Entretien avec David L'Epée paru dans Krisis
Q : Depuis la
chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc communiste, l’humanité vit
grosso modo sous l’égide d’un unique régime socio-économique : le capitalisme.
Ce régime se globalise de manière de plus en plus hégémonique et convertit
progressivement au « modernisme » même les territoires les plus pauvres
et les plus engoncés dans leurs traditions locales, pour en faire de nouvelles
zones de production ou de marché. Le socialisme, qui a pu apparaître pendant
longtemps comme la principale alternative à la logique libérale, a probablement
cessé aujourd’hui de fonctionner comme un Idéal ou un Grand Récit capable de
susciter l’enthousiasme des foules. Même la crise économique de 2008, qui, en
France (et sans doute ailleurs dans le monde), a quelque peu discrédité le
capitalisme aux yeux d’une partie de l’opinion publique, n’a pas suffi à
réhabiliter le socialisme comme alternative crédible. Autrement dit, on ne croit plus guère aux sirènes du marché ;
mais on se méfie plus encore des lendemains qui chantent. Comment expliquer
cette désaffection du socialisme ? Cette idéologie est-elle morte ?
R : La chute du mur de Berlin et l’effondrement du
« bloc communiste » marquent en effet un changement d’époque et le
passage à un monde entièrement dominé par le mode de production capitaliste, ce
que certains auteurs appellent « capitalisme absolu », un capitalisme
qui ne contient plus sa propre contradiction, un capitalisme qui ne semble plus
contenir aucun possible différent. En qualifiant cette nouvelle époque de « fin
de l’histoire », Fukuyama affirme donc que ce mode de production est notre
éternel présent. Il faut cependant se garder de faire de 1989 une rupture
absolue, une « catastrophe historique » sans précédent. En vérité, ce
socialisme qui a quitté la scène de l’histoire à la fin du « court XXe
siècle » était en crise depuis longtemps.
La première grande crise du socialisme advient en 1914. Le
ralliement des principaux partis socialistes à leur propre impérialisme, leur
soutien à la guerre et à l’union sacrée est déjà une crise majeure. Fernand
Braudel estime que c’est à ce moment précis, en août 1914, que la vieille
social-démocratie s’est effondrée. Elle n’a pas disparu comme force politique
immédiatement, mais elle était devenue tout autre chose. Non plus une
organisation internationaliste visant à une transformation sociale radicale,
mais une organisation de « gestion loyale du capitalisme », comme l’a
dit clairement Blum lors de son procès à Riom. Elle restait une
« organisation ouvrière » en ce qu’elle négociait des avantages, des
« acquis sociaux » pour le prolétariat qu’elle était censée
représenter. Mais cette position n’était tenable qu’à deux conditions : 1°
que le mode de production capitaliste continue de fonctionner sans trop de soubresaut
– d’où son ralliement aux politiques économiques anti-crises de type keynésien –
et 2° que les puissances capitalistes les plus avancées disposent de surprofits
suffisants – ce qui découlait de leur position dominante dans le système
mondial. Au fond, sur cette question, Lénine avait vu clair : la
social-démocratie vivait des surprofits impérialistes. C’est d’ailleurs pour
cette raison que les partis sociaux-démocrates, après s’être ralliés à leur
propre impérialisme, se sont ralliés à l’impérialisme dominant, l’impérialisme
américain. On voit clairement qu’avec la « mondialisation », ces deux
conditions ont disparu, ce qui explique l’agonie pitoyable de la
social-démocratie européenne.
En 1917, les bolcheviks russes crurent relever le drapeau du
socialisme et, avec leur nouvelle internationale, l’Internationale Communiste,
ils pensaient faire revivre l’idéal émancipateur des origines. Mais la
révolution russe, dans l’esprit de ceux qui ont pris le pouvoir en novembre
1917 à Moscou, était un pari : loin de croire qu’ils pouvaient construire
« le socialisme dans un seul pays », ils attendaient l’extension de
la révolution aux principaux pays capitalistes et au premier chef en Allemagne.
Ce pari a été perdu, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici et
« l’arrière-train plombé de la révolution » en a pris la tête avec
l’établissement du système stalinien, système qui est lui-même tombé en crise
en dépit de ses succès économiques obtenus au prix de sacrifices humains
terrifiants. Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques,
comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste
mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas
prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme.
Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à
l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la
liquidation de l’URSS.
