée dans l’œuvre qu’elle semble détachée de lui et comme transfusée en elle. Inutile, quand nous sommes vraiment pris, de regarder la notice biographique, de chercher à savoir ce que le tableau représente vraiment.
5° Cela permettrait peut-être de résoudre ce paradoxe noté par Quiniou, et hérité de Kant : comment le beau peut-il prétendre à un caractère universel, alors qu’il n’y a rien de plus subjectif ? On dit « J’aime » quand l’œuvre entre en résonance avec nos désirs inconscients, offrent une catharsis à nos phantasmes, nos angoisses, nos terreurs primitives. Mais, quand on dit « je n’aime pas », on peut rester fasciné par ce qui nous déplait, et dire « c’est beau, mais je n’aime pas ». Je suggère que, alors, on reconnaît la puissance émotionnelle de l’œuvre et que l’on salue la perfection de sa mise en forme.

En quoi l’art est finalement véridique

Quiniou, dans son récit, dit que l’esthétisation adoucit la souffrance que peut susciter le sujet horrible d’une œuvre, par exemple une scène de supplice, en la mettant à distance. Mais, au-delà de ce bénéfice psychologique, je pense que l’art nous offre un chemin de connaissance sur soi bien moins ardu que celui de la science, et aussi plus apaisant. Une thérapie savante est toujours douloureuse. Si l’art est une thérapie spontanée, elle est beaucoup plus douce. Elle abaisse le niveau du refoulement sans nous plonger dans les affres du transfert et de l’abréaction. Elle aide à reconnaître la vérité intime dans ce moment de suspension de l’activité qui diffère de la rupture de la cure et de son affrontement au praticien. Oui, elle nous rend la connaissance de soi supportable. Et ce n’est pas rien.
En second lieu, l’art permet une communication avec autrui, en l’occurrence l’artiste, plus directe que le dialogue, et plus profonde que l’échange, si spontané soit-il. Quiniou insiste longuement sur cette fonction de communication : l’œuvre d’art nous ouvre à d’autres perspectives que les nôtres. On peut dire plus. Il y a quelque chose qui ressemble à de la télépathie dans la réception de l’œuvre artistique et qui est d’une autre nature que l’intériorisation des émotions de l’autre dans la vie ordinaire, ce phénomène qui a alerté les penseurs, depuis la Théorie des sentiments moraux de Smith jusqu’aux analyses du mimétisme chez des auteurs comme Keynes ou René Girard (une intériorisation qui explique par exemple la compassion ou qui fonde la rivalité). Encore une fois, c’est parce que nous avons mis hors jeu l’urgence de notre désir et suspendu le temps contraint de la rencontre effective.
En troisième lieu j’ajouterai que l’art nous donne une ouverture sur les mystères de la vie en société et de l’univers. C’est là, bien sûr, qu’il est le plus illusoire, le plus éloigné de la science. C’est là aussi qu’il est le plus proche de la religion. Mais il n’est pas religion, parce qu’il reste toujours ancré dans le sensible, alors que la religion vise la transcendance et ne sert de l’art que pour la figurer, quand bien même elle ne l’interdit pas, comme le fait l’islam le plus rigoriste. Il a une valeur de vérité certes très faible, comparée à celle de la science, et propice à tous les délires métaphysiques. Mais il nous fait ressentir ce que les graphiques, équations et algorithmes, dans leur abstraction et leur froideur, sont incapables de faire. Par exemple la fleur peinte figure le vivant bien plus efficacement qu’une planche de botanique, ou encore le paysage nous dit la terre bien plus fortement que des relevés topographiques. On voit bien, d’ailleurs, que la science a constamment besoin d’images pour nous « faire comprendre » ce qu’elle élabore, et que le mieux qu’elle puisse proposer à notre sensibilité ce sont des figurations qui ressemblent à un tableau.
Si tout cela est vrai, on voit sans peine que notre monde vécu est de plus en plus privé d’art, et que cela contribue à notre mal être.

L’art a déserté nos sociétés

Ce jugement paraîtra excessif ou de parti pris, peut-être même à Quiniou lui-même, qui, en dehors de quelques notations, ne s’y aventure pas. Car, bien sûr, il existe toujours des œuvres d’art, et les musées sont plus fréquentés que jamais. Mais, si l’on s’attache aux tendances d’ensemble, notre époque ne s’intéresse plus à la beauté. Un terme qui est d’ailleurs pratiquement absent du discours politique, qui ne parle plus que de « culture » (je n’ai entendu que Jean-Luc Mélenchon en faire un des buts de la vie). Si on continue à dire « c’est beau », c’est pour faire bien, c’est comme signe de distinction (au sens de Bourdieu). Un terme qui est aussi souvent récusé par les praticiens de l’art, comme le relève Quiniou, au prix d’un faux sens (la confusion du beau avec l’académisme).
La plupart des œuvres dites paresseusement « post-modernes » ne sont que du spectacle, avec fort peu de texte et de mise en scène, autrement dit fort peu de contenu et de mise en forme. Il s’agit de frapper le spectateur plus que de l’enchanter, de le choquer plus que de l’hypnotiser, de jouer sur le banal et la forme la plus pauvre possible pour se mettre à sa portée. A la limite, l’art n’est plus qu’évènement, comme dans certaines « installations » et « performances ». Je prends quelques exemples dans ce que je connais un peu. La chanson française d’autrefois (Brel, Piaf, Brassens par exemple) était poésie rythmée, résultat d’un savant alliage (avec, souvent, un complexe travail d’orchestration), celle d’aujourd’hui, même quand elle est de bonne qualité mélodique, est pauvre de mots et de sonorités. Bien sûr il y a heureusement des exceptions. La peinture d’aujourd’hui, elle, est bien souvent une peinture « à l’estomac », jouant d’objets quotidiens pour plaire au vulgaire et d’astuces de forme, pour faire signe à l’amateur distingué. Je l’opposerai par exemple à l’hyperréalisme, qui est une sublimation (au sens freudien) du réel, et au surrréalisme, dont le travail formel est extrêmement « léché ». Sans parler de l’œuvre purement mercantile, dont tout le succès repose sur une entreprise de promotion empruntant au marketing. Où est le beau là-dedans ?
Ce déclin ou cet oubli de la beauté s’inscrit à l’évidence dans la marchandisation du monde. La marchandisation, c’est le règne de l’utile tarifé. Mais, comme l’utile ne fait pas assez vendre, sauf (et encore…) quand il s’agit de ciment, de briques ou de chaudières, les marchands ont utilisé une parodie de l’art, l’ont en quelque sorte prostitué : c’est la publicité, qui joue de façon primaire sur les phantasmes, et qui va même jusqu’à piller les œuvres d’art. C’est l’une des astuces du marketing que d’associer aux objets des connotations artistiques. Un journaliste impertinent faisait remarquer que la musique d’ambiance dans les rayons des grands magasins est une arme secrète du commerçant. Par exemple la musique classique est associée à des produits haut de gamme, même s’il s’agit de pâtées pour chat. Ou encore : «chaque fois que vous ferez vos courses au supermarché, ne vous étonnez pas d’entendre une ambiance de cascade sur un air de Brahms : vous serez au rayons des couches- culottes »vi). Est-il besoin de le dire, aucune fonction de vérité ici, tout juste un racolage. Il n’y a, à mon sens, que la publicité sur les parfums qui comporte un élément de création artistique.
Le monde post-moderne est un monde pressé. Il faut produire, vendre et acheter vite, et le reste n’est que délassement, divertissement au sens pascalien du terme. L’œuvre d’art, avec ce qu’elle suppose de suspension du temps et de contemplation, d’épreuve du goût, n’y a plus sa place. Le monde actuel maudit les artistes, qui lui font perdre son temps. Il lui préfère l’évènementiel, le toujours nouveau, il programme l’obsolescence de l’ancien. Il aime les jeux video, parce que le jeu absorbe toute l’énergie ailleurs contenue. Je ne voudrais pas m’étendre davantage, mais je crois pouvoir dire que, dans ce monde « sans cœur », il ne reste plus aux moins cultivés, quand ils ne supportent plus sa banalité et la pauvreté du quotidien, que la religion. Osons le dire, la mort de l’art fait le lit du religieux, un religieux qui fuit autant le mercantilisme que la jouissance sensible, parce que celle-ci a été trop dénaturée par lui.
Le monde contemporain n’apprécie pas les émotions sans désir. Il faut jouir tout de suite, et sans entraves, et pour cela multiplier les objets du désir. Certes il ne parle que de besoins, mais c’est bien le désir qu’il flatte, à travers les sollicitations permanentes de la consommation, offertes par l’hypermarché et l’e.commerce, voulant nous faire croire que le bonheur est à portée de la main. C’est aussi une façon de nous détourner de l’idée de la mort, qui pourrait nous conduire à relativiser la valeur des possessions. Or ce n’est pas du tout ce que fait l’œuvre d’art. Dans un très beau développement, Quiniou (qui écrit très bien), nous explique comment la satisfaction esthétique, au lieu de nous faire oublier la perspective de la mort, ne nous procure qu’un répit et un moyen de consolation. Un répit, car le temps de la contemplation est celui d’un moment d’éternité (la suspension, la parenthèse dans la fuite en avant). Un moyen de consolation car elle nous ouvre sur la permanence de ces œuvres qui traversent les siècles et qui nous émeuvent encore. Et bienheureux celui qui peut laisser une telle trace.
Le monde contemporain n’aime pas le travail, l’infinie patience qui fait la belle œuvre, il ne considère que l’acte technique, à remplacer aussi vite que possible par la machine. Il va même jusqu’à demander à la machine de faire des objets soi-disant d’art à notre place. Ce sont des algorithmes (les logiciels) qui feront la mise en forme. Mieux, ou pire encore, il cherche à faire oublier au travailleur qu’il est un travailleur, avec le poids écrasant des rapports sociaux, pour lui faire croire que son destin est d’être un consommateur, et que le marché a toutes les ressources pour satisfaire le moindre de ses caprices.
Le monde contemporain enfin est hostile à l’universalité de l’œuvre d’art. Il exalte les différences, il adore le relativisme, qui lui permet de flatter le narcissisme et offre un espace indéfini à son productivisme et à son consumérisme des petites différences.
Il me reste à nommer, de son propre nom, l’organisateur de ce monde contemporain. C’est, on l’aura compris, le capitalisme absolu, celui qui aspire à faire fructifier à l’échelle la plus large possible et dans tous les domaines possibles, l’argent de la thésaurisation et de la spéculation plus que celui du commerce, comme le redoutait ce grand amateur d’art qu’était Keynes. Il faut lire ici un auteur qui y a vu particulièrement clair : le regretté Bernard Maris, dans son essai sur Capitalisme et pulsion de mortvii.
i Yvon Quiniou, L’art et la vie, Le temps des cerises, 2015.
ii Ibidem, p. 95.
iii Ibidem, p. 96.
iv Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, Gallimard, p. 164.
v Ibidem p. 220.
vi Pierre Barthélémy, dans sa rubrique « Improbabolologie » d’un supplément du journal Le Monde daté du 26 août 2015
vii6. Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Arthème Fayard/Pluriel, 2010.

Marx, le communisme et la République

Q : Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme. Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on ne croit plus guère aux sirènes du marché ; mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?
R : La chute du mur de Berlin et l’effondrement du « bloc communiste » marquent en effet un changement d’époque et le passage à un monde entièrement dominé par le mode de production capitaliste, ce que certains auteurs appellent « capitalisme absolu », un capitalisme qui ne contient plus sa propre contradiction, un capitalisme qui ne semble plus contenir aucun possible différent. En qualifiant cette nouvelle époque de « fin de l’histoire », Fukuyama affirme donc que ce mode de production est notre éternel présent. Il faut cependant se garder de faire de 1989 une rupture absolue, une « catastrophe historique » sans précédent. En vérité, ce socialisme qui a quitté la scène de l’histoire à la fin du « court XXe siècle » était en crise depuis longtemps.
La première grande crise du socialisme advient en 1914. Le ralliement des principaux partis socialistes à leur propre impérialisme, leur soutien à la guerre et à l’union sacrée est déjà une crise majeure. Fernand Braudel estime que c’est à ce moment précis, en août 1914, que la vieille social-démocratie s’est effondrée. Elle n’a pas disparu comme force politique immédiatement, mais elle était devenue tout autre chose. Non plus une organisation internationaliste visant à une transformation sociale radicale, mais une organisation de « gestion loyale du capitalisme », comme l’a dit clairement Blum lors de son procès à Riom. Elle restait une « organisation ouvrière » en ce qu’elle négociait des avantages, des « acquis sociaux » pour le prolétariat qu’elle était censée représenter. Mais cette position n’était tenable qu’à deux conditions : 1° que le mode de production capitaliste continue de fonctionner sans trop de soubresaut – d’où son ralliement aux politiques économiques anti-crises de type keynésien – et 2° que les puissances capitalistes les plus avancées disposent de surprofits suffisants – ce qui découlait de leur position dominante dans le système mondial. Au fond, sur cette question, Lénine avait vu clair : la social-démocratie vivait des surprofits impérialistes. C’est d’ailleurs pour cette raison que les partis sociaux-démocrates, après s’être ralliés à leur propre impérialisme, se sont ralliés à l’impérialisme dominant, l’impérialisme américain. On voit clairement qu’avec la « mondialisation », ces deux conditions ont disparu, ce qui explique l’agonie pitoyable de la social-démocratie européenne.
En 1917, les bolcheviks russes crurent relever le drapeau du socialisme et, avec leur nouvelle internationale, l’Internationale Communiste, ils pensaient faire revivre l’idéal émancipateur des origines. Mais la révolution russe, dans l’esprit de ceux qui ont pris le pouvoir en novembre 1917 à Moscou, était un pari : loin de croire qu’ils pouvaient construire « le socialisme dans un seul pays », ils attendaient l’extension de la révolution aux principaux pays capitalistes et au premier chef en Allemagne. Ce pari a été perdu, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici et « l’arrière-train plombé de la révolution » en a pris la tête avec l’établissement du système stalinien, système qui est lui-même tombé en crise en dépit de ses succès économiques obtenus au prix de sacrifices humains terrifiants. Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques, comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme. Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la liquidation de l’URSS.
Rien n’était écrit par avance. « Les hommes font leur propre histoire », comme le disait Marx. Mais le socialisme, sous ses diverses variantes, sociales-démocrates aussi bien que communistes, a fonctionné comme un mécanisme d’intégration de la classe ouvrière au capitalisme. J’ai développé tout cela dans mon livre, Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009). La domination absolue du mode de production capitaliste apparaît ainsi comme le résultat paradoxal de l’histoire du « socialisme ayant réellement existé », à distinguer soigneusement des songes éveillés, des utopies qui lui ont donné naissance. On peut penser, comme le regretté Costanzo Preve, que tout cela découle d’une unique raison : les classes subalternes, comme la classe ouvrière, ne peuvent pas devenir des classes dominantes ! Le projet marxiste de la « dictature du prolétariat » est une contradiction dans les termes, quelque chose d’aussi impossible qu’un cercle carré. La direction de la société échoit toujours aux classes dominantes et non à une classe qui se définit justement par le fait qu’elle est dominée sur tous les plans.
Q. : Avec un constat aussi accablant, y a-t-il donc une chance de voir le socialisme renaître dans un futur plus ou moins proche ?
