Les systèmes philosophiques ont mauvaise presse. C’est Engels qui affirme que la philosophie de Hegel fut le dernier et le plus colossal avortement de la philosophie systématique. Un peu partout, on dénie à la philosophie tout pouvoir véritatif – seules les sciences, sans qu’on précise toujours bien ce que l’on entend par là, posséderaient le privilège d’atteindre la vérité. Kant, en fracassant la vieille métaphysique, ce « champ de bataille », aurait mis fin une fois pour toutes à toute cette philosophie dogmatique.
lundi 10 octobre 2016
vendredi 30 septembre 2016
Parole et vérité
La vérité réside dans la parole sans s’y
identifier » (Luigi Pareyson, Verità e interpretazione)
Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
La vérité réside dans la parole.
Commençons par le plus simple : pour le croyant la
vérité réside dans la parole de Dieu. Le porteur de la vérité est le porteur de
ce qui être révéré et sa bouche est ce par quoi l’oracle se manifeste. C’est le
Pythie de Delphes qui dit la vérité concernant Œdipe. Les prophètes sont les
porte-parole de Dieu : interprètes de la parole divine, ils sont
étymologiquement ceux qui disent avant. L’Évangile de Jean commence par la
parole : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.
– « Au commencement était la Parole (logos), et la Parole était avec Dieu,
et la Parole était Dieu. » Ainsi, la vérité apparaît d’abord dans et par
la parole divine et ses interprètes humains.
En second lieu, la vérité est toujours ce qui s’énonce.
Aristote le dit quand il veut définir le vrai :
« Dire de ce qui est qu’il n’est pas ou de ce qui
n’est pas qu’il est, c’est faux ; tandis que dire de ce qui est qu’il est
et de ce qui n’est pas qu’il n’est pas,
c’est vrai »(Métaphysique, 1110b,26)
Un récit vrai rapporte ce qui s’est passé réellement. C’est
ce qu’affirme Spinoza :
La première signification donc de Vrai et de Faux
semble avoir tiré son origine des récits ; et l'on a dit vrai un récit
quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait
raconté n'était arrivé nulle part. Plus tard les Philosophes ont employé le mot
pour désigner l'accord ou le non-accord d'une idée avec son objet ; ainsi,
l'on appelle Idée Vraie celle qui montre une chose comme elle est en
elle-même ; Fausse celle qui montre une chose autrement qu'elle n'est en
réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des
histoires de la nature dans l'esprit. Et de là on en est venu à désigner de
même par métaphore des choses inertes ; ainsi quand nous disons de l'or vrai
ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait quelque chose
sur lui-même, ce qui est ou n'est pas en lui. (Pensées métaphysiques)
Les mots « vrais » et « faux » ne
conviennent qu’aux paroles et non aux choses (sinon par abus de langage)
Mais ce n’est qu’un récit, c’est-à-dire une suite cohérente
et sensée de paroles. Le chroniqueur raconte la vie de son prince ; il dit
la vérité. Le mathématicien expose un théorème de mathématiques : il use
pour cela de la parole ou des signes conventionnels destinés à clarifier son
exposé. La philosophie n’est jamais indicible ou silencieuse ! Elle est
parole ; elle est même fondée sur cette supposition, peut-être insensée,
que les conflits entre les humains peuvent se dénouer par la parole qui
recherche la vérité. C’est la raison qui a le dernier mot et non la force. Si
Platon est le véritable fondateur de la philosophie, ses dialogues mettent en
scène précisément ce jeu de la parole à travers quoi seulement peut se
manifester la vérité.
Nous disions donc que la vérité réside dans la parole. Mais où pourrait-elle résider, ailleurs que
dans la parole ? La vérité n’a pas d’autre existence que celle que lui
confère la parole. Si on admet que vérité et réalité ne s’identifient pas, les
choses réelles existent dans le monde physique (matériel), mais la vérité
n’existe quant à elle que dans son énonciation. Il faut dire la vérité !
La difficulté que nous avons parfois à comprendre cela est double. D’une part,
si la vérité est objective, si nous ne nous sommes pas réduits au « à
chacun sa vérité », comment la vérité peut-elle résider dans la
parole ? D’autre part, il semble bien que la parole est aussi le lieu même
du mensonge, de la tromperie que celui de la vérité.
À la première de ces difficultés, la réponse demande que l’on
distingue les idées des simples représentations intérieures. En tant que nous
sommes des êtres sensibles, nous avons toutes sortes de représentations qui se
forment dans notre esprit : simples sensations confuses où se mêlent les
sensations attribuées à l’état de notre corps et celles des objets dont nous
ressentons l’effet sur nous, perceptions, images, souvenirs, sentiments ou
affects (tristesse, joie, fluctuation de l’âme, pour reprendre ici la
classification de Spinoza). Mais à proprement parler notre esprit ne forme des
idées, ne pense véritablement que dans le langage. Le mot grec « logos » désigne tout à la fois la
raison, la capacité d’enchaîner rationnellement les idées, et le langage parlé
(ou écrit). Quand Aristote affirme que l’homme est l’animal qui possède le logos, cela peut et doit se traduire
simultanément comme animal parlant et animal doué de raison. Simultanément,
parce que pouvoir parler et disposer de la raison sont une seule et même chose.
Une pensée digne de ce nom s’énonce ! « Nous pensons dans les
mots » disait Hegel qui réfutait l’idée qu’il puisse y avoir des pensées
indicibles. Une pensée ne devient réelle, déterminée que lorsqu’elle prend une
forme objective qui est celle que lui donne le langage. Il faut ici réfuter
cette idée absurde que la parole puisse être purement subjective. Le sujet
parlant n’est pas l’inventeur du langage avec lequel il s’exprime. Quand nous
apprenons à parler, nous nous glissons dans le langage, dans le langage qui est
celui de tous les hommes, mais qu’aucun d’entre eux n’a inventé. Nous nous
soumettons à sa loi ! La parole est ma parole dans la mesure où je la
pense, où j’en ai conscience, mais elle n’est jamais purement ma parole, car je
n’ai inventé ni les mots ni les règles qui les combinent et le sens qui sera
entendu ne m’appartient déjà plus. Par la parole s’articulent donc objectivité
et subjectivité. Ce bureau sur lequel j’écris ne devient véritablement objet
(perçu) et non plus simple sensation que parce que je peux le nommer ou le
décrire.
L’erreur est dans les mots
Faisons une objection : il est possible que la parole ne
soit pas adéquate à l’idée. Spinoza soulève cette question dans L’Éthique.
La plupart des erreurs viennent de ce que nous n’appliquons
pas convenablement les noms des choses. Si quelqu’un dit, par exemple, que les
lignes menées du centre d’un cercle à sa circonférence sont inégales, il est
certain qu’il entend autre chose que ce que font les mathématiciens. De même,
celui qui se trompe dans un calcul a dans l’esprit d’autres nombres que sur le
papier. Si donc vous ne faites attention qu’à ce qui se passe dans son esprit,
assurément il ne se trompe pas ; et néanmoins il semble se tromper parce
que nous croyons qu’il a dans l’esprit les mêmes nombres qui sont sur le papier.
Sans cela nous ne penserions pas qu’il fût dans l’erreur, comme je n’ai pas cru
dans l’erreur un homme que j’ai entendu crier tout à l’heure : Ma maison
s’est envolée dans la poule de mon voisin ; par la raison que sa pensée
véritable me paraissait assez claire. Et de là viennent la plupart des
controverses, je veux dire de ce que les hommes n’expliquent pas bien leur
pensée et interprètent mal celle d’autrui au plus fort de leurs
querelles ; ou bien ils ont les mêmes sentiments, ou, s’ils en ont de
différents, les erreurs et les absurdités qu’ils s’imputent les uns aux autres
n’existent pas. (Spinoza. Éthique, partie II, proposition 47,
scolie)
Avant d’entrer dans le détail de l’argumentation, il convient
de préciser ce qu’est réellement la thèse soutenue par Spinoza. « La
plupart des erreurs », dit l’auteur. Ce qui dit clairement que certaines
de nos erreurs peuvent venir d’une autre cause. Nous nous garderons donc de
tirer de ce texte des conclusions absolues sur l’erreur chez Spinoza. Donc la
plupart des erreurs viennent de ce que nous n’appliquons pas correctement les
noms aux choses. La cause de l’erreur ne vient donc pas de l’idée que nous nous
faisons des choses mais de la manière dont nous les désignons : soit que
nous donnions le même nom à deux choses différentes, soit que nous donnions à
une chose un nom qui en évoque une autre, soit encore que par deux noms
différents l’un a dans son esprit une chose et son interlocuteur une autre
chose, soit encore que, comme dans le lapsus, nous nommons une chose d’un autre
nom sans raison apparente.
Un nom est un signe : des sons ou une représentation
graphique (écrite) sont associés dans notre esprit à une chose. Or ces signes
sont fondamentalement ambigus, équivoques, polysémiques diront les linguistes.
En effet, nous apprenons les noms par l’expérience immédiate ou par les paroles
des autres. Enfants, nous avons appris le nom « chien » quand nos
parents ont associé ce nom à la perception d’immédiate d’un animal singulier de
ce genre.[1]
Donc ce nom évoque d’abord en nous l’image du chien singulier que nous avons
vu. Mais cette association, par elle-même, ne nous permettra pas de reconnaître
comme chien des chiens de race très différente. Encore moins, les autres usages
du mot « chien » : qu’est-ce donc qu’être « couché en chien
de fusil » ? De la même manière, la plupart des gens associent
spontanément le mot « Dieu » non à l’essence de Dieu mais aux
représentations qu’ils en ont eues (par exemple dans l’iconographie religieuse
chrétienne).
Autrement dit, si on comprend ce que veut dire Spinoza quand
il fait résider l’erreur dans la désignation verbale des choses, nous sommes en
possession de la connaissance des choses mais comme nous n’accédons à cette
connaissance que par le langage, nous n’avons, le plus souvent, qu’une connaissance
déformée des choses que nous connaissons ! Bref, nos erreurs viennent
finalement que nous ne savons pas ce que nous savons.
Vérité de la parole et réalité
Revenons donc à la question de l’énonciation de la vérité.
On voit donc que, si la vérité est le caractère propre de
l’idée vraie, elle ne peut exister objectivement que dans la parole. C’est la
parole qui lui donne une existence objective. La vérité du mystique qui affirme
avoir contemplé la vérité, mais ne peut pas la dire, n’est pas une vérité, tout
au plus une « illumination », une manifestation de cette
« Schwärmerei », cet échauffement des esprits dont Kant se moque dans
Les rêves d’un visionnaire expliqués par
les rêves de la métaphysique, polémique dirigée contre Swedenborg et contre
l’idée d’intuition intellectuelle.
Prenons encore le problème autrement. Admettons que la vérité
existe en dehors de la parole. Pourrait-on parler d’elle ? Sans doute,
dira-t-on, la loi de la gravitation
régit-elle le mouvement des corps dans l’espace newtonien bien avant que
Newton ait formulé la loi de la gravitation universelle. Mais cette façon de
voir est l’illusion propre au réaliste naïf qui pense que les vérités de la
physique ont une existence aussi indépendante
de notre esprit que les choses dont s’occupe la physique. L’espace newtonien
n’existe par indépendamment de sa
formulation par Newton. Il a même fallu deux millénaires (disons depuis
Aristote) pour que cette manière de penser l’espace soit inventée … avant qu’on
en invente une autre (la conception relativiste de l’espace). Il y a bien une
réalité existant indépendamment de notre esprit, mais il n’y aucune vérité
indépendante de notre esprit, c’est-à-dire de notre capacité à coordonner les
phénomènes expérimentaux au moyen de lois régulières (mathématiques). La seule
alternative serait de dire que la vérité ne réside pas dans la parole humaine,
mais en Dieu et alors nous sommes ramenés au point de départ : nous ne
connaissons la vérité que parce qu’elle réside dans la parole de Dieu.
Parole vraie, erreur et mensonge
Voyons maintenant la deuxième difficulté. Toute parole n’est
pas vraie ! On sait que la tromperie est d’abord un certain usage pervers
de la parole. Les animaux ne mentent pas parce qu’ils ne parlent pas ! Les
éthologues considèrent même que l’aptitude à « mentir » qu’ils ont
observée chez certains chimpanzés serait la manifestation la plus évidente de
l’apparition de la conscience de soi. La capacité de mentir n’apparaît chez les
enfants qu’aux alentours de l’âge de trois ans, c’est-à-dire au moment où ils
sont capables de se représenter les états mentaux d’autrui et de tenter ainsi
de le manipuler. C’est à cette structure de base que l’on peut rattacher tous
les autres usages pervertis du langage (rhétorique et sophistique, telles que
Platon les analyses, par exemple). Or ce constat loin d’invalider la thèse de
Pareyson selon laquelle la vérité réside dans la parole ne fait que la
confirmer. Si la parole peut être menteuse, c’est précisément que c’est
seulement en elle que peut résider la vérité. Le menteur ne peut mentir qu’à
deux conditions : 1° il est au fait de la vérité et sait pertinemment
qu’il la travestit ; 2° il pense être cru, précisément parce que son
interlocuteur fait résider la vérité dans la parole. Ainsi, loin d’invalider la
thèse de Pareyson, le mensonge et la
tromperie ne font que la confirmer, même si c’est sous une forme négative, une
sorte de confirmation par l’absurde en quelque sorte.
La vérité est dans la parole sans s’y identifer
Ces constatations cependant nous conduisent à la deuxième
partie de la thèse de Pareyson. Si la vérité réside dans la parole elle ne s’y
identifie pas tout simplement parce que toute parole n’est pas parole de
vérité. La parole non seulement peut être mensongère, mais encore elle peut
être simplement « expressive » au sens elle ne fait qu’exprimer
l’époque historique, les lieux communs dans lesquels se reconnaît l’opinion, ou
encore ce que Marx nommerait « idéologie ». Contre l’historicisme
vulgaire qui réduit toute parole à l’expression des conditions historiques du
moment, Pareyson affirme que la parole peut être révélative : elle peut
révéler une vérité qui transcende les conditions historiques. Les conditions
historiques expliquent ainsi la naissance de la science moderne – galiléenne et
newtonienne – et sans ces conditions cette science n’aurait pu voir le jour.
Pourtant, la compréhension du contexte ne suffit pas pour comprendre la
validité de cette science qui transcende les conditions historiques de sa
genèse. Mais si la parole est révélative de la vérité, celle-ci est, en même
temps, inépuisable. La vérité ne s’identifie pas à la parole parce que la
parole est toujours une interprétation de la vérité et si la vérité ne trouve
son existence objective que dans la parole, elle est elle-même inobjectivable,
au sens où la vérité ne saurait se manifester en dehors de ses interprétations,
en dehors de la série infinie de ses interprétations. Il n’y a pas une vérité
objective qui pourrait servir de critère permettant de déterminer quelle
interprétation est valide et quelle interprétation est faussée. On peut penser
toutes les grandes philosophies comme des « interprétations
particulières » de la vérité. La vérité réside dans ces paroles des grands
philosophes de l’histoire de l’humanité, mais il ne s’y identifie pas parce
qu’aucune ne l’épuise entièrement, parce que chacune la manifestant sous une
certaine forme particulière en laisse nécessairement une partie dans l’ombre.
Et ce processus est un processus infini.
Il faut ici dire quelques mots de l’historicisme. Pareyson
écrit :
Un des lieux communs les plus répandus dans la culture
contemporaine est une conception génériquement mais intégralement historiciste,
pour laquelle toute époque a sa philosophie et la signification d’une pensée
philosophique réside dans sa relation à son temps propre. Il ne s’agit pas
de l’historicisme classique, qui, en interprétant l’histoire comme
manifestation progressive de la vérité, et donc les philosophies particulières
comme les étapes d’un développement de la vérité totale, [thèse de Hegel,
DC] finissait par conférer une signification spéculative à la correspondance
même entre une philosophie et sa situation historique. Il s’agit au contraire
d’un historicisme intégral, qui nie à la philosophie toute valeur de vérité à
laquelle elle semble aspirer par la nature même de sa pensée, et qui ne lui
reconnaît d’autre valeur que d’être l’expression de son temps.
Ce tableau a été fait il y a quelques décennies, mais il
reste d’actualité. La pensée de quelqu’un comme Michel Foucault entre
clairement dans cette description de l’historicisme intégral.
Considération historiciste et discussion spéculative ne
doivent donc pas s’entendre comme deux manières différentes de faire l’histoire
de la pensée philosophique : il ne s’agit pas de deux méthodes exclusives
l’une de l’autre qui se disputent l’histoire de la philosophie toute entière,
mais de deux méthodes coexistantes qui ont la tâche de se la diviser. Réellement,
il y a des philosophies qui sont seulement « expressives » et des
philosophies qui sont avant tout « révélatrices ». Seules les
premières doivent être soumises à l’historicisation à laquelle les appelle la
méthode historiciste, et il ne suffit pas de leur apparence ou de leur
prétention à la vérité pour les hausser au mérite d’une discussion
philosophique ; et seulement les secondes parviennent au niveau de mériter
et en même temps de susciter une discussion spéculative, et ne suffit pas le
côté « expressif » qui est inévitablement lié à leur portée révélatrice
pour en légitimer une critique historiciste entendue au sens où elle la vide de
la vérité et la mesure simplement par la relation à la situation historique.
Il y a donc deux types de parole philosophique. La première
est seulement « expressive ». Elle exprime les conditions
sociales-historiques de l’époque et pour tout dire elle n’est pas à proprement
parler philosophique mais plutôt ce que l’on pourrait idéologique.
On pourrait voir ici encore une fois une confirmation du fait
que la vérité objective est inatteignable et que vérité et interprétation
s’opposent : si est interpretatio
toute expression de la pensée, chaque pensée étant subjective, la vérité
éternelle et universelle serait hors d’atteinte et nous ne pourrions que nous
rabattre sur une conception irrationaliste (mystique) ou sur une forme ou une
autre de scepticisme. Mais il n’en est rien. Ce que la thèse de Pareyson
interdit, c’est la prétention à avoir dit le dernier mot, à pouvoir en quelque
clore, une fois pour toutes, le développement de la culture et de la pensée.
Mais précisément parce que l’individu est libre, il peut ne
pas se laisser enfermer dans ces « vérités définitives » qui ne sont
que l’expression de la pensée d’une époque historique et des conditions
sociales de cette époque. Il peut toujours reprendre le travail infini de la
pensée révélative, révélative d’une vérité inépuisable.
Parole révélative
La pensée est toujours personnelle. Mais comment peut-elle
espérer révéler la vérité ? À cette question Pareyson tente de donner une
réponse :
Dans la pensée révélatrice, il advient ainsi que, d’un
côté, tous disent la même chose et, de l’autre, chacun dit une
chose unique : tous disent la même chose, c’est-à-dire la vérité qui
ne peut être qu’unique et identique, et chacun dit une chose unique,
c’est-à-dire dit la vérité selon son propre mode, selon le mode qui solum est
le sien ; et est un véritable penseur celui qui non seulement dit la
vérité unique, laquelle dans son infinité peut bien rendre communes toutes les
perspectives aussi différentes qu’elles soient, mais encore persiste pour toute
la vie à dire et répéter que l’unique chose qui est son interprétation de la
vérité, parce que cette répétition continuelle est le signe que lui, loin de se
limiter à exprimer le temps, a atteint la vérité.
C’est un beau tableau de ce qu’est l’histoire de la
philosophie. Tous les philosophes, les
grands, disent au fond la même chose ! Ce serait facile à montrer. La philosophie n’est un « Kampfplatz »,
un champ de bataille, comme le disait Kant. Ce n’est pas Aristote contre
Platon, Spinoza contre Descartes, Hegel contre Kant. Ce n’est une confrontation
d’opinions (des philosophes illustres). Tous se posent les mêmes questions et
leurs réponses sont toutes aussi « vraies ». Mais vraies d’une vérité
qui en même temps est unique, parce qu’elle est une interprétation de la vérité
qui s’inscrit dans la suite infinie des interprétations. C’est d’ailleurs
pourquoi on ne peut philosopher sans se confronter à toute l’histoire de la
philosophie.
La vérité est donc unique et intemporelle à l’intérieur des
formulations multiples et historiques qui s’en donnent ; mais une telle
unicité qui ne se laisse pas compromettre par la multiplication des
perspectives ne peut être qu’une infinité qui les stimule et les alimente
toutes, sans se laisser épuiser par aucune d’elles et sans en privilégier
aucune ; ce qui signifie que dans la pensée révélatrice la vérité réside
plus comme surgissement et comme origine que comme objet de découverte. Comme
ne peut pas être révélation de la vérité celle qui ne peut pas être
personnelle, de même ne peut être vérité celle qui n’est pas saisie comme
inépuisable. Seulement comme inépuisable, la vérité s’en remet à la parole qui
la révèle, lui conférant une profondeur qui ne se laisse jamais ni expliciter
complètement, ni clarifier entièrement.
La philosophie est une parole. Et il n’y a rien dans l’objet
de la philosophie qui puisse se saisir en dehors de cette parole. Mais comme
telle cette parole est toujours personnelle. Elle est in-objectivable !
Les lois de la physique, c’est-à-dire les lois des mesures des phénomènes
physiques sont objectivables à travers une expérimentation. C’est pourquoi il
n’est pas très important que ce soit Galilée ou Newton qui ait découvert ceci ou
cela. La parole du philosophe est au contraire inséparable de la personne du
philosophe. Le philosophe parle toujours à la première personne. Bruno,
philosophe, doit mourir pour ses idées alors que Galilée peut se renier.
Citons encore Pareyson :
Ce qui caractérise la pensée révélatrice est donc la
complète harmonie qui y règne entre le dire, le révéler et l’exprimer : le
dire dans le même temps et inséparablement révèle et exprime. Que la parole
soit révélatrice est le signe de la validité pleinement spéculative d’une
pensée non oublieuse de l’être, et que la parole soit expressive est le signe
de la concrétisation historique d’une pensée non oublieuse du temps.
Maintenant, dans la pensée révélatrice, la parole révèle la vérité dans l’acte
qui exprime la personne et son temps, et vis-versa. L’aspect expressif et
historique non seulement ne va pas au détriment de l’aspect révélateur et
théorique, mais plutôt le fait surgir et l’alimente parce que la situation même
est exposée comme ouverture historique à la vérité intemporelle. D’autre part
l’aspect révélateur ne peut faire moins que l’expressif et l’historique, parce
que de la vérité il ne se donne pas de manifestation objective, mais il s’agit
de la saisir à l’intérieur d’une perspective historique, c’est-à-dire d’une
interprétation personnelle.
Ce qui soutient cette parole, c’est la liberté. Quand
celle-ci fait défaut, la parole philosophique se perd (dans l’idéologie, dans
la propagande, dans le discours de persuasion).
Mais quand la liberté cesse de soutenir le lien originaire
entre vérité et personne, tout se transforme. La vérité se dissipe laissant la
pensée vide et dissociée, et disparaît aussi la personne, réduite à une pure
situation historique. L’harmonie entre dire, révéler et exprimer se rompt,
et tous les rapports s’en trouvent bouleversés et profondément altérés.
Révélation et expression se séparent définitivement : sans vérité,
l’aspect révélateur de la parole est purement apparent, et elle se réduit à une
rationalité vide et privée de contenu ; non plus référée à la personne
dans son ouverture révélatrice, mais à la situation dans sa pure temporalité,
l’expression devient inconsciente et occulte. La nature de la parole dégénère
et se clive : d’un côté un discours
dont la rationalité vide ne se prête qu’à une utilisation technique
instrumentale, et de l’autre côté, masquée par le discours explicite, la vraie
signification de celui-ci, c’est-à-dire l’expression du temps.
Harmonie entre dire, révéler et exprimer : voilà la
question essentielle. L’expression n’exprime plus l’authenticité d’une pensée
mais l’opinion commune, la représentation du monde qu’impose un certain ordre
social – l’idéologie – et la parole ne révèle donc rien. Tout est déjà là.
Connu de tous, trop connu.
Il est utile de suivre plus près cette péripétie par
laquelle, à la pensée ontologique, se substitue la pensée historique, au
discours spéculatif le discours expressif, à la parole révélatrice la parole
instrumentale. Séparée de la vérité, la pensée conserve, de son caractère révélateur,
seulement l’apparence, c’est-à-dire une rationalité vide, dont les concepts
doivent renvoyer, par leur propre signification, à l’autre aspect de la pensée,
c’est-à-dire à son caractère expressif. Mais le divorce entre la révélation de
la vérité et l’expression de la personne, troublant l’intime constitution de la
parole, produit un déphasage entre le discours explicite et l’expression
profonde : la parole dit une chose mais en signifie une autre. Pour
trouver la vraie signification du discours, il faut considérer la pensée non
pour ce qu’elle dit mais pour ce qu’elle trahit, c’est-à-dire non pour ses
conclusions explicites, pour sa cohérence rationnelle, pour l’universalité de
ses concepts, mais pour la base inconsciente qui s’y exprime, c’est-à-dire la
situation, le moment historique, le temps, l’époque.
La pensée n’a plus de valeur par ce qu’elle dit mais ce
qu’elle trahit – ce qu’elle exprime sans le vouloir, inconsciemment en quelque
sorte. C’est le propre du discours idéologique.
Seconde conséquence de cette rupture de l’harmonie entre
dire, révéler et exprimer :
Ceci implique une seconde conséquence : l’identification
de la pensée avec la situation. La pensée est de cette manière complètement
historicisée, parce qu’elle ne fait qu’exprimer la situation historique et
accepter d’être évaluée sur la base de son adhérence au temps dont elle surgit.
S’ouvre la voie au culturalisme, qui fait rentrer toute la pensée dans une
histoire générique de la culture, entendue de façon à mettre en lumière seulement
l’aspect expressif, sans préjudice de son éventuelle valeur spéculative ;
au « biographisme », qui réduit la pensée à une expression
incommunicable de la situation dans laquelle chacun serait comme emmuré dans
une prison infranchissable ; à l’historicisme plus ou moins plus ou moins
extrémiste, qui réduit toute la pensée à une simple expression de la situation
historique, lui niant toute possibilité de sortir de son temps.
Si la pensée s’identifie avec la situation, elle n’a donc
plus rien à dire. Platon exprimerait son époque – la décadence athénienne bien
entamée, une société esclavagiste déjà minée par le « trafic » et
l’argent. Mais précisément Platon nous parle toujours ! Parce que sa
pensée dans forme renvoie à son époque mais révèle des questions éternelles.
Troisième conséquence :
Nous assistons de cette manière à une troisième
conséquence : l’intervalle qui s’ouvre entre le discours explicite et
l’expression profonde est celui de la dissimulation, c’est-à-dire de cette
ingénuité inconsciente ou de la mauvaise foi pour qui la pensée absolutise une
situation historique en se donnant l’air d’atteindre une universalité
spéculative, mais au fond en ne faisant qu’exprimer la situation dans sa pure
temporalité. Le discours conceptuel de la pensée historique qui traîne toujours
avec lui des contenus de vérité, bien que dégradés et évidés, et qui présuppose
pourtant toujours une intention spéculative, bien que toujours neutralisé et
laissé sans suite, ne fait rien d’autre que donner une apparence de rationalité
et d’éternité à ce qui de fait n’est que pragmatique et temporel, c’est-à-dire
fournir la conceptualisation des conditions historiques et la rationalisation
des attitudes pratiques.
Quand règne l’idéologie règne aussi la dissimulation. Notre
époque est marquée par une abondance de discours proprement idéologiques qui
expriment l’époque mais dissimulent sa vérité. Pensons à l’utilisation des
mots, aux phrases toutes faites avec lesquelles ont prétend décrire le
« monde réel » dans le discours économique (« ressources
humaines », « charges salariales », « charges
sociales », « les marchés pensent que ... »). Jamais on n’a avec
autant de constance et aussi peu de mauvaise conscience pratiqué la
dissimulation à grande échelle de la réalité sociale.
Avec ceci, la pensée historique manifeste son inévitable destination
pragmatique et instrumentale :et ceci est la quatrième conséquence que
nous rencontrons, laquelle vient clairement en lumière dans les philosophies
dites démystifiantes, comme dans le « praxisme » pan-politiste qui
convertit les idéologies de pures expressions du temps en moyens adéquats
d’action, et les différentes formes d’expérimentalisme qui résolvent la
fonction de la pensée dans l’élaboration des techniques rationnelles les plus
diverses. Ces philosophies sont le renflouement du rationalisme après la
démystification de la pensée seulement expressive : la pensée privée de
vérité, si elle veut avoir une signification rationnelle qui ne se réduise pas
à la dissimulation de la situation historique ne peut pas ne pas devenir raison
pragmatique et technique. Se conclut ainsi la péripétie de la pensée seulement
expressive et historique : le conscient renoncement à la vérité culmine
nécessairement dans l’acceptation délibérée de la fonction exclusivement
expérimentale de la pensée.
Conclusion
Dire que la vérité réside dans la parole sans s’y identifier,
c’est tout à la fois maintenir la recherche de la vérité sur le terrain de la
pensée rationnelle, la vérité comme ce que peut exprimer le logos et en même refuser tout
dogmatisme, toute pensée figée. On prête à Nietzsche la thèse selon laquelle,
« il n’y a précisément pas de fait, il n’y a que des
interprétations ». Cette thèse ne doit pas nécessairement être comprise
dans un sens sceptique. Que les « faits » soient le résultat
d’interprétations, l’histoire des sciences pourrait le montrer. Mais la vérité
n’est justement pas « les faits », mais la construction rationnelle
qui les fait émerger. Ainsi, la totalité infinie des interprétations, c’est
seulement cela la vérité.
[1] Saint Augustin écrit (Confession, I, chap. viii) « j’ai remarqué depuis
comment alors j’appris à parler, non par le secours d’un maître qui m’ait
présenté les mots dans certain ordre méthodique comme les lettres bientôt après
me furent montrées, mais de moi-même et par la seule force de l’intelligence
que vous m’avez donnée, mon Dieu. Car ces cris, ces accents variés, cette
agitation de tous les membres, n’étant que des interprètes infidèles ou
inintelligibles, qui trompaient mon coeur impatient de faire obéir à ses volontés,
j’eus recours à ma mémoire pour m’emparer des mots qui frappaient mon oreille,
et quand une parole décidait un geste, un mouvement vers un objet, rien ne
m’échappait, et je connaissais que le son précurseur était le nom de la chose
qu’on voulait désigner, Ce vouloir m’était révélé par le mouvement du corps,
langage naturel et universel que parlent la face, le regard, le geste, le ton
de la voix où se produit le mouvement de l’âme qui veut, possède, rejette ou
fuit. »
jeudi 22 septembre 2016
lundi 19 septembre 2016
L'esprit de la révolution
A propos de L’esprit de la révolution. Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition, de Patrick Theuret, par Tony Andréani
Le livre de Patrick Theuret (édition Le temps des cerises, 2016) est une somme, unique en son genre, sur la thématique de la révolution à partir de l’un des sujets les plus controversés de la pensée marxiste, à savoir l’usage qu’elle fait du concept hégélien d’Aufhebung, usage qui a donné lieu à de multiples traductions en français (‘abolition’, ‘suppression‘, ‘abrogation’, ‘dépassement’, ‘sursomption’ etc.) et dans d’autres langues. Aucune de ces traductions du vocable allemand n’est innocente, car elle implique une interprétation du projet révolutionnaire de Marx. Pour y voir plus clair, Theuret se livre à une revue minutieuse des termes qui s’en rapprochent dans la langue commune, dans un long chapitre sémantique, qui fait ressortir une grande polysémie, et enchaîne sur une étude très fouillée des problèmes que pose toute traduction. Il poursuit par une recension des occurrences du terme abolition et de termes synonymes notamment dans Le Manifeste et dans les textes programmatiques auxquels Marx à mis la main, en les comparant d’une langue à l’autre. Tout cela est d’autant plus intéressant que Marx lui-même à écrit, ou surveillé des traductions de ses œuvres, dans plusieurs langues, qu’il maîtrisait fort bien. En outre Theuret connaît parfaitement Hegel, auquel il consacre de longues analyses, et tous les textes de Marx qui déclinent son rapport avec lui.
Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme
Recension du livre de Yvon Quiniou par Tony Andréani
Ce livre est un pavé dans la mare. Yvon Quiniou soutient en effet que la philosophie contemporaine - du moins s’agissant de ses auteurs les plus vantés dans notre pays - est une imposture au regard de ce qui fut depuis les origines l’ambition de la philosophie : dire le vrai et le juste, pour nous rendre plus sages. Dans la première partie de l’ouvrage, où, au lieu de multiplier des critiques venues de nulle part, il abat ses cartes, il rappelle que tous les grands philosophes du passé ont eu cette ambition, d’où il résulte que leurs systèmes de pensée ne pouvaient être syncrétiques, la vérité étant une. Ils pouvaient certes emprunter à leurs prédécesseurs, mais se devaient de les dépasser. Et de fait l’on ne pourra, par exemple, penser après Kant comme avant lui. En deuxième lieu la philosophie cherche la vérité par les chemins de la raison, c’est-à-dire de l’argumentation et de l’explication, et non par ceux de l’intuition, toujours à surmonter, ni de l’interprétation, toujours subjective. Seulement voilà : cette philosophie s’est trouvée peu à peu supplantée, dans sa recherche de vérité, par le développement des sciences. Et c’est Marx qui a enregistré avec le plus d’éclat ce basculement : la philosophie n’avait fait qu’interpréter le monde, alors qu’il s’agit de le transformer, et, pour le transformer, il faut en avoir une connaissance scientifique. Dès lors la tâche de la philosophie n’est plus de réfléchir le monde, mais de réfléchir ce que la science dit du monde.
Le titre du livre risque ici d’être trompeur : considérer la philosophie « au regard du matérialisme » ne signifie pas opter pour une position métaphysique (tout l’être n’est que matière), mais pour la position ontologique suivante : la conscience a toujours affaire à un réel qui lui est extérieur, et elle doit elle-même se considérer – les sciences en font foi – comme une partie de ce réel, dit abruptement : comme une production du cerveau, sans aucun reste. Or, s’il est vrai que la science est la prise la plus sûre sur le réel, elle ne peut pas tout connaître, bien que le processus de la connaissance soit infini, si bien que, en toute rigueur, on ne saurait se prononcer avec elle sur la réalité ultime (affirmer par exemple qu’il n’y a aucune transcendance, et qu’un Dieu ne peut exister). Mais la science peut du moins avancer ses preuves, et, si discussion il doit y avoir, cela ne peut concerner que la validité de ses preuves.
Quiniou développe ensuite les implications de ce matérialisme. Il suppose une matérialité du monde, mais non qu’elle soit fixe (il a sa « productivité »), il suppose aussi son intelligibilité, et l’on pourrait selon lui reprendre ici la notion de reflet, à condition de le comprendre non comme un effet passif, mais comme une « reproduction », une recherche de « correspondance », ce qui nous éloigne de l’idée que le monde est tel que l’homme se le représente. J’avoue que cette position me paraît discutable, car ce que la pensée peut appréhender, ce n’est jamais que le rapport de l’homme au réel, ce qui n’est pas du tout une position idéaliste, puisqu’il est clair que la pensée ne constitue pas le réel, mais ne l’aborde que par la praxis, elle-même de nature historique. Quand Quinion dit que la preuve de la matérialité du réel est que nous pouvons agir sur lui, c’est bien précisément toujours à travers des outils forgés par l’homme que nous le modifions. La différence ici entre la science et l’idéologie (au sens péjoratif du terme), est que la première ne se sert pas de moyens imaginaires, ce qui ne veut pas dire inefficaces (l’idéologie a aussi des effets, hélas, matériels !), mais de moyens rigoureux, notamment grâce à l’usage des mathématiques, et expérimentaux, qui produisent des effets réglés et reproductibles. Enfin, et Quiniou en serait sans doute d’accord, l’objet pensé n’est jamais l’objet réel, qu’elle ne cesse de poursuivre (c’est pourquoi il y a des progrès et des révolutions dans les sciences).
Ces réserves mises à part, quelles sont les tâches de cette philosophie « matérialiste » et même « scientifique » ? Elles sont au nombre de trois, tout à fait essentielles – car Quiniou se fait un ardent défenseur de la philosophie. 1 Elle réfléchit les résultats scientifiques dans l’espace non de concepts (ce que fait la science), mais de catégories, telles que la nature du réel et sa temporalité, le déterminisme et la liberté, ou encore la question morale. Cette dernière question est évidemment la plus difficile, puisque la morale (à la différence de l’éthique, qui reste du domaine des mœurs) implique un saut hors de l’histoire vers un universel abstrait, et que par ailleurs la science ne fait pas de morale, mais peut seulement nous fournir des leçons anthropologiques (concernant non le bien, mais le bon). Or Quiniou est aussi un ardent défenseur de la morale, tout en refusant de la projeter hors des phénomènes, dans l’espace transcendant des noumènes kantiens. Sa réponse est que la moralité est issue elle-même de la vie, comme Darwin l’a laissé entendre, et qu’elle est un processus historique qui a connu un progrès constant. 2° La philosophie est une réflexion sur les conditions de possibilité et les résultats des sciences, autrement dit une épistémologie, ce dont la science n’est pas spontanément capable. 3° La philosophie a un grand rôle à jouer dans l’unification du savoir scientifique, car celui-ci est marqué par une inévitable spécialisation. Elle devient alors cette « synthèse des résultats les plus généraux » des sciences que Marx appelait de ses vœux. Tout cela veut dire que la philosophie se doit d’être à la fois modeste (« elle n’a pas de pouvoir cognitif »), ambitieuse, car son rôle est irremplaçable, et ouverte, car, si elle doit faire système, elle ne peut être un système clos, puisqu’elle ne cesse de réfléchir sur des sciences qui sont elles-mêmes en évolution constante.
C’est à partir de là que Quiniou se livre à une critique implacable de la philosophie contemporaine, s’agissant de quatre auteurs qu’il a manifestement lus à fond et auxquels il ne rechigne pas à reconnaître certains mérites (le texte est tout sauf un pamphlet). Ce qu’ils ont en commun, c’est un mépris plus ou moins prononcé pour les sciences et une volonté de dire plus et mieux qu’elles, donc une extraordinaire prétention. Le jugement est moins sévère sur la phénoménologie, car au moins se voulait-elle une science rigoureuse des phénomènes et avait-elle su en décrire avec perspicacité (Sartre en particulier). Ce qu’on peut lui reprocher c’est son idéalisme (notamment son primat de la conscience, fût-elle irréfléchie), et sa méconnaissance de la théorie scientifique de l’histoire, inaugurée par Marx, et de l’inconscient psychique, analysé par Freud (encore que Sartre ait beaucoup évolué à ce sujet). Mais les trois autres philosophies contemporaines passées au crible ont en commun d’être subjectivistes (elles se réclament à tort de Nietzsche quand elles lui empruntent un discours de l’interprétation, alors que ce dernier était causaliste) et irrationalistes, postulant que le réel n’est pas rationnel et que, par conséquent, le discours philosophique ne peut et ne doit pas l’être. Mais elles ne se privent pas pour autant d’emprunter aux sciences de l’homme tout en dénaturant leurs concepts, dont elles n’ont qu’une connaissance superficielle et approximative. Autrement dit, elles pratiquent un mélange des genres sans le dire. Cela donne des discours inutilement compliqués et tarabiscotés, un abus de néologismes et de métaphores et de constantes contradictions. On est plus près d’une littérature savante que de l’exigence théorique philosophique. Le travail proprement épistémologique sur les sciences en est absent. Politiquement elles débouchent sur du vide (Heidegger verse pour finir dans une sorte de mysticisme) ou sur une acceptation du capitalisme dont il s’agit seulement de combattre les excès de pouvoir (Foucault est très proche finalement de l’anarcho-capitalisme) ou les effets répressifs (Deleuze n’a pourtant rien retenu de la critique marxo-freudienne du capitalisme). Cela n’a rien d’étonnant : ces auteurs s’étant détournés de la science, se sont privés de tous les outils intellectuels et pratiques pour vouloir le dépasser, alors qu’il faut connaître les déterminismes pour pouvoir agir sur eux et trouver dans quelle mesure on peut s’en libérer. Quiniou ne conteste pas que ces discours puissent apporter leur part de vérité, mais c’est parce qu’ils naviguent au petit bonheur la chance à travers des sciences humaines éclatées. Et, au mieux, leurs trouvailles ne sont-elles que des poteaux indicateurs pour des savoirs rationnels à constituer. On peut donc les lire, mais toujours cum grano salis.
On peut se demander ici pourquoi cette philosophie, bien que s’inspirant d’une tradition allemande et de Nietzsche en particulier, est typiquement française, les philosophes anglo-saxons étant, eux, bien plus modestes et rigoureux à la fois. Je hasarde l’idée que cela est lié à l’enseignement de la philosophie dans notre pays, discipline qui se veut reine au lycée. On y apprend à nos élèves de pratiquer le doute critique, ce qui est très bien, mais aussi on les invite à tout repenser par eux-mêmes, comme s’ils pouvaient refaire le monde, sans passer par « les chemins escarpés » du savoir - pour reprendre une expression marxienne. Et cela donne aussi une pléiade de philosophes qui parlent de tout et de rien, au gré de publics avides de sens dans une époque désorientée et d’autant plus choyés par les médias qu’ils ne sont guère subversifs envers l’ordre établi. Quiniou n’est pas de ceux-là. Il veut rendre à la philosophie toute sa dignité et sa puissance transformatrice.
Yvon QUINIOU, Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze. Éditions l'Harmattan, Paris, 2016, 264 pages
Yvon QUINIOU, Misère de la philosophie contemporaine au regard du matérialisme. Heidegger, Husserl, Foucault, Deleuze. Éditions l'Harmattan, Paris, 2016, 264 pages
dimanche 18 septembre 2016
MISÈRE DU RÉFORMISME
(Recension par Tony Andréani)
Le livre de Patrick Theuret
est une somme, unique en son genre, sur la thématique de la révolution à partir
de l’un des sujets les plus controversés de la pensée marxiste, à savoir
l’usage qu’elle fait du concept hégélien d’Aufhebung,
usage qui a donné lieu à de multiples traductions en français (‘abolition’, ‘suppression‘,
‘abrogation’, ‘dépassement’, ‘sursomption’ etc.) et dans d’autres langues.
Aucune de ces traductions du vocable allemand n’est innocente, car elle
implique une interprétation du projet révolutionnaire de Marx. Pour y voir plus
clair, Theuret se livre à une revue minutieuse des termes qui s’en rapprochent
dans la langue commune, dans un long chapitre sémantique, qui fait ressortir
une grande polysémie, et enchaîne sur une étude très fouillée des problèmes que
pose toute traduction. Il poursuit par une recension des occurrences du terme abolition
et de termes synonymes notamment dans Le
Manifeste et dans les textes programmatiques auxquels Marx à mis la main,
en les comparant d’une langue à l’autre. Tout cela est d’autant plus
intéressant que Marx lui-même à écrit, ou surveillé des traductions de ses œuvres,
dans plusieurs langues, qu’il maîtrisait fort bien. En outre Theuret connaît
parfaitement Hegel, auquel il consacre de longues analyses, et tous les textes
de Marx qui déclinent son rapport avec lui.
Le deuxième apport
considérable de Theuret est qu’il resitue des usages marxiens dans le contexte
de l’époque, par rapport aux termes employés alors dans la langue courante ou
dans des discours plus théoriques des révolutionnaires du début à la fin du 19°
siècle, écartant ainsi toutes les projections rétrospectives. Ce travail de
réinscription historique est appuyé sur de très longues citations, un excellent
parti pris puisque, évitant les citations tronquées et aisément manipulables, il
restitue le champ sémantique et idéel dans lequel les notions se trouvent
prises.
Pourquoi tant de minutie et
tant de précautions ? Non parce qu’il s’agit de retrouver une virginité
originelle des emplois marxiens de l’Aufhebung afin de les reprendre tels quels,
mais parce que les enjeux théoriques et politiques sont considérables. Il en va
tout simplement de la question de la transformation révolutionnaire, et de la
manière dont elle se pose aujourd’hui, dans un contexte historique qui a beaucoup
évolué depuis le 19° siècle. Essayons de résumer. La révolution était pensée
jusqu’aux années 1980 comme un processus de destruction du capitalisme et de
construction d’une société nouvelle, une société socialiste, qui conserverait
cependant quelques acquêts du premier (on reviendra sur cette
« conservation »). Elle impliquait la conquête du pouvoir politique,
et donc d’un Etat qu’il fallait lui-même révolutionner – ce qui fut dés le début
la grande divergence avec les courants anarchistes, hostiles à toute forme
d’Etat (avec cependant quelques nuances, relevées dans de nombreux extraits
cités par Theuret). Pour ce faire, l’action révolutionnaire cherchait à
modifier le rapport de forces, avec plus ou moins de lucidité et de succès. Or
ce qui va faire basculer cette ligne politique générale en Occident est d’abord
l’affaiblissement du mouvement ouvrier dû au retour en force du capitalisme pur
et dur après les Trente glorieuses, avec la substitution de politiques
néo-libérales aux politiques d’inspiration keynésienne, et ensuite les échecs
du « socialisme réel » en URSS et dans les pays satellites : échec
économique avec la stagnation, échec politique avec un stalinisme mal liquidé,
échec culturel avec une pensée unique rebelle à toute ouverture, échec
international, notamment dans la course aux armements. La
« perestroïka » et la « glasnot », saluées par la gauche
d’inspiration marxiste en Occident et paraissant donner raison à
« l’euro-communisme », ont vite tourné court et l’implosion de
l’Union soviétique et du camp socialiste ont été le coup de grâce : le
capitalisme semblait avoir gagné la partie. C’est alors que s’est développée la
théorie « dépassementiste », dont Theuret développe la critique la
plus sévère et la plus argumentée qui soit.
Le « dépassementisme »
Résumons à nouveau. La
théorie du « dépassement » du capitalisme renonce à la révolution,
qu’elle se fasse de façon violente, à la faveur de convulsions du système
capitaliste, comme ce fut le cas avec les deux guerres mondiales, mais aussi
bien d’autres, ou de façon légaliste, mais avec de fortes mobilisations
populaires, car elle serait porteuse d’une dérive étatiste. Or celle-ci serait
source de tous les maux et d’un socialisme dirigiste qui a été condamné par
l’histoire. La théorie renvoie même dos à dos le socialisme réel et le
socialisme social-démocrate, tous deux appuyés sur l’Etat. Et finalement c’est le
socialisme lui-même qui est récusé au profit d’une « visée »
communiste, aux contours extrêmement flous (ainsi du «partage des savoirs et
des pouvoirs ») et rabougrie autour d’une notion des « communs »[2].
Et le chemin pour y mener serait une démarche à petits pas, avec l’objectif de
conquérir des droits et des micro-pouvoirs au sein même de la société capitaliste
Du coup c’est la « forme
parti » qui est aussi dénoncée, avec ce qu’elle implique de structure hiérarchique, au profit de formes plus
basistes et plus spontanées et d’un appel à la « société civile ».
Les partis communistes occidentaux rejetteront ainsi successivement les notions
de « dictature du prolétariat », vouée selon eux à devenir une
dictature sur le prolétariat, de « centralisme démocratique »,
assimilée au régime de parti à la soviétique, et de révolution socialiste,
suspectée de menacer la démocratie et les droits de l’homme. Theuret suit pas à
pas ces révisions doctrinales dans le cas du parti communiste français, de
« refondation » en « mutation ». Et il l’explique par la
culpabilité éprouvée pour avoir soutenu le régime soviétique, l’effritement des
bases populaires dans les pays des métropoles capitalistes, l’accompagnement
des tendances individualistes qui s’y sont développées, et la recherche d’une
audience perdue. Le dépassementisme est ainsi devenue une démarche réformiste,
incrémentaliste, n’ayant plus d’autre objectif que d’apporter de petites
modifications[3]
par voie législative au fonctionnement d’un capitalisme qui n’était en fait
plus disposé à la moindre concession. Le résultat est connu : loin de
progresser les partis communistes n’ont fait que décliner ou se désintégrer et
sont devenus incapables de mobilisations d’envergure, et, en fait d’avancées,
il n’y eut que des reculs, au moins en matière économique et sociale (ici on
peut regretter que Theuret n’ait pas souligné les conséquences de leur
« européisme »).
Or cette conception
dépassementiste a voulu se légitimer par une relecture des textes fondamentaux
du marxisme et une réinterprétation du concept hégélien d’Aughebung. De façon
extrêmement fouillée, Theuret montre que cette réinterprétation a distordu les
textes et a complètement faussé le sens d’une notion, qui signifie d’abord
abolition, ce dont témoignent non seulement les principaux écrits de Marx et
d’Engels mais aussi toute la tradition des révolutionnaires du 19° siècle. Le
système capitaliste doit être détruit, même si l’on sait aujourd’hui que ce ne
saurait être l’affaire d’un jour, ni même d’une décennie, ni même d’une plus
longue période historique encore. Au cœur de la notion il y a l’idée d’une
négativité, sans quoi elle perd tout sens. La conservation vient théoriquement
après, même si pratiquement elle va de pair, et ceci sous les auspices d’un
nouveau mode de production, qui ne peut être que le socialisme, dont la construction
sera forcément une tâche de longue haleine. Cette thématique de la révolution,
autrement dit du changement de système, a-t-elle été invalidée par
l’histoire ?
Fin des révolutions ?
Il faut considérer les
choses, rétorque Theuret, d’une façon bien plus large, en les remettant en
perspective, à la suite de Lénine et de bien d’autres, dans le cadre du système
monde, avec son centre et sa périphérie, et y observer les changements
géo-politiques qui se sont produits : le néo-colonialisme, la puissance
décuplée de l’impérialisme états-unien, appuyée sur des institutions
internationales contrôlées par lui et assise sur un énorme appareil militaire,
les menées des autres impérialismes, européen et japonais, le tout dans un
contexte de démantèlement des protectionnismes et de soutien à la
mondialisation commerciale et financière. Si les socialismes du Tiers Monde, du
fait de leur prématuration et de leur faiblesse, ont été facilement défaits, le
socialisme n’est pas mort pour autant à la périphérie du système monde, et a
même regagné du terrain, sous des formes
inévitablement composites vu leur retard de développement, en Chine, dans
d’autres pays asiatiques et en Amérique latine. On pourrait aussi ajouter ici
tous les progrès de la protection sociale dans les pays en développement. Or
les « dépassementistes » n’ont que des attitudes de méfiance, de
désintérêt, voire de rejet vis-à-vis de ces régimes lointains et qu’ils ne
comprennent pas.
Ils ne voient pas que les
acquis démocratiques et sociaux en Occident ont certes été arrachés par des
luttes populaires, mais n’ont été possibles que parce que les pays riches ont
dominé et exploité les pays pauvres, avant que des révolutions ne commencent à y
mettre un frein. Ce qui nous conduit au problème de la « conservation »
des acquêts du capitalisme après les prises de pouvoir.
Que signifient donc les acquis du capitalisme ? Et, qu’en
faire ?
Par acquêts on désigne
d’abord des « acquis » en matière politique, comme le suffrage
universel, et en matière sociale, comme la sécurité sociale et le droit du
travail. Theuret les présente comme des « concessions » faites par le
système capitaliste, généralement à son corps défendant, et modérant la violence
de ses rapports sociaux. Or, c’est là, à mon avis, trop peu dire. Ce sont en
réalité des éléments de socialisme,
opposés à la logique de ce système, tout en sachant qu’ils sont inévitablement
marqués par cette logique. La sécurité sociale publique (les assurances
sociales maladie, chômage et accidents du travail) et la retraite par
répartition représentent une socialisation des risques et une forme de
solidarité intergénérationnelle qui sont si peu congruents avec le capitalisme,
même s’ils y jouent le rôle d’amortisseur des crises, que celui-ci n’aura de
cesse de vouloir les démanteler en les privatisant. Les autres grands services
publics liés à la citoyenneté au sens large (éducation, transports en commun,
énergie etc.) sont aussi des piliers du socialisme, même si le capitalisme les
subvertit en leur imposant des critères capitalistes de gestion, et, là aussi,
il va s’ingénier à les rendre au privé. Les défendre, c’est bien militer pour
le socialisme.
Il y ensuite tous les
« progrès » liés au développement des forces productives. Le
capitalisme, dit Theuret, « a aussi, dans les domaines industriel,
technologique, commercial et financier, contribué de manière considérable aux
progrès de l’humanité, avec certaines vertus (à côté de leurs défauts et limites
naturelles) de la propriété privée, certaines formes de créativité, des
modalités de perfectionnement de la gestion, ou ce que les dirigeants chinois
appellent, de manière volontairement neutre et pudique, « l’organisation
scientifique du travail » (p. 195). Où l’on retrouverait le rôle
progressiste attribué par Marx au capitalisme, jusque et y compris les
monopoles, « antichambre » du socialisme, et les échanges mondiaux,
prémisses d’un communisme mondial. Mais ici il faut enfoncer le clou :
tous ces apports du capitalisme ne peuvent être conservés tels quels, mais doivent
être transformés, révolutionnés, et, dans certains cas, abolis. Car c’est le
même Marx qui a monté qu’ils étaient marqués par sa logique, dans un processus
de « soumission réelle ». Par exemple le socialisme supprimera les
usines à mille vaches pour leur substituer d’autres types d’exploitations,
fermera progressivement les centrales à charbon, supprimera de nombreux aspects
du management capitaliste, ne gardera la propriété privée que là où il n’y
aurait aucun avantage à la remplacer, réduira drastiquement la publicité etc. Aucun
«acquêt » ne sera conservé s’il n’est pas socialement utile. Il se trouve
que la contestation du « productivisme », des innovations permanentes
pour allécher le chaland, des dégâts écologiques entrainés par la production
industrielle, d’une société de consommation destructrice de la planète, et de
bien d’autres choses, fleurit aujourd’hui dans les sociétés les plus riches,
mais elle reste partielle et constamment les grands oligopoles s’arrangent pour
la neutraliser et relancent la fuite en avant. C’est donc tout le mode de
production qu’il faut révolutionner, en commençant par ses bases – ce sur quoi
Theuret serait sans doute d’accord. Mais allons plus loin. On ne peut éluder la
question du communisme, dont il maintient l’horizon.
Quelle signification donner au communisme ?
Il me semble que cela reste
un point aveugle de la pensée révolutionnaire. Fin de l’exploitation de l’homme
par l’homme, fin des dominations de classe, fin des aliénations, dépérissement
de l’Etat, « à chacun selon ses besoins », épanouissement de
l’individu intégral, tous ces grands slogans des révolutionnaires du 19° siècle
dessinent-ils des objectifs atteignables pour l’humanité, et le point de départ
d’une nouvelle histoire, après une longue préhistoire ? Le propre de la
pensée « dépassementiste » est précisément de le postuler tout en
faisant l’économie d’une transition de caractère socialiste. Une transition qui
ne saurait brève, puisqu’elle sera elle-même une transition entre le capitalisme
et le socialisme, laquelle durera au moins un siècle, si l’on en croit les
dirigeants chinois. Peut-être moins, si l’on en prend le chemin, car l’histoire
se précipite, la civilisation humaine est en danger, nous le savons désormais,
et le socialisme est sans doute la dernière chance de la sauver. Sans exclure
que cette transition puisse avorter, ce qui nous mènerait tout droit à la
barbarie, dans tous les sens du terme.
Le dépassementisme devrait donc
s’interroger sérieusement sur la possibilité du communisme, et c’est en ce sens
que, à mon avis, il faudrait prolonger la pensée de Theuret. Or il est pour la
conception dépassementiste plus de l’ordre
de l’incantation que du raisonnement, pour ne pas dire de la pensée magique[4].
Il fonctionne essentiellement comme un marqueur idéologique, d’autant plus
utile que son réformisme tend à la rapprocher non certes du social-libéralisme,
mais du vieux programme social-démocrate, aujourd’hui en perte de vitesse
partout, emporté par le capitalisme mondialisé. Qu’on me comprenne bien, je ne
propose pas d’abandonner l’horizon du communisme, comme toute l’idéologie
dominante nous presse de le faire, avec ses arguments sur la nature
intrinsèquement maligne de la nature humaine, dans un style néo-hobbesien, et
donc la nécessité d’un Etat répressif, sur les bienfaits du marché et de la
concurrence tous azimuts, sur les droits inexpugnables de l’individu face à la possession
et à la redistribution des profits, sur la société ouverte comme opposée au
totalitarisme collectiviste. Et, sans aucun doute, les grands principes du
communisme (l’abolition de la propriété privative, la suppression de la
division du travail manuel et du travail intellectuel, l’éradication des
dominations, la disparition de l’opposition ville/campagne, la paix entre les
nations, la fin des aliénations, à quoi on ajoutera désormais la préservation
de la nature) sont-ils un formidable analyseur
des maux qui affectent les sociétés sous l’empire du capitalisme. Mais cette
fonction d’analyseur ne nous renseigne pas sur le possible. Ce que je propose est de penser le communisme de façon
matérialiste et réaliste, à l’aide de ce qu’il y a de plus sûr et de meilleur
dans les sciences humaines et de la notion de progrès moral. Et, justement, la
réflexion sur le socialisme, loin de nous égarer, peut nous y aider. Je me contenterai ici de soulever quelques questions.
Le communisme pourrait-il en
finir avec toute sorte de marché, avec un système de prix et donc avec une
monnaie ? C’était bien le projet de Marx et d’autres communistes. Peut-on
les remplacer par une organisation concertée et un calcul en termes de
valeur-travail ? Certains auteurs croient que c’est faisable grâce aux
progrès de l’informatique, mais la plupart en doutent : comment un plan
impératif pourrait-il faire face à l’incertitude, comment calculer des
valeurs-travail si l’on ne peut se passer d’un système de crédit ni de taux
d’intérêt pour sélectionner les investissements ? En outre un tel plan
n’est-il pas destructeur de l’autonomie de travailleurs, qui veulent
« voir le bout de leurs actes » ? Peut-on se passer d’un système
inspiré par le principe « à chacun selon son travail », à la fois
pour des raisons d’efficacité et de justice ? Le système soviétique a
fourni là des réponses négatives. Que peut-on mettre en commun ? Diverses
expériences historiques récentes attestent qu’on peut aller assez loin dans
cette voie, sans tomber dans les utopies volontaristes du 19° siècle, dont les
réalisations ont avorté. Je pense par exemple aux villages collectivistes
chinois ou à la Commune de Marinaleda, mais, à supposer même que ces
expériences soient généralisables, elles sont dépendantes du marché. S’il est
nécessaire de définir des besoins sociaux et donc de produire des biens sociaux
pour donner une assise à la citoyenneté, peut-on les généraliser sans risquer
une « tyrannie de la majorité » ? La division du travail manuel
et du travail intellectuel peut-elle être totalement résorbée quand la
production s’est infiniment complexifiée et que la somme des savoirs est hors
de portée des individus, tout cela étant fort éloigné du communisme primitif
des sociétés de chasseurs-cueilleurs ? Si la spécialisation paraît
inévitable, notamment dans les fonctions de gestion, comment faire en sorte
qu’elle ne génère pas des formes de domination durable (c’est le problème en particulier
de la démocratie d’entreprise) ? Si la consommation ne peut commander
directement à la production, comme certains ont voulu l’imaginer, comment
éviter une forme d’aliénation du consommateur? La ville et la campagne
pourraient-elles se fondre, quand il faudra bien des centres
techno-scientifiques et administratifs ? Si une forme de centralisme
politique est inévitable, jusqu’où peut aller le dépérissement de l’Etat ?
On pourrait, et on devrait multiplier les questions de ce genre. Mais on ne
peut les aborder seulement avec des sciences sociales. La psychologie, la
neurologie, la psychanalyse etc., autant de savoirs qui n’étaient pas à la
disposition des révolutionnaires du 19° siècle, autrement dit l’anthropologie
au sens large, doivent être convoqués pour penser le possible du communisme,
tout en sachant que ces disciplines sont en évolution constante et appellent,
plus que toutes les autres, un intense travail de critique épistémologique. Par
exemple que penser de la gratuité généralisée, impliquée par le principe
« à chacun selon ses besoins », s’il apparaît que non seulement les ressources sont
limitées mais encore que le désir est sans fin et que la rivalité entre les
individus les pousse à des goûts dispendieux ? Plus généralement il faut
réfléchir à nouveaux frais à la nature humaine, à ces quelques invariants qui
la constituent et qui connaîtront des destins divers, au lieu de défendre une
historicité totale, qui, tout à la fois sert la pensée dépassementiste (on peut
toujours tout dépasser) et ruine la possibilité du communisme, car il devient
inconsistant. Enfin, si le communisme ne fait qu’inaugurer une nouvelle
histoire, celle-ci doit être en mouvement, connaître ses propres contradictions
(ce que Mao n’a pas hésité à assurer). On peut sans doute penser cette histoire
d’une double façon. D’abord le communisme irait dans le sens d’un progrès moral
continu, ce qui ne saurait être confondu avec le moralisme, chaque individu
restant libre de son éthique particulière, ceci alors que les sociétés de
classe ne font que le freiner ou multiplier les reculs. Ensuite les inévitables
contradictions, telles que celles suggérées un peu plus haut, seraient traitées
dans un autre esprit dialectique, tout différent du négativisme-constructivisme
à la manière hégélienne et encore plus d’un dépassementisme bien plus
conservateur que destructeur, à savoir ce que j’appellerai une
« dialectique positive », où chaque contraire renforcerait l’autre
dans la recherche de la meilleure harmonie possible[5].
Tout un champ de réflexion à ouvrir, en partant de ce que les expériences
socialistes nous donnent à penser.
Pour conclure, je ne peux
que recommander vivement la lecture du livre de Patrick Theuret, dont la
richesse est telle que je n’ai pu ici qu’en donner un aperçu. Son objet n’était
pas une analyse systématique du capitalisme contemporain, ni la présentation de
solutions concrètes, bien qu’elles fussent, comme il le dit, « à fleur de
plume », mais une réflexion approfondie sur les processus révolutionnaires
passés et présents et sur le rôle (limité) qu’y jouent les idées, pour, si
j’ose dire, déblayer le terrain à une action politique raisonnée.
[1] Le Temps des Cerises, 2016
[2] Un point qui n’est pas
relevé par Theuret. Les « communs » sont une notion à la mode, qui
renvoie à des usages associatifs de certains biens (forêts, eau, logiciels
libres, espaces naturels etc.). Ils ont valu à l’américaine Elinor Ostrom un
prix Nobel d’économie. Certains y voient la grande alternative du 21° siècle,
tels Hardt et Negri ou Naomi Klein, ou du moins un domaine échappant à la
propriété privée et au marché (Dardot et Laval), et en tous cas à l’Etat, ce
qui rejoint la vogue libérale, voire ultra-libérale. On peut remarquer ici
d’une part que le capitalisme tend constamment à les rogner ou à les accaparer,
et que sans la main de l’Etat il est difficile de les préserver, et d’autre
part qu’ils tendent à se substituer à la notion de bien public et a réduire le
périmètre des services publics. Marx ne les mésestimait pas, mais y voyait des
vestiges des époques précapitalistes, qui ne faisaient pas partie du programme
socialiste.
[3] Lucien Sève, l’un des
principaux inspirateurs et théoriciens du dépassementisme, parle ainsi de « réappropriations
partielles engagées » (cité, par. Theuret p. 322). La révolution est
transformée par lui en un « évolutionnisme révolutionnaire ».
Le dépassement
sera mis à toutes les sauces. On parlera même (Paul Boccara) de garder les
aspects positifs du chômage pour en dépasser les aspects négatifs, et de
« dépasser le marxisme » - au lieu de l’approfondir et de l’enrichir.
[4] Theuret s’en prend de même
vigoureusement, tant à l’idée d’une traduction « pure er parfaite »
des termes de Marx, « confinant à l’esprit religieux et au désir de
partage d’une révélation à la promesse merveilleuse », qu’aux
« conceptions mystiques que le dépassementisme reprenait à son
compte » (p. 569).
[5] C’est une thématique que
j’ai développée dans plusieurs écrits, notamment dans mon livre Le socialisme est (a) venir, tome 1, L’inventaire (Editions Syllepse, 2001), chapitre
3, Socialisme ou communisme ?, p. 122-132, et dans mes Dix essais sur le socialisme du 21° siècle,
chapitre 8 et 9 (Le Temps des Cerises, 20011). On trouve une inspiration
semblable dans les livres de Jacques Généreux.
[1] Le Temps des Cerises, 2016
[2] Un point qui n’est pas
relevé par Theuret. Les « communs » sont une notion à la mode, qui
renvoie à des usages associatifs de certains biens (forêts, eau, logiciels
libres, espaces naturels etc.). Ils ont valu à l’américaine Elinor Ostrom un
prix Nobel d’économie. Certains y voient la grande alternative du 21° siècle,
tels Hardt et Negri ou Naomi Klein, ou du moins un domaine échappant à la
propriété privée et au marché (Dardot et Laval), et en tous cas à l’Etat, ce
qui rejoint la vogue libérale, voire ultra-libérale. On peut remarquer ici
d’une part que le capitalisme tend constamment à les rogner ou à les accaparer,
et que sans la main de l’Etat il est difficile de les préserver, et d’autre
part qu’ils tendent à se substituer à la notion de bien public et a réduire le
périmètre des services publics. Marx ne les mésestimait pas, mais y voyait des
vestiges des époques précapitalistes, qui ne faisaient pas partie du programme
socialiste.
[3] Lucien Sève, l’un des
principaux inspirateurs et théoriciens du dépassementisme, parle ainsi de « réappropriations
partielles engagées » (cité, par. Theuret p. 322). La révolution est
transformée par lui en un « évolutionnisme révolutionnaire ».
Le dépassement
sera mis à toutes les sauces. On parlera même (Paul Boccara) de garder les
aspects positifs du chômage pour en dépasser les aspects négatifs, et de
« dépasser le marxisme » - au lieu de l’approfondir et de l’enrichir.
[4] Theuret s’en prend de même
vigoureusement, tant à l’idée d’une traduction « pure er parfaite »
des termes de Marx, « confinant à l’esprit religieux et au désir de
partage d’une révélation à la promesse merveilleuse », qu’aux
« conceptions mystiques que le dépassementisme reprenait à son
compte » (p. 569).
[5] C’est une thématique que
j’ai développée dans plusieurs écrits, notamment dans mon livre Le socialisme est (a) venir, tome 1, L’inventaire (Editions Syllepse, 2001), chapitre
3, Socialisme ou communisme ?, p. 122-132, et dans mes Dix essais sur le socialisme du 21° siècle,
chapitre 8 et 9 (Le Temps des Cerises, 20011). On trouve une inspiration
semblable dans les livres de Jacques Généreux.
L'homme est-il en dehors de lui-même?
Être hors de soi : nous ne manquons pas d’occasions pour user de cette expression. De celui que la colère emporte, nous disons qu’il est hors de lui. Expression imagée comme « perdre la tête », « ne pas être soi-même », « être hors de soi » désigne un état anormal, une perte de contrôle de soi-même, sous l’effet d’affects trop puissants. Le sujet « hors de lui » n’est plus lui-même, comme si démon s’était emparé de son âme. Mais en aucun cas, ce genre d’expression ne pourrait caractériser l’homme dans son état normal. Toute notre topologie du sujet humain semble reposer une claire séparation entre l’intériorité et l’extériorité. Rentrer en soi-même, c’est méditer, faire son examen de conscience et c’est là que le sujet est censé trouver sa vérité. Saint-Augustin (dans Les confessions), Descartes (avec l’expérience du cogito et sa défense de la pratique méditative) ou encore Jean-Jacques Rousseau, (Les confessions) proposent la même orientation de la pensée. Être hors de soi, c’est donc, dans ce cas, renoncer à soi-même, même si ce n’est que temporairement.
Mais cette topologie qui semble aller de soi demeure problématique, précisément parce qu’elle est une topologie. Comment peut-on localiser l’homme ? Non pas bien sûr l’homme en tant qu’il est un corps – comme tous les corps, il est susceptible d’une description spatiale. Mais où est donc l’homme en tant qu’il est un sujet, c’est-à-dire un être pensant et conscient, conscient du monde et de lui-même ? Première question donc : peut-on localiser le sujet, le définir dans l’espace ? Si je lis le Timée de Platon, par exemple, j’ai affaire à un livre, un simple objet usuel, mais, en même temps, j’ai affaire à Platon, d’une certaine manière. D’où la deuxième question : l’homme n’est-il pas autant dans ce qu’il perçoit, dans ce qu’il produit, dans ce qu’il objective, qu’en lui-même ? Mais si on admet que l’homme est autant hors de lui-même qu’en lui-même, n’est-ce pas le « mythe de l’intériorité » qui doit être déconstruit ?
Que l’homme soit en lui-même, c’est tout d’abord quelque chose qui ne va pas soi, parce que l’affirmation de l’identité, du « soi », comme ce qui définit l’homme comme tel semble bien n’être qu’une découverte ou une invention relativement récente dans l’histoire de la pensée. Charles Taylor dans Les sources du moi1 procède à une reconstruction de la genèse de l'identité contemporaine à partir de l'histoire de la philosophie, mais aussi des mentalités – une place importante est accordée aux conceptions de la vie sociale et spécialement du mariage – et de l'art. Selon lui, avec Platon s'affirme une éthique de la raison et de la maîtrise de soi contre l'éthique traditionnelle de la gloire qui est celle du monde d'Homère. Mais la conception platonicienne, comme la philosophie grecque dans son ensemble – peut-être en en exceptant Épicure, on verra pourquoi à l’instant – reste ancrée dans la coïncidence de la conduite humaine avec un ordre cosmique préexistant. Il n’y a donc pas de « soi » séparé de l’ordre du monde. C'est seulement avec saint Augustin – où Taylor analyse la présence d'un proto-cogito – et surtout Descartes que va s’affirmer la séparation du moi et du cosmos et l'existence de l'intériorité comme véritable siège du moi. Descartes défend l’éminente dignité de la personne humaine en même temps, d’ailleurs, que la raison se trouve dotée avant tout d’une valeur instrumentale. Au-delà des oppositions quant à la théorie de la connaissance, ce mouvement se poursuit avec Locke, chez qui se développe une conception subjectiviste de la personne humaine. Locke « refuse d'identifier le moi ou la personne avec toute substance matérielle ou immatérielle, mais la fait dépendre de la conscience », écrit Taylor (p. 227). Ce subjectivisme caractérise toute la conscience moderne.
Nous voilà donc avec une séparation nette : une intériorité, qui peut être décrite comme un espace intérieur et qui caractérise l’homme proprement dit, et un monde extérieur au sujet, un espace physique doté de propriétés physiques et/ou mathématiques. Être en soi, le seul « lieu » où l’on puisse s’approcher de Dieu, ou être dans le monde, c’est-à-dire être en quelque façon extérieur à soi-même, telle est l’alternative devant laquelle nous placent Saint Augustin ou Pascal.
Attardons-nous un instant sur cet espace intérieur que décrit Augustin. « Rentrer en soi » : voilà la formule qui pourrait résumer la philosophie de saint Augustin, car l’âme, « cette partie intérieure » est la plus propre à la connaissance. On connaît avec l’œil de son esprit et non pas avec l’œil de chair. Déjà le traité Du Maître (De magistro) avait mis cette dualité du sensible et de l’intelligible qui résonne de manière très platonicienne.