Rien n’était écrit par avance. « Les hommes font leur
propre histoire », comme le disait Marx. Mais le socialisme, sous ses
diverses variantes, sociales-démocrates aussi bien que communistes, a
fonctionné comme un mécanisme d’intégration de la classe ouvrière au
capitalisme. J’ai développé tout cela dans mon livre, Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009). La domination absolue du mode de production
capitaliste apparaît ainsi comme le résultat paradoxal de l’histoire du
« socialisme ayant réellement existé », à distinguer soigneusement
des songes éveillés, des utopies qui lui ont donné naissance. On peut penser,
comme le regretté Costanzo Preve, que tout cela découle d’une unique
raison : les classes subalternes, comme la classe ouvrière, ne peuvent pas
devenir des classes dominantes ! Le projet marxiste de la « dictature
du prolétariat » est une contradiction dans les termes, quelque chose
d’aussi impossible qu’un cercle carré. La direction de la société échoit
toujours aux classes dominantes et non à une classe qui se définit justement
par le fait qu’elle est dominée sur tous les plans.
Q. : Avec un
constat aussi accablant, y a-t-il donc une chance de voir le socialisme
renaître dans un futur plus ou moins proche ?
R. : Tout cela oblige à repenser fondamentalement les
conditions de l’émancipation humaine. Que l’on garde les vieux noms de
socialisme ou de communisme, cela n’importe guère, encore que le nom de
« communisme » porte en lui-même des aspirations sociales et morales
essentielles. Le communisme suppose l’existence du bien commun comme le bien le
plus précieux et la conception de la société des hommes comme une communauté
qui se gouverne elle-même, à l’opposé des conceptions hiérarchiques
autoritaires ou de celles qui réduisent les relations sociales à des contrats
entre individus égoïstes cherchant à maximiser leur utilité. Une chose est
certaine, sauf à vouloir changer la nature humaine (ce à quoi rêvent les
illuminés du « post-humain » ou les apôtres du « transhumanisme »),
on ne pourra pas « amener l’homme à muer sa nature en celle d’un termite », comme le dit Freud dans Malaise dans la culture. La poussée à la
liberté individuelle et la défense même des conditions d’une vie décente se
heurte toujours à la volonté de
domination absolue du capital. Et ce sera encore plus vrai demain. En effet, si
les socialistes français ont pu affirmer – dès 1991 – que le « capitalisme
borne notre horizon historique », on doit admettre aujourd’hui que
l’horizon historique du capitalisme est particulièrement bouché. Dans Le capitalisme a-t-il un avenir ?,
Immanuel Wallerstein et Randall Collins soutiennent que le mode de production
capitaliste est voué à un effondrement certain à l’horizon de quelques
décennies. Je partage globalement ce pronostic, pour les raisons qu’avancent
ces deux auteurs et pour quelques autres raisons encore. La seule question est
de savoir sur quoi débouchera cet effondrement : une société plus juste,
plus fraternelle, capable de régler de manière économique ses rapports avec la
nature ou un nouvel âge barbare, conforme à la théorie de l’histoire de
Vico ? Mais encore une fois, comme rien n’est écrit dans « le grand
rouleau », l’issue dépendra de nous, de notre capacité à faire que le
futur soit le nôtre, comme le dit le philosophe italien Diego Fusaro. La
perspective à penser d’urgence devrait reprendre les idéaux du socialisme et du
communisme des origines – ce qui ne saurait être un retour au marxisme
orthodoxe – mais dans les conditions nouvelles et en observant avec la plus
grande attention les mouvements réels par lesquels passe aujourd’hui la
résistance au capitalisme absolu.
Q. : Face à l’échec
et aux désillusions du « communisme ayant réellement existé »,
beaucoup cherchent en effet désormais à renouer avec le « socialisme des
origines » (tout comme nombre de chrétiens, d’ailleurs, déçus par l’involution
de leur propre religion, en ont appelé au cours de l’histoire à un retour aux
sources salvateur, c’est-à-dire à la doctrine originelle du Christ). Il est parfaitement
juste et naturel, devant une suite de déceptions, d’en revenir aux
commencements. Mais il n’est pas certain en revanche que tous les socialistes
s’accordent sur ce qu’était le socialisme des origines, pas plus que les
chrétiens n’ont pu le faire sur la doctrine du Messie, d’autant que tous les
socialistes des premières générations ne défendaient évidemment pas les mêmes
idées. Quel socialisme ou communisme originel appelleriez-vous donc de vos
vœux ? Et, surtout, comment pourrait-il s’articuler avec les conditions pratiques
particulières du monde contemporain, afin d’échapper en quelque sorte au piège
du prophétisme irréaliste et utopique ?
