vendredi 28 décembre 2018

L’ordre de la science ou pourquoi la science n’est pas spontanément matérialiste


Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.

L’ordre de la science selon Marx

Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de 1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel, dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas « platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée. On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable », mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable » et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination. Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote, c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des « substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ; mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance : le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point qu’il y revient dans la Postface à la seconde édition allemande du Capital afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents, hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9], une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel et le concret sont pratiquement deux termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies, avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts, avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.

L’illusion idéaliste de la science

Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement, de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes. Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard, est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a parfaitement montré Kant dans la Critique de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques : par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions : elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes : leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même. Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels », ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore la position de Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre que le matérialisme est a minima la reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que Marx critiqué sous le nom d’idéologie allemande, dans La Sainte Famille tout d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet » puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est, pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret », mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt) est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018


[1] Introduction générale – édition de la Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2] Hegel : Phénoménologie de l'Esprit - (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6] Aristote : Métaphysique - Livre Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7] Aristote : Physique Livre I - i §2 (180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8] Aristote : ibid.
[9] Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une question de théorie mais une question pratique. C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[12] Capital I,I,4 P1 page 609
[13] Introduction générale P1 page 255

mardi 18 décembre 2018

Le « développement durable » n’est-il qu’un slogan publicitaire ?


Le thème du « développement durable » occupe maintenant une bonne partie de l’espace du marketing. Le label « développement durable » est un argument publicitaire de choix car personne ne voudrait être accusé de saccager la planète, de ne pas s’occuper des générations futures ou de vouloir un développement qui ne serait pas durable. On augmente les taxes sur les produits pétroliers : surtout ne pas dire qu’il s’agit seulement de boucher les trous du budget, soutenir qu’il s’agit d’œuvrer à la transition écologique. Il est assez facile de montrer que cette expression est un simple leurre, un slogan publicitaire qui peut attraper quelques gogos. D’ailleurs l’expression « développement durable » serait en elle-même une contradiction. Quand on se développe, il arrive bien un moment où l’on est totalement développé et où, par conséquent cesse le développement. Il semble en effet qu’un développement infini soit une perspective à peu près dépourvue de sens.

lundi 3 décembre 2018

Les ordinateurs ont-ils une mémoire ?


La mémoire des ordinateurs surpasse infiniment la nôtre : une bibliothèque entière tient sur une clé USB. La mémoire de l’ordinateur est infaillible (sauf problème technique) et quand nous doutons de notre propre mémoire, nous faisons confiance à ces prothèses faites de plastiques et métaux plus ou moins rares, accessibles par des réseaux d’ordinateurs connectés. Face à ces produits conçus rationnellement et si parfaitement adéquats aux objectifs qui leur sont fixés, nous éprouvons nous, pauvres humains, ce sentiment que Gunther Anders a désigné sous le nom de « honte prométhéenne », nous qui ne sommes que le résultat aléatoire des lois de la biologie. Notre mémoire est si fragile relativement à la mémoire des ordinateurs !

Explosion de la mémoire

Si les hommes ont toujours inventé des dispositifs techniques permettant d’objectiver leur mémoire, avec l’avènement de l’informatique, c’est à une nouvelle explosion de la mémoire que nous assistons. On peut donner une idée : un livre comme Matière Et Mémoire de Bergson contient environ 400.000 caractères. Une mémoire informatique de 1 Mo peut donc contenir près de trois livres comme cette œuvre de Bergson. Un disque dur d’un ordinateur grand public est de 1 To (240 octets) soit environ 3 millions de livres comme Matière et Mémoire et sans doute beaucoup plus si on utilise des algorithmes de compression de données ! Chacun pourrait donc posséder facilement toutes les plus grandes bibliothèques du monde. On peut mémoriser non seulement les mots, mais aussi les images et les sons, qui annonce sans doute des bouleversements considérables de la culture humaine : pour raconter un événement, il fallait passer par le travail d’abstraction du langage ; désormais un clip vidéo peut suffire. Cette explosion de la mémoire transforme fondamentalement la condition des hommes. Le passage de la « graphosphère » à la « vidéosphère » (cf. les travaux de Régis Debray) n’est pas un simple changement de médium.
Le contrôle de ces mémoires externes devient du même coup un enjeu non seulement économique mais aussi politique autour duquel se livrent les batailles d’aujourd’hui. Qui contrôle les mémoires externes pourrait bien contrôler les mémoires de chacun d’entre nous.
La survie et le développement de l’humanité ont toujours nécessité la production d’informations. Le progrès technique est le développement d’une mémoire externe, c’est-à-dire de toutes sortes de dispositifs utilisés pour le stockage de l’information.
Le mot « calcul » (en latin, « petit caillou ») vient de premières méthodes employées pour compter les entrées et les sorties dans les magasins de la cité. On pourrait ainsi compter les informations produites par l’humanité au cours de sa propre histoire et on estime ainsi que l’humanité à produit au cours des deux dernières années plus d’informations qu’elle n’en a produites dans toute son histoire antérieure ! Avant la fin du XIXe, les informations étaient stockées sous une forme écrite et on ne pouvait mémoriser que les images fixes, par la peinture et la sculpture ! L’invention de la photographie démultiplie la mémorisation des images, puis le cinéma permettra la mémorisation du mouvement, la chronophotographie pouvant ici tenir lieu de « chaînon intermédiaire ». L’invention du phonographe permet la mémorisation du son.
Les trois autres sens, en revanche, ne laissent aucune trace. Se pose la question de savoir pourquoi il en est ainsi revient à savoir si l’incapacité dans laquelle nous sommes de stocker des informations de nature olfactive, par exemple, découle de problèmes techniques qui pourront peut-être résolus un jour ou si, au contraire, cela tient à la nature même de cette information olfactive, gustative ou tactile. Il semble que la deuxième hypothèse soit la bonne. Nous pouvons faire des représentations imagées d’un paysage : cette représentation a une réalité objective, indépendante de notre perception (subjective), mais ni les odeurs ni les saveurs ne sont susceptibles de ce genre de représentation et donc ne peuvent être mémorisés. Je peux envoyer à un ami une photographie de ma résidence de vacances, mais nullement les odeurs des plantes ou le goût d’un met.
Nonobstant cette limitation, il semble que rien ne puisse arrêter notre boulimie d’information mais nos supports actuels, essentiellement les disques des ordinateurs, atteignent leurs limites. En outre on sait qu’il s’agit de support dont la durée de vie est limitée : le papier résiste mieux aux outrages du temps que les disques optiques (CD, DVD) et autres disques magnétiques. On envisage d’utiliser l’ADN comme dispositif de stockage : des essais ont permis de stocker un million de caractères sur un picogramme d’ADN (10-12g). Cette macromolécule peut, en effet, être considérée comme une mémoire qui contient les informations qui commandent la production des molécules d’ARN à partir desquelles se construisent tous les êtres vivants. Cette information est « codée » par une suite de combinaisons de quatre bases qui permettent de définir toute l’information génétique. Nous savons aujourd’hui « décoder » le code génétique de tous les vivants et singulièrement celui de l’homme – qui nous donne de nouvelles informations sur notre passé, le nôtre comme celui de l’espèce. Mais on peut se servir de ces suites de combinaisons pour coder d’autres informations. 

Mémoire objectivée et métaphore de la mémoire

Pourtant il n’est pas certain que l’on puisse dire que les ordinateurs « ont » une mémoire. Pour parler d’un homme qui a une bonne mémoire, on dit encore qu’il a une mémoire d’éléphant et pas une mémoire d’ordinateur ! La langue dit nos réticences à accorder une « vraie » mémoire aux ordinateurs. Nous avons le pressentiment que le mot mémoire est utilisé de manière métaphorique par l’industrie informatique.
Tout d’abord commençons par remarquer que la civilisation humaine, au plus loin que nous puissions remonter laisse des traces et des marques qui rappellent aux humains toutes sortes de choses utiles à la vie. Laisser une trace sur un tronc d’arbre ou sur un rocher sera utile pour se ressouvenir du chemin à emprunter. Le fil d’Ariane qui aide Thésée à s’échapper du labyrinthe, c’est le fil de la mémoire. Et d’ailleurs quand un peu plus tard Thésée appareille en laissant Ariane il se trouve dans un épais brouillard car il a perdu la mémoire de la route à suivre. Le totem est le rappel de la mémoire des ancêtres. Tous ces moyens de garder la mémoire restent très limités. C’est l’invention de l’écriture qui va permet la première explosion des moyens de mémoriser. Tout ce qui était confié à la mémoire subjective des individus enseignant ce qu’ils savaient à d’autres individus qui devaient à leur tour le garder en mémoire peut maintenant être objectivé dans une chose matérielle.
Les grottes peintes rappelaient aux hommes de la préhistoire quelques secrets, quelques vérités initiatiques et nous rappellent à nous combien ces hommes si lointains étaient nos semblables. Mais on ne dira pas que la grotte peinte a une mémoire bien qu’elle soit à certains égards l’enregistrement des faits ou des croyances de nos ancêtres. Les livres n’ont pas de mémoire, ils sont de la mémoire objectivée et de la mémoire qui ne sera véritablement mémoire qui s’ils trouvent des hommes pour les lire et les inscrire dans leur mémoire. Peut-on dire alors qu’il en est de même avec  les ordinateurs ? À certains égards on peut comparer un ordinateur à une bibliothèque stockant des livres de toutes sortes : des livres encryptés en code binaire, des livres qui définissent le fonctionnement de l’ordinateur et un ensemble d’engrenages qui permettent d’effectuer des opérations arithmétiques et des recherches dans la bibliothèque. On a souvent comparé les ordinateurs à des machines à calculer mécaniques comme la célèbre « pascaline » inventée par Blaise Pascal au XVIIe siècle ou encore à l’antique boulier, venu sans doute de Chine. Ce n’est pas faux ; mais la comparaison la plus pertinente est celle qui rapproche l’ordinateur du métier Jacquard ou du limonaire.