R. : Tout cela oblige à repenser fondamentalement les conditions de l’émancipation humaine. Que l’on garde les vieux noms de socialisme ou de communisme, cela n’importe guère, encore que le nom de « communisme » porte en lui-même des aspirations sociales et morales essentielles. Le communisme suppose l’existence du bien commun comme le bien le plus précieux et la conception de la société des hommes comme une  qui se gouverne elle-même, à l’opposé des conceptions hiérarchiques autoritaires ou de celles qui réduisent les relations sociales à des contrats entre individus égoïstes cherchant à maximiser leur utilité. Une chose est certaine, sauf à vouloir changer la nature humaine (ce à quoi rêvent les illuminés du « post-humain » ou les apôtres du « transhumanisme »), on ne pourra pas « amener l’homme à muer sa nature en celle d’un termite », comme le dit Freud dans Malaise dans la culture. La poussée à la liberté individuelle et la défense même des conditions d’une vie décente se heurte toujours à la volonté de domination absolue du capital. Et ce sera encore plus vrai demain. En effet, si les socialistes français ont pu affirmer – dès 1991 – que le « capitalisme borne notre horizon historique », on doit admettre aujourd’hui que l’horizon historique du capitalisme est particulièrement bouché. Dans Le capitalisme a-t-il un avenir ?, Immanuel Wallerstein et Randall Collins soutiennent que le mode de production capitaliste est voué à un effondrement certain à l’horizon de quelques décennies. Je partage globalement ce pronostic, pour les raisons qu’avancent ces deux auteurs et pour quelques autres raisons encore. La seule question est de savoir sur quoi débouchera cet effondrement : une société plus juste, plus fraternelle, capable de régler de manière économique ses rapports avec la nature ou un nouvel âge barbare, conforme à la théorie de l’histoire de Vico ? Mais encore une fois, comme rien n’est écrit dans « le grand rouleau », l’issue dépendra de nous, de notre capacité à faire que le futur soit le nôtre, comme le dit le philosophe italien Diego Fusaro. La perspective à penser d’urgence devrait reprendre les idéaux du socialisme et du communisme des origines – ce qui ne saurait être un retour au marxisme orthodoxe – mais dans les conditions nouvelles et en observant avec la plus grande attention les mouvements réels par lesquels passe aujourd’hui la résistance au capitalisme absolu.
Q. : Face à l’échec et aux désillusions du « communisme ayant réellement existé », beaucoup cherchent en effet désormais à renouer avec le « socialisme des origines » (tout comme nombre de chrétiens, d’ailleurs, déçus par l’involution de leur propre religion, en ont appelé au cours de l’histoire à un retour aux sources salvateur, c’est-à-dire à la doctrine originelle du Christ). Il est parfaitement juste et naturel, devant une suite de déceptions, d’en revenir aux commencements. Mais il n’est pas certain en revanche que tous les socialistes s’accordent sur ce qu’était le socialisme des origines, pas plus que les chrétiens n’ont pu le faire sur la doctrine du Messie, d’autant que tous les socialistes des premières générations ne défendaient évidemment pas les mêmes idées. Quel socialisme ou communisme originel appelleriez-vous donc de vos vœux ? Et, surtout, comment pourrait-il s’articuler avec les conditions pratiques particulières du monde contemporain, afin d’échapper en quelque sorte au piège du prophétisme irréaliste et utopique ?
R. : Je ne suis pas sûr qu’il y ait un « socialisme des origines » avec lequel on pourrait renouer. Je me méfie en général de tous ces « retour à… » dans lesquels on cherche une planche de salut dans ce qui n’est plus. Les océans de limonade de Fourier, c’est assez drôle mais le phalanstère a quelque chose de nettement plus inquiétant… Je veux bien qu’on aille chercher chez Proudhon un socialisme associatif qui nous guérirait des plaies du collectivisme bureaucratique, mais je me contenterai de rappeler que, pour Marx, la formule du communisme s’écrit ainsi : « producteurs associés » et je vois mal ce qu’un proudhonien pourrait y trouver à redire. Cette formule générale repose, d’une part, sur l’idée développée dans les Grundrisse selon laquelle le développement même du mode de production capitaliste a séparé le possesseur du capital du procès de production capitaliste, procès dont la direction appartient à des fonctionnaires, les directeurs d’usine qui ne sont plus propriétaires. D’autre part, la division du travail et l’automatisation intègrent la science comme « force productive directe » et créent un « general intellect », un intellect collectif qui unit tous les acteurs du procès de production, du directeur aux ouvriers non qualifiés. Autrement dit, pour Marx, il n’était absolument pas nécessaire d’imposer de l’extérieur un idéal d’organisation concocté par les « ingénieurs sociaux » : le communisme se coulera dans le prolongement même des tendances profondes du mode de production capitaliste et se contentera de prendre acte du caractère purement parasitaire que prenait la propriété capitaliste.
Les rêves de retour à la petite production marchande, à une situation idyllique qui n’a jamais existé, à des communautés ancestrales repeintes aux couleurs de la nostalgie, ne nous seront, je le crains, d’aucun secours. Seuls des intellectuels urbains, blasés de leur propre confort, peuvent embellir la  agraire d’antan. Celle-ci était le plus souvent un véritable système d’esclavage qu’on supportait par la routine, par le poids des croyances et superstitions ; et en son sein régnaient souvent des relations d’une violence qu’on aurait du mal à imaginer aujourd’hui. Elle avait aussi de bons côtés et stimulait sans doute des valeurs morales que nous regrettons. Mais si cette  agraire s’est si facilement défaite, ce n’est pas seulement à cause de la violence capitaliste – incontestable par exemple dans le cas anglais longuement analysé par Marx – mais aussi parce que dans une  de paysans libres, comme la France après la Révolution, les paysans voulaient obtenir les libertés de la vie urbaine. La chanson de Jean Ferrat, « La montagne », raconte cette histoire dans sa version nostalgique, mais elle oublie que la modernité technique est apparue comme une véritable libération. Ce que je dis du monde rural peut être facilement étendu. Je ne crois pas que nous soyons prêts à renoncer aux avantages que nous a donnés la coopération à grande échelle. Je vous réponds par internet et en utilisant un ordinateur coréen fabriqué en Chine avec des composants et des logiciels dont certains viennent des États-Unis ; et mon correcteur d’orthographe est québécois… La principale force productive, disait Marx, c’est la coopération ; et la division mondiale du travail exprime cette coopération élargie. Les gains de productivité qu’elle procure rendent plus accessible à une large partie de la population ce qui, autrefois, n’était même pas l’apanage des plus riches.
Vous pouvez toujours dire aux gens : « vous n’avez pas vraiment besoin de ceci ou de cela », « menez une vie frugale et plus conviviale, plus sobre et plus égalitaire. » Ces discours moralisateurs sont impuissants. Je peux à titre individuel décider de changer mon existence, renoncer à la possession de gadgets au profit d’une vie plus éthique, fondée sur la méditation ou les rencontres avec les autres. Mais je ne me sens aucun droit à dire aux autres comment ils doivent vivre. Dans toute une série de pensées contestataires (décroissance, retour à Ivan Illich, etc.), il y a au fond cette idée que le changement radical qu’appelle la crise de notre société ne peut trouver d’issue que dans un changement moral, dans l’adoption d’une nouvelle éthique individuelle que je pourrais partager mais qu’il est impossible de vouloir imposer à tout le monde. Je pressens dans tout cela une sorte de « dictature sur les besoins » qui était précisément la marque distinctive du collectivisme bureaucratique de l’URSS et de ses pays satellites, comme l’ont montré les théoriciens de l’école de Budapest, disciples de Lukàcs. Spinoza affirme : « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même ; et nous n’éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c’est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants. » (Éthique, V, p. XLII) Je crois que c’est la bonne manière de prendre les problèmes. Nous ne mènerons pas une vie meilleure et moins aliénée en refreinant notre appétit de consommation, toutes ces envies qui nous servent d’objets d’une satisfaction substitutive dans une société qui repose sur la valorisation de l’illimitation du désir et sur la frustration.
Il me semble plus utile de travailler comme l’a fait mon ami Tony Andréani sur les modèles de socialisme, réfléchir à des réformes de structures qui pourraient être mises en œuvre à un horizon humain assez proche. Par exemple, autant j’apprécie sur le plan théorique les travaux de la « Wertkritik », la « critique de la valeur » (Kurz, Jappe, Postone…) autant je trouve parfaitement fantaisiste l’idée que l’on puisse « sortir du capitalisme », comme ça, simplement en le décidant, un peu comme quand on décide de sortir de chez soi. Il faut imaginer des transitions dans lesquelles se combineront nécessairement des éléments d’une société entièrement nouvelle et des éléments du vieux monde. Je déteste le sectarisme. Les sectaires sont intransigeants, ils refusent toute transition comme une compromission, mais c’est parce que, au fond, ils n’ont nulle intention de rompre avec le vieux monde.
On peut très bien imaginer des expériences relativement amples de « socialisme associatif », c’est-à-dire basées sur le système coopératif – Andréani a beaucoup réfléchi sur les coopératives ouvrières – mais ces éléments de socialisme au sein d’une société dominée par le mode de production capitaliste doivent se soumettre aux lois générales du capital et ils sont nécessairement pervertis à plus ou moins long terme. On oublie trop que nous avons une longue expérience des mutuelles, des coopératives ouvrières, de la gestion par les salariés eux-mêmes de leurs entreprises, pour ne rien dire du vaste mouvement coopératif dans le monde agricole. Il faudrait aussi se souvenir que « l’État providence », qui n’est pas encore démantelé, contient de nombreux éléments de « socialisme », ce que d’ailleurs les capitalistes ne manquent pas de lui reprocher. Nous avons donc une vaste expérience d’un siècle et demi de luttes sociales et d’acquis. En étudier les points forts et les points faibles, comprendre succès et échecs, voilà qui nous serait bien plus utile que de rouvrir les grimoires du socialisme utopique !
Il faut penser les rapports entre un secteur marchand avec des entreprises privées, des entreprises publiques, des coopératives, et un secteur non marchand. J’avais esquissé quelques idées à ce sujet dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005). Mais il y a encore un problème plus important. Les théoriciens de la critique de la valeur, tout comme Michéa d’ailleurs, nous demandent de tourner le dos à la politique. Pour dire les choses rapidement, la  humaine est nécessairement une  politique, une  des lois. Il me semble impossible de penser une  non politique. L’utopie marxienne et marxiste, c’est cette idée de dépérissement de l’État, qui d’ailleurs justifiait la « dictature du prolétariat » comme forme transitoire vers l’extinction de l’État. Rompre avec cette utopie pour revenir au socialisme des origines, tout aussi utopique, c’est une opération qui n’a aucun sens. J’ai puisé dans la tradition républicaniste de quoi concevoir une république sociale qui serait le cadre adéquat rendant possible la transition entre la société actuelle et une société socialiste ou communiste. Il est une autre tradition vers laquelle on pourrait se tourner, celle du « socialisme libéral » italien de Carlo Rosselli et Giutizia e libertà. Mais on ne peut plus guère utiliser l’expression « socialisme libéral » sans s’exposer aux pires malentendus. Je préfère donc me dire « communiste républicain » : la république comme forme politique au service du bien commun, de la vie d’une  heureuse guidée par un choix réfléchi, comme l’aurait dit Aristote.
Q. : Articuler socialisme et républicanisme peut paraître à première vue étonnant, dans la mesure où les socialistes ont souvent été perçus à juste titre comme des opposants au régime républicain libéral qui, peu ou prou, s’est instauré en France depuis plus d’un siècle. En outre, l’internationalisme marxiste qui a tendu à prévaloir au fil du temps dans la nébuleuse révolutionnaire y a largement étouffé toute fibre républicaine. Force est pourtant de constater que les premières générations de socialistes, dans l’Hexagone, étaient volontiers animées d’une verve républicaine extrêmement forte, parfois associée d’ailleurs à un patriotisme qu’on aurait beaucoup de mal à assumer aujourd’hui sans être placé à l’extrême droite de l’échiquier politique. En quoi la tradition républicaniste pourrait-elle à vos yeux revivifier les débats actuels en faveur du socialisme ? Et, peut-être plus important encore, de quel républicanisme parlons-nous en l’occurrence ? Car la République telle que la concevait la tradition aristotélicienne, jusqu’à la Renaissance au moins, n’est peut-être pas totalement soluble dans le républicanisme des Lumières, sans rien dire des régimes républicains que nous connaissons concrètement au XXIe siècle, qui s’éloignent assez considérablement de leurs modèles d’ori­gine…
R. : Les mots sont archi-usés. République, socialisme, , internationalisme, communisme… Il faudrait pour chacun de ces mots redonner des définitions, re-fabriquer des concepts. Commençons par la République. Il y a sûrement un point commun à toute la tradition philosophique républicaniste : la république, c’est le bien commun et donc il y a l’idée que la vie politique des hommes n’est pas seulement une juxtaposition d’existences séparées, mais forme bien une , unie autour d’une certaine idée du bien commun. La deuxième idée du républicanisme est que la république a pour but de garantir la liberté, qu’elle est « la liberté par la loi », ce qui explique l’attachement des républicanistes à la séparation des pouvoirs, à la dynamique du conflit (Machiavel) ou encore, pour parler comme Pettit, à la « contestabilité garantie ». De tout cela se tire assez facilement l’idée centrale des républicanistes contemporains (de Pocock et Skinner à Pettit ou à moi-même) : la république, c’est la liberté comme non-domination. De quoi se tirent aisément des principes d’organisation qui, comme le remarque Philip Pettit, poussent au radicalisme social : la protection contre la domination suppose la protection du salarié dans ce contrat de subordination qu’est le contrat de travail, la protection du citoyen contre la puissance des riches, la protection des minorités contre la « tyrannie de la majorité », etc. Dans mon ouvrage Revive la République (Armand Colin, 2005), j’ai essayé de montrer justement la continuité entre républicanisme et socialisme. Après tout, c’est la vieille idée de Jaurès, le socialisme, c’est la république jusqu’au bout.
Vous m’interrogez sur les Lumières. Les républicanistes y étaient rares. Spinoza – disciple de Machiavel dans le Traité politique –, Jean-Jacques Rousseau et Kant : voilà les seuls penseurs franchement républicains. Pour la plupart, les autres penseurs des Lumières espèrent que le changement viendra d’en haut, d’un « despote éclairé », ou souhaitent une monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais ; et ils se méfient de l’irruption du peuple comme de la peste, bien éloignés sur ce point des vues du « très pénétrant Florentin », Machiavel, qui considérait les tumultes populaires comme le mouvement des humeurs saines dans une république, car c’est le peuple seul qui peut être le gardien de la liberté.
Évidemment, c’est une certaine manière de concevoir la république qui est la mienne. À cette république sociale, on peut opposer la république bourgeoise, « conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie ». Le heurt entre ces deux sortes de républiques a eu lieu pour la première fois en juin 1848. Par rapport à cet affrontement central, les notions de droite et de gauche, de  et d’antilibéralisme sont confuses. Les bourgeois « de gauche » étaient du côté de ceux qui ont fusillé les ouvriers qui réclamaient le droit au travail et la république sociale. Le  défend la liberté de conscience, la liberté d’expression et d’association, la liberté de la presse, etc. et évidemment aucune politique visant à l’émancipation humaine ne peut se développer si elle est privée de cet oxygène qu’est la liberté libérale ! Le socialisme étatiste ou autoritaire, croyant que seules les élites bureaucratiques éclairées peuvent dire au peuple ce qui est bon pour lui n’ont qu’un attachement modéré pour ces libertés libérales. L’expérience montre qu’ils sont souvent les premiers à les remettre en cause quand la situation se tend un peu. Et ce ne sont pas les développements de la police de la pensée et de la police de la parole au nom du « politiquement correct » qui pourront me faire changer de jugement sur ce socialisme. Pour toutes ces raisons, je refuse de faire partie des antilibéraux. En revanche, j’ai eu maintes fois l’occasion de constater que les hérauts du , s’ils sont de sourcilleux défenseurs du « libre marché » et de la « libre concurrence », s’accommodent volontiers de la surveillance généralisée et l’intrusion de l’État et des puissances financières dans la sphère privée, voire dans celle de l’intimité.
Ce que nous appelons couramment « république » aujourd’hui, ce n’est le plus souvent que le gouvernement des oligarchies où une caste – politique, financière et médiatique – se partage le pouvoir, le peuple n’étant admis qu’à voter au concours de beauté pluriannuel nommé « élections » où l’on doit choisir la « meilleure image » parmi tous ceux qui, quoi qu’il arrive, feront la « seule politique possible », celle du capital financier.
Q. : L’idée de République est souvent associée au nationalisme, ou du moins au patriotisme. Or, le socialisme, à l’opposé, est traditionnellement internationaliste. Faut-il concilier à vos yeux patriotisme et socialisme, et, si oui, comment y parvenir ?
R. : Marx disait que la lutte de classes est internationale dans son contenu mais nationale dans sa forme. Ce n’est pas une petite affaire. L’émancipation des travailleurs, telle qu’il la concevait, suppose donc la conquête de la « forme  » à travers laquelle seulement peut s’affirmer le contenu international de la lutte de classes. Ainsi l’opposition /internationalisme est-elle parfaitement absurde, en tout cas pour quiconque s’est mis à l’école de Marx ! D’ailleurs, le mot même d’internationalisme suppose qu’il y a des nations. Les marxistes – du moins certains d’entre eux – ont confondu l’internationalisme avec le mondialisme ou le cosmopolitisme. Mais Marx, défenseur infatigable des droits nationaux des Polonais et des Irlandais n’a jamais fait cette confusion. Aujourd’hui nous voyons bien que c’est le capitalisme lui-même qui détruit les nations (de l’Union Européenne aux bombardements « humanitaires » sur les pays du Proche et du Moyen Orient).
Je sais bien que la  engendre cette maladie épouvantable qu’est le nationalisme ou le chauvinisme. Mais ce n’est pas en laissant l’idée nationale aux nationalistes ou aux chauvins qu’on se protégera de cette maladie. C’est seulement en renouant le lien entre question nationale et question sociale. Les gauchistes cosmopolites ou mondialistes oublient que la seule tentative d’instaurer un pouvoir ouvrier en France, la Commune de Paris, cette « forme enfin trouvée de la république sociale », comme le disait Marx, a commencé par le refus du peuple parisien de voir la capitale désarmée et livrée aux Prussiens. Le puissant mouvement qui a trouvé son expression dans les conquêtes sociales de la Libération fut aussi étroitement et en un tout indissociable national et social.
En conséquence de ces analyses peut-être un peu trop théoriques il y a aussi une pensée stratégique. Si un mouvement de transformation advient – et il me semble que l’évolution du mode de production capitaliste le rendra inéluctable – il ne procédera pas de la vision d’une société idéale où les hommes vivront d’amour, mais, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire, de réactions défensives. Vouloir rester « maître chez soi », c’est la forme première de la revendication de la liberté – le citoyen libre dans une république libre, qui est l’idéal de Machiavel.
Pour ceux qui ne pensent qu’avec des schémas, ce mouvement peut prendre des formes étranges, comme on le voit en Grèce avec l’alliance entre la gauche radicale et un parti nationaliste de droite, ou comme on l’entend dans les discours de Pablo Iglesias et de Podemos où se mêlent les thèmes classiques des « indignés » et des appels à la souveraineté de la . Et ce n’est que le début ! Il faudrait parler de ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui et de cette confusion qui désoriente analystes et forces politiques classiques, tentant en vain de faire rentrer ce qui se passe dans ce pays dans les schémas classiques et faussement rassurants : fascistes contre antifascistes, libéraux contre antilibéraux, CIA comme Russie, etc.
Q. : Un socialisme républicain est-il nécessairement souverainiste ? Il y avait à la fin du XIXe siècle de vastes débats dans la nébuleuse socialiste, en France notamment, entre ceux qui défendaient un socialisme très centralisateur (dont l’internationalisme était souvent mâtiné en effet d’un fort patriotisme national), comme Jules Guesde, et ceux qui au contraire défendaient plutôt l’autonomie locale contre le pouvoir central (généralement disciples de Proudhon et partisans de Bakounine). Au sein de cette seconde mouvance, qu’on pourrait qualifier de fédéraliste, l’idée républicaine de « bien commun » n’était pas abandonnée ; mais on envisageait plutôt la chose publique comme un enchevêtrement de niveaux de pouvoirs, et l’on demandait à ce que chaque décision fût prise dans la mesure du possible à l’échelle la plus locale du gouvernement. Il s’agissait ainsi en quelque sorte de défendre la non-domination des particularismes locaux par le pouvoir central, car, selon la formule de Maurice Charnay, le véritable patriotisme est celui du cœur, qui nous attache au petit coin de terre régional « où nous sommes venus au monde et où nous voulons mourir ». Dans les cités-États antiques de Grèce, dans les communes du Moyen Age et dans les riches cités marchandes de la Renaissance italienne, les premières républiques de notre histoire furent précisément des républiques locales. Comment pensez-vous pour votre part la problématique du local et du national, ou si l’on veut du fédéral et du souverain, en relation avec votre défense d’un républicanisme socialiste ?
R. : Il faudrait d’abord s’entendre sur ce qu’on appelle souverainisme. Le Souverain est cette instance au-dessus de laquelle il n’est pas d’autre pouvoir. En ce sens le républicanisme n’est pas souverainiste : parce qu’ils défendent l’idée de liberté comme non-domination, parce qu’ils savent que la non-domination vise à protéger les individus y compris contre la tyrannie de la majorité, les républicanistes ne sont pas souverainiste. Aucun pouvoir ne peut être acceptable si les citoyens ne disposent pas de contre-pouvoirs effectifs, si n’existe pas une clause de contestabilité garantie pour le dire comme Philip Pettit. Les républicanistes comme moi ne sont pas opposés à l’existence d’une instance internationale à laquelle les citoyens pourraient faire appel pour défendre leurs droits fondamentaux. Dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005, j’écrivais : « Une République ne peut déléguer sa souveraineté que si cette délégation permet une meilleure protection de la liberté contre la domination. On pourrait admettre une cour européenne dont la fonction serait de protéger les citoyens contre l’arbitraire étatique ou patronal. Mais la cour de Luxembourg est essentiellement une cour qui protège les puissants contre les lois sociales imposées par la lutte séculaire des travailleurs. »
Le souverainisme est cependant plus souvent identifié à la souveraineté nationale. Un citoyen libre dans une république libre, tel est le principe républicaniste déjà énoncé par Machiavel. La liberté politique est impensable, si le pouvoir politique n’est pas responsable devant les citoyens mais devant une autorité extérieure, supranationale, comme c’est le cas dans l’Union Européenne sur les questions essentielles – le principe de subsidiarité ne laissant aux États-nations que la mise en musique des directives européennes, même si pour cela il faut balayer les résultats des élections démocratiques, ainsi que le prouve actuellement l’exemple grec. Il n’existe pas d’autre cadre politique, pas d’autre cadre dans lequel les hommes peuvent chercher à prendre leurs propres affaires en main, que l’État-. Il est à remarquer que l’impérialisme, en premier lieu l’impérialisme américain, cherche la destruction des États-nations, sauf évidemment l’État- que forment les USA. La pulvérisation de l’Irak, le chaos au Proche-Orient, la ruine des nationalismes arabes (nassériens, baasiste, etc.), tout cela constitue une régression terrible. Le prétendu « khalifat », qui prospère sur ces décombres, c’est la barbarie. Pour revenir à l’Europe, la résurrection sous les auspices du capital financier, du régime d’Empire, type Saint-Empire Romain germanique est une perspective que personne ne devrait souhaiter.
Reste la question du centralisme étatique, qu’on appelle parfois, mal à propos, jacobinisme. Il me semble que la souveraineté de l’État- n’implique ni le centralisme napoléonien (terme qui convient mieux que jacobin), ni le rabotage de toutes les particularités régionales. Lorsque que la Commune de Paris se soulève, Marx y voit « la forme enfin trouvée de la république sociale ». Et il commence à penser la phase transitoire entre capitalisme et communisme comme une fédération d’organisations type « commune de Paris ». On a souvent mal compris l’opposition Marx-Proudhon, Marx centralisateur contre Proudhon fédéraliste. En réalité leur opposition porte sur des questions théoriques (voir Misère de la philosophie) et la nécessité de construire un parti ouvrier apte à lutter sur le terrain politique, perspective à laquelle Proudhon était radicalement hostile. Mais l’opposition porte beaucoup moins sur les perspectives politiques à long terme. La formule de Marx définissant la société qui viendrait après le capitalisme comme celle des « producteurs associés » devrait parfaitement convenir à un partisan de Proudhon !
Pour revenir aux questions plus immédiates, il faut rappeler ceci : le premier Clemenceau, le Clemenceau radical des années 1880, s’était dans la bataille politique avec un programme politique démocratique radical, qui incluait la suppression des préfets, l’autonomie de gouvernement des communes et une réduction du pouvoir des administrations centrales. Il proposait en somme de faire un pas vers ce « gouvernement à bon marché », du type de la Commune de Paris, qui fut la première la république sociale. Et c’est pourquoi Engels et Marx proposaient aux socialistes français de soutenir la campagne de Clemenceau (Voir sur ce point mon livre La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011). Je suis un partisan des 36000 communes, aujourd’hui vilipendées et enserrées dans le carcan des communautés d’agglomération, des métropoles, etc. La démocratie communale devrait non pas être mise en pièce comme on le fait aujourd’hui mais restaurée et élargie. On devrait garantir la compétence universelle des communes, aujourd’hui remise en cause. La régionalisation, entreprise par De Gaulle, poursuivie par Deferre et Fillon, n’est qu’un machin visant à décharger l’État central de ses responsabilités tout en corsetant toujours plus les diverses collectivités locales et territoriales. Le récent découpage régional, qui relève du pur charcutage, devrait achever de convaincre ceux qui croient encore que la régionalisation à la sauve Ve République permettra l’extension de la démocratie. Cependant, si l’unicité de la loi est garantie, on peut envisager d’élargir le rôle des régions et des départements. Les élus locaux sont souvent plus proches des électeurs et plus sensibles à leur pression ! Mais le mouvement devrait partir d’en bas et non des décisions bureaucratiques prises par les spécialistes de l’aménagement du territoire … en fonction des intérêts de la caste dominante.
Que les particularismes locaux soient préservés, j’y suis plutôt favorable. On pourrait très bien apprendre une langue régionale à l’école publique sans remettre en cause le français comme langue nationale. Mais la condition est que cela reste optionnel. Le brassage de la population française fait que ces langues régionales n’ont tout de même plus beaucoup d’importance et sont ignorées de la majeure partie des habitants des régions concernées. Et puis quelle langue régionale enseignera-t-on en Île-de-France, en Bourgogne, dans les pays de Loire, etc. ? Ce n’est pas un problème spécifiquement français. L’Italie est beaucoup plus régionalisée que la France et certaines régions comme le Val d’ Aoste ou le Tyrol italien admettent officiellement une langue régionale autre que l’italien. Elles sont théoriquement bilingues. Pour connaître un peu le Val d’Aoste, j’ai pu me rendre compte que les valdotains parlent de moins en moins français et que l’italien domine aujourd’hui de manière écrasante, ce qui n’était pas le cas il y a trente ans. Il est à craindre que, bien souvent, les particularismes régionaux ne soient plus que du folklore, type « Bienvenue chez les Chtis ». Mais, encore une fois, si se développent les formes d’autogouvernement local, on pourra voir dans quelle mesure ces particularismes sont encore vivants.
Pour résumer : oui au développement de l’autogouvernement local, non à la dissolution des nations, non à l’instrumentalisation des particularismes régionaux par une politique de mise en concurrence et d’extension indéfinie du domaine du marché.


[Interview donnée à la revue Krisis, n°42, décembre 2015]

mardi 8 décembre 2015

Spinoza vu par Hegel

Leçons sur l'histoire de la philosophie. Werke, 20. Suhrkamp

Traduit de l'allemand par Denis Collin
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La philosophie de Descartes a pris de très nombreux tours non spéculatifs. A elle, se rattache immédiatement Spinoza, qui l’a poussée à toutes ses conséquences. Il a surtout étudié la philosophie de Descartes et parlé dans sa terminologie. Le premier écrit1 de Spinoza est « Principes de la philosophie de Descartes ». La philosophie spinoziste se présente par rapport à la philosophie de Descartes seulement comme une amplification conséquente et une application de ce principe. Pour lui l’âme et le corps, la pensée et l’être cessent d’être des choses particulières, étant chacune en soi. Spinoza, en tant que Juif, rejeta complètement le dualisme qui caractérisait le système de Descartes. Cette profonde unité de sa [158] philosophie, telle qu’elle se manifeste en Europe, l’esprit, l’infini et le fini identiquement en Dieu, non comme dans un troisième terme, c’est comme un écho de l’Orient.2 La vision orientale de l’identité absolue est introduite dans la pensée européenne et rapprochée encore plus immédiatement du philosopher européen cartésien.
Tout d’abord, il faut toutefois considérer les circonstances de la vie de Spinoza. Il est né à Amsterdam en 1632 dans une famille juive portugaise et a été prénommé Baruch, prénom qui a cependant été changé en Bénédikt. Dans sa jeunesse, il a reçu l’enseignement des rabbins. Cependant, tôt, il se prit de querelle avec les rabbins de la synagogue à laquelle il appartenait. Ils s’étaient émus de ce qu’il s’était déclaré contre les rêveries talmudistes. De bonne heure, il se trouva à l’écart de la synagogue. Les rabbins craignaient que son exemple pût avoir de mauvaises suites. Ils lui offrirent 1000 florins de traitement annuel s’il voulait bien cohabiter avec eux et se tenir tranquille. Il le refusa. Leurs persécutions allèrent alors si loin qu’ils pensèrent à l’écarter de leur chemin par l’assassinat et à peine put-il échapper au poignard pointé sur lui. Aussitôt il abandonna formellement la  juive, sans toutefois rejoindre l’église chrétienne. Il s’appliquait maintenant avant tout à la langue latine, étudiait Descartes et donna aussi une présentation de son système, « exposé selon la méthode géométrique », qui est incluse dans ses oeuvres. Plus tard, il écrivit son Tractatus theologico-politicus ; par là, il acquit une grande célébrité. Il y est question de l’enseignement de l’inspiration, un traitement critique des livres mosaïques et, de même, avant tout du point de vue que ces lois se limitent aux Juifs. Ce que les théologiens chrétiens postérieurs [159] ont écrit de critique sur cette question, par où il doit devenir habituel de montrer que ces livres ont été rédigés postérieurement et pour partie sont plus récents que la captivité à Babylone, — un chapitre capital pour les théologiens protestants par quoi les nouveaux se distinguent des plus anciens et se mettent en avant avec beaucoup d’ostentation — , tout cela se trouvait déjà dans ce livre de Spinoza.
Celui-ci alla ensuite à Rynsburg près de Leyde et vécut, soumis à l’attention de nombreux amis, mais calmement, à partir de 1664, puis d’abord à Voorburg, un village près de La Haye et ensuite à La Haye même, et gagna sa vie dans la fabrication de verres optiques ; la Lumière le préoccupait. Il vivait pauvrement ; il avait des amis et aussi de puissants protecteurs. Il refusa les plus grands cadeaux que lui faisaient des amis riches (et même des seigneurs). Il se le défendit comme Simon de Vries voulait l’établir comme son héritier, accepta de lui un salaire annuel de 300 florins, abandonna sa part de l’héritage paternel à sa soeur. Par le prince électeur palatin, très hautement noble et libre des préjugés de son temps, il fut appelé à être professeur à Heidelberg, où il aurait pu enseigner et écrire en toute liberté, du moment que « le prince croit qu’il n’en abusera pas pour inquiéter ouvertement la religion établie. » Spinoza, dans ses lettres publiées, déclina cette invitation, mais avec prudence, parce qu’il ne savait dans quelle limite cette liberté philosophique devrait être enfermée, pour qu’il ne paraisse pas inquiéter ouvertement la religion fermement établie. Il demeura en Hollande, un pays au plus haut point intéressant pour la culture universelle, qui le premier en Europe donna l’exemple d’une tolérance totale et garantit aux individus un asile pour la liberté de pensée ; si furieusement que se déchaînaient les théologiens de ce pays contre la philosophie cartésienne, comme par exemple Bekker et Votius, ceci n’avait [160] pas cependant les conséquences qui en auraient suivi dans d’autres pays.
Il mourut le 21 février 1677, dans sa 44° année, atteint de phtisie, dont il souffrait depuis longtemps — en accord avec son système dans lequel toute particularité et toute unicité disparaissent dans la substance unique. Son oeuvre maîtresse, l’Ethique, fut publiée pour la première fois après sa mort par Louis Mayer, un médecin et l’ami de confiance de Spinoza. Elle se compose de cinq parties : la première traite de Dieu (De Deo) ; la seconde de la nature et de l’origine de l’esprit (de natura et origine mentis). Ainsi elle ne traite pas de la nature — étendue et mouvement — mais au contraire passe de Dieu même à l’esprit par l’aspect éthique. Le troisième livre traite des affects et des passions (De origine et natura affectuum) ; le quatrième de leur force ou de la servitude de l’homme (De servitute humana s. de affectuum viribus.) ; enfin le cinquième de la puissance de l’intelligence, de la pensée ou de la liberté de l’homme (de potentia intellectus s. de libertate humane). Le professeur Paulus, membre du consistoire, édita ses oeuvres à Iéna. J’ai été intéressé à cette oeuvre par la collation des traductions françaises. Comme il avait attiré sur lui une grande haine de la part des rabbins, de même il devait s’en attirer une plus grande encore chez les chrétiens et avant tout chez les théologiens protestants, en premier lieu à cause de son « Tractatus Théologico-philosophicus » mais aussi à cause de toute sa philosophie que nous allons maintenant étudier. Un religieux protestant, Colerus, publia un récit de la vie de Spinoza ; il s’emportait en vérité fortement contre lui, mais il donnait des informations à peu près justes et généreuses au sujet de sa fortune : comment il laissait seulement 200 Talers pour les dettes qu’il avait eues, etc. A l’inventaire le barbier fit parvenir une facture du « bienheureux monsieur Spinoza ». Le prédicateur s’en scandalise et fait cette remarque au sujet de ce compte : « s’il avait su de quel genre de fruit il s’agissait, il ne l’aurait certainement pas [161] nommé bienheureux ! » Sous le portrait de Spinoza est écrit : signum reprobationis in vultu gerens — le plus sombre trait d’un penseur profond, et cependant doux et bienveillant : reprobationis sans doute — non pas une réprobation passive, mais au contraire une réprobation active des préjugés, des erreurs et des souffrances impitoyables des hommes.
Ce que vise son système, c’est très simple et tout à fait facile à saisir. Une difficulté réside en partie dans le méthode, dans la méthode renversée selon laquelle il expose ses pensées3, et aussi dans la limite de l’examen par lequel il passe de manière insatisfaisante sur les points essentiels et sur les questions principales.
La philosophie de Spinoza est l’objectivation du cartésianisme dans la forme de la vérité absolue. L’idée simple de l’idéalisme de Spinoza est la suivante : ce qui est vrai, c’est seulement et tout simplement la substance unique, dont les attributs sont la pensée et l’étendue (nature) ; et seulement cette unité absolue est réelle, elle est la réalité — seule elle est Dieu. C’est comme chez Descartes, l’unité de la pensée et de l’être ou ce que le concept de son existence contient en lui-même. La substance de Descartes, l’idée, a bien complètement son être dans son concept, mais c’est seulement l’être comme être abstrait, non l’être comme être réel ou comme étendue. Au contraire les corporéités sont d’une autre substance et non pas un mode de celle-ci. De même le Je, la chose pensante, est pour soi, aussi un autre être qui subsiste par soi.4 Cette indépendance des deux extrêmes est surmontée par le spinozisme et ils deviennent des moments de l’être un absolu. Nous voyons qu’on arrive ici au point de saisir l’être comme unité des contraires. C’est l’intérêt majeur, de ne pas laisser en chemin la contradiction ; elle ne devra plus être mise de côté  — la médiation, le dénouement de la contradiction est la chose capitale. La contradiction n’est pas [162] posée dans l’abstraction du fini et de l’infini, de la limite et de l’illimité, mais au contraire de la pensée et de l’étendue. Nous ne disons pas « être » car c’est l’abstraction qui est seulement dans la pensée. La pensée est le retour en soi, le simple être égal à soi-même ; mais c’est l’être en général — aussi il n’est pas difficile de montrer son unité. L’être, pris plus précisément, est l’étendue.

Critique de la philosophie de Spinoza


a) On accuse le spinozisme d’être un  : Dieu et la nature (le monde) c’est un, les deux ne sont pas séparés. Cela ferait de la nature le véritable Dieu ou de Dieu la nature, si bien que Dieu disparaîtrait et que seule nature serait posée. Bien plutôt Spinoza ne pose pas la nature et Dieu l’un en face de l’autre, mais au contraire la pensée et l’étendue. Et Dieu est l’unité, la substance absolue dans laquelle c’est plutôt le monde, la nature qui s’abîme et disparaît. Les adversaires de Spinoza font comme s’ils s’intéressaient à Dieu, comme si cela était à eux de le faire pour lui. Mais les gens qui parlent contre Spinoza ne doivent pas le faire au sujet de Dieu mais au sujet du fini ou de soi soi-même. De Dieu et du fini nous donnons des relations de trois sortes. 1°  Le fini est et de même seulement nous sommes, et Dieu n’est pas. C’est l’. Ainsi le fini est pris absolument, il est le substantiel, et Dieu, donc, n’est pas. 2°  Dieu seul est, le fini n’est pas véritablement, il est seulement phénomène, apparaître. 3°  Dieu est et nous sommes aussi ; c’est l’unité synthétique pauvre, c’est l’accommodement de la justice. Chaque côté est aussi substantiel que l’autre, c’est la sorte de présentation suivante : Dieu a la gloire, il est au-delà, et de même les choses finies ont l’être. La raison ne peut pas s’arrêter dans une telle indifférence à l’égard d’une telle position. La nécessité philosophique est par là de saisir cette différence, si bien que la différence ne soit pas laissée en chemin, mais au contraire qu’elle ressorte toujours de la substance mais sans être pétrifiée dans le dualisme. Spinoza est au dessus de ce dualisme ; de même l’est la religion quand nous [163] changeons les représentations dans la pensée. Des deux premiers rapports est le premier , quand les hommes établissent le libre arbitre de la volonté, leur vanité, les choses naturelles finies comme la fin suprême. Ceci n’est pas le point de vue de Spinoza : Dieu seul est la substance unique ; la nature, le monde est d’après une expression de Spinoza seulement affection, mode de la substance, mais n’est pas substantielle. Le spinozisme est aussi un a-cosmisme. L’être du monde, l’être fini, la finitude n’est pas le substantiel — c’est seulement Dieu. C’est l’opposé de ce que soutiennent ceux qui accusent Spinoza d’ : chez lui il y a trop de choses en Dieu. «  Dieu est l’identité de l’esprit et de la nature, de même la nature, l’individu humain est aussi Dieu  ». Tout à fait exact ! Mais ils oublient qu’eux-mêmes y sont placés, ils ne peuvent oublier qu’ils ne sont rien. Ceux qui noircissent Spinoza de cette façon veulent considérer non pas Dieu mais le monde, le fini. Ils prennent à mal que ceci ne puisse pas valoir comme substantiel, ils prennent à mal leur propre déchéance.
b) Deuxièmement : la méthode démonstrative. Elle appartient à la méthode de la connaissance par entendement. C’est la méthode géométrique : axiomes, explications, théorèmes, définitions viennent en premier. Dans les temps nouveaux (Jacobi) on pose en principe que toute démonstration, tout savoir scientifique conduit au spinozisme, qu’il serait seul la méthode conséquente de la pensée5 ; ceci devrait conduire, à cause de ce que cela ne vaut essentiellement rien, à mettre en avant le seul savoir immédiat. Jacobi prend le spinozisme comme , parce qu’il y voit que Dieu n’est pas différencié du monde. Mais si on dit cela, alors le monde reste pérennisant dans la représentation ; mais chez Spinoza le monde ne se pérennise pas. On peut ajouter que la démonstration conduit au spinozisme si seulement on comprend là-dessous seulement la méthode de la connaissance par entendement. Spinoza est le point capital de la philosophie moderne : [164] ou le spinozisme, ou pas de philosophie. Spinoza a cette grande phrase : toute détermination est une négation.6 Le déterminé est le fini ; alors il peut être montré de tout cela et aussi le penser (par opposition à l’étendue) qu’il est un déterminé et qu’il renferme aussi une négation ; son essentiel repose sur la négation. Parce que Dieu est seulement le positif, l’affirmatif, tout chose autre est seulement une modification et non un étant en et pour soi. Ainsi Dieu seul est la substance. Aussi Jacobi a raison. La simple « Détermination » — Bestimmung — (la négation appartient à la forme) est un Autre contre la déterminité absolue, la négativité, la forme. La véritable affirmation est la négation de la forme. C’est la forme absolue. La marche de Spinoza est juste ; seule une phrase est fausse, dans laquelle il expose seulement un côté de la négation. Par l’autre côté la négation est négation de la négation et par là affirmation.
g) Le principe de la subjectivité, de l’individualité, de la personnalité ne se trouve donc pas dans le spinozisme, parce que la négation y est saisie seulement de façon unilatérale. La conscience, la religion se révolte contre cela. Le principe leibnizien d’individuation (dans les monades) intègre Spinoza. L’entendement a des déterminations qui ne se contredisent pas. La négation est simple déterminité. La négation de la négation est contradiction ; elle nie la négation ; ainsi est-elle affirmation mais aussi négation généralement. Cette contradiction, l’entendement ne peut pas la soutenir ; elle est le raisonnable. Ce point fait défaut à Spinoza ; c’est son manque. Le système de Spinoza est dans la pensée panthéisme absolument élevé et monothéisme. La substance absolue de Spinoza n’est rien de fini, rien du monde naturel. Cette pensée, cette conception est le fond ultime, l’identité de l’étendue et de la pensée. Nous avons devant nous deux déterminations, l’universel, l’étant en soi et pour soi, et deuxièmement [165]la détermination du particulier et de l’isolé, l’individualité. Alors il n’est pas difficile de montrer du particulier, de l’isolé, qu’il est en général le borné, que son concept généralement dépend d’un Autre, qu’il est dépendant, non pas véritablement existant pour soi, non pas véritablement réel. En considération du déterminé, Spinoza a établi la proposition omnis determinatio est negatio ; aussi c’est seulement le non-particulier, l’universel qui est véritablement réel, seulement substantiel. L’âme, l’esprit est une chose isolée, est comme tel borné ; ce qui, d’après cela, est une chose isolée est une négation et n’a pas de véritable réalité. La simple unité de la pensée auprès d’elle-même s’exprime en effet comme la substance absolue.
C’est dans sa totalité l’idée spinoziste. Elle est celle-là même qui chez les Eléates est le on.7 C’est la conception orientale qui s’est exprimée pour la première fois en Occident avec Spinoza.8 En tout, il est à remarquer ici que le penser doit s’être hissé jusqu’au point d’appui du spinozisme ; c’est le commencement essentiel du philosopher. Quand on commence à philosopher, aussi doit-on d’abord être spinoziste. L’âme doit se baigner dans cet éther de la substance une, elle doit s’être enfoncée dans le tout que l’on a tenu pour vrai. C’est cette négation de tout particulier à laquelle chaque philosophe doit être parvenu ; c’est la libération de l’esprit et son fondement absolu. La différence avec la philosophie éléate est seulement celle-ci que, à travers la chrétienté dans le monde moderne dans l’esprit l’individualité concrète est totalement présente. Auprès de cette exigence infinie du tout concret la substance n’est cependant pas déterminée comme concret en soi. Aussi, là le concret n’est pas dans le contenu de la substance, aussi tombe-t-il seulement dans la pensée réfléchissante et c’est d’abord de cette opposition infinie de cette dernière que résulte même chaque unité. De la substance en tant que telle, il n’y a rien de plus à dire ; il est seulement possible de parler du philosopher à son sujet et [166] des contradictions surmontées qu’elle renferme. La distinction tombe seulement celle de quelle espèce sont les oppositions qui sont surmontées en elle. Ceci, Spinoza l’a montré de beaucoup pas tant que les Anciens n’étaient parvenus à le faire.
Cette idée spinoziste doit être reconnue comme véritable et fondée. La substance absolue est le vrai, mais elle n’est pas encore tout le vrai ; elle doit aussi être pensée comme active, vivante, en soi et par là être déterminée comme esprit. La substance spinoziste est l’universel et aussi la détermination abstraite ; on peut dire qu’il s’agit du fondement de l’esprit, mais non en tant que sol se tenant fermement en dessous, mais au contraire, en tant que simple unité abstraite qui est l’esprit en soi. Si on en s’en tient à cette substance, on ne peut parvenir à aucun développement à aucune spiritualité, à aucune activité. Sa philosophie est seulement la substance indifférenciée, non pas esprit, parce qu’elle n’est pas le trinitaire. La substance reste dans la rigidité, dans la pétrification, sans les sources de Böhm.9 Les déterminations isolées dans la forme des déterminations de l’entendement ne sont pas les esprits des sources de Böhm qui travaillent les uns dans les autres et s’épanouissent. Dans la substance une, toutes les différences et déterminations des choses et de la conscience reculent ; ainsi, peut-on dire, dans le système spinoziste, tout se trouve rejeté dans l’abîme de l’anéantissement. Mais il n’en revient rien et le particulier dont il parle est seulement trouvé à l’arrivée, emprunté à la représentation sans ce que cela ait été justifié. Si cela devait être justifié, Spinoza aurait du le déduire, le tirer de sa substance ; elle ne s’ouvre pas sur ce qui serait vie, spiritualité. Ce qui arrive à ce particulier, donc, est qu’il est seulement une modification de la substance absolue, rien de réel n’étant en lui ; l’opération est pour lui seulement de dégager sa détermination, sa particularité, de le rabattre dans la substance absolue unique. Ceci est ce qui est insuffisant [167] chez Spinoza. La différence est posée extérieurement, elle demeure extérieure, on ne peut rien en saisir. Avec Leibniz, nous allons voir l’opposé, l’individualité fait en principe, de sorte que le système spinoziste est ainsi intégré extérieurement à travers Leibniz. C’est le grandiose de la manière de penser de Spinoza, de pouvoir renoncer à tout déterminé, à tout particulier, de pouvoir s’en tenir seulement à l’un, de pouvoir ne considérer que lui ; c’est une grandiose pensée, qui pourtant doit seulement être le fondement de tout examen véritable. Car c’est une immobilité rigide dont la seule efficacité est de tout jeter dans le gouffre de la substance, dans lequel tout disparaît, toute vie déchoit en elle-même ; Spinoza lui-même est mort de consomption10. C’est l’universel.
Quelques autres déterminations sont encore à mentionner. La méthode employée par Spinoza pour l’exposition de sa philosophie est, comme chez Descartes, la méthode géométrique, celle d’Euclide, celle que l’on tient pour la plus éminente quand on veut l’évidence mathématique, mais qui, inutilisable pour le contenu spéculatif, est dans son élément avec les sciences de l’entendement finies. Cela apparaît comme un manque concernant la forme extérieure, mais c’est un manque fondamental. Dans sa méthode mathématique démonstrative, Spinoza part des définitions ; celles-ci concernent l’ensemble des déterminations. Et elles sont prises directement, présupposées11 et non pas dérivées ; il ne sait pas comment il en arrive là. Les moments essentiels du système sont déjà parfaitement contenus dans les déductions directes12 des définitions, sur lesquelles toutes les démonstrations ultérieures doivent être rabattues. Mais d’où viennent les catégories qui commencent ici comme définitions ? Nous les trouvons en nous dans la formation scientifique. Il ne pourra pas non plus être développé à partir de la substance unique qu’il y a la Raison, la Volonté, l’Étendue, mais au contraire on en parlera directement dans ces déterminations. Et cela tout naturellement ; car c’est déjà l’Un où rentre pour y disparaître et d’où rien ne ressort.
[168] 1. Spinoza commence (dans l’Ethique) avec les Définitions ; il faut à partir de là considérer ce qui suit.
a) La première définition de Spinoza est la cause d’elle-même (causa sui). Il dit : «  Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence [ou concept] contient en elle-même l’existence ou ce qui ne peut pas être pensé autrement qu’existant.  » L’unité de la pensée et de l’existence est ainsi établie de prime abord (l’essence est l’universel, le penser) ; et il s’agira toujours de cette unité. Causa sui est une expression importante. L’effet sera opposé à la cause. La cause de soi est la cause qui agit, sépare un autre ; mais ce qu’elle produit, c’est elle-même. Dans la production, elle surmonte en même temps la différence ; le fait de se poser comme un autre est la chute et en même temps la négation de cette perte. C’est là un concept entièrement spéculatif. Nous présupposons que la cause agit en quelque chose, et que l’effet est quelque chose d’autre que la cause. Ici au contraire, le sortir-de-soi de la cause est immédiatement surmonté, la cause de soi produit seulement soi-même. C’est ici un concept fondamental dans tout ce qui est spéculatif. C’est la cause infinie dans laquelle la cause est identique à l’effet. Si Spinoza avait développé plus loin ce qui se tient dans la causa sui, sa substance n’aurait pas été le rigide.
b) la deuxième définition est celle du fini. «  Est fini ce qui est limité par un autre de son genre.  » Car là où il a une fin, il n’est plus là, il est autre. Mais cet autre doit être du même genre. Car les choses qui veulent se limiter, pour pouvoir se limiter doivent avoir un point de contact, une relation l’un avec l’autre13, c’est-à-dire doivent être du même genre, s’élever sur le même sol, avoir une sphère commune. C’est le côté affirmatif de la limité. «  Une pensée peut seulement être limitée par une autre pensée, un corps par un autre corps, mais une pensée ne peut pas être limitée par un corps ni un corps par une pensée.  » Cela, [169] nous l’avons vu chez Descartes : la pensée est pour elle-même la totalité et il en va de même pour l’étendue ; elles n’ont rien à faire l’une avec l’autre. Chacune est la clôture en elle-même. La relation à l’autre est la limite.
c) la troisième définition est celle de la substance.   «  J’appelle substance ce qui est en soi et est conçu par soi ou dont le concept ne nécessite pas le concept d’une autre chose dont il serait rempli.  », — ce qui n’a pas besoin d’un autre ; sans quoi cela serait fini, accidentel. Ce qui nécessite un autre pour pouvoir être conçu n’est pas absolu mais assujetti à un autre.
d) Quatrième définition. Ce qui vient en second après la substance, ce sont les attributs ; ceux-ci lui appartiennent. «  Par attribut, j’entends par attribut ce qui l’entendement conçoit de la substance comme constituant son essence  » ; et seulement ceci est vrai chez Spinoza. C’est la grande détermination. L’attribut est en vérité déterminité, mais totalité. Il y a en a seulement deux, la pensée et l’étendue. L’entendement les saisit comme l’essence de la substance, l’essence n’est pas plus élevée que la substance mais au contraire elle est seulement essence dans la réflexion de l’entendement. Cette réflexion est en dehors de la substance. Elle peut être réfléchie de deux manières, comme pensée et comme étendue. Chacune est totalité, contenu de toute la substance, mais seulement sous une certaine forme ; par là même les deux côtés sont en soi identiques, infinis. Ceci est le véritablement accomplissement. Dans l’attribut l’entendement saisit la substance toute entière. Mais où la substance passe dans l’attribut, cela n’est pas dit.
e) Cinquième définition. Ce qui vient en troisième est le mode. «  Par mode, j’entends les affections de la substance ou encore ce qui est dans une autre chose, par laquelle il peut être conçu.  » Aussi la substance est conçue par soi-même ; l’attribut n’est pas ce qui est formé par soi-même, mais au contraire a une relation avec l’entendement concevant, mais aussi longtemps qu’il conçoit l’essence ; le mode fini est ce qui n’est pas conçu comme l’essence mais au contraire à travers et en quelque chose d’autre. Ces trois moments, Spinoza aurait non pas les poser comme concepts, [170] mais au contraire les déduire. Les trois dernières déterminations sont tout à fait importantes. Elles correspondants à ce que nous distinguons plus précisément comme Universel, Particulier et singulier. Mais on ne doit pas les prendre comme formelles mais au contraire dans leur sens véritablement concret. L’universel concret est la substance, le particulier concret est le genre. Le père et le fils sont ainsi des particuliers mais dont chacun contient la nature entière de Dieu (seulement sous une forme particulière). Le mode est le singulier, le fini comme tel, lequel entre en connexion extérieure avec l’autre. Spinoza a ainsi une descente ; le mode est l’entravé. Le défaut de Spinoza est qu’il saisit le troisième uniquement comme mode, comme mauvaise singularité. La véritable singularité, l’individualité, la véritable subjectivité n’est pas seulement l’éloignement de l’universel, la détermination tout court ; au contraire, c’est en tant que déterminé tout court l’étant-pour-soi, seulement le déterminant soi-même. Le subjectif est ainsi de même le retour à l’universel ; le singulier est l’étant auprès de soi-même et aussi l’universel. Le retour consiste en ceci qu’il est l’universel auprès de lui-même et Spinoza n’a jamais poursuivi jusqu’à ce retour. La substantialité figée est ce qui vient en dernier chez Spinoza et non la forme infinie ; cela il ne le pouvait pas. C’est toujours cette pensée dans laquelle la déterminité disparaît.
Sixièmement, la définition de l’infini est encore importante. L’infini a la signification double suivant qu’il est pris comme infiniment nombreux ou comme l’infini en soi et pour soi. « De l’infini dans son genre (in suo genere inifinitum) on peut nier une infinité d’attributs. L’infini absolu est tel que appartient à son essence tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation. » Dieu est l’être absolument infini et l’infini est l’affirmation de lui-même.
Plus loin, Spinoza différencie l’infini de l’imagination (infinitum imaginationis) et l’infini de la [171] pensée (infinitum intellectus, infinitum actu). La plupart des hommes parviennent seulement au premier. Celui-ci est le mauvais infini, quand on dit « et ainsi de suite jusqu’à l’infini », par exemple l’infinité de l’espace d’étoile en étoile, les hommes le veulent sublime, de même dans le temps. Les séries infinies en mathématiques, le nombre, sont de la même sorte. Une fraction peut-être représentée comme nombre décimal ; c’est mauvais ; 1/7 est le véritable infini à quoi rien ne manque. Les séries infinies sont imparfaites ; leur contenu est en vérité limité. Mais l’infinité qu’on a présente à l’esprit d’habitude quand on parle d’infinité. Et si on peut essayer de la concevoir de manière plus élevée, elle n’est rien de présent, elle ressort toujours du négatif, elle n’est pas actu. L’infinité philosophique, ce qui est infini en acte, est l’affirmation de soi même. L’infini de l’intellect, Spinoza le nomme affirmation absolue. Tout à fait vrai ! Mais il aurait été mieux de pouvoir l’énoncer comme « C’est la négation de la négation » — Spinoza ici aussi emploie des exemples mathématiques pour l’explication du concept d’infinité ; dans ses operibus postumis, par exemple, il en vient à la figure, comme image de cette infinité (et aussi avant son Ethique). Il a deux cercles qui sont inclus l’un dans l’autre mais ne sont pas concentriques. Le plan entre les deux cercles ne peut pas être indiqué, il n’est pas exprimable par un rapport déterminé, pas commensurable. si je veux le déterminer, je dois prolonger à l’infini, une série infinie14. C’est le dehors, il est toujours imparfait, toujours entaché de négation. Et pourtant ce mauvais infini est terminé, limité, affirmatif dans chaque niveau actuel. L’affirmatif est ainsi négation de la négation ; duplex negatio affirmat, d’après une règle de grammaire connue. L’espace entre les deux cercles est un espace parfait, il est effectif et non unilatéral ; et pourtant la détermination de l’espace ne peut pas être suffisamment donnée en termes de nombres. Le déterminer n’épuise pas l’espace lui-même ; et pourtant il est en acte. Ou une [172] ligne, une ligne finie consiste en un nombre infini de points et est cependant présente, en acte.15 L’infini doit être représenté comme effectivement actuel. Le concept de « cause de soi » est ainsi la véritable infinité. Aussitôt que la cause a au-dessus d’elle un autre, l’effet, le fini est présent ; mais ici cet autre est en même temps surmonté, il est à nouveau la cause elle-même.
Septième définition. « Dieu est l’être absolument infini, ou la substance, qui consiste en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence (essentiam) éternelle et infinie. » L’infini est l’indéterminé, le nombreux infini et indéterminé ; ensuite seulement deux attributs sont admis par Spinoza.
Toute la philosophie de Spinoza est contenue dans ces définitions ; mais celles-ci sont des déterminations universelles et ainsi totalement formelles. Le défaut est qu’il commence ainsi par les définitions. En mathématique, cela peut être admis, puisque les définitions sont des présuppositions16 ; le point, la ligne sont présupposés. En philosophie le contenu doit être connu comme le vrai en soi et pour soi. Une fois, on peut aboutir à la justesse de la définition nominale de sorte que le mot « substance » corresponde à cette présentation, laquelle indique la définition. Autre chose est que ce contenu soit vrai en soi et pour soi. Pour la méditation philosophique, c’est la chose capitale. Cela, Spinoza ne l’a pas fait. Il a établi des définitions, lesquelles expliquent ces pensées simples, en tant qu’elles représentent le concret. Mais le nécessaire serait à rechercher si ce contenu était vrai. En apparence, c’est seulement l’explication des mots qui est indiquée, mais le contenu, ce qui est dedans, compte. Tout autre contenu est ramené la-dessus, de sorte que celui-ci est démontré. Mais de ce premier contenu tout autre est dépendant (exhrthtai chez Aristote). « L’attribut est ce que l’entendement de [173] Dieu pense. » D’où vient l’entendement (hormis Dieu) qui produit une telle méditation ? Ainsi tout rentre et ne sort pas. Les déterminations ne sont pas développées à partir de la substance, elle ne se résout pas à ces attributs.
2. L’étape suivante après ces définitions consiste dans les théorèmes, les propositions. Il développe toutes sortes de démonstrations. La chose capitale est maintenant que Spinoza prouve à partir de ces concepts qu’il n’est qu’une seule substance, Dieu. C’est un chemin simple, une démonstration très formelle.
a) « Cinquième proposition : il ne peut pas être donné deux ou plusieurs substances de même nature ou des mêmes attributs. » Ceci réside déjà dans les définitions. La démonstration est malaisée, d’un tracas inutile. « S’il y a en avait plus » (de substances d’un même attribut) « on devrait pouvoir les distinguer l’une de l’autre soit par la différence de leurs attributs soit par celle de leurs affections. » (modi). Car a) précisément les attributs sont ce que l’entendement saisit comme l’essence ; le concept de cet attribut est précisément une essence. « Si on les différencie par leurs attributs, serait alors immédiatement accordée la proposition selon laquelle il y a seulement unesubstance du même attribut. » Car précisément la substance est l’essence, le concept de cet attribut, déterminé en soi et non par un autre. b) si elles étaient distinguées d’après leurs modes, alors la substance étant de par sa nature antérieure à ses affections (prior est natura), elle ne pourra pas, si on fait abstraction de leurs affections (depositis ergo affectionibus) et si elle est considèrée en elle-même, c.a.d. vraiment, (in se, h.e. vere considerata), pas être conçue comme différente (non poterit concipi ab alia distingui).
b) « Huitième proposition : chaque (omnis) substance est nécessairement infinie. — Car autrement elle devrait être limitée par une autre substance du même genre qu’elle ; ainsi il y aurait deux substances du même attribut, ce qui est contraire à la cinquième proposition. »
« Chaque attribut doit être conçu par soi », — la déterminité en soi se réfléchit. « Car l’attribut est ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence ; [174]et par suite il doit être conçu par soi. » Car la substance est ce qui est conçu par soi-même (voir troisième définition). « C’est pourquoi nous ne pouvons pas conclure de la pluralité des attributs à la pluralité des substances ; car chacun est conçu pour soi, sans transition à un autre » – sans être limité par un autre.
c) « La substance est indivisible. – a) si les parties retenaient la nature de la substance, alors il y aurait plusieurs substances de la même nature ; ce qui est contre la cinquième proposition. b) sinon, une substance pourrait cesser d’être, ce qui est absurde »17
d) Quatorzième proposition. En dehors de Dieu aucune substance ne peut être donnée ni pensée. - En effet Dieu est l’être absolument infini duquel nul attribut, lequel exprime l’essence de la substance, ne peut être retiré, il ne peut pas être nié et par conséquent existe nécessairement., - si une autre substance pouvait être donnée en dehors de Dieu, elle devrait être expliquée (saisie) par un attribut de Dieu ». Par conséquent, la substance n’aurait pas son essence propre, mais celle de Dieu, par conséquent ce ne serait pas une substance. Ou si ce devait cependant être une substance, « on devrait pouvoir donner deux substances du même attribut. Ce qui est absurde d’après la proposition V. De là suit donc que la chose étendue (res extensa) et la chose pensante (res cogitans) ne sont pas substances mais au contraire soit des attributs de Dieu, soit des affections de ses attributs. » Avec ces démonstrations et des semblables, il n’est pas beaucoup à entreprendre.
« Quinzième proposition : ce qui est est en Dieu et ne peut pas être ni être conçu sans Dieu. »
« Seizième proposition : de la nécessité de la nature divine doit suivre une infinité en un mode infini, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. - Dieu est aussi la cause de toutes choses. » Tout cela est déjà contenu dans les définitions. Si ceci est pris pour base, [175] alors chacune des autres choses doit suivre nécessairement. - Le plus difficile chez Spinoza est, dans les différenciations auxquelles il arrive, dans le déterminé, de saisir la relation de ce déterminé à Dieu, de sorte qu’il y ait encore quelque chose à en tirer.
L’essentiel tient en ceci qu’il dit que Dieu, la susbtance, consiste en une infinité d’attributs. Ce que cette méthode atteint alors, c’est qu’on pourrait saisir tout d’abord les attributs infinis de Dieu comme l’infiniment multiple. Mais ce n’est pas cela ; Spinoza discerne et parle beaucoup plus de deux attributs seulement. « Absolument infini », c’est-à-dire positif d’après Spinoza - comme un cercle est en soi une infinité achevée en acte. Pensée et étendue sont maintenant ces deux attributs qu’il situe en Dieu : « Dieu est une chose pensante (res cogitans) parce que tous les modes singuliers du penser sont une expression assurée et déterminée de la nature de Dieu. Appartient à Dieu aussi un Attribut dont toutes les pensées singulières enveloppent en soi le concept par lequel elles sont saisies. - Dieu est une chose étendue (res extensa) pour les mêmes raisons. »
Comment ces deux attributs sont tirés de la substance unique, c’est ce que Spinoza ne montre pas. Il ne démontre pas non plus pourquoi on n’en peut saisir que deux. Ceux-ci sont maintenant comme chez Descartes la pensée et l’étendue. Et il les représente de telle façon que chacun est pour lui la totalité entière, de sorte que les deux contiennent la même chose, seulement une fois dans la forme du penser, et une autre fois dans la forme de l’étendue. L’entendement alors comprend ces attributs et il les comprend comme totalité ; ils sont les formes sous lesquels l’entendement saisit Dieu. Mais étendue et pensée ne sont pas maintenant dans la vérité, mais seulement différenciées de manière extérieure, car elles sont le tout. L’attribut en effet est ce que l’entendement saisit de l’essence de la substance ; mais Spinoza ne compte l’entendement que parmi les affections18. Les deux expressions touchent donc à l’essence tout entière ; leur différence tombe seulement [176] dans l’entendement qui en tant que mode n’a pas de vérité. Mais qu’il y ait une substance, cela réside déjà dans les définitions de la substance et les démonstrations ne sont que des chicaneries formelles qui ne servent qu’à alourdir la compréhension de Spinoza.
Sur le rapport de la pensée et de l’être, il dit : c’est la même chose quant au contenu qui est une fois sous la forme de la pensée et ensuite sous celle de l’être. Chacun exprime la même essence, seulement dans la forme que l’entendement parvient à faire entrer, qui lui parvient. L’essence est Dieu et chacun des deux est la même totalité. En effet cette même substance, sous l’attribut de la pensée est le monde intelligible, mais elle est Nature sous l’attribut de l’étendue ; nature et pensée expriment tous les deux la même essence de Dieu. Ou, comme il dit, « l’ordre, le système des choses naturelles est le même que l’ordre des idées. »19 – ils ne se déterminent pas, ils sont infinis : le corporel ne détermine pas le penser, ni l’inverse. La substance pensante et la substance étendue sont seulement la même substance, laquelle peut être saisie tantôt sous celui-ci, tantôt sous celui-là des prédicats ; c’est un seul et même système.20 « Ainsi par exemple le cercle qui existe dans la nature et l’idée du cercle existant, qui est aussi en Dieu, est une seule et même chose » (c’est un seul et même contenu), qui est expliquée à travers des attributs différents. Si nous considérons donc la nature soit sous l’attribut de la pensée, soit sous celui de l’etendue soit sous quelque autre que ce soit, nous trouverons une seule et même connexion des raisons, c’est-à-dire la même suite des choses. L’être formel de l’idée de cercle peut seulement être saisi sous le mode du penser qu’en tant que cause prochaine, et celui-ci à travers un autre et ainsi de suite à l’infini, de telle sorte que nous devons expliquer entièrement par l’attribut de la pensée de la l’ordre de la nature toute entière ou la connexion des raisons – et s’ils devaient être pensés sous l’attribut de l’étendue, alors c’est seulement [177] sous l’attribut de l’étendue qu’ils devraient être pensés et ceci vaut pour les autres raisons. » C’est un seul développement absolu de la substance, qui apparaît une fois en tant que nature et ensuite sous la forme du penser.
Ceci pourrait être réchauffé21 en quelque chose de ce style : en soi le monde pensant et le monde corporel sont une seule et même chose ; ils ne différent que dans la forme. Mais ici se pose la question suivante : comment l’entendement en vient-il à ce point qu’il applique ces formes à la substance absolue ? et d’où viennent ces deux formes ? On pose aussi ici l’unité de l’être et du penser et aussi celle de l’être et de l’étendue, de sorte que l’universel pensé en soi est entièrement absolu, cette même totalité est aussi bien la totalité divine et que l’universel corporel. Nous avons ainsi deux totalités ; en soi elles sont la même et les différences sont seulement les attributs ou les déterminations de l’entendement. C’est la représentation générale. Les attributs ne sont même rien en soi, ils ne sont pas des différences en soi. Plus haut, nous disons que la nature et l’esprit sont rationnels ; la raison n’est pas un mot vide, mais soi-même en soi la totalité en développement.
De cette substance une, penser et étendue sont seulement des attributs. Comme penser et être sont en soi identiques, on a voulu ainsi en dériver l’ dans lequel spirituel ne se distingue pas du corporel et où aussi Dieu est rabattu sur la nature. Mais Spinoza ne pose pas du tout Dieu identique à la nature mais au contraire au penser. Mais Dieu est même l’unité du penser et de l’être ; Dieu est l’unité elle-même, pas l’un des deux. Et dans cette unité, la séparation entre la subjectivité du penser et la naturalité est abolie. Seul Dieu est ; toute « mondanéité »22 n’a aucune vérité. Ainsi on aurait pu beaucoup mieux nommer ce système un acosmisme.23
Sans Dieu, rien ne peut être. A Dieu, Spinoza attribue liberté et nécessité. « Dieu est la cause absolument libre24 [178] qui n’est déterminée par rien d’autre ; donc il existe seulement par la nécessité de sa propre nature. Il n’y a aucune cause qui, intérieurement ou extérieurement le pousse à l’action, en dehors de la perfection de sa nature. Son effectivité est nécessaire et éternelle d’après les lois de sa nature ; ce qui découle de sa nature absolue, de ses attributs est éternel, comme de la nature du triangle de toute éternité et pour l’éternité il suit que ses trois angles sont égaux à deux droits. » Son essence est sa puissance absolue ; actu et potentia, penser et être est un. Dieu n’aurait pas d’autre pensée qu’il aurait pu épuiser. « Son essence et son existence sont la même chose, – la vérité. » Mais il reste dans cette généralité, que Dieu n’est pas déterminé par ses fins ; les fins particulières, les pensées avant l’être, et tout ce qui est de même, cela doit être dépassé.
« La volonté n’est pas une cause libre, mais au contraire seulement une cause nécessaire, seulement un mode. Aussi il est déterminé par un autre. » « Dieu n’agit d’après aucune cause finale (sub ratione boni). Ceux qui soutiennent cela semblent poser en dehors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu et à quoi Dieu se rapporte dans ses opérations comme à un but. Si on conçoit les choses de cette manière, alors Dieu n’est pas une cause libre, mais il est soumis à un destin. Il est de même inadmissible de tout soumettre au libre arbitre d’une volonté indifférente de Dieu. » Il est seulement déterminé par sa nature. L’effectivité de Dieu est aussi sa puissance (potentia) et c’est la nécessité. C’est ensuite la puissance absolue par opposition à la sagesse qui détermine les buts et pose en même temps les limites. Il est en effet particulièrement typique que Spinoza dit que toute détermination est négation. Ainsi c’est quelque chose aussi de fini quand Dieu est la cause du monde, car le monde est posé comme un autre à cîté de Dieu
[179] « Dieu est la cause immanente et non transcendante », c’est-à-dire xtérieure. « Une chose qui est déterminée à produire un effet, est, Dieu étant cause, nécessairement déterminée à le faire par Dieu ; – et celle qui est ainsi déterminée ne peut pas se rendre indéterminée. « Dans la nature il n’est rien donné de contingent. »25
e) Transition de Spinoza vers les choses singulières, particulièrement la conscience de soi, la liberté du Je. Il n’y a aucune démonstration à partir du concept de la substance absolue. Spinoza s’exprime sur le singulier de telle sorte qu’il est le retour de toutes les choses, les limitations de la substance, plus que l’établissement ferme du singulier – donc aussi négativité. Les attributs ne sont rien pour soi mais seulement tels que l’entendement saisit la substance dans leurs différences. Le troisième terme26 est constitué par les modes ou les affections. Toute différence des choses tombe seulement sous les modes. De ceux-ci, Spinoza dit : dans chaque attribut, il y a deux modes, le repos et le mouvement dans l’étendue, dans le penser, l’entendement et la volonté (intellectus et voluntas). Le singulier en tant que tel tombe sous ces modes ; ils sont ce par quoi ce différencie ce qu’on appelle singulier. Ce sont simplement des modifications ; ce qui se tire de cette différence et ce qui est établi à travers elle n’est rien en soi. Chaque modification est seulement pour nous, en dehors de Dieu, mais elle n’est rien en soi et pour soi.
Ce dernier aspect, les modes, les affections, Spinoza le saisit globalement sous le terme de natura naturata. « La natura naturans Dieu considéré comme cause libre, aussi longtemps qu’il est saisi en soi et par soi-même – ou ces attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie. Par natura naturata, j’entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine ou de chacun des attributs de Dieu, tous les modes des attributs divins aussi longtemps qu’ils sont considérés comme des choses qui sont en Dieu et qui sans Dieu ne pourraient ni être [180] ni être saisies. »27 Il n’émane rien de Dieu, au contraire toutes les choses y retournent si c’est leur origine.
Ce sont là les formes générales de Spinoza, l’idée maîtresse. Quelques formes déterminées sont encore à éclaircir. Il donne des définitions nominales des modes, de l’entendement, des affects, joie et tristesse. Plus loin nous trouvons l’observation de la conscience. Sa démarche là est simple au plus haut point, ou bien plutôt il n’y en aucune, il commence directement à partir du mens.
« L’essence de l’Homme consiste (essentia hominis constituitur) en modifications des attributs de Dieu. » Ces modifications sont quelque chose seulement en considération de notre entendement. « Si nous disons aussi que l’esprit humain28 perçoit ceci ou cela, il ne s’agit de rien d’autre que de dire que Dieu a cette idée-ci ou celle-là, non en tant qu’il est infini, mais au contraire en tant qu’il est explicité par l’idée de l’esprit humain. Et si nous disons que Dieu a cette idée ci ou celle-là non pas seulement en tant qu’il constitue l’idée de l’esprit humain, mais en tant qu’il a en même temps que cet esprit humain une idée d’une autre chose, alors nous disons que l’esprit humain perçoit la chose en partie ou de façon inadéquate. »29 Le vrai est l’adéquat. Si le contenu est posé dans la forme de l’esprit humain, telle est cette perception de l’homme, laquelle est une modification de Dieu ; tout ce que nous différencions comme étant est seulement un mode. Tout particulier est un remplissement par un entendement extérieur. – Bayle fait cette remarque plaisante qu’il s’en suit que Dieu modifié en Turc combat Dieu modifié en roi d’Autriche.
[181] « Ce qui se trouve dans l’objet de l’idée dont l’esprit de l’homme est constitué, cela doit être perçu par l’esprit humain ; ou encore de cette chose il doit nécessairement être donné une idée dans l’esprit. C’est-à-dire que si l’objet de l’idée, qui constitue l’esprit humain, est le corps, alors il n’y a rien dans le corps qui ne soit perçu dans l’esprit. »30
Le lien entre pensée et étendue, il [Spinoza] le perçoit ainsi dans la conscience humaine : « L’objet (mieux l’objectif) de l’idée, laquelle constitue l’esprit humain, est le corps ou une manière particulière d’exister de l’étendue (certus modus). Ce qui veut dire que si les idées des affections du corps n’étaient pas en Dieu, aussi longtemps qu’il constitue notre esprit, alors les idées des affections de notre corps ne seraient pas, par celà même, dans notre esprit. » La difficulté à comprendre le système de Spinoza est : a) l’identité absolue du penser et de l’être. b) leur absolue similitude, l’un par rappoer à l’autre, parce que chacun explicite l’essence de Dieu toute entière. L’unité du corps et de la conscience est ceci qu’ils sont une substance ; en tant que singulier, un mode particulier de l’existence. La substance est la substance absolue, le particulier est un mode, qui en tant que conscience est le représenter des déterminations du corps, ou du comment le corps est affecté par les choses extérieures. « L’esprit se connaît lui-même pour autant qu’il perçoit les idées des affections du corps », — il a seulement l’idée des affections de son corps ; cette idée est la synthèse, comme nous allons le voir tout de suite. « Les idées, qu’elles soient celles des attributs de Dieu ou celles des choses singulières ne connaissent pas comme leur cause efficiente non ce qui est représenté ou les choses, mais au contraire Dieu lui-même en tant qu’il est une chose pensante. »31« Avec [182] l’étendue est indissociablement liée au penser ; aussi tout ce qui advient dans l’étendue doit aussi advenir dans la conscience. » Ici nous voyons une séparation ; la simple identité, que dans l’absolu rien ne différencie, n’est pas satisfaisante.
L’individuum, la particularité elle-même, Spinoza la détermine de sorte que l’individu subsiste : « Si des corps » (Les déterminations sont des négations) « de même grandeur ou de grandeur différente sont limités » (ou dominés) « de sorte qu’ils sont maintenus l’un sur l’autre, ou s’ils se meuventavec le même degré ou avec des degrés de vitesse différents, de sorte qu’ils partagent leurs mouvements l’un contre l’autre suivant une manière particulière, alors nous disons que ces corps sont unis l’un avec l’autre et constituent ensemble un corps ou un individu qui se distingue des autres par cette union de corps. »32
Ici nous sommes à la limite du système de Spinoza et ici nous apparaît son défaut. L’individuation, l’un est une simple composition, le contraire du Je (ipséité) de Böhme : seulement la généralité, le penser, pas la conscience de soi. — Prenons ceci, avant que nous le considérions par rapport au tout, de l’autre côté, à savoir l’entendement, la différence y tomb, elle n’est pas déduite, se trouve même ainsi. Ainsi, comme nous l’avons déjà vu, l’entendement effectif (intellectus actu), c’est-à-dire la volonté, le désir, l’amour, appartient à la natura naturata, et non à la natura naturante. Car sous l’entendement, comme il est connu pour lui, nous n’entendons pas le penser absolu, mais une manière déterminée du penser : un mode qui est différent des autres modes, tels que désir, l’amour, etc. et aussi qui doit être conçu à travers le penser absolu, à savoir à travers un attribut de Dieu, qui [183] exprime l’essence éternelle et infinie du penser ; et tel donc qu’il ne peut ni être saisi ni être pensé par lui-même, comme aussi les autres modes du penser, volonté, désir, etc.33Spinoza ne connaît pas une infinité de la forme qui serait autre que celle de la substance rigide. C’est la nécessité, Dieu en tant qu’être de l’être, en tant que substance universelle, identité à reconnaître et cependant différences à maintenir.
Aussi l’entendement est un mode. Plus loin, il dit : « Ce qui constitue l’être effectif (actuale) de l’esprit humain (mentis humanaé), n’est rien d’autre que l’idée d’une chose singulière (individuelle) qui existe actu » et non pas d’un infini. « L’essence de l’être humain ne renferme aucune existence nécessaire, c’est-à-dire que d’après l’ordre de la nature un être humain peut aussi bien être ou ne pas être. » La conscience humaine est un mode — non un attribut, n’appartient pas à l’essence — et, en vérité, un mode de l’attribut du penser. Ce mode, considéré du côté de l’étendue, est un corps singulier, en tant qu’individuel, en tant que réuni de beaucoup. Les deux sont une identité. Mais ni le corps n’est la cause de la conscience, ni cette dernière n’est la cause du corps, au contraire la cause finie ici est le rapport du même au même ; le corps est déterminé par le corps, la représentation par la représentation. Tout ce qui est dans la conscience est aussi dans l’étendue (le corps) — ce qui est dans l’étendue est aussi dans la conscience. « Ni un corps ne peut déterminer l’esprit à un penser, ni un penser ne peut déterminer un corps au mouvement, au repos ou à quelque chose d’autre encore. Car tous les modes du penser ont Dieu pour cause, pour autant qu’il est une res cogitans et non pour autant qu’il est explicité par un autre attribut. Ce qui, aussi, détermine l’esprit au penser [184] est un mode du penser et non de l’étendue. Mouvement et repos d’un corps doivent venir d’un autre corps.