R. : Je ne suis pas sûr qu’il y ait un
« socialisme des origines » avec lequel on pourrait renouer. Je me
méfie en général de tous ces « retour à… » dans lesquels on cherche
une planche de salut dans ce qui n’est plus. Les océans de limonade de Fourier,
c’est assez drôle mais le phalanstère a quelque chose de nettement plus
inquiétant… Je veux bien qu’on aille
chercher chez Proudhon un socialisme associatif qui nous guérirait des plaies
du collectivisme bureaucratique, mais je me contenterai de rappeler que, pour
Marx, la formule du communisme s’écrit ainsi : « producteurs
associés » et je vois mal ce qu’un proudhonien pourrait y trouver à redire. Cette formule générale repose, d’une part,
sur l’idée développée dans les Grundrisse
selon laquelle le développement même du mode de production capitaliste a séparé
le possesseur du capital du procès de production capitaliste, procès dont la
direction appartient à des fonctionnaires, les directeurs d’usine qui ne sont
plus propriétaires. D’autre part, la division du travail et l’automatisation
intègrent la science comme « force productive directe » et créent un
« general intellect », un
intellect collectif qui unit tous les acteurs du procès de production, du
directeur aux ouvriers non qualifiés. Autrement dit, pour Marx, il n’était
absolument pas nécessaire d’imposer de l’extérieur un idéal d’organisation
concocté par les « ingénieurs sociaux » : le communisme se
coulera dans le prolongement même des tendances profondes du mode de production
capitaliste et se contentera de prendre acte du caractère purement parasitaire
que prenait la propriété capitaliste.
Les rêves de retour à la petite production marchande, à une
situation idyllique qui n’a jamais existé, à des communautés ancestrales
repeintes aux couleurs de la nostalgie, ne nous seront, je le crains, d’aucun
secours. Seuls des intellectuels urbains, blasés de leur propre confort,
peuvent embellir la communauté agraire d’antan. Celle-ci était le plus souvent
un véritable système d’esclavage qu’on supportait par la routine, par le poids
des croyances et superstitions ; et en son sein régnaient souvent des
relations d’une violence qu’on aurait du mal à imaginer aujourd’hui. Elle avait
aussi de bons côtés et stimulait sans doute des valeurs morales que nous
regrettons. Mais si cette communauté agraire s’est si facilement défaite, ce
n’est pas seulement à cause de la violence capitaliste – incontestable par
exemple dans le cas anglais longuement analysé par Marx – mais aussi parce que
dans une nation de paysans libres, comme la France après la Révolution, les
paysans voulaient obtenir les libertés de la vie urbaine. La chanson de Jean
Ferrat, « La montagne », raconte cette histoire dans sa version
nostalgique, mais elle oublie que la modernité technique est apparue comme une
véritable libération. Ce que je dis du monde rural peut être facilement étendu.
Je ne crois pas que nous soyons prêts à renoncer aux avantages que nous a
donnés la coopération à grande échelle. Je vous réponds par internet et en
utilisant un ordinateur coréen fabriqué en Chine avec des composants et des
logiciels dont certains viennent des États-Unis ; et mon correcteur
d’orthographe est québécois… La principale force productive, disait Marx, c’est
la coopération ; et la division mondiale du travail exprime cette
coopération élargie. Les gains de productivité qu’elle procure rendent plus accessible à une large partie de
la population ce qui, autrefois, n’était même pas l’apanage des plus riches.
Vous pouvez toujours dire aux gens : « vous n’avez
pas vraiment besoin de ceci ou de cela », « menez une vie frugale et plus
conviviale, plus sobre et plus égalitaire. » Ces discours moralisateurs
sont impuissants. Je peux à titre individuel décider de changer mon existence,
renoncer à la possession de gadgets au profit d’une vie plus éthique, fondée
sur la méditation ou les rencontres avec les autres. Mais je ne me sens aucun
droit à dire aux autres comment ils doivent vivre. Dans toute une série de
pensées contestataires (décroissance, retour à Ivan Illich, etc.), il y a au
fond cette idée que le changement radical qu’appelle la crise de notre société
ne peut trouver d’issue que dans un changement moral, dans l’adoption d’une
nouvelle éthique individuelle que je pourrais partager mais qu’il est
impossible de vouloir imposer à tout le monde. Je pressens dans tout cela une sorte
de « dictature sur les besoins » qui était précisément la marque
distinctive du collectivisme bureaucratique de l’URSS et de ses pays satellites,
comme l’ont montré les théoriciens de l’école de Budapest, disciples de Lukàcs.