Le métier Jacquard est un métier à tisser mécanique qui peut être manipulé par un seul ouvrier et dont les motifs sont « programmés » sur des cartes perforées qui déterminent quelle aiguille sera actionnée et donc quel fil sera utilisé. Il suffit de changer les cartes pour changer de motif. Les cartes sont comme un programme d’ordinateur ou plutôt les programmes d’ordinateurs sont semblables aux cartes d’un métier Jacquard. Le limonaire fonctionne sur le même principe, mais ici il ne s’agit plus de tisser de la toile mais de produire de la musique. Au lieu de reproduire le son à partir d’un dispositif qui mémorise les sons (disque vinyle ou CD), le limonaire produit le son à partir de son programme que l’on peut changer à l’envi.
Où se trouve la mémoire ? Pas dans la mécanique : un batteur pour monter les monter les œufs en neige n’a aucune mémoire et pourtant quand je m’en sers adéquatement, il exécute toujours les mêmes opérations et me permet d’obtenir ce que je voulais, à savoir des œufs en neige. On voit tout de suite qu’il n’y a guère de sens à parler de « mémoire » quand une machine exécute les mouvements en vue desquels elle a été construite. Que l’on puisse à volonté modifier ces mouvements par des dispositifs ingénieux comme celui de Jacquard ne modifie pas fondamentalement la nature de la machine. Après tout, de nombreuses machines sont réglables et on peut changer les réglages en fonction des tâches à accomplir. Si on s’intéressait spécifiquement à l’histoire des techniques, le point de vue serait extrêmement différent : une technique du genre métier Jacquard est une évolution importante des techniques. Les grandes machines automatiques qu’étaient les « mule-jenny » inventées à la fin du XVIIIe n’étaient pas aussi évoluées que le métier Jacquard ! Mais il n’y a ni plus ni moins de mémoire dans la « mémoire morte » des mule-jenny que dans la « mémoire réinscriptible » des Jacquard. D’ailleurs on ne parle jamais de mémoire à leur sujet.
On pourrait aussi évoquer la mémoire dans les processus physiques. La courbe d’hystérésis pourrait apparaître comme une forme de « mémoire ». La courbe d’aimantation d’un noyau de fer doux sous l’effet d’un courant électrique est différente de la courbe de désaimantation dans on coupe le courant. Tout se passe comme si noyau de fer conservait la « mémoire » du cycle d’aimantation. Mais là on voit bien que le mot de mémoire dans un sens qui nous interdit de dire que le fer doux « a » de la mémoire. Il en va de même lorsque l’on parle d’effet-mémoire dans les accumulateurs ou encore de « mémoire de forme » pour les matelas ou les alliages à « mémoire de forme » : ici la mémoire désigne seulement la propriété d’un matériau à revenir à sa forme antérieure.
On s’est mis à parler de mémoire avec les ordinateurs pour une raison qu’on a un peu oubliée : les premiers ordinateurs s’appelaient calculateurs mais aussi souvent « cerveaux électroniques », puisqu’ils étaient censés effectuer des opérations mathématiques aussi complexes que celles d’un cerveau humain. Mais pendant un temps assez long, c’est sur des cartes perforées (comme dans le métier Jacquard) qu’étaient stockés programmes et données et sur cartes perforées que sortaient les résultats avant qu’on ne les remplace par des téléimprimeurs.

L’information

Nous voyons donc que le mot de mémoire ne peut s’appliquer aux ordinateurs que dans un sens faible, plutôt relâché et pas dans le sens où « j’ai de la mémoire ». La mémoire des ordinateurs est simplement un dispositif de stockage. Je vais prendre un exemple. Voici ce que dit Wikipedia dans l’entrée consacrée à la mémoire en informatique. « En informatique, la mémoire est un dispositif électronique qui sert à stocker des informations (stockage de données). » Il n’y a rien à dire à cette définition … sinon qu’elle fait comme s’il allait de soi que l’on stocke des informations dans une mémoire. Si vous mettez l’interrupteur de votre radiateur électrique sur (o) ou sur (i) comme « out » ou « in », vous n’avez pas l’impression d’avoir stocké de l’information et pourtant dans une mémoire d’ordinateur il n’y a que des positionnements d’interrupteurs (un élément de mémoire est tout simplement un transistor fonctionnant comme un interrupteur que l’on peut mettre en position « bloqué » ou « saturé ». Pourquoi ce qui objectivement n’est que l’état physique d’un système devient-il de l’information ?
La notion d’information est le produit d’un travail conceptuel. L’information n’existe pas comme existent les choses matérielles, c’est une abstraction. Une chose matérielle peut nous donner une information, c’est-à-dire que nous associons une idée à la présence de cette chose. Si je trouve des petites crottes dans mon sous-sol, me voilà informé de la présence de souris ! Autrement dit l’information n’est ni les déjections de rongeurs (qui ne sont une information que pour qui sait ce que c’est) ni le rongeur lui-même. Elle est le rapport qu’un esprit humain établit entre les deux.
On peut essayer de donner une théorie plus formelle de l’information qui nous permettra ensuite de redéfinir la mémoire comme dispositif de stockage de l’information. Shannon a construit une théorie de l’information statistique. C’est cette théorie qui est à l’origine des dispositifs d’encodage et décodage qui sont les pièces de base de ce qu’on appelle (avec un air presque mystérieux mais entendu) le « numérique ». Mais là encore, il faut bien comprendre ce qui est en question.
On dira qu’une suite de 0 et de 1 forme un message et ce message transporte de l’information. À quelle condition ? Premièrement que cette suite de 0 et de 1 soit le produit d’un encodage et faut donc disposer d’un code et, encore une fois, un code n’est chose matérielle mais bien une chose mentale. La phrase que je viens de prononcer je peux l’encoder en écriture alphabétique latine. Ces signes sur un papier demandent à être décodés – par exemple, il faut savoir lire ! Et pour stocker cette phrase sur mon ordinateur, il m’a fallu procéder à un deuxième en codage : transformer ma phrase ne code « ASCII » étendu. La phrase « un code n’est chose matérielle » s’écrit en ASCII qui est un codage hexa décimal qu’on peut ensuite très facile transformer en codage binaire qui lui-même peut s’inscrire dans une « mémoire informatique ». Quand je lis cette phrase sur mon papier, il a donc fallu à la fois procéder à ce codage et ensuite au décodage. Ces opérations d’encodage et de décodage peuvent être faites par des machines ; elles sont des opérations « matérielles », des processus physiques, entièrement descriptibles par les lois de la physique. Mais cette opération, en tant que processus physique permet de transmettre un message qui du sens uniquement pour un utilisateur humain de cette machine à encoder et décoder qu’est mon ordinateur doté d’un logiciel de traitement de texte et peut-être même d’un logiciel de reconnaissance vocale. Si j’écris la phrase : « Jules César est un nombre premier », l’ordinateur l’encode sans protester alors que l’humain qui lira cette phrase se demandant si je ne suis pas tombé sur la tête. La machine en tant que « médium » manipule des signes dont seule la syntaxe importe (c’est un peu ce que fait le correcteur de grammaire). Mais les cerveaux humains ont accès au sens ! si je tape « A » sur mon clavier, on peut dire que j’ai « informé » le microprocesseur de mon ordinateur mon intention d’afficher la lettre « A », mais c’est une manière métaphorique et passablement douteuse de parler. Ou alors il faudrait admettre que lorsque je bascule l’interrupteur des lampes de ma cuisine j’ai informé l’installation électrique de mon intention d’un voir plus clair ou encore si je bêche mon jardin, je manifeste à la terre mon intention de planter des patates !
La philosophie analytique nous a appris que bien souvent les problèmes philosophiques n’étaient que des confusions dans l’usage du langage. C’est un peu exagéré, mais il y a du vrai là-dedans.