Buhle suppose à Spinoza des représentations bornées. « L’âme ressent dans le corps34 tout autre ce qu’elle aperçoit en tant qu’en dehors de son corps ; et elle ne l’aperçoit comme au moyen du concept des propriétés que le corps admet. D’où le corps ne peut pas admettre ce que l’âme ne peut pas aussi apercevoir. Au contraire l’âme ne peut pas non plus apercevoir son corps, elle ne sait pas qu’il est là et ne reconnaît elle-même par autrement que comme au moyen des propriétés que le corps reçoit des choses qui se trouvent en dehors de lui, et au moyen de leur concept. Car le corps est une chose singulière déterminée d’une certaine manière, qui peut parvenir peu à peu et avec et parmi d’autres choses à l’’être-là et se maintenir dans l’être-là seulement avec et pami elles » — dans l’infinité : elle ne peut pas être conçue de soi-même.
« La conscience de l’âme exprime une certaine forme déterminée (modus) d’un concept, comme le concept lui-même exprime une forme déterminée d’une chose singulière. Mais la chose singulière, son concept et le concept de son concept sont ensemble et simplement un seul et même ens, lequel est considéré sous l’angle de ses différents attributs. »
« Puisque l’âme n’est rien d’autre que le concept immédiat du corps et ne fait avec lui qu’une seule et même chose, alors l’excellence de l’âme n’est rien d’autre que l’excellence du corps. Les aptitudes de l’âme ne sont rien d’autre que les aptitudes du corps d’après la représentation du corps et les résolutions de la volonté de même sont des déterminations du corps. »
« Les choses singulières jaillissent de Dieu d’une éternelle et infinie » manière — ensemble et une fois —, non sur [185] un mode passager fini et temporaire. Elles jaillissent simplement séparément, en même temps qu’elles s’engendrent et se détruisent mutuellement mais persévèrent immuablement dans leur être-là éternel. »
« Toutes les choses singulières se présupposent mutuellement, l’une ne peut pas être pensée sans l’autre, c’est-à-dire qu’elles forment ensemble un tout inséparable. Elles sont en une chose, tout bonnement indivisible et infinie et en aucune manière là et réunies. »
Spinoza descend de l’universel de la substance à travers le particulier, le penser et l’étendue, jusqu’au singulier (modificatio). Il a ces trois moments, ou ils lui sont essentiels. Mais le mode, où la singularité tombe, il ne le reconnaît pas comme l’essentiel, ou pas comme le moment de l’essence elle-même dans l’essence ; mais au contraire, il s’évanouit dans l’essence ou encore il n’est pas élevé jusqu’au concept. Le penser a seulement la signification de l’universel, pas de la conscience de soi. Ce manque, la destruction du moment de la conscience de soi dans l’essence, est ce qui d’un côté révolte tant contre le système spinoziste, parce que cela abroge l’être pour soi de la conscience humaine, la liberté ainsi nommée, c’est-à-dire même l’abstraction vide de l’être pour soi et par là a séparé Dieu de la nature et de la conscience humaine, savoir en soi, dans l’absolu — mais d’autre part l’inquiétude philosophique est que même le négatif ne peut pas être reconnu en soi. Le penser est l’abstrait absolu, par là-même, il est le négatif  absolu ; il est ainsi en vérité, mais il ne peut pas être posé comme le négatif absolu.
Le se-différencier tombe en dehors de l’essence absolue, même dans les temps nouveaux. « L’absolu », dit-on, « ainsi considéré de ce côté », les côtés tombent aussi hors de lui. Aussi il est à considérer du point de le réflexion, seulement des côtés, mais aucunement en soi.Ce manque apparaît maintenant de telle sorte que le négatif [186] est la nécessité, en considération du différencié ; le concept, négatif en soi, est le négatif de son unité, sa division. Ainsi on reconnaît, de la simple universalité, le réel, la division, l’opposition même ; cependant cette nécessité ne se trouve pas chez Spinoza. La substance absolue, l’attribut, le mode, Spinoza les fait se suivre l’un l’autre en tant que définitions, il les prend comme donnés, sans que les attributs soient tirés de la substance et les modes des attributs. Et particulièrement dans la considération des attributs, il n’est donnée aucune nécessité qu’ils soient précisément le penser et l’étendue. Spinoza les prend comme trouvés à l’arrivée, comme apportés ; la substance a des attributs infinis ; combien infinis ? « L’idée du corps contient en elle-même seulement ces deux [attributs], encore en exprime-t-elle d’autres. Votre corps représenté est considéré sous l’attribut de l’étendue ; l’idée même est modus cogitandi. » Nous voyons que les deux attributs sont trouvés à l’arrivée.
Spinoza, dans l’infini, a indiqué plus près qu’ailleurs l’idée de l’idée. L’infini, pour lui, n’est pas ce poser et ce qui tend au poser, l’infinité sensée, mais au contraire l’infinité absolue, qu’une pluralité absolue a achevée actuellement en elle. Par exemple, la droite consiste en points infiniment nombreux ; elle est infinie, elle, une droite bornée, est, positivement, ici, sans au-delà actuel. L’au-delà des points infiniment nombreux, qui ne sont pas achevés, est achevé en eux ; il est rappelé à l’unité. De même ses définitions ont l’infini en elles, par exemple « la cause de soi » en tant que « ce dont l’idée contient en elle-même l’existence ». Concept et existence sont l’un l’au-delà de l’autre ; mais la cause de soi, ce « enfermer en soi », est même la reprise de cet au-delà dans l’unité. Or encore, « la substance est ce qui est en soi et est conçu hors de soi ; » c’est la même chose. Idée et existence sont dans l’unité ; [187] c’est en soi et a aussi son idée en soi-même ; son idée est son être et son être est son idée. C’est la véritable infinité ; elle est ainsi présente. Mais Spinoza n’en a pas conscience, il n’a pas reconnu cette idée comme l’idée absolue et ne l’a pas exprimée en tant que moment de l’essence elle-même ; au contraire, il tombe hors dans l’essence, dans le penser de l’essence.
Ainsi est présente cette idée en tant que reconnaissance de l’essence ; elle tombe dans le sujet philosophique et ceci se présente comme la méthode propre de la philosophie spinoziste. Elle est en effet la méthode démonstrative. Déjà Descartes était sorti de cette idée que les propositions philosophiques doivent être traitées et comprises comme les propositions mathématiques — elles doivent avoir le même genre d’évidence que celle des Mathématiques. Il est naturel que le savoir qui s’éveille de manière autonome soit d’abord tombé dans cette forme, en laquelle il voit un exemple si brillant. Seulement ici est complètement méconnue la nature de ce savoir et de son objet. La connaissance et la méthode mathématiques sont simplement formelles et ne peuvent pas du tout être transmises à la philosophie. La connaissance mathématique représente la démonstration de l’objet étant en tant que tel, mais pas du tout en tant que conçu. Lui donc défaut l’idée (le concept), mais le contenu de la philosophie est l’idée et ce qui est conçu. De cette manière démonstrative, nous avons déjà vu des exemples. : a)il commence par une série de définitions, cause de soi, fini, substance, attribut, mode, etc. – comme en mathématiques, par exemple en géométrie avec la ligne, le triangle, etc. – sans expliquer la nécessité de ces déterminations singulières. b) ensuite avec les axiomes, « ce qui est, est en soi ou en autre chose. » aa) Les déterminations « en soi » ou « en autre chose » ne sont pas exposées dans leur nécessité. bb) de même cette disjonction ne l’est pas, elle est simplement admise, etc. g)Les propositions ont [188] en tant que phrases un sujet et un prédicat qui sont dissemblables. Si le prédicat est démontré du sujet, s’il lui est joint nécessairement, alors la dissemblance reste telle que l’un se comporte en tant qu’universel vis à vis des autres en tant que particuliers. Aussi quand la relation, le lien sont démontrés, les relations voisines sont également présentes. La mathématique, dans les propositions vraies dans l’ensemble, s’appuie sur ceci qu’elle démontre aussi inversement les propositions et leur prend ainsi la déterminité dans laquelle elle donne ensemble chaque partie :aa) les propositions vraies peuvent être considérées comme définitions ; bb) l’inversion est la démonstration de l’usage du mot.
Cependant, la philosophie ne peut utiliser proprement ce moyen ; comme le sujet, dont elle démontre quelque chose, est seulement le concept ou la généralité, la forme de la proposition est pour cela complètement inutile et faussée. Ce qui a la forme du sujet, est dans la forme d’un étant contre la généralité (le contenu de la proposition). L’étant a la signification de la représentation, le mot, ce que nous utilisons dans la vie courante, ce dont nous avons une représentation non conceptuelle. Une proposition inversée ne serait rien d’autre que : le concept est ce représenté, c’est-à-dire le nom qui soit juste, – preuve tirée de l’usage, que nous sous-entendons aussi ceci dans la vie courante ; ceci n’a aucune signification philosophique. Mais si la proposition n’est pas telle, mais au contraire une proposition habituelle, le prédicat, non le concept, mais au contraire essentiellement le général, un prédicat du sujet, alors de telles propositions ne sont pas proprement philosophiques, par exemple que la substance est une et non plusieurs, mais au contraire seulement ceci où la substance et l’unité sont identiques. Or alors il s’agit de l’unité qui tombe dans la démonstration qui a montré l’unité des deux moments ; elle est le concept, l’essence. Parce que celui-là est contenu dans une proposition, il doit être considéré à partir d’un précédant ; ainsi, nous voyons le raisonnement habituel prendre quelque part l’idée intermédiaire, la relation comme [189] pour la différenciation le fondement de la différenciation. Cela apparaît alors comme si la proposition était l’essentiel, la vérité. Nous devons nous demander si cette proposition est vraie ; dans la démonstration seulement, le fondement sera cherché ailleurs.
Mais dans les propositions ainsi nommées proprement, le sujet et le prédicat sont différents en vérité, parce que l’un singulier, l’autre général, ainsi leur relation est l’essentiel du fondement dans lequel ils sont un. a) La démonstration a la position obvie comme si chaque sujet était en soi. Ils se sont eux-mêmes perdus dans le fondement, comme un moment. Dans le jugement ‘Dieu est un’, le sujet est lui-même universel et chaque sujet se dissout dans l’unité. b) Cette position obvie a pour fondement que la démonstration est tenue d’ailleurs, comme en mathématiques une proposition découle d’une proposition précédente, et ne peut pas être saisie par elle-même ; elle est en quelque sorte un détail. Le résultat, en tant que la proposition doit être la vérité, est pourtant le connaître. g) le mouvement du connaître en tant que démonstration tombe en dehors de la proposition qui doit être la vérité.
Ce moment conscient de soi négatif – le mouvement du connaître qui s’égare en ce qui a été dit – qui manque de ce contenu et qui lui est extérieur, est ce qui tombe dans la conscience de soi. Ou le contenu sont des pensées, mais non pas des pensées conscientes d’elles-mêmes, non pas des concepts ; le contenu a la signification du penser, en tant que pure conscience de soi abstraite, mais en tant que savoir privé de raison, extérieur à ce qu’est le singulier, et non pas signification du Je. – Par là, c’est comme en mathématiques ; démontrer est bien, on doit être être convaincu, mais on ne saisit pas le chose elle-même. C’est une nécessité inflexible de la démonstration que le moment de la conscience de soi manque ; le Je disparaît, renonce complètement à lui-même, se consume lui-même comme Spinoza s’est lui-même consumé et est mort de consomption.
3. Nous avons encore à parler de la  Spinoza ; une chose essentielle est la compréhension de l’éthique. Son œuvre majeure s’appelle l’Ethique ; une partie traite des bonnes mœurs, de la moralité. (Il commence par les propositions sur Dieu, ensuite il ne s’occupe pas [190] de la nature comme Descartes, mais va directement à l’homme lui-même et à l’éthique. Le principe de cette dernière n’est rien d’autre que ceci : puisque l’esprit fini a sa vérité, il doit aussi être moral, pour autant qu’il gouverne son connaître et son vouloir sur Dieu, pour autant qu’il a une idée vraie et que celle-ci est seulement la connaissance de Dieu. On peut ainsi dire qu’il n’y a pas de  plus sublime en ce qu’elle exige seulement une idée claire de Dieu.
Il parle des affects. L’entendement et la volonté sont des modes finis. – « Le sens de la liberté tient en ceci que les hommes ne connaissent pas les causes des actes, par lesquelles ils sont déterminés. » « le décret de la volonté et l’idée sont une seule et même chose. » « Chaque chose tend à persévérer dans son être ; cette tendance est l’existence elle-même ; elle s’exprime dans un temps indéfini. » « Cette tendance, à la fois comme corps et comme esprit, est l’appétit. » – « L’affect est une idée confuse ; l’affect est d’autant plus en notre pouvoir que nous le connaissons. » – L’influence des affects, en tant qu’idées confuses et limitées (inadéquates), sur l’agir humain produit la servitude humaine ; les affects passionnels sont essentiellement la Joie et la Tristesse. Nous sommes dans la passion et dans la non liberté aussi longtemps que nous nous considérons comme partie.
« Notre béatitude et notre liberté consistent dans un amour de Dieu constant et éternel ; » « elles suivent de la nature de l’esprit, aussi longtemps qu’elles sont considérées comme vérité éternelle à travers la nature de Dieu. » « Plus l’homme connaît l’essence de Dieu et aime Dieu, moins il pâtit des mauvais affects et moindre est sa peur de la [191] mort. – Spinoza exige par là que le véritable mode de la connaissance soit toute entier pensée sub specie aeterni, dans des concepts absolument adéquats, c’est-à-dire en Dieu. L’homme doit ramener à Dieu ; Dieu est Un en Tout ; ainsi le spinozisme est un acosmisme. Il n’y a pas de  plus pure et plus élevée que celle de Spinoza ; l’homme a seulement la vérité éternelle comme but de son activité. « L’esprit peut faire qu’il ramène toutes les affections du corps et les représentations des choses à Dieu », car « ce qui est, est en Dieu et rien ne peut être ou ne peut être saisi sans Dieu. » « Aussi longtemps que l’esprit considère toute chose comme nécessaire, il a une puissance d’autant plus grande sur ses affects », lesquels sont arbitraires et accidentels. C’est le retour de l’esprit à Dieu. Et c’est la liberté humaine. « Toutes les idées, aussi longtemps qu’elles sont rapportées à Dieu, sont vraies. »
Il y a trois genres de la connaissance : « 1) à partir du singulier à travers les sens, de manière mutilée et sans ordre, ensuite par les signes, la représentation, le souvenir, l’opinion et l’imagination ; 2) les concepts universels et les idées adéquates des propriétés des choses ; 3) la scientia intuitiva vient de l’idée adéquate de l’essence formelle d’un attribut de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses. » « La nature de la raison est de considérer les choses non comme contingentes mais, au contraire, comme nécessaires, sub specie aeterni. Car la nécessité des choses est la nécessité de la nature éternelle de Dieu lui-même. » « Chaque idée d’une chose singulière renferme nécessairement en elle-même l’essence éternelle et infinie de Dieu. Car les choses singulières sont des modes d’un attribut de Dieu ; aussi elles doivent contenir en elles-mêmes son essence éternelle. » Seule l’essence éternelle de Dieu est ; l’esprit n’a aucune liberté, parce qu’il est un mode, déterminé par les autres.
[192] « Du troisième genre de connaissance naît la quiétude de l’esprit ; le plus haut bien de l’esprit est de connaître Dieu et ceci est sa plus haute , » son but. « Notre esprit, aussi longtemps qu’il se connaît lui-même et qu’il connaît le corps sous la forme de l’éternité, a aussi longtemps nécessairement la connaissance de Dieu et sait qu’il est en Dieu et se saisit à travers Dieu. » Mais ceci n’est pas une connaissance philosophique, c’est seulement le savoir d’une vérité. « Et de cette connaissance résulte nécessairement l’amour intellectuel de Dieu ; car il en résulte une joie accompagnée de l’idée de la chose, c’est-à-dire Dieu. » « Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini. » Car Dieu peut seulement se tenir lui-même comme but et comme cause ; et la détermination de l’esprit subjectif est de se régler sur lui. — C’est ainsi la plus haute mais aussi la plus générale des morales.