Si l'on nous interroge, non sur ce qui frappe actuellement nos sens, mais sur ce qui les a frappés, nous ne montrons pas alors les objets eux-mêmes, mais les images imprimées par eux et confiées à la mémoire.2
Inversement, nous ne sommes véritablement en présence de la vérité que lorsque notre esprit s’occupe des choses intelligibles.
Quand il s’agit de ce que voit l’esprit, c'est-à-dire l’entendement et la raison, nous exprimons, il est vrai, ce que nous voyons en nous, à la lumière intérieure de cette vérité qui répand ses rayons et sa douce sérénité dans l’homme intérieur; mais là encore, si celui qui nous écoute voit clairement dans son âme ce que nous voyons nous-mêmes; ce ne sont pas nos paroles qui l'instruisent, c'est le pur regard de sa contemplation.3
Refusant toute conception naturaliste de la connaissance, Augustin définit des niveaux de l’être à partir de la connaissance de nous-mêmes. Les deux premiers niveaux de l’être sont les corps et l’âme incorporée, l’âme qui donne vie aux corps. Le troisième niveau d’être est celui de l’âme perceptive ou sensitive. Mais on ne doit pas s’arrêter à ce niveau. En effet, « les chevaux et les mulets »4 possèdent comme moi cette puissance, « puisqu’ils ont l’usage des sens du corps ». Il faut encore s’élever puisque dans la perception, ce n’est pas l’œil, l’oreille, etc. qui perçoit, mais l’esprit seul qui agit par eux. Des impressions ou des sensations du corps, l’âme dans son cheminement doit remonter encore atteindre sa puissance rationnelle capable de lier le divers donné par les perceptions qui constitue le quatrième niveau de l’être. L’intellection proprement dite, c’est-à-dire la puissance de penser sans recours à l’imagination, puis à la lumière intérieure qui ouvre enfin à la contemplation de l’Être lui-même. Processus de connaissance qui est aussi un processus de purification de l’âme.5
D’étage en étage, Augustin parvient à la connaissance de l’âme humaine, décrite comme un espace qu’il faut explorer.
Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi pour m’élever comme par degrés vers celui qui m’a créé, et je viendrai à ces larges campagnes et à ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les trésors de nombre infini d’images qui y sont entrées par les portes de mes sens.6
La mémoire est d’abord définie comme un lieu. C’est le lieu des images transmises par les sens. Mais aussi le lien où sont mémorisées les pensées qui ajoutent ou diminuent ce que les sens nous ont donné. Nous avons donc déjà deux niveaux distincts. La mémoire est élaborée.
Immédiatement, saint Augustin constate que la mémoire n’obéit pas à la volonté. Certains souvenirs semblent cachés dans les « replis » et nous avons les plus grandes difficultés à la faire revenir dans la lumière de la conscience. D’autres au contraire arrivent « en flots » sans qu’ils aient été sollicités. La mémoire semble ainsi vivre de sa vie propre, en quelque sorte de manière autonome par rapport au sujet. Constations d’évidence que retravaillera toute la tradition philosophique. Les souvenirs peuvent être refoulés et leur retour se heurte à la résistance du travail de la mémoire : ce phénomène est constitue l’un des arguments de base de la théorie freudienne de l’inconscient. Il y a aussi des conséquences théologiques : si nous ne sommes pas entièrement maîtres de nos pensées (l’argument vaudra surtout pour le rêve), celles dont nous ne sommes pas les maîtres ne peuvent nous être tenues à faute.
Il reste qu’en faisant un effort, la mémoire nous procure tout ce dont nous avons besoin. L’écriture des Confessions peut ainsi être comprise comme une manière de mettre de l’ordre dans sa mémoire et par là-même de mettre de l’ordre dans sa vie.
Ce grand palais de la mémoire recèle donc une ontologie, une sorte de catalogue de tous les genres et de toutes les espèces d’êtres existants que nous percevons par les organes des sens. Ce ne sont évidemment pas les choses qui entrent dans la mémoire, mais les images – que saint Augustin ne définit pas précisément et elles y entrent chacun par « la porte qui lui est propre ». Autrement dit, tout se passe comme si les principes de classement (les « portes ») existaient préalablement dans la mémoire qui accueille les images. Il n’y a pas d’erreur de classement. Les sons ne se mélangent pas avec les couleurs.
Sans entrer dans la question de savoir comment se forment ces images, saint Augustin insiste sur le fait que les « palais de la mémoire » ouvrent la possibilité d’une vie intérieure complètement séparée de la vie extérieure : je peux chanter sans remuer les lèvres et entendre des sons que mes oreilles ne perçoivent point. Et ainsi de suite. Pour l’homme, cette possibilité d’avoir une vie intérieure est une qualité précieuse :
C’est là que je me rencontre moi-même, et que je me représente le temps, le lieu, les autres circonstances de ce que j’ai fait, et les dispositions dans lesquelles j’étais lorsque je faisais ces actions.
La conscience, au sens que prendra ce terme au XVIIe siècle, est donc conçue comme une propriété de la mémoire. La mémoire est précisément ce qui fait que je puisse me percevoir moi-même et que je puisse percevoir mon passé comme étant le mieux. S’en déduisent également des conséquences implicites concernant la culpabilité et la responsabilité. Je peux être responsable de mes actes et en porter l’éventuelle culpabilité parce que je me souviens de ce que j’ai fait et des dispositions dans lesquelles je l’ai fait.
Saint Augustin expose tout cela comme si cela ne posait pas de problème particulier ; que le sujet, le « je » qui raconte ses expériences « visite » en quelque sorte les palais de la mémoire, c’est une métaphore spatiale jamais questionnée. On ne trouvera pas chez saint Augustin les anticipations des discussions subtiles que conduiront les Locke et les Leibniz : la mémoire est une propriété de l’individu humain, mais elle n’est pas ce qui le constitue comme sujet. La métaphore du palais la situe d’ailleurs dans une espèce d’extériorité par rapport au sujet lui-même. L’énigme véritable du moi est ainsi en quelque sorte scotomisée. Freud remarquait que dans l’interprétation du rêve, il y a toujours un moment où le travail interprétatif s’arrête, un point irréductible, qu’il nomme l’ombilic du rêve. l’exploration de l’espace intérieur chez Augustin se présente de manière analogue : le moi reste une énigme pour la raison, il est toujours au-delà de ce que nous en pouvons dire.
Si le lieu propre du sujet est l’intériorité, que faire du corps ? Ici les métaphores ne manquent pas. Puisque l’âme (animus) anime le corps, elle est dans le corps, au moins tant que dure notre vie. Après la mort, l’âme peut quitter cette prison de chair pour gagner la vie éternelle ou le tourment perpétuel de l’enfer. Mais quoi qu’il en soit, l’homme est toujours en lui-même et nulle part ailleurs. Le corps a d’ailleurs un statut ambigu : d’une part, le corps étant l’œuvre de Dieu ne peut être mauvais et je ne peux le mépriser. D’autre part, il est ce par quoi mon âme est ouverte au monde et donc, durant notre vie terrestre, notre âme est bien à certains égards « dans » le corps. Enfin le corps a cependant un statut d’extériorité : il n’est pas moi, bien qu’il soit mien et je dois apprendre à être sourd à certaines de ses impulsions. De celui qui est soumis à la « libido sentiendi », intégralement soumis aux plaisirs charnels, peut-être pourrait-on dire qu’il est « en dehors de lui-même » ? Mais il y est encore par sa propre faute et il ne peut incriminer le corps. Les deux autres concupiscences, le désir de savoir, la curiosité et l’appétit de dominer sont entièrement imputables à la faiblesse de l’âme.
Quand l’homme est-il donc hors de lui-même ? Précisément quand il s’abandonne au monde sous la forme des trois concupiscences. Quand il s’abandonne au plaisir des sens – non seulement le plaisir ou la bonne chère puisque la luxure et la gourmandise sont des péchés capitaux, mais aussi l’innocent plaisir des yeux qu’on éprouve à contempler les couleurs d’un bouquet de fleurs – ou qu’il s’abandonne à la volonté de savoir ces choses sans véritable importance dont s’occupent les physiciens ou encore qu’il veuille dominer, toutes ces occurrences, il choisit d’être dans le monde et de s’y perdre. Ainsi nous pourrions dire que c’est l’homme en tant qu’il est pécheur qui est hors de lui-même, la foi (qui seule peut sauver) consistant au contraire dans ce retour en soi-même, où l’on peut trouver « le maître intérieur ».
Délaissons Augustin pour aborder la rive opposée, en apparence, celle du matérialisme. Ici les choses semblent plus simples : l’esprit et le corps sont une seule et même chose ; les fonctions attribuées à l’esprit sont maintenant les fonctions dédiées de certains organes corporels. Démocrite, Épicure et Lucrèce conçoivent l’âme comme un ensemble d’atomes très petits emprisonnés dans le corps et qui l’animent de leur mouvement incessant. La conception de Jean-Pierre Changeux de l’homme neuronalest très semblable : les neurones ont pris la place des atomes, mais l’idée générale est la même. Dans une telle conception, l’homme n’a pas un corps, il « est » son propre corps et les fonctions attribuées à l’esprit sont des fonctions corporelles, comme les autres. Si on admet le principe physique de localité, l’homme est nécessaire là où il est, il est bien « en lui-même », encore que cette expression devienne elle-même discutable : le poirier de mon jardin n’est « en lui-même », il est simplement « là », dans le jardin, il a un topos et c’est tout ce qu’on en peut dire. Si on admet la conception purement matérialiste de l’homme, on peut dire de l’individu qu’il est là où il est, mais ni en lui-même ni hors de lui-même.
On pourrait aller plus loin dans la localisation. Le « moi conscient » pourrait plutôt être localisé dans le néocortex et c’est dans le cerveau que se trouvent les aires de la perception, du calcul, et les processus de mémorisation. Supposons maintenant, comme Hilary Putnam le propose, que l’on sépare le cerveau d’un individu du reste de son corps. On place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) :si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Posons encore le problème autrement. Locke définit l’identité de l’individu par la conscience : le soi (self) n’est rien d’autre que l’ensemble des souvenirs. Admettons que par un procédé technique on soit capable 1° de stocker la description complète des états mentaux d’un individu A sur un support informatique ; et que 2° on puisse transférer toutes ces descriptions d’états mentaux dans le cerveau d’un autre individu B ; et 3° qu’on puisse faire la même opération de B vers A simultanément, la question se pose maintenant de savoir où sont A et B !
Comme nous le voyons, quelle que soit l’hypothèse adoptée, qu’il s’agisse du dualisme platonicien, chrétien ou cartésien, ou qu’il s’agisse du matérialisme fort, la question de la localisation du sujet – où est le « je » semble une question absolument indémêlable. Comme c’est souvent le cas, ces « sorites » (dont les philosophes grecs étaient spécialistes) ont peut-être surtout l’avantageuse de nous inviter à la poser la question différemment.
***
Si nous considérons l’individu humain comme corps parmi les corps, comme objet de connaissance parmi les objets de connaissance, la question est très simple, l’homme ne peut pas être hors de lui-même, mais il est où il est localisé physiquement. Si au contraire nous le considérons comme sujet, c’est-à-dire comme conscience, à partir de son activité pratique sensible, les choses en vont tout autrement.
Partons du plus simple. Quand j’observe le livre devant moi, que se passe-t-il ? Si un savant m’observe observant le livre, il pourra suivre l’action des photons sur ma rétine, l’excitation du nerf optique, les processus physico-chimique dans l’aire de la vision et tous les réseaux neuronaux activés. Il en déduira que percevoir ce livre est un processus mental qui se passe dans le cerveau. Mais il n’aura pas pour autant observé ma perception du livre ! Il aura observé les phénomènes physico-chimiques corrélatifs à l’état que je – en tant que sujet – décris comme perception d’un livre. Le savant a vu la perception du livre dans « ma tête », mais personne de sensé ne dira « je perçois le livre dans ma tête », mais bien « je perçois le livre sur mon bureau »7. Où se passent les phénomènes physico-chimiques ? Dans mon cerveau ? Mais où est le moi percevant ? À certains égards il est dans l’objet. Ou plus exactement il est dans le rapport entre sujet et objet, dans cette interrelation. Décrivant la conscience percevante, l’esprit est comme absorbé dans l’objet de la perception. Considérons un homme en train de contempler un tableau célèbre. Son attention est concentrée sur le tableau, sur la composition d’ensemble, puis sur les détails pour à nouveau l’ensemble, il prend du recul, il se rapproche. Il est donc actif que plus haut point dans cette attitude contemplative, mais son activité le place entièrement hors de lui-même, il est maintenant dans le tableau, plus, il est le tableau.
Première conclusion : la perception n’est compréhensible qu’en considérant que l’homme non pas dans une intériorité refermée sur elle-même, mais bien dans cet intermédiaire entre l’objet et le sujet. Et ici, il ne s’agit pas d’être « hors de soi » comme un état exceptionnel, mais bien comme un état normal, comme un état propre à la subjectivité du sujet humain. Nous pouvons aller un peu plus loin, en mettant en question radicalement l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité, entre sujet et objet qui ne peuvent pas être considérés indépendamment l’un de l’autre, séparément, chacun en son genre un peu comme il y a des chiens et des chats.
L’inscription spatiale de l’homme n’est pas une détermination géométrique. La question à poser en premier n’est pas de savoir où il est, mais d’où il vient, qu’est-ce qui le fait être. On retrouvera ici la simple description du lieu (topos) et la description de ce que Platon nomme chôra que l’on peut aussi traduire par lieu, mais qui est le lieu originaire, le ce-par-quoi l’homme advient à l’existence, là où le modèle devient réalité sensible. De ce point de vue, l’homme n’est pas en lui-même, ou pas seulement en lui-même, il est tout autant dans son milieu, dans ce que le géographe Augustin Berque nomme écoumène. L’homme devient homme – c’est le processus d’hominisation dont parlent les paléontologues et spécialement André Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole. L’hominisation, c’est d’abord le rapport de l’homme à son milieu biologique (à sa biosphère). Et comme tous les êtres vivants, il est façonné par son milieu. Mais ce milieu, il n’a pas vis-à-vis de lui une attitude purement passive. Il le transforme et le modèle selon ses besoins au moyen d’instruments techniques. Marx écrit ainsi, pour décrire le processus de travail, ce métabolisme de l’homme et de la nature : « le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. » L’outil prolonge la main, démultiplie la puissance du corps et on peut ainsi dire que l’homme au-delà de son corps propre se trouve aussi dans ses outils, dans les produits de sa technique. Enfin cet espace dans lequel l’homme devient ce qu’il est en puissance est aussi un espace symbolique : les choses ne sont plus simplement là comme des choses, mais elles représentent des réalités pensées, non seulement les œuvres de l’art humain, cet « art symbolique » qui constitue pour Hegel la première forme d’expression artistique, mais aussi les réalités naturelles qui se trouvent investies symboliquement : les sources, les montagnes, les fleuves sont conçus comme la manifestation phénoménale de divinités dont il faut s’attirer les bonnes grâces. Pour le dire avec Augustin Berque, l’écoumène est né d’un processus de « trajection »: les fonctions du corps humain sont extériorisées dans l’environnement et on assiste ainsi à la constitution du « corps médial ». Il y a partition du corps humain entre son corps animal et son corps social ou médial cette trajection étend notre être du foyer du corps animal jusqu’à l’horizon du monde.
Il y a un dernier aspect que nous devons soulever dans cette deuxième partie. Quand nous disons « l’homme », nous ferions mieux de dire « les hommes », car l’homme en général, l’homme individu abstrait n’existe justement que dans les abstractions plus ou moins raisonnées qui font de l’homme un « atome », « un pion isolé au jeu de trictrac » comme dirait Aristote8. Une communauté humaine n’est pas un simple groupe d’individus humains (un peu comme un sac de pommes de terre est composé de pommes de terre). La communauté humaine est « la mère des hommes ». « Nous sommes les autres », dit Henri Laborit d’une formule ramassée9. Nous sommes forgés par notre éducation, c’est-à-dire par les autres, tant est-il que l’homme dépourvu d’instincts doit tout aux comportements appris. Mais nous sommes les autres encore dans un autre sens : ce sont nos relations avec les autres qui nous font exister. L’homme est un animal communautaire et un espace humain est un espace organisé par des humains qui ne le sont véritablement que par l’appartenance à cet espace ou plutôt à tous ces espaces imbriqués qui structurent notre existence. L’homme est en dehors de lui-même au sens où il est dans tous les autres.
En résumé, l’homme ne peut pas être défini comme une sorte de forteresse isolée, une citadelle intérieure inexpugnable. Être relationnel, il est bien plutôt en dehors de lui-même. Il existe à proprement parler, puisque exister c’est, étymologiquement, sortir d’un lieu, s’extraire de quelque chose. Exister, c’est donc s’extraire de cet en-soi dans lequel nous ne sommes que chose parmi les choses.
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Si nous poursuivons notre réflexion, c’est tout ce système d’opposition spatiale entre intériorité et extériorité qu’il faut déconstruire. Wittgenstein dans les Investigations philosophiques s’en prend au mentalisme et au subjectivisme, c’est-à-dire à l’idée qu’il existe quelque chose qui serait « privé », logé à l’intérieur de chaque individu – voir par exemple les arguments contre l’existence d’un « langage privé » dans les paragraphes 243-315. On pourrait faire remonter la déconstruction de l’intériorité à Spinoza. En affirmant l’équivalence du mental et du physique, Spinoza ne laisse pas de place à cette intériorité qui définirait le sujet hors du monde. Le corps et l’esprit sont la même chose connue sous deux attributs différents, affirme-t-il. Si l’esprit n’est que l’idée du corps, les idées que nous avons ne sont que les idées des affects de notre corps. Mais le corps lui-même n’existe que dans les relations avec l’ensemble de la nature. Il existe des corps simples qui ne « se distinguent entre eux que sous le rapport du mouvement et du repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance »10. Les Individus sont définis ainsi : « Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres, ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leur mouvement selon un certain rapport précis, ces corps nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu qui se distingue des autres par cette union entre corps. »11 Le Corps humain est donc un Individu, c’est-à-dire un corps composé de très nombreux individus eux-mêmes très composés. Ce qui constitue cet individu, ce n’est donc pas une « substance » particulière, mais des relations entre les parties qui le composent (celles qui demeurent dans un certain genre de rapports constants quant à la lenteur et à la rapidité, etc.), mais aussi des relations entre l’Individu et les autres individus. La « psychologie » spinoziste (si l’on peut se permettre d’employer cette expression) est entièrement fondée sur la dynamique des affects, c’est-à-dire de la composition des relations : un individu est affecté par un objet extérieur, par les affects d’un objet extérieur, etc., c’est-à-dire que le « soi » est intégralement composé sur un plan unique, celui des relations spatiales entre corps (ou sur le plan des idées dans leurs connexions avec les autres idées puisque l’ordre et la connexion des idées suivent l’ordre et la connexion des choses.
Spinoza en ouvrant la voie qui permet de sortir d’une ontologie des substances vers une ontologie des relations pourrait ainsi s’opposer radicalement à ce mythe de l’intériorité dont nous avons vu comment il est formulé magistralement par Augustin. Du même coup, la localisation du mental devient une question dépourvue de signification. Si par « homme » nous designons le sujet en tant que sujet conscient, la seule localisation possible est alors la somme de ses relations avec les autres hommes et avec le milieu environnant.
La théorie de « l’esprit étendu » Tetsuya Kono pourrait s’inscrire dans cette démarche. De la psychologie de Gibson et de sa théorie des « affordances », Kono tire deux idées clés :
1) La perception n’est pas un mécanisme représentatif
2) Le réel n’est pas composé d’êtres, mais d’événements.
On a l’habitude de concevoir la perception comme la représentation interne (mentale) des choses physiques perçues par l’intermédiaire des organes des sens. Cette façon de voir est spontanément dualiste : il y a d’un côté le monde physique et de l’autre nos représentations mentales. Ensuite, il va falloir se poser des questions insolubles du type : comment nos représentations mentales peuvent-elles coïncider avec le monde physique ? Est-ce que la réalité est bien telle que nous la percevons ou, au contraire, ne vivons-nous pas finalement dans un monde halluciné – un peu comme un rêveur ou un cerveau dans la cuve ? Gibson tranche dans le vif : pour lui nous percevons bien directement la réalité parce que la perception est une collecte d’informations (c’est une action et nous ne sommes pas dans une attitude purement réceptive, passive en quelque sorte) en vue de l’action. La perception est donc une interaction, une boucle, entre le sujet et son milieu. Contre l’opposition classique entre objectif et subjectif, on retrouve ici la notion de milieu, c’est-à-dire dans son sens premier d’entre-deux, ou, pour parler comme Berque, de « médiance ». Tetsuya Kono fait remarquer que la théorie classique « représentationnelle » suppose que le monde est peuplé de particules indépendantes dans un espace vide. C’est une « ontologie newtonienne ». À cette ontologie, Gibson et TK proposent de substituer une ontologie de l’événement : « L’ontologie de l’événement est la théorie qui maintient que l’entité la plus fondamentale du monde est un événement. Une substance isolée et absolue comme un atome est plutôt une abstraction de ces réalités primaires. Le temps absolu, l’espace absolu, et autres propriétés prétendues « catégoriales » sans aucune condition sont aussi une abstraction d’un événement. Ils sont seulement des concepts, non pas des entités réelles dans le monde. » On retrouve une semblable conception chez Bergson ou encore chez Whitehead (Procès et Réalité). À partir de cette ontologie, on peut déduire que « l’essence de l’être humain réside dans cet effet de boucle interactif entre l’environnement et l’humain. »
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En conclusion, la réponse à la question initiale peut s’esquisser ainsi : l’homme n’est pas en lui-même – car en lui-même il n’y a rien –, mais bien dans le système des relations qu’il noue avec son environnement. Si on tient encore à la localisation, il n’est pas dans son corps biologique, mais plutôt dans son « corps médial » (pour reprendre une expression d’Augustin Berque). En ce sens il n’est pas non plus à proprement parler hors de lui-même. Il n’est vivant qu’autant qu’il appartient à un espace vivant et se reconnaît dans les autres hommes, se pense comme « être générique » (Gattungswesen dirait Marx). L’intériorité n’est donc pas un lieu originaire, mais bien plutôt un des modes particuliers de ces relations, apparu à un certain stade de l’histoire humaine.
1Éditions du Seuil.
2Saint Augustin, Le Maître, IIe partie, XII, 40
3Ibid.
4La référence aux chevaux et aux mulets renvoie au psaume 31 (« le bonheur du pardon ») du Livre des psaumes. Particulièrement à ce passage : « N’imitez pas le cheval et le mulet, qui n’ont pas d’intelligence, qu’il faut brider avec morts et freins pour qu’ils vous approchent. » (9)
5Pour une présentation synthétique de cette échelle de l’âme, on peut se reporter au chap. XXXIII du traité De la grandeur de l’âme (http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/grandeurame/ ). Au chap. XXXV de cet ouvrage, saint Augustin donne une définition abrégée de ces sept degrés de l’âme : « Si donc nous montons ces degrés, nous dirons pour nous faire comprendre, que le premier acte de l'âme est d'animer; le second, de sentir; l'industrie sera le troisième; la vertu, le quatrième; le cinquième sera la tranquillité; le sixième nous introduira en Dieu; le septième sera la contemplation. On peut dire aussi que ces actes s'exercent dans le corps, par le corps et autour du corps, pour l'âme et dans l'âme, pour Dieu et en Dieu : dire aussi qu'ils sont beaux quand ils s'accomplissent dans un autre, par un autre, autour d'un autre sujet; pour ou dans ce qui est beau, pour ou dans la beauté même. »
6Les citations des Confessions, ici du Livre X, renvoient à la traduction de Lemaître de Sacy.
7Voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, « Tel », Gallimard.
8Voir Politiques, I, 2
9In L’inhition de l’action, Masson
10Éthique, II, Lemme 1
11Éthique, II, Définition
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