Pourquoi les ordinateurs n’ont pas de mémoire

Si la mémoire est du « stockage de l’information », on voit alors que « stricto sensu » l’ordinateur n’a pas de mémoire. Il ne se souvient de rien, non pas parce qu’il a perdu la mémoire mais tout simplement parce qu’il n’est pas quelque chose qui pourrait avoir une mémoire et parce qu’il n’est quelque chose qui pourrait être sujet du verbe « se souvenir ». Nous avons une tendance à personnifier les ordinateurs et à en faire le sujet de pensées analogues aux pensées des humains. C’est un processus psychologique facile à comprendre qui a une origine infantile (l’enfant qui parle à son ours en peluche). Grâce à ces ordinateurs dont nous ne comprenons pas le fonctionnement interne nous pouvons réaliser des tâches complexes et fastidieuses sans même avoir à nous demander comment ces opérations sont effectuées. Mais l’ordinateur ne « fait » rien, au sens strict du terme. Le déroulement mécanique d’un ensemble d’opérations planifiées par une humain en fonction de buts humains n’est pas une action de l’ordinateur ! Elle est une action humaine réalisée au moyen d’un outil qu’est l’ordinateur. L’ordinateur n’agit pas plus que la bêche du jardinier !
Tout ceci nous amène à comprendre pourquoi l’ordinateur n’a pas de mémoire même s’il est un outil de mémorisation. Pour avoir une mémoire, il faut être capable de se souvenir. Il faut donc être un sujet, c'est-à-dire un être qui possède en lui une représentation de lui-même. Je sais qu’aujourd’hui de la même façon qu’on affirme qu’il n’y a pas de véritable distinction entre l’homme et l’animal, on prétend qu’il faudra admettre les robots (des IA) au rang de compagnons disposant de droit. C’est évidemment une position folle (voir JF Braunstein, La philosophie devenue folle) qui se soustrait à l’avance au simple bon sens.
Si nous reprenons les thèses de Locke, en effet, c’est la mémoire qui constitue le sujet. Un souvenir qui me revient donne en même une image et la certitude que ce souvenir est « mon » souvenir et que c’est un souvenir temporellement situé. Ce qui fait qu’un souvenir est un souvenir, c’est précisément qu’il appartient à un faisceau de souvenirs qui, unifiés forment le « moi ». Certes, les souvenirs ne sont possibles que parce qu’il y a un processus physiologique de mémorisation dont on connait assez bien le détail maintenant. Mais ces processus physiologiques ne sont pas le souvenir à proprement parler. Par exemple, on peut mémoriser un paysage : il y a quelque part dans notre cerveau un ensemble de processus physico-chimiques qui les traces mnésiques de la sensation qu’a produite le paysage. Mais dire « je me souviens de ce paysage » et dire « j’ai des traces mnésiques produites alors que j’étais à tel endroit tel jour » ne sont pas du tout des assertions substituables l’une à l’autre. Les identifier c’est commettre une erreur de catégorie comme le dit Gilbert Ryle. Les traces mnésiques caractérisent un état présent de mon cerveau, alors que le souvenir rend présent quelque chose que je situe ailleurs et dans le passé. Les traces mnésiques sont dans mon cerveau et pas les montagnes et le lac dont je me souviens. « Avoir la mémoire de », c’est bien « se souvenir de » ou « se rappeler », ce n’est pas avoir un certain état du cerveau.
Supposons maintenant que je prenne une photo de ce paysage pour m’en ressouvenir quand je serai rentré de vacances. Qu’il y ait maintenant dans mon appareil photo une pellicule à développer ou une carte SD à transférer, je ne dirai pas que mon appareil photo a de la mémoire et encore moins qu’il a la mémoire du lac et des montagnes. Ce sont des mémoires externes, dont la valeur est subordonnée à ma capacité de me ressouvenir quand je regarde quelques mois ou quelques années après la photo. Mais il se pourrait très bien que cette photo ne me dise rien du tout, que je ne me souvienne plus ni du lieu, ni temps où elle a été prise. Dans ce cas, elle n’est même pas un souvenir mais une photo analogue à celles que l’on peut trouver en feuilletant un magazine consacré aux voyages. Il se peut aussi que la photo vienne contredire ce dont je me souvenais ou que j’y découvre un détail que je n’avais pas perçu.
On me dira qu’un appareil photo n’est pas un ordinateur. Mais comment faire la différence ? Les appareils photo d’aujourd’hui sont d’ailleurs justement des petits ordinateurs spécialisés dans la prise de photos et automatisant toutes les tâches qui étaient à la charge du photographe.
On voit donc, par extension, que l’ordinateur est certes un dispositif externe de mémorisation mais qu’on ne pas peut dire au sens strict qu’il a de la mémoire. Quand on utilise le mot mémoire ici, c’est un raccourci qui désigne seulement le nombre d’interrupteurs élémentaires qui peuvent être positionnés sur la position 1 ou sur la position 0. Rien de plus.

L’enjeu de ces réflexions

Pourquoi l’ordinateur n’a pas de mémoire ? Parce qu’il n’est pas capable de « se représenter » quoi que ce soit. Il peut nous présenter quelque chose et nous amener à nous représenter quelque chose Mais « lui » – si ce pronom personnel sujet a ici un sens autre que grammatical – ne se représente rien. Pas plus que l’horloge qui marque l’heure ne se représente l’heure. Mais si l’ordinateur ne se représente rien, il n’a évidemment pas de conscience de quoi que ce soi et encore moins de conscience de soi.
On pourra me rétorquer : soit, mais on ne sait pas quel effet ça fait d’être un ordinateur ? En parodiant Thomas Nagel, on pourrait remplacer la question « How to be a bat ? » par « How to be a computer ? ». À quoi il se pourrait que l’on n’ait rien à répondre, sinon de demander à son interlocuteur de moins lire de SF et de faire preuve d’un minimum de bon sens ! L’esprit est prompt à s’inventer toutes sortes de fantasmagories dans lesquels il s’enferme. Personne n’irait imaginer que sa machine à laver est un être conscient, même à un bas degré de conscience, sauf dans le monde fantaisiste des dessins animés.
Sans développer plus ce point, je veux faire une remarque qui permettra de sérier les questions. Leibniz disait en substance qu’un être est un. Être, c’est former une unité. Les êtres vivants forment des unités « organiques ». Les ordinateurs ne sont pas des unités, mais simplement des compositions de machines agencées de différentes manières. Je n’ai pas dit que tous les êtres vivants ont une conscience – quoi que ce soit exactement ce que dit Leibniz – mais une chose est certaine les ordinateurs (ou les robots humanoïdes) ne sont pas le genre d’entités auxquelles nous pourrions attribuer une conscience. Peut-être fais-je preuve de « chauvinisme carboné » (comme diraient Paul et Patricia Churchland), mais là aussi je ne peux que renvoyer au simple bon sens. Après avoir tenté d’abolir la limite entre l’homme et l’animal, on ne va non plus abolir la limite entre homme et machine. Sauf à vouloir transformer les hommes en machines.
Le 3 décembre 2018


mardi 20 novembre 2018

Après la gauche...

Une intervention à l'université d'automne du Pardem (2014)

La présentation de mon livre "Après la gauche" (2018)


lundi 12 novembre 2018

Intelligence et stupidité artificielles

Un essai de Tony Andréani

L’ainsi nommée « intelligence artificielle » fascine et donne lieu aux spéculations les plus extravagantes. Entre autres celles-ci :
En copiant les facultés de l’esprit humain et en les portant à une puissance supérieure, elle ouvrirait une nouvelle ère pour l’humanité, celle où les machines feraient de plus en plus le travail à la place des hommes, et bien mieux qu’eux, ce qui, par voie de conséquence, réduirait drastiquement le nombre des emplois et élargirait le champ du loisir. Elles accroîtraient leurs capacités (c’est « l’intelligence augmentée ») au point de leur ouvrir, avec des progrès technologiques inouïs, de nouveaux espaces, par exemple la possibilité de coloniser d’autres planètes.
Mieux encore : l’intelligence artificielle pourrait transformer l’homme lui-même en un être surhumain, potentiellement immortel (c’est le « transhumanisme »). Version beaucoup plus inquiétante, popularisée par la science fiction : elle pourrait prendre le pas sur l’homme en permettant la création d’un univers de robots doués de pouvoirs surhumains. Perspective plus proche : elle remplacerait avantageusement les relations humaines, si hasardeuses et si imparfaites, grâce à des robots humanoïdes sensibles, amicaux, attentionnés, voire excellents partenaires sexuels. Et j’en passe.
L’intérêt dans toute cette affaire est bien au contraire de nous montrer ce en quoi les machines « intelligentes » ne peuvent pas et ne seront jamais des quasi-humains, donc de nous renvoyer à des questions d’anthropologie, de morale, et finalement de politique. On va ici simplement poser quelques jalons de cette problématique.
Commençons par le commencement. Les machines intelligentes sont-elles si « intelligentes » que cela ?

En quoi les machines intelligentes sont stupides

« Intellegerer », c’est, étymologiquement, relier pour discerner, et, à cet égard les machines sont capables de rassembler et de traiter un nombre de données infiniment supérieur à ce qu’un intellect humain est capable de faire, mais elles le font dans un champ donné, toujours très circonscrit. On sait qu’elles peuvent battre le meilleur joueur aux échecs ou au jeu de go –il est vrai au prix d’un matériel impressionnant (des superordinateurs énormes et très voraces en énergie). Elles en appliquent les règles et tirent des inférences de millions de parties jouées par des humains. Le progrès a constitué en ce que les machines intelligentes sont devenues capables d’apprentissage, tout comme l’homme, et même déjà l’animal, quand ils  procèdent par essais et erreurs. Ce deep learning s’est développé en imitant les réseaux de neurones du cerveau. Fort bien. Et cela donne effectivement une puissance de calcul et d’analyse supérieure à la nôtre. Par exemple, en compilant des millions de dossiers médicaux, des milliards de radiographies, des millions de dossiers d’assurance, et en traitant ces données, un superordinateur peut établir, pour telle personne, un diagnostic de cancer plus sûr que celui d’un médecin et suggérer le traitement le plus approprié à son cas. On ne saurait que s’en féliciter.
Mais ce n’est pas tout un cerveau artificiel qui travaille, c’est seulement l’équivalent d’une infime partie du cortex. Il est à noter d’ailleurs qu’un cerveau humain est aussi capable d’une grande puissance, s’il parvient à se déconnecter de toutes les autres stimulations qu’il reçoit, et plus encore si une physiologie particulière l’y dispose (on sait que des autistes peuvent, par exemple, effectuer des opérations arithmétiques complexes à toute vitesse et sans se tromper). Mais, dès que le champ s’élargit, la machine devient « stupide ». Ce qui a fait dire à des spécialistes qu’elle serait incapable de réaliser ce que fait un rat, et peut-être même une fourmi. Elle est également incapable de faire tout ce qu’un petit enfant fait spontanément lorsqu’il apprend à se mouvoir, à saisir des objets, à reconnaître des formes. On est donc très long des capacités d’un cerveau animal, même rudimentaire, et a fortiori de celles d’un cerveau humain, avec ses  presque 100 milliards de  neurones et ses 10.000 milliards de synapses par cm3.
Admettons que les machines se perfectionneront. Après tout la voiture autonome peut avoir appris les mouvements de la conduite et reconnaître son environnement, au point, dit-on, qu’elle serait moins accidentogène qu’un conducteur humain, ignorant la fatigue et ne se laissant distraire par rien. Elle fera disparaître, prévoit-on, les métiers de chauffeur de taxi et de chauffeurs livreurs. Elle nous transportera d’un lieu  à un autre sans intervention humaine. Mais, on le voit bien, il s’agit toujours d’une activité limitée et ciblée. Si accident il y a, ou tout autre évènement imprévisible, la machine ne saura quoi faire. Et, surtout, les machines intelligentes ne savent que  copier nos activités dans la mesure même où elles sont machiniques.

