La guerre est une rupture brutale du lien moral entre les
hommes. C’est aussi vieux que l’humanité. Il n’y a pas de société sans ce lien
moral (ou éthique si on tient à ce mot). Mais les sociétés humaines s’entretuent
sans la moindre pitié. Les guerres préhistoriques sont maintenant bien
documentées — voir Les guerres préhistoriques de Lawrence Keeley — et faisaient
un considérable nombre de victimes (entre 40 et 50 % des vaincus) et,
évidemment, on n’épargnait personne. Les Romains ne faisaient pas dans la
dentelle avec les rebelles à leur « pax romana ». Les barbares l’étaient
vraiment et de Gengis Khan à Tamerlan et Ivan le Terrible, les figures de monstres
abondent. Sans oublier la croisade des Albigeois (« tuez-les tous, Dieu
reconnaîtra les siens »), les guerres de religion (le massacre de la Saint-Barthélemy
reste dans les mémoires), la guerre de Trente Ans qui a décimé la population
allemande (réduite de moitié), l’invasion française de la Hollande, commandée
par Louis XIV, etc. Nos guerres se sont peut-être civilisées au xixe, enfin quand il s’agissait
des guerres intraeuropéennes, mais en matière d’horreurs coloniales, on ne sait
à qui délivrer la palme, peut-être au traitement que le roi des Belges a fait
subir au Congo, qui n’était pas une colonie belge, mais un domaine privé.
Michel Terestchenko, dans Un si fragile vernis d’humanité, un livre à
recommander chaudement, s’interroge sur les conduites de destructivité et
montre que ce n’est ni par abjection que l’on massacre ni par altruisme
que l’on s’y oppose…
Avec l’effondrement de l’Union soviétique et la fin du « socialisme
réellement existant », on avait annoncé la fin de l’histoire et l’ouverture d’une
ère de démocratie et de paix, appuyée sur la liberté des échanges. Ce n’était
qu’un mauvais conte pour les petits enfants. La guerre a continué comme avant.
Tout de près de nous : hier dans l’ex-Yougoslavie, aujourd’hui en Ukraine,
presque à côté de nous au Proche-Orient…
On pourrait penser que la guerre suspend nos jugements
moraux. Il suffit de regarder avec l’œil froid du géopoliticien les forces en
présence et constater que les mêmes phénomènes se reproduisent toujours et, d’un
air las, dire : « il en est toujours ainsi, il en sera toujours ainsi ». Le
« droit international », pour autant que cette expression ait quelque
effectivité définit des catégories, crimes de guerre, crimes contre l’humanité,
etc., tout à fait floues, même si on feint, chacun selon sa propre complexion,
de les appliquer ici et là. À ses ennemis de préférence. On pourra aussi
chipoter sur les différences minimes entre les horreurs des uns et des autres. Cependant,
il est bon, pour commencer, de rappeler que la recherche de la paix est un
impératif moral, que le « tu ne tueras point » a une valeur universelle, si
universelle même que nous avons renoncé à l’application de la peine de mort
contre les pires criminels, nous, c’est-à-dire les Européens. Cependant, l’interdiction
de tuer ne va pas jusqu’à l’obligation de se laisser tuer. Je peux céder ma
bourse au malandrin, mais je ne suis pas obligé de lui laisser ma vie ; j’ai le
droit de le mettre hors d’état de nuire et parfois cela peut conduire à le
tuer. L’impératif moral de la non-violence ne doit pas se transformer en
fanatisme moral. C’est précisément dans cet intervalle entre l’interdit et le
droit que se situe la réflexion morale. On peut même dire, avec Jankélévitch,
que la morale est justement le « cas de conscience ». Tuer est mal, mais ne pas
tuer le tueur, c’est aussi accepter que le meurtre continue, que le mal se
propage comme un feu de brousse. Mais si on a le droit de tuer le tueur, on n’a
pas pour autant le droit de tuer sa famille et d’exercer des représailles
contre les voisins. Ce qui n’empêche pas de se demander pourquoi la famille et
les voisins, qui connaissaient les intentions du tueur n’ont rien fait. Peut-être
méritent-ils d’être accusés de complicité au moins passive.
Ce qui s’est passé avec les massacres perpétrés par le Hamas
le 7 octobre 2023 et les jours suivants est inimaginable pour nos faibles imaginations.
Que les Palestiniens fassent la guerre pour recouvrer leur souveraineté, ce
serait parfaitement légitime. Du point de vue du fameux « droit international »
qui a montré son ineffectivité totale, Israël aurait dû évacuer les territoires
occupés et revenir dans les frontières de 1967. Remarquons aussi qu’il a fallu
attendