Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un
développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici
en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants
que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.
L’ordre de la science selon Marx
Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de
1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de
l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir
délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des
généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce
qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel
et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population
qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son
ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la
population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas
véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la
connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la
perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la
perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et
avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la
perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un
universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes
sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments
sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de
rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du
travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement
reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret
complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de
nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel,
dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des
catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire
sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui
est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute
immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le
procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore
qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ
de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de
connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne
spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les
interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est
dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition
et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la
vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus
loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel
tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et
donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La
synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut
procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas
« platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se
présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en
quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase
ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des
réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est
pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une
représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la
singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée.
On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par
Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines
substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent
commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus
connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins
connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable »,
mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable »
et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder
des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont
plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui
est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous
et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom
et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination.
Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui
fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la
multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus
qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour
singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science
que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le
particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez
Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec
Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble
le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote,
c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement
séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les
plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de
l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des
« substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins
connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ;
mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit
de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la
réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de
rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes
dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de
la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la
connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que
l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième
opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi
dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial
et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais
ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment
que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose
quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance :
le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du
capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous
importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre
d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre
dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est
encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient
fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point
qu’il y revient dans la Postface à
la seconde édition allemande du Capital
afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour
qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition
brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui
recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette
opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait
toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut
entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le
réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions
fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est
rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents,
hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la
différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la
seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9],
une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle
les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous
permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de
concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi,
s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever
de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le
concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel
et le concret sont pratiquement deux
termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le
procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de
connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx
précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par
conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au
mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies,
avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la
philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est
ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde
une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme
le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la
connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la
conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands
résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme
production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique
théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus
qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée
marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse
évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La
connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est
et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les
autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la
philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout
aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique
certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion
spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts,
avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la
philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est
précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa
propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant
est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du
mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en
définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point
séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque
l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi
faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle
génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à
savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.
L’illusion idéaliste de la science
Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement,
de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du
monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la
conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est
partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le
témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature
mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage
mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une
conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à
l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient
spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent
être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant
qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes.
Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des
savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau
matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par
l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et
après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard,
est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se
meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est
bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous
sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science
suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de
faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet
situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence
des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels
qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs
expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a
parfaitement montré Kant dans la Critique
de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité
foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces
abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique
use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est
qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont
pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées
produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les
phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une
part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de
déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques :
par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la
tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est
seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais
je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de
comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité
et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions :
elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle
encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment
des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le
marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes :
leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions
réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que
les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il
donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir
des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire
vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests
expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une
vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant
la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui
l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la
géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été
rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc
bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de
relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions
scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des
discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même.
Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre
de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont
plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui
participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par
exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels »,
ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les
sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se
contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert
de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche
la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que
les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant
interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser
que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance
de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel
voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à
se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne
considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à
parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre
de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement
mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation
revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme
traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel
en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore
la position de Lénine dans Matérialisme
et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des
empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas
d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que
conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième
position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre
que le matérialisme est a minima la
reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le
caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors
que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le
monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée
sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons
du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire
à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que
Marx critiqué sous le nom d’idéologie
allemande, dans La Sainte Famille tout
d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie
Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le
monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à
la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire
que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué
Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif
de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre
monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception
et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet »
puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas
parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement
à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant
que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui
fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde
qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est,
pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret »,
mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on
procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde
donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que
nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement
admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré
Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt)
est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité
seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler
ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des
abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la
science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à
partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion
de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une
construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une
manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à
son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses
conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences
de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour
la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans
que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant
nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles
impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la
conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la
subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018
[1] Introduction générale – édition de la
Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2]
Hegel : Phénoménologie de l'Esprit
- (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6]
Aristote : Métaphysique - Livre
Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7]
Aristote : Physique Livre I - i §2
(180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8]
Aristote : ibid.
[9]
Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de
savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une
question de théorie mais une question pratique.
C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la
réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[13] Introduction générale P1 page 255