Les machines intelligentes ne reproduisent qu’une facette du travail humain

C’est une vieille histoire. Le premier outil a été un prolongement de la main, ou plus généralement du geste humain. A partir de là on peut raconter l’évolution de la force productive du travail (car les dites « forces productives » ne sont rien d’autre que des facteurs qui accroissent, parfois très indirectement, la productivité du travail). Le machinisme simple, celui qui suit l’activité manuelle complexe de la manufacture, remplace des gestes par des dispositifs que le travailleur se contente de surveiller : c’est le contrôle au premier degré. Puis vient l’automation : le travailleur contrôle non la machine, mais un dispositif qui contrôle la machine (elle devient par exemple une machine à « commande numérique »). Alors oui, on peut parler avec la machine intelligente, d’un nouveau stade, d’une nouvelle époque dans le machinisme, d’une nouvelle révolution technologique, quand c’est la machine qui se contrôle elle-même. C’est ce que fait un robot. Son programme lui dicte les mouvements qu’il a à faire, et ce en fonction d’informations qu’il reçoit de son champ d’opération. On peut voir aujourd’hui, par exemple, un robot imiter parfaitement les gestes d’un opérateur manuel qui travaille à côté de lui, et qu’il pourra donc rapidement remplacer, quand son coût d’amortissement et de fonctionnement sera moins élevé que le salaire versé à ce dernier, compte tenu aussi d’autres avantages (il peut fonctionner jour et nuit, ne se fatigue pas, n’est distrait par rien, ne fait pas grève etc.). Il n’y a pas de doute : tout travail plus ou moins standardisé et répétitif sera un jour effectué par une machine intelligente (c’est déjà vrai pour certains travaux de secrétariat, de réponse téléphonique à des questions standardisées etc.). Il n’y aurait qu’à s’en féliciter, dès lors qu’un opérateur humain serait là pour intervenir quand la machine ne sait plus quoi faire ou répète stupidement ce qu’elle sait faire - ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas, comme nous en faisons l’expérience tous les jours.
On discute beaucoup la question de savoir si la généralisation des machines intelligentes ne va pas mettre au chômage des centaines de millions de travailleurs. Même s’il se créera de nouveaux emplois pour produire ces machines, les entretenir et les régler, il est probable qu’il en ira ainsi, et ce serait une formidable occasion de réduire le temps de travail pour tous si ce n’était contraire à la logique du système capitaliste. Mais la question que nous voulons souligner n’est pas là.
L’autre grande facette du travail humain, à côté de l’usage de l’outil (au sens le plus large du terme) est la coopération. Marx l’a particulièrement analysée à peu près en ces termes. Il y a une forme de coopération « objective » qui correspond à une division des tâches, que le machinisme peut parfaitement suppléer (cela devient une « chaîne » d’opérations ou de machines, qui fonctionnent selon un dispositif préétabli - aujourd’hui un programme informatique), mais aussi une coopération « subjective », qui se traduit, par des phénomènes comme l’émulation, l’information mutuelle, l’apprentissage mutuel, et d’autres choses encore comme l’ambiance de travail (pause  café comprise). Le management le sait bien, qui essaie de les exploiter, tout en les réduisant au maximum, de peur des effets d’insubordination qu’ils peuvent produire. Or de ces formes de coopération intersubjective les machines intelligentes sont incapables, car ces formes sont constituées et constitutives de liens interhumains. On verra tout-à-l’heure comment on tente de copier de tels liens, et avec quel succès…

Pourquoi les machines intelligentes sont incapables d’inventer

On l’a dit cent fois, ces machines ne savent résoudre que les problèmes pour la solution desquels elles sont programmées. Elles ne « pensent pas ». Mais pourquoi donc ? Une raison très simple et très souvent oubliée en est qu’elles ne peuvent se détacher de leur mémoire pour aller voir ailleurs, dans des zones inconnues ou inexplorées. Une grande faculté humaine, ce que Nietzsche avait bien vu, est la faculté d’oubli. Les machines artificielles n’oublient jamais et n’oublient rien. Quand nous oublions, cela ne veut pas dire que nous ne souvenons de rien, mais que nous n’avons conservé que des traces, qu’on pourra éventuellement retrouver et à partir desquelles on pourra reconstituer tout ou partie de ce que nous avons oublié, ceci dit en restant pour le moment au niveau de ce qu’on pourra appeler le préconscient. Or il faut bien oublier pour désencombrer des régions de notre cortex et ainsi aller vers d’autres régions, de nouvelles connexions. C’est ce que les philosophes appelaient l’imagination, et c’est elle qui nous permet d’inventer, souvent à l’improviste, et parfois, comme certains exemples célèbres l’ont montré, dans un état flottant, voire pendant un rêve, quand il ne dissipe par complètement au réveil.

Mais pourquoi sommes-nous « bêtes » ?

Nous n’avons pas, certes, la puissance calculatrice et déductive des machines artificielles. Celle-ci repose sur les quantités phénoménales de données qu’elles peuvent enregistrer et traiter. Prenons l’exemple de la reconnaissance faciale. Nous avons beau être physionomistes, nous ne ferons jamais aussi bien que les machines, parce que celles-ci ont appris à traiter des milliards d’images recueillies par des  caméras, dont celles produites par les internautes et voyageant sur un réseau (comme  Facebook), et elles le font de façon bien plus sûre que nous. A preuve : on peut aujourd’hui, dans certains pays, payer ses achats en scannant des produits et en utilisant son téléphone mobile pour les faire débiter sur son compte, sans risque d’erreur. De même les machines savent reconnaître un chien d’un chat sans risque de se tromper (on dit alors, un peu abusivement, qu’elles ont le « concept » d’un chat). Mais tout cela est dans la continuité de tout ce que les machines plus simples peuvent nous apporter, et l’histoire des sciences est jalonnée de dispositifs techniques qui ont rendu notre perception du monde plus fine (par exemple lorsque l’on est passé de la vision simple au microscope, puis au microscope électronique), plus rapide et plus sûre. La question que nous voulons soulever est pourquoi, en dépit de tout cela, nous agissons souvent comme des bêtes, c’est-à-dire en deçà de nos capacités.
On est en effet surpris que des esprits formidablement instruits, capables précisément souvent de résoudre des équations très compliquées à l’aide de machines, soient aussi aveugles à des réalités qui tombent sous le sens. On considère en général que c’est l’effet de préjugés relevant notamment de leur position dans la société, et en particulier de leurs intérêts de classe. Sans doute, mais cet effet d’aveuglement reste quelque peu mystérieux.
Alors vient à l’esprit l’idée que c’est là l’effet de notre vieille animalité. Nous avons été dressés par l’évolution à répondre à des situations d’urgence par des réflexes de sauvegarde ou de survie, ce que fait tout animal, mais que nous faisons plus encore parce que nous avons une conscience vive de notre fragilité et de notre mortalité. La machine intelligente, elle, n’a pas conscience qu’elle peut dysfonctionner ou même mourir (tomber définitivement en panne), et, de toute façon, elle s’en fout, car elle n’est pas un être sensible. Elle peut réagir à des signaux d’alerte, mais ne saurait se protéger ni s’auto-réparer.
Cet ancrage dans notre animalité est un point est tellement important que l’on pourrait y trouver l’origine de toutes sortes de biais cognitifs, notamment dans la science économique standard (biais lumineusement analysés par Jacques Généreux dans La déconnomie). Un destin qui n’est pas irrémédiable, mais aux conditions d’une prise de conscience, d’actes de volonté, et de toute une politique éducative.
Il est frappant que, à l’inverse, les hérauts de l’intelligence artificielle ne s’en préoccupent pas, et soient au contraire portés au déni de notre fragilité et de notre mortalité, eux qui voudraient que nous puissions fonctionner comme des machines parfaites, c’est-à-dire potentiellement immortelles. Vieux rêve de l’humanité, et fantasme renouvelé par la croyance dans des vertus miraculeuses de la science.
Mais ce n’est pas tout. Nos savants fous se sont mis à imaginer que nous pouvons fonctionner effectivement comme et aussi bien qu’une machine.

L’homo oeconomicus, machine intelligente

Il est étonnant de constater la similitude. Une machine intelligente doit traiter un grand nombre de données pour en extraire la solution optimale (ainsi, dans l’un de nos exemples précédents, la reconnaissance d’un visage). Un consommateur rationnel doit de même choisir la liste de produits qui satisferont ses besoins – une donnée pour eux de nature purement individuelle – compte tenu de son budget, et il choisira la solution optimale, celle qui, sous contrainte, maximisera sa satisfaction – un terme vague, emprunté au registre de l’apaisement de la soif ou de la faim. Il fera encore mieux, car il procédera à des « anticipations rationnelles » : il aura en effet calculé ce que sera le marché de demain et ce qu’il aura en moins dans sa bourse en fonction des impôts qu’il aura versés. Même chose pour l’entrepreneur « rationnel » qui prendra des décisions d’investissement en fonction de ses ressources financières, de l’état du marché et de ses évolutions à prévoir.
Tout cela, a-t-on fini par remarquer, ne tient aucun compte de la « complexité humaine ». Comme l’économie « comportementale » aura montré que divers facteurs autres que la préférence individuelle et la taille du porte-monnaie interviennent (des facteurs sociaux, culturels etc.), et qu’elle l’aura vérifié en laboratoire, sinon on ne la croirait pas, on se déclare prêt aujourd’hui à injecter des doses d’autres sciences humaines (la psychologie, la sociologie, la science politique) dans le modèle de base, autrement dit à complexifier un peu les équations pour se rapprocher des comportements effectifs. Mais voilà, on reste dans la perspective machiniste de l’optimisation sous contrainte, en ajoutant des facteurs.
Or, comme on l’a dit, les machines intelligentes ne fonctionnent que si leur domaine est à la fois strictement limité et doté de complétude. Rien de tel chez l’être humain d’abord parce qu’il n’a pas la puissance de calcul d’une machine (il ne peut comparer en un bref instant des quantités de produits et de prix), ensuite et surtout parce qu’il est mû par ce que Adam Smith appelait des « passions » parfaitement déraisonnables. Par exemple la passion de ce collectionneur qui n’a nullement l’intention d’être un vendeur ou un spéculateur, est totalement incompréhensible, puisque son « besoin » semble illimité. A y réfléchir, on s’aperçoit que la plupart des choix humains sont « irrationnels », n’en déplaise à ceux qui voient le choix d’un conjoint ou l’acte délinquant, voire criminel, comme le résultat d’un calcul coût/avantage. Et le plus fort est que les publicitaires le savent bien : ils ne vont pas seulement vous vanter les qualités d’un produit par rapport aux produits concurrents, ils vont lui associer les fantasmes les plus invraisemblables ou les plus délirants. Le choix rationnel existe certes,  mais il est de faible portée et très subordonné. C’est pourquoi une politique qui ne prendrait pas en considération les passions humaines serait vouée à l’échec ou ne réussirait que par une dictature sur les besoins, dictature dont le ciblage des centres d’intérêt du consommateur par les géants de l’internet à des fins publicitaires est déjà une forme.
Mais que faut-il entendre par « passions » ? Soyons simples. Au moins deux choses : des affects et des pulsions, ce dont toute machine est dénuée.