Dans la lettre 36, il parle du mal. On soutient que Dieu, en tant que créateur de l’Un et du Tout doit être aussi le créateur du mal, et donc lui-même méchant. Dans cette identité, l’un et le tout, le bien et le mal, seraient la même chose, cette différence ayant disparu dans le substance divine. Spinoza dit : « Je soutiens que Dieu est absolument et véritablement » (en tant que cause de soi) « la cause de tout ce qu’une essence » (c’est-à-dire une réalité positive) « renferme en elle-même. Si tu peux me démonter que le mal, l’erreur, le vice, etc. est quelque chose qui exprime une essence, alors je t’accorderai complètement que Dieu est la cause du vice, du mal, de l’erreur, etc. Mais j’ai déjà montré suffisamment que la forme du mal ne peut consister en quelque chose qui exprime une essence et donc on ne peut pas dire que Dieu en est la cause. » Le mal est seulement négation, privation, limitation, finitude, mode – et rien de vraiment réel en soi. « Le meurtre de la mère de Néron, pour autant qu’il renferme quelque chose de positif, n’était pas un crime. Car [193] Oreste a extérieurement commis le même acte et a eu la même intention de tuer sa mère et cependant n’a pas été dénoncé, etc. » L’affirmatif est la volonté, la représentation, l’acte de Néron. « Où se situe donc l’infamie de Néron ? Dans rien d’autre qu’il se montre ingrat, sans pitié et désobéissant. Mais il est certain que tout ceci n’exprime aucune essence et aussi que Dieu n’en est pas la cause, bien qu’il ait été la cause de l’acte et de l’intention de Néron. » C’est le positif et cela ne fait pas le crime en tant que tel ; le négatif (la désobéissance, etc.) fait de l’acte un crime.
Le mal et tout ce qui lui ressemble est seulement privatif. « Nous savons que ce qui est, considéré seulement en soi-même, sans considération d’autre chose, renferme une perfection qui s’étend aussi loin que l’essence de la chose s’étend, car l’essence n’est rien d’autre. » « Parce que Dieu ne considère pas les choses abstraitement ni ne forme des définitions générales » (ce que la chose doit être) « et qu’il ne vient pas plus de réalité aux objets que celle qui leur a été donnée dans l’entendement et la puissance de Dieu et leur a été effectivement accordée, de là suit manifestement qu’une telle privation existe seulement en considération de notre entendement, mais non en considération de Dieu. » Car Dieu est simplement réel. Cela est très bien dit, mais ce n’est pas satisfaisant. Aussi Dieu et la considération de notre entendement sont séparés. Où est leur unité ? Comment la saisir ?
Contre la substance universelle spinoziste se dresse la représentation de la liberté du sujet ; car, que je sois sujet, esprit, etc., le déterminé est seulement d’après Spinoza modification. C’est le côté révoltant que le système spinoziste a en lui-même et ce qui fait naître contre lui l’irritation ; car l’homme a la conscience de la liberté, du spirituel, qui est le négatif du [194] corporel, et qu’il est d’abord dans l’opposé au corps ce qu’il est véritablement. A cela, la théologie et l’esprit humain sain tiennent fermement ; et cette forme de la contradiction est d’abord que l’on dit que le libre est effectif, que le mal existe. Mais en tant que modification il n’est pas explicité ; car le moment de la négativité est celui qui fait défaut et manque dans cette rigide substantialité. Le caractère de l’opposition est aussi que l’on dit que l’esprit en soi, séparé du corporel, est substantiel, est effectif, n’est pas simple négation ; même la liberté elle-même n’est purement privative. Cette effectivité, on l’oppose donc au spinozisme ; c’est, à penser formellement, juste. Cette effectivité repose donc sur la sensibilité ; mais la suite est que l’idée, dans son mouvement essentiel, contient l’ardeur (la vivacité)35, a en elle-même le principe de la liberté et aussi le principe de la spiritualité. D’un côté le défaut du spinozisme est saisi comme étant de ne pas correspondre à l’effectivité, mais d’un autre côté, il doit être tenu pour la plus haute sagesse, de telle sorte que la substance spinoziste est l’idée entièrement abstraite et non dans sa « vivacité. ». – Je pourrais encore citer de nombreuses propositions de Spinoza. Mais elles sont très formelles et toujours dans la répétition les unes des autres. Il manque la forme infinie, la spiritualité, la liberté. Précédemment, j’ai déjà expliqué que Lulle et Bruno avaient tenté de construire un système de la forme, d’une substance s’organisant elle-même comme univers. A cela Spinoza a renoncé.
On dit que le spinozisme est un . Sous une certaine considération, c’est juste en ce que le Dieu de Spinoza n’est pas séparé du monde, de la nature, en ce qu’il dit que Dieu est la nature, que l’esprit humain, l’individu, est Dieu explicité sous un certain mode. On peut dire que c’est de l’ et on le dit aussi longtemps que Dieu n’est pas séparé du fini. Il a déjà été remarqué, que, sans doute, la substance spinoziste [195] ne remplit pas le concept de Dieu, en ce qu’il doit être saisi comme esprit. Mais si on veut le nommer  seulement en ce qu’il ne sépare pas Dieu du monde, alors c’est maladroit. On pourrait plus justement le nommer acosmisme. Spinoza soutient que ce que l’on appelle un monde n’existe absolument pas. C’est seulement une forme de Dieu, mais rien en soi et pour soi. Le monde n’a aucune effectivité véritable, mais au contraire tout est jeté dans l’abîme de l’identité unique. Il n’y a aussi rien dans l’effectivité finie, celle-ci n’a aucune vérité ; d’après Spinoza, tout ce qui est, est en Dieu. Ainsi le spinozisme est aussi éloigné qu’on peut l’être de l’ au sens habituel du terme. Mais au sens que Dieu n’est pas saisi comme esprit, il est un . Mais ainsi sont aussi athées de nombreux théologiens qui ne nomment Dieu que l’être tout puissant, le plus élevé, etc., qui ne veulent pas connaître Dieu et font valoir le fini comme vrai ; et ceux-là sont encore plus malins.
« Si donc toutes les choses, les œuvres des gens droits (c’est-à-dire ceux qui ont une idée claire de Dieu sur laquelle ils règlent leurs actions et leurs pensées) aussi bien que celles des méchants (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas d’idée de Dieu, mais seulement des idées des choses terrestres » – des intérêts et des significations personnelles et singulières – « d’après lesquelles ils règlent leurs actions et leurs pensées) et tout ce qui est, procèdent nécessairement de lois éternelles et de décrets de Dieu et dépendent toujours de Dieu, il ne s’en suit pas qu’elles aient qu’une différence de degré mais au contraire une différence de nature les unes à l’égard des autres. Comme une souris et un ange, la tristesse et la joie dépendent de Dieu, cependant on ne peut pas dire qu’une souris est une sorte d’ange ou de tristesse. » Elles sont donc distinguées d’après leur essence.
Négligeable est l’accusation selon laquelle la philosophie de Spinoza met à mort la  ; d’elle on gagne déjà le haut résultat que tout ce qui est porteur de sens est seulement la limitation et la vraie substance et que, par là, la liberté de l’homme consiste [196] à se diriger selon cette substance une et à se diriger d’après l’unité éternelle dans son sentiment et dans sa volonté. Mais il convient de blâmer cette philosophie de saisir Dieu seulement comme substance et non comme esprit, non concrètement. Ainsi donc, l’autonomie de l’âme humaine est-elle déniée, alors que dans la religion chrétienne, chaque individu apparaît déterminé au salut. Ici par contre, l’individualité spirituelle est seulement un mode, un accident et non quelque chose de substantiel. Un autre défaut qui a déjà été montré précédemment.
La négation et la privation sont séparées de la substance, car Spinoza montre seulement les déterminations singulières et ne les déduit pas de la substance. Le négatif est a) en tant que néant présent (dans l’absolu il n’est aucun mode) ; la philosophie le considère sub specie aeternitatis, c’est-à-dire vrai, in se, dans la substance ; c’est-à-dire que là il n’est absolument pas, il est seulement sa décomposition et son retour, et non pas son mouvement, devenir et être. b) Le négatif est même en tant que moment disparaissant, non en soi, mais seulement saisi en tant que conscience de soi singulière, non comme le Separator de Böhme. La conscience de soi est seulement née de cet océan, seulement ruisselant de cette eau ; elle ne vient jamais à la mêmeté absolue ; le cœur, le « Poursoi » est transpercé, il y manque le feu. (Le pur penser de Spinoza n’est pas l’universel objectif de Platon, mais au contraire, ce qui est connu à la fois comme l’opposition du concept et de l’être.)
Ce défaut doit être compensé ; il est le moment de la conscience de soi : a) comme conscience, pour laquelle. Il est quelque chose d’autre, l’effectivité. b) être pour soi. Il a deux côtés : a) l’objectif, que l’essence absolue conserve en lui le mode d’un objet pour la conscience ou l’étant en tant que tel, ce que Spinoza saisit comme mode de la réalité objective, en tant qu’elle soit être dépassée comme moment absolu de l’absolu lui-même. b) la conscience de soi, la singularité, l’être pour soi. Comme auparavant celui-là revient à l’anglais [197] et celui-ci à l’allemand, à Leibniz – à celui-là non pas en tant que moment, à Leibniz non en tant que concept absolu ; cet anglais-là est John Locke. Nous voyons ce particulier mis en évidence et valorisé chez Locke et Leibniz. Comme, cependant, Spinoza contemple seulement ces représentations et que leur plus haut point est qu’elles rentrent sous la substance, Locke examine la naissance de ces représentations. Leibniz par contre oppose à Spinoza la pluralité infinie des individus, quand bien même toutes ces monades ont une monade comme essence fondamentale. Les deux, cependant, sont sortis dans l’opposition à l’unilatéralité de Spinoza.
1 Ce n’est pas vrai : le premier écrit est le Court traité et l’Éthique a été entreprise avant l’ouvrage sur Descartes.
2A propos de la philosophie orientale, Hegel écrit : « Dans les religions orientales, le rapport capital est ceci que la substance une comme telle est seule la vérité et que l'individu n'a aucune valeur en lui-même et ne peut rien  gagner tant qu'il se maintient contre l'étant-en-soi-et-pour-soi  ; il pourrait seulement avoir une véritable valeur par son insertion dans cette Substance d'où il cesse d'être en tant que sujet et s'évanouit dans l'inconscient. » (VüGP - I S. 140 - Swt - Werke 18) L'interprétation du spinozisme comme orientalisme se trouve déjà chez Kant. Parlant du "système monstrueux de Lao-Tseu, selon lequel le souverain bien est le néant", Kant en fait découler : "le panthéisme (des Thibétains et d'autres peuples orientaux) ainsi que le spinozisme, issu de la sublimation métaphysique du panthéisme, les deux doctrines étant apparentées au système ancestral de l'émanation, qui fait sortir toutes les âmes humaines de la divinité (pour être finalement résorbées en elles). Tout cela pour que les hommes puissent enfin jouir de ce repos éternel qui constitue la fin prétendument heureuse de toutes choses et qui n'est au fond qu'un concept indiquant à la fois la défaillance de l'entendement et la fin de toute pensée." (KANT - Oeuvres III Pléiade page 320 - "De la fin de toutes choses" - Traduction Heinrich) On voit clairement que Kant se départit ici de son habituelle rigueur pour se livrer à un amalgame ahurissant et d'une mauvaise foi sans borne —à Spinoza une doctrine du "repos éternel", c'est à tout le moins se moquer du monde  !
3Ce qui est visé, c'est la méthode d'exposition "more geometrico" adoptée dans l'Ethique.
4C'est l'exposé du "dualisme" cartésien.
5Friedrich Heinrich JACOBI (1743-1819), philosophe allemand. Fasciné par Spinoza en qui il voit le plus pur rationalisme, il en refuse les conséquences qui conduisent, selon lui à l'. Il définit, contre Spinoza, sa philosophie comme un "non-savoir".
6voir la lettre L (Oeuvres tome 4 — GF). Spinoza écrit "determinatio negatio est". Le "toute", "omnis", est rajouté par Hegel qui oublie d'expliquer dans quel contexte cette phrase écrite. Il s'agit d'une lettre (à Jarig Jelles) où Spinoza défend l'idée qu'une figure (de géométrie) est une négation. Voici la traduction par Ch. Appuhn de l'argumentation de Spinoza : "il est manifeste que la pure matière considérée comme indéfinie ne peut avoir de figure et qu'il n'y a de figure que dans des corps finis et limités. Qui dit donc qu'il perçoit une figure, montre par là seulement qu'il conçoit une chose limitée et en quelle manière elle l'est. Cette détermination donc n'appartient pas à la chose en tant qu'elle est, mais au contraire elle indique à partir d'où la chose n'est pas. La figure donc n'est autre chose qu'une limitation et, toutelimitation étant une négation, la figure ne peut être comme je l'ai dit qu'une négation." (page 284)
7Dans le chapitre consacré à Parménide, Hegel fait le rapprochement entre la philosophie des Eléates et celle de Spinoza. De la phrase de Parménide "l'être est, le néant n'est pas", Hegel a déjà tiré qu'on voyait dans ce "Nichts" la «  négation en général, dans la forme plus concrète de la limite, du fini, du borné  ; omnis determinatio est négatio est la grande phrase de Spinoza. Parménide dit : quelle forme le négatif peut-il prendre, il n'est pas du tout.  » (VüGP - W.18 S.288)
8Sur Spinoza et l'Orient, voir note page 1.
9Jakob BÖHME, "théosophe" plus que philosophe. Sa théorie mystique de la substance est longuement analysée par Hegel.
10Schwindsucht  : Hegel joue sur les mots. En français on dirait que Spinoza est mort de phtisie. Mais l'allemand "schwind" renvoie à l'idée de disparition, d'évanouissement. C'est la deuxième fois se livre à une mauvaise plaisanterie sur la mort de Spinoza. (voir page 2)
11voraussetzen  : présupposer. Ce terme a un sens particulier dans le vocabulaire hégélien.
12Vorausgeschickten
13C'est bien pourquoi pour Spinoza il n'y a aucun rapport entre l'âme et le corps.
14Voir lettre XII - Edition GF IV Page 160. Ce que pose ici Spinoza, c'est le problème du calcul infinitésimal (comment faire la somme finie d'une série infinie. C'est à partir des mêmes considérations métaphysiques que Leibniz donnera sa propre solution au problème de l'infini en acte.
15Il y a donc une théorie de l'infini en acte chez Spinoza qui reproche (lettre citée) au Péripatéticiens modernes de ne rien comprendre à cette question.
16Voraussetzung
17proposition XIII
18 Voir proposition I-XXXI : "L'entendement en acte, qu'il soit fini ou infini, comme aussi la volonté, le désir, l'amour, etc., doivent être rapportés à la Nature naturée et non à la naturante." Dans la démonstration, Spinoza définit l'entendement non comme la pensée absolue mais comme "un certain mode du penser."
19proposition VII (partie II)  : "L'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses."
20Hegel traduit par système ce que Spinza appelle "connexion".
21"aufgewärmt"
22Weltlichkeit
23Voilà un e idée très intéressante. Qui montre aussi combien Spinoza est éloigné de Descartes.
24c'est évident à partir de la définition comme causa sui
25Propositions XVIII, XXVI, XXVII,XXIX Partie I
26après la substance, et les attributs.
27Scolie de la proposition XXIX partie I
28Je traduis Geist par esprit, là ou Appuhn parle d'âme, mais Spinoza de mens.
29Proposition XI partie II - Corollaire
30Proposition XII partie II
31Proposition V partie II
32Définition Partie II
33Proposition XXXI, Partie I
34Il s'agit du corps en tant que corps humain, que chair (Leib) et non du corps en général (Körper) en tant qu'étendue.
35 lebendigkeit

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...