Spinoza affirme : « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu
mais la vertu elle-même ; et nous n’éprouvons pas
de la joie parce que nous réprimons nos penchants ; au contraire, c’est
parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants. »
(Éthique, V, p. XLII) Je crois que c’est la bonne manière de prendre les
problèmes. Nous ne mènerons pas une vie meilleure et moins aliénée en
refreinant notre appétit de consommation, toutes ces envies qui nous servent
d’objets d’une satisfaction substitutive dans une société qui repose sur la valorisation
de l’illimitation du désir et sur la frustration.
Il me semble plus utile de travailler comme l’a fait mon ami
Tony Andréani sur les modèles de socialisme, réfléchir à des réformes de
structures qui pourraient être mises en œuvre à un horizon humain assez proche.
Par exemple, autant j’apprécie sur le plan théorique les travaux de la « Wertkritik », la « critique de
la valeur » (Kurz, Jappe, Postone…) autant je trouve parfaitement
fantaisiste l’idée que l’on puisse « sortir du capitalisme », comme
ça, simplement en le décidant, un peu comme quand on décide de sortir de chez
soi. Il faut imaginer des transitions dans lesquelles se combineront
nécessairement des éléments d’une société entièrement nouvelle et des éléments
du vieux monde. Je déteste le sectarisme. Les sectaires sont intransigeants,
ils refusent toute transition comme une compromission, mais c’est parce que, au
fond, ils n’ont nulle intention de rompre avec le vieux monde.
On peut très bien imaginer des expériences relativement
amples de « socialisme associatif », c’est-à-dire basées sur le
système coopératif – Andréani a beaucoup réfléchi sur les coopératives
ouvrières – mais ces éléments de socialisme au sein d’une société dominée par
le mode de production capitaliste doivent se soumettre aux lois générales du
capital et ils sont nécessairement pervertis à plus ou moins long terme. On
oublie trop que nous avons une longue expérience des mutuelles, des
coopératives ouvrières, de la gestion par les salariés eux-mêmes de leurs
entreprises, pour ne rien dire du vaste mouvement coopératif dans le monde agricole. Il faudrait aussi se
souvenir que « l’État providence », qui n’est pas encore démantelé,
contient de nombreux éléments de « socialisme », ce que d’ailleurs
les capitalistes ne manquent pas de lui reprocher. Nous avons donc une vaste
expérience d’un siècle et demi de luttes sociales et d’acquis. En étudier les
points forts et les points faibles, comprendre succès et échecs, voilà qui nous
serait bien plus utile que de rouvrir les grimoires du socialisme
utopique !
Il faut penser les rapports entre un secteur marchand avec
des entreprises privées, des entreprises publiques, des coopératives, et un
secteur non marchand. J’avais esquissé quelques idées à ce sujet dans mon Revive la République (Armand Colin,
2005). Mais il y a encore un problème plus important. Les théoriciens de la
critique de la valeur, tout comme Michéa d’ailleurs, nous demandent de tourner
le dos à la politique. Pour dire les choses rapidement, la communauté humaine
est nécessairement une communauté politique, une communauté des lois. Il me
semble impossible de penser une communauté non politique. L’utopie marxienne et
marxiste, c’est cette idée de dépérissement de l’État, qui d’ailleurs
justifiait la « dictature du prolétariat » comme forme transitoire
vers l’extinction de l’État. Rompre avec cette utopie pour revenir au
socialisme des origines, tout aussi utopique, c’est une opération qui n’a aucun
sens. J’ai puisé dans la tradition républicaniste de quoi concevoir une
république sociale qui serait le cadre adéquat rendant possible la transition
entre la société actuelle et une société socialiste ou communiste. Il est une
autre tradition vers laquelle on pourrait se tourner, celle du « socialisme
libéral » italien de Carlo Rosselli et Giutizia
e libertà. Mais on ne peut plus guère utiliser l’expression
« socialisme libéral » sans
s’exposer aux pires malentendus. Je préfère donc me dire « communiste
républicain » : la république comme forme politique au service du
bien commun, de la vie d’une communauté heureuse guidée par un choix réfléchi,
comme l’aurait dit Aristote.
Q. : Articuler
socialisme et républicanisme peut paraître à première vue étonnant, dans la
mesure où les socialistes ont souvent été perçus à juste titre comme des
opposants au régime républicain libéral qui, peu ou prou, s’est instauré en
France depuis plus d’un siècle. En outre, l’internationalisme marxiste qui a
tendu à prévaloir au fil du temps dans la nébuleuse révolutionnaire y a largement
étouffé toute fibre républicaine. Force est pourtant de constater que les
premières générations de socialistes, dans l’Hexagone, étaient volontiers
animées d’une verve républicaine extrêmement forte, parfois associée d’ailleurs
à un patriotisme qu’on aurait beaucoup de mal à assumer aujourd’hui sans être
placé à l’extrême droite de l’échiquier politique. En quoi la tradition
républicaniste pourrait-elle à vos yeux revivifier les débats actuels en faveur
du socialisme ? Et, peut-être plus important encore, de quel
républicanisme parlons-nous en l’occurrence ? Car la République telle que
la concevait la tradition aristotélicienne, jusqu’à la Renaissance au moins, n’est
peut-être pas totalement soluble dans le républicanisme des Lumières, sans rien
dire des régimes républicains que nous connaissons concrètement au XXIe
siècle, qui s’éloignent assez considérablement de leurs modèles d’origine…
R. : Les mots sont archi-usés. République, socialisme,
nation, internationalisme, communisme… Il faudrait pour chacun de ces mots
redonner des définitions, re-fabriquer des concepts. Commençons par la
République. Il y a sûrement un point commun à toute la tradition philosophique
républicaniste : la république, c’est le bien commun et donc il y a l’idée
que la vie politique des hommes n’est pas seulement une juxtaposition
d’existences séparées, mais forme bien une communauté, unie autour d’une
certaine idée du bien commun. La deuxième idée du républicanisme est que la
république a pour but de garantir la liberté,
qu’elle est « la liberté par la loi », ce qui explique
l’attachement des républicanistes à la séparation des pouvoirs, à la dynamique
du conflit (Machiavel) ou encore, pour parler comme Pettit, à la « contestabilité
garantie ». De tout cela se tire assez facilement l’idée centrale des
républicanistes contemporains (de Pocock et Skinner à Pettit ou à
moi-même) : la république, c’est la liberté comme non-domination. De quoi
se tirent aisément des principes d’organisation qui, comme le remarque Philip
Pettit, poussent au radicalisme social : la protection contre la
domination suppose la protection du salarié dans ce contrat de subordination
qu’est le contrat de travail, la protection du citoyen contre la puissance des
riches, la protection des minorités contre la « tyrannie de la
majorité », etc. Dans mon ouvrage Revive
la République (Armand Colin, 2005), j’ai essayé de montrer justement la
continuité entre républicanisme et socialisme. Après tout, c’est la vieille
idée de Jaurès, le socialisme, c’est la république jusqu’au bout.
Vous m’interrogez sur les Lumières. Les républicanistes y
étaient rares. Spinoza – disciple de
Machiavel dans le Traité politique –,
Jean-Jacques Rousseau et Kant : voilà les seuls penseurs franchement
républicains. Pour la plupart, les autres penseurs des Lumières espèrent que le
changement viendra d’en haut, d’un « despote éclairé », ou souhaitent
une monarchie constitutionnelle sur le modèle anglais ; et ils se méfient
de l’irruption du peuple comme de la peste, bien éloignés sur ce point des vues
du « très pénétrant Florentin », Machiavel, qui considérait les
tumultes populaires comme le mouvement des humeurs saines dans une république,
car c’est le peuple seul qui peut être le gardien de la liberté.
Évidemment, c’est une certaine manière de concevoir la
république qui est la mienne. À cette république sociale, on peut opposer la
république bourgeoise, « conseil d’administration des affaires communes de
la bourgeoisie ». Le heurt entre ces deux sortes de républiques a eu lieu
pour la première fois en juin 1848. Par rapport à cet affrontement central, les
notions de droite et de gauche, de libéralisme et d’antilibéralisme sont
confuses. Les bourgeois « de gauche » étaient du côté de ceux qui ont
fusillé les ouvriers qui réclamaient le droit au travail et la république
sociale. Le libéralisme défend la liberté de conscience, la liberté
d’expression et d’association, la liberté de la presse, etc. et évidemment
aucune politique visant à l’émancipation humaine ne peut se développer si elle
est privée de cet oxygène qu’est la liberté libérale ! Le socialisme
étatiste ou autoritaire, croyant que seules les élites bureaucratiques
éclairées peuvent dire au peuple ce qui est bon pour lui n’ont qu’un
attachement modéré pour ces libertés libérales.
