Le contexte de l’œuvre
Alors que se constitue le mouvement ouvrier dans les années
1889 à 1914 et que les partis socialistes et sociaux-démocrates deviennent des
partis de masse, très influents, ayant parfois des millions d’adhérents soit
directement soit par l’intermédiaire d’organisations contrôlées par le parti,
on voit apparaître une nouvelle couche dirigeante de permanents politiques et
d’élus qui amalgame des intellectuels « bourgeois » ralliés au
socialisme et d’anciens ouvriers devenus chefs du parti, élus ou
propagandistes. En France, c’est surtout à Georges Sorel qu’on doit les
premières polémiques contre cette nouvelle élite ouvrière. Mais la première
analyse systématique de la constitution de cette couche sociale et de ses attitudes
politiques foncièrement conservatrices est celle de Roberto Michels.
Michels part de l’étude de la social-démocratie allemande qui
est le parti socialiste le plus puissant de l’époque, au point de constituer
une véritable contre-société au sein de la société bourgeoise-impériale
allemande. Or loin d’être une organisation égalitaire promouvant l’autonomie
des travailleurs, la social-démocratie se révèle une organisation
bureaucratique qui cherche à obtenir l’obéissance de la part des membres du
parti et plus généralement de la classe ouvrière. Le philosophe italien Gaetano
Mosca faisait déjà remarquer que ce ne sont pas les peuples qui choisissent les
élus mais la classe dirigeante qui fait élire ses députés.
La dialectique régressive de l’organisation
La première thèse de Michels pourrait être celle de la
dialectique régressive de l’organisation :
1)
Pas de lutte de masses sans organisation.
2)
L’organisation est la source de toutes les tendances
conservatrices.
Parlant d’organisations révolutionnaires, il écrit :
« L’organisation constitue précisément la source d’où les courants
conservateurs se déversent sur la plaine la démocratie et occasionnent les
inondations destructrices qui rendent cette plaine méconnaissable. » Mais,
l’encontre de l’optimisme de Sorel, Michels voit dans le processus de
bureaucratisation un phénomène inévitable. Il découle tout d’abord de la
logique même des organisations de masse. « Dans les partis politiques
modernes, on réclame pour les chefs une sorte de consécration officielle et on
insiste sur la nécessité de former une classe de politiciens professionnels, de
techniciens de la politique, éprouvés et patentés. »
L’organisation a besoin de cadres et elle doit les former.
C’est une nécessité : « Il est cependant indéniable que tous ces
instituts d’éducation destinés à fournir des fonctionnaires au parti et aux
organisations ouvrières, contribuent, avant tout, à créer artificiellement une
élite ouvrière, une véritable caste de cadets. »
Organisation = oligarchie
« Qui dit organisation dit tendance à
l’oligarchie. » Michels note par exemple le rôle du suffrage indirect dans
le système d’élection des responsables qui explique la très grande longévité
des appareils politiques et syndicaux et le mépris systématique des plus
élémentaires règles démocratiques dont ils font preuve. Les observation de
Michels ont une valeur universelle indiscutable.
Mais le pouvoir de cette nouvelle élite bureaucratique
s’appuie aussi sur la propension des masses à l’obéissance et à la vénération
des chefs, ce qui explique que les dirigeants puissent changer radicalement de
position, trahir toutes les résolutions les plus sacrées sans qu’ils aient
véritablement à en payer le prix. « L’histoire des partis ouvriers nous
offre tous les jours des cas où les chefs s’étant mis en contradiction
flagrante avec les principes fondamentaux du mouvement, les militants ne se
décident pas à tirer toutes les conséquences qui en découlent
logiquement. »
Explications de ce processus
Contre ceux qui, comme Sorel, voient dans la pénétration
d’éléments « bourgeois » et « petits bourgeois » une des
explications des tendances réformistes du mouvement ouvrier, Michels
remarque : « ce sont d’ailleurs les mouvements ouvriers les plus
exclusivistes qui partout et toujours ont le plus pénétrés d’esprit
réformiste. »
Michels note que le mouvement ouvrier organisé (la
social-démocratie, mais ce sera vrai du communiste de masse en France ou en
Italie) « a pour la classe ouvrière allemande une importance analogue à
celle de l’Église catholique pour certaines fractions de la petite bourgeoisie
et de la population rurale. L’un et l’autre servent aux éléments les plus
intelligents de ces classes respectives pour leur ascension sociale. »
On retrouve ici le principe de Pareto de la circulation des
élites. Loin d’être une contre-société, « l’élite ouvrière »
s’intègre finalement dans les mécanismes de reproduction de l’élite gouvernante
en général. Des phénomènes que Michels ne pouvait qu’entrevoir se sont
développés à très grande échelle surtout après la seconde guerre mondiale, tant
dans les partis et syndicats « réformistes » que dans les partis
communistes.
Enfin Michels souligne combien la bureaucratisation des
organisations ouvrières mène au bonapartisme et au culte du chef. Encore une
vision pénétrante qui, cette fois, n’aura été à son auteur d’aucune utilité
puisqu’il a lui-même succombé au délice de l’amour du maître en subissant le
charisme mussolinien ...
La loi d’airain de l’oligarchie
L’avant-dernier chapitre du livre est intitulé « la
démocratie et la loi d’airain de l’oligarchie ». Il est consacré à une
discussion avec Gaetano Mosca (« un homme de grande valeur ») et
Vilfredo Pareto et plus généralement avec tous auteurs qui « défendent la
théorie d’après laquelle les luttes éternelles entre aristocraties et
démocraties, dont nous parle l’histoire, n’auraient jamais été que des luttes
entre une vieille minorité défendant sa prédominance et une nouvelle minorité
ambitieuse qui cherchait à conquérir le pouvoir à son tour, soit en se
mélangeant à la première soit en prenant sa place. »
La démocratie trouve son point d’orgue dans la création d’une
nouvelle aristocratie. Et le socialisme n’échappe pas à cette loi. Michels
rappelle : « Vilfredo Pareto a même recommandé le socialisme comme un
moyen favorable à la création, au sein de la classe ouvrière, d’une nouvelle
élite, et il voit dans le courage victorieux avec lequel les chefs du
socialisme affrontent persécutions et colères un indice de leur vigueur et la
première condition à laquelle doit satisfaire une nouvelle « classe
politique ».
Mais si Mosca, Parato, etc., ont eu le mérite de porter
l’attention de la recherche politique sur la question de l’élite, pour Michels
leur véritable ancêtre est à chercher du côté du socialisme qui, dès sa
naissance, aurait été fondé sur des idées élitistes et autoritaires. Michels
part de la pensée de Saint-Simon : « Le système des saint-simoniens
est d’un bout à l’autre autoritaire et hiérarchique. Les disciples de
Saint-Simon ont été si peu choqués par le césarisme de Napoléon III que la
plupart d’entre eux y adhérèrent avec joie, croyant y voir la réalisation des
principes de socialisation économique. »
Mais il n’en va pas mieux avec Fourier en dépit de sa
réputation « libertaire ». « Sorel a relevé avec raison le lien
étroit qui rattache le socialisme antérieur à Louis-Philippe à l’ère du grand
Napoléon et montré que les utopies saint-simoniennes et fouriéristes ne purent
naître et prospérer que sur le terrain de l’idée d’autorité à laquelle le grand
Corse avait réussi à donner une nouvelle splendeur. »
Avec les socialistes de la période suivant les choses sont un
peu différente mais pas tant qu’on pourrait le croire sur le fond.
L’anarchisme, note encore Michels, nie la possibilité même d’un gouvernement de
la majorité – Bakounine et Proudhon présentent souvent la république
démocratique comme le pire des régimes bourgeois. La seule alternative sérieuse
à ces conceptions qui font de la « classe politique » une nécessité
immanente, réside, selon Michels, dans la théorie marxiste qui définit l’État
comme le conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie.
Cependant, même en admettant que l’État bourgeois puisse être balayé par
l’assaut révolutionnaire, on voit mal comment on pourrait empêcher la formation
d’une nouvelle minorité dominante, car « la richesse sociale ne pourra
être administrée d’une façon satisfaisante que par l’intermédiaire d’une
bureaucratie étendue. (…) L’administration d’une fortune énorme, surtout lorsqu’il
s’agit d’une fortune appartenant à la collectivité confère à celui qui
l’administre une dose de pouvoir au moins égale à celle que possède le
possesseur d’une fortune, d’une propriété privée. Aussi les critiques anticipés
du régime social marxiste se demandent-ils s’il n’est pas possible que
l’instinct qui pousse les propriétaires, de nos jours, à laisser en héritage à
leurs enfants les richesses amassées, incite également les administrateurs de
la fortune et des biens publics dans l’État socialiste à profiter de leur
immense pouvoir pour assurer à leurs fils la succession des charges qu’ils
occupent. »
Les intuitions de Michels ne seront que trop confirmées.
« Il est, en effet, à craindre que la révolution sociale ne substitue à la
classe dominante visible et tangible, qui existe de nos jours et qui agit
ouvertement, une oligarchie démagogique clandestine opérant sous le faux masque
de l’égalité. »
Il ne semble pas y avoir beaucoup de solutions qui
permettraient d’échapper à la loi d’airain de l’oligarchie. Surtout si on admet
que la constitution d’oligarchies au sein des démocraties est un phénomène
organique. C’est le niveau de conscience de la partie prépondérante des classes
opprimées qui seul permet d’envisager des freins aux tendances oligarchiques.
À retenir
L’analyse que fait Pareto de la bureaucratisation de ces
organisations qui revendiquent une démocratie plus réelle est très pessimiste.
La « loi d’airain » de l’oligarchie balaye les meilleures intentions
du monde. L’organisation est nécessaire pour l’action, mais elle secrète
naturellement une oligarchie qui devient le premier obstacle à l’action. Le
conservateur Mosca et le révolutionnaire Michels trouvent ici une paradoxale
convergence.
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