Les machines intelligentes ne peuvent que simuler des affects

Les concepteurs de machines ont voulu faire comme si elles avaient des émotions. De très nombreux laboratoires dans le monde s’attachent à créer des robots humanoïdes, avec lesquels on puisse communiquer comme avec des êtres humains. Le marché potentiel est immense, face à toutes les privations ou frustrations de liens interhumains. On crée donc des robots pour tenir compagnie à des personnes âgées et esseulées, pas forcément humanoïdes d’ailleurs (ils peuvent simuler un chien de compagnie), on crée des robots pour que les enfants puissent jouer avec comme de petits amis, on crée pour des adolescents attardés ou timides une « bonne copine » virtuelle ou matérielle (plus rarement un bon copain) afin de remplacer une copine réelle, on fabrique des robots sexuels pour des jeunes hommes (plus rarement des jeunes femmes) en panne de rapports réels (les Japonais sont très souvent vierges jusqu’à la trentaine). Est-il besoin de le dire, ces robots n’éprouvent aucune émotion, car ils n’ont que l’équivalent d’un bout de cortex, mais pas d’hypothalamus, pas de zones de plaisir. Ils ne présentent donc que des signes d’émotion (sourires, mouvements des yeux, quelques expressions langagières, et naturellement pas de signaux de stress ou de peur). Admettons que la reproduction des émotions humaines dans des robots « bio-inspirés » puisse aider les neurosciences à progresser, cela risque quand même de favoriser la robotisation des relations et des services les plus indispensables à l’équilibre psychique et de pousser les individus vers une forme d’autisme social (les enfants, eux, savent très bien faire la différence entre leurs jouets les plus imitatifs et les relations réelles).
La dérive machinique est encore plus grave quand on aborde le domaine des pulsions.

Les machines intelligentes n’ont ni inconscient ni désir

Le behaviorisme autrefois essayait de reconstruire toute l’activité humaine en termes de stimuli et de réponses, à partir de l’observation de comportements animaux tels que ceux du rat de laboratoire. C’était réducteur et de peu d’intérêt dès qu’on allait vers l’étude des primates, mais, s’agissant de l’homme, cela devenait franchement stupide, car le psychisme humain a une particularité dont on ne va pas ici expliquer la genèse (contentons-nous de dire qu’elle s’origine en particulier dans la prématuration de l’enfant humain), celle de posséder un inconscient profond,  lieu des pulsions du «ça », en langage freudien, et des fantasmes liés à leur refoulement (par exemple le fantasme de toute puissance, dont l’élucidation sert à expliquer bien des choses). Et de là il résulte que le moteur des comportements humains n’est que secondairement le besoin, qui peut être satisfait, mais fondamentalement le désir, qui ne connaît pas de finitude. Alors apparaît toute l’absurdité de la conception de l’homme rationnel  des économistes, sorte d’avatar du behaviorisme et pilier idéal du calcul capitaliste. Il y aurait plein de leçons politiques à en tirer, mais nous voudrions mettre en évidence un dernier point.

Les machines intelligentes ne délibèrent pas et n’ont aucun sens moral

C’est pourtant une évidence, le moindre de nos gestes, en dehors des pures routines et des cas d’urgence vitale, appelle une délibération intime : vais-je faire ceci ou cela, maintenant ou plus tard, ou pas du tout ? Et qui dit délibération dit usage de la contradiction. Or, pour qu’il y ait contradiction, il faut un contradicteur, ce contradicteur étant moi-même. Cela signifie, pour faire simple, que nous sommes doubles, et que le double du « sujet » s’est constitué à travers un jeu d’identifications à autrui, toute la foule de personnages qui inconsciemment nous ont fait ce que nous sommes. La machine intelligente, elle, n’a pas de double, n’a pas de distance à soi, et c’est pourquoi, tout en étant capable de raisonnement déductif, elle ne réfléchit pas et finalement ne pense pas, ne peut pas et ne pourra jamais penser. C’est pourquoi aussi elle ne peut avoir aucun surmoi, et a fortiori aucun sens moral, même rudimentaire. Ce qui nous fait penser à « l’homme aux écus ».
Faisons un dernier pas. Si nous sommes des êtres fondamentalement contradictoires, il faut alors non pas nier cette réalité native, mais l’assumer et la faire jouer positivement : mettre la raison au service de nos passions, et nos passions au service de notre raison, être un « individu social », comme disait Marx, sans cesser d’être un individu, bien au contraire. Maxime qui vaut au niveau politique : il s’agit de combiner le privé et le collectif pour qu’ils se renforcent l’un l’autre. Maxime qui vaut au niveau environnemental : il faut non pas dominer ou maîtriser la nature, mais construire une relation harmonique avec elle, faute de quoi l’humanité est condamnée à sa disparition.

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...