L’expérience montre qu’ils sont souvent les premiers à les remettre en
cause quand la situation se tend un peu. Et ce ne sont pas les développements
de la police de la pensée et de la police de la parole au nom du
« politiquement correct » qui pourront me faire changer de jugement
sur ce socialisme. Pour toutes ces raisons, je refuse de faire partie des
antilibéraux. En revanche, j’ai eu maintes fois l’occasion de constater que les
hérauts du libéralisme, s’ils sont de sourcilleux défenseurs du « libre
marché » et de la « libre concurrence », s’accommodent
volontiers de la surveillance généralisée et l’intrusion de l’État et des
puissances financières dans la sphère privée, voire dans celle de l’intimité.
Ce que nous appelons couramment « république »
aujourd’hui, ce n’est le plus souvent que le gouvernement des oligarchies où
une caste – politique, financière et médiatique – se partage le pouvoir, le
peuple n’étant admis qu’à voter au concours de beauté pluriannuel nommé
« élections » où l’on doit choisir la « meilleure image »
parmi tous ceux qui, quoi qu’il arrive, feront la « seule politique
possible », celle du capital financier.
Q. : L’idée de
République est souvent associée au nationalisme, ou du moins au patriotisme.
Or, le socialisme, à l’opposé, est traditionnellement internationaliste.
Faut-il concilier à vos yeux patriotisme et socialisme, et, si oui, comment y
parvenir ?
R. : Marx disait que la lutte de classes est
internationale dans son contenu mais nationale dans sa forme. Ce n’est pas une
petite affaire. L’émancipation des travailleurs, telle qu’il la concevait,
suppose donc la conquête de la « forme nation » à travers laquelle seulement
peut s’affirmer le contenu international de la lutte de classes. Ainsi
l’opposition nation/internationalisme est-elle parfaitement absurde, en tout
cas pour quiconque s’est mis à l’école de Marx ! D’ailleurs, le mot même
d’internationalisme suppose qu’il y a des nations. Les marxistes – du moins
certains d’entre eux – ont confondu l’internationalisme avec le mondialisme ou
le cosmopolitisme. Mais Marx, défenseur infatigable des droits nationaux des
Polonais et des Irlandais n’a jamais fait cette confusion. Aujourd’hui nous
voyons bien que c’est le capitalisme lui-même qui détruit les nations (de
l’Union Européenne aux bombardements « humanitaires » sur les pays du
Proche et du Moyen Orient).
Je sais bien que la nation engendre cette maladie
épouvantable qu’est le nationalisme ou le chauvinisme. Mais ce n’est pas en
laissant l’idée nationale aux nationalistes ou aux chauvins qu’on se protégera
de cette maladie. C’est seulement en renouant le lien entre question nationale
et question sociale. Les gauchistes cosmopolites ou mondialistes oublient que
la seule tentative d’instaurer un pouvoir ouvrier en France, la Commune de
Paris, cette « forme enfin trouvée de la république sociale », comme
le disait Marx, a commencé par le refus du peuple parisien de voir la capitale
désarmée et livrée aux Prussiens. Le puissant mouvement qui a trouvé son
expression dans les conquêtes sociales de la Libération fut aussi étroitement
et en un tout indissociable national et social.
En conséquence de ces analyses peut-être un peu trop
théoriques il y a aussi une pensée stratégique. Si un mouvement de
transformation advient – et il me semble que l’évolution du mode de production
capitaliste le rendra inéluctable – il ne procédera pas de la vision d’une
société idéale où les hommes vivront d’amour, mais, comme cela a toujours été
le cas dans l’histoire, de réactions défensives. Vouloir rester « maître
chez soi », c’est la forme première de la revendication de la liberté –
le citoyen libre dans une république
libre, qui est l’idéal de Machiavel.
Pour ceux qui ne pensent qu’avec des schémas, ce mouvement
peut prendre des formes étranges, comme on le voit en Grèce avec l’alliance
entre la gauche radicale et un parti nationaliste de droite, ou comme on
l’entend dans les discours de Pablo Iglesias et de Podemos où se mêlent les thèmes classiques des
« indignés » et des appels à la souveraineté de la nation. Et ce
n’est que le début ! Il faudrait parler de ce qui se passe en Ukraine
aujourd’hui et de cette confusion qui désoriente analystes et forces politiques
classiques, tentant en vain de faire rentrer ce qui se passe dans ce pays dans
les schémas classiques et faussement rassurants : fascistes contre
antifascistes, libéraux contre antilibéraux, CIA comme Russie, etc.
Q. : Un
socialisme républicain est-il nécessairement souverainiste ? Il y avait à
la fin du XIXe siècle de vastes débats dans la nébuleuse socialiste,
en France notamment, entre ceux qui défendaient un socialisme très
centralisateur (dont l’internationalisme était souvent mâtiné en effet d’un
fort patriotisme national), comme Jules Guesde, et ceux qui au contraire
défendaient plutôt l’autonomie locale contre le pouvoir central (généralement
disciples de Proudhon et partisans de Bakounine). Au sein de cette seconde
mouvance, qu’on pourrait qualifier de fédéraliste, l’idée républicaine de
« bien commun » n’était pas abandonnée ; mais on envisageait
plutôt la chose publique comme un enchevêtrement de niveaux de pouvoirs, et
l’on demandait à ce que chaque décision fût prise dans la mesure du possible à l’échelle
la plus locale du gouvernement. Il s’agissait ainsi en quelque sorte de
défendre la non-domination des particularismes locaux par le pouvoir central,
car, selon la formule de Maurice Charnay, le véritable patriotisme est celui du
cœur, qui nous attache au petit coin de terre régional « où nous sommes
venus au monde et où nous voulons mourir ». Dans les cités-États antiques
de Grèce, dans les communes du Moyen Age et dans les riches cités marchandes de
la Renaissance italienne, les premières républiques de notre histoire furent
précisément des républiques locales. Comment pensez-vous pour votre part la
problématique du local et du national, ou si l’on veut du fédéral et du
souverain, en relation avec votre défense d’un républicanisme socialiste ?
R. : Il faudrait d’abord s’entendre sur ce qu’on
appelle souverainisme. Le Souverain est cette instance au-dessus de laquelle il
n’est pas d’autre pouvoir. En ce sens le républicanisme n’est pas
souverainiste : parce qu’ils défendent l’idée de liberté comme non-domination,
parce qu’ils savent que la non-domination vise à protéger les individus y
compris contre la tyrannie de la majorité, les républicanistes ne sont pas
souverainiste. Aucun pouvoir ne peut être acceptable si les citoyens ne
disposent pas de contre-pouvoirs effectifs, si n’existe pas une clause de
contestabilité garantie pour le dire comme Philip Pettit. Les républicanistes
comme moi ne sont pas opposés à l’existence d’une instance internationale à
laquelle les citoyens pourraient faire appel pour défendre leurs droits
fondamentaux. Dans mon Revive la
République (Armand Colin, 2005, j’écrivais : « Une République ne
peut déléguer sa souveraineté que si cette délégation permet une meilleure
protection de la liberté contre la domination. On pourrait admettre une cour
européenne dont la fonction serait de protéger les citoyens contre l’arbitraire
étatique ou patronal. Mais la cour de Luxembourg est essentiellement une cour
qui protège les puissants contre les lois sociales imposées par la lutte séculaire
des travailleurs. »
Le souverainisme est cependant plus souvent identifié à la
souveraineté nationale. Un citoyen libre dans une république libre, tel est le
principe républicaniste déjà énoncé par Machiavel. La liberté politique est
impensable, si le pouvoir politique n’est pas responsable devant les citoyens
mais devant une autorité extérieure, supranationale, comme c’est le cas dans
l’Union Européenne sur les questions essentielles – le principe de subsidiarité
ne laissant aux États-nations que la mise en musique des directives
européennes, même si pour cela il faut balayer les résultats des élections
démocratiques, ainsi que le prouve actuellement l’exemple grec. Il n’existe pas
d’autre cadre politique, pas d’autre cadre dans lequel les hommes peuvent
chercher à prendre leurs propres affaires en main, que l’État-nation. Il est à
remarquer que l’impérialisme, en premier lieu l’impérialisme américain, cherche
la destruction des États-nations, sauf évidemment l’État-nation que forment les
USA. La pulvérisation de l’Irak, le chaos au Proche-Orient, la ruine des
nationalismes arabes (nassériens, baasiste, etc.), tout cela constitue une
régression terrible. Le prétendu « khalifat », qui prospère sur ces
décombres, c’est la barbarie. Pour revenir à l’Europe, la résurrection sous les
auspices du capital financier, du régime d’Empire, type Saint-Empire Romain
germanique est une perspective que personne ne devrait souhaiter.
Reste la question du centralisme étatique, qu’on appelle
parfois, mal à propos, jacobinisme. Il me semble que la souveraineté de
l’État-nation n’implique ni le centralisme napoléonien (terme qui convient
mieux que jacobin), ni le rabotage de toutes les particularités régionales.
Lorsque que la Commune de Paris se soulève, Marx y voit « la forme enfin
trouvée de la république sociale ». Et il commence à penser la phase
transitoire entre capitalisme et communisme comme une fédération
d’organisations type « commune de Paris ». On a souvent mal compris
l’opposition Marx-Proudhon, Marx centralisateur contre Proudhon fédéraliste. En
réalité leur opposition porte sur des questions théoriques (voir Misère
de la philosophie) et la nécessité de construire un parti ouvrier apte à
lutter sur le terrain politique, perspective à laquelle Proudhon était radicalement
hostile. Mais l’opposition porte beaucoup moins sur les perspectives politiques
à long terme. La formule de Marx définissant la société qui viendrait après le
capitalisme comme celle des « producteurs associés » devrait
parfaitement convenir à un partisan de Proudhon !
Pour revenir aux questions plus immédiates, il faut rappeler
ceci : le premier Clemenceau, le Clemenceau radical des années 1880,
s’était dans la bataille politique avec un programme politique démocratique
radical, qui incluait la suppression des préfets, l’autonomie de gouvernement
des communes et une réduction du pouvoir des administrations centrales. Il
proposait en somme de faire un pas vers ce « gouvernement à bon
marché », du type de la Commune de Paris, qui fut la première la
république sociale. Et c’est pourquoi Engels et Marx proposaient aux
socialistes français de soutenir la campagne de Clemenceau (Voir sur ce point
mon livre La longueur de la chaîne,
Max Milo, 2011). Je suis un partisan des 36000 communes, aujourd’hui
vilipendées et enserrées dans le carcan des communautés d’agglomération, des
métropoles, etc. La démocratie communale
devrait non pas être mise en pièce comme on le fait aujourd’hui mais restaurée
et élargie. On devrait garantir la compétence universelle des communes,
aujourd’hui remise en cause. La régionalisation, entreprise par De Gaulle,
poursuivie par Deferre et Fillon, n’est qu’un machin visant à décharger l’État
central de ses responsabilités tout en corsetant toujours plus les diverses collectivités
locales et territoriales. Le récent découpage régional, qui relève du pur
charcutage, devrait achever de convaincre ceux qui croient encore que la
régionalisation à la sauve Ve République permettra l’extension de la
démocratie. Cependant, si l’unicité de la loi est garantie, on peut envisager
d’élargir le rôle des régions et des départements. Les élus locaux sont souvent
plus proches des électeurs et plus sensibles à leur pression ! Mais le
mouvement devrait partir d’en bas et non des décisions bureaucratiques prises
par les spécialistes de l’aménagement du territoire … en fonction des intérêts
de la caste dominante.
Que les particularismes locaux soient préservés, j’y suis
plutôt favorable. On pourrait très bien apprendre une langue régionale à l’école
publique sans remettre en cause le français comme langue nationale. Mais la
condition est que cela reste optionnel. Le brassage de la population française
fait que ces langues régionales n’ont tout de même plus beaucoup d’importance
et sont ignorées de la majeure partie des habitants des régions concernées. Et
puis quelle langue régionale enseignera-t-on en Île-de-France, en Bourgogne,
dans les pays de Loire, etc. ? Ce n’est pas un problème spécifiquement
français. L’Italie est beaucoup plus régionalisée que la France et certaines
régions comme le Val d’ Aoste ou le Tyrol
italien admettent officiellement une langue régionale autre que l’italien.
Elles sont théoriquement bilingues. Pour connaître un peu le Val d’Aoste, j’ai
pu me rendre compte que les valdotains parlent de moins en moins français et
que l’italien domine aujourd’hui de manière écrasante, ce qui n’était pas le
cas il y a trente ans. Il est à craindre que, bien souvent, les particularismes
régionaux ne soient plus que du folklore, type « Bienvenue chez les
Chtis ». Mais, encore une fois, si se développent les formes
d’autogouvernement local, on pourra voir dans quelle mesure ces particularismes
sont encore vivants.
Pour résumer : oui au développement de
l’autogouvernement local, non à la dissolution des nations, non à
l’instrumentalisation des particularismes régionaux par une politique de mise
en concurrence et d’extension indéfinie du domaine du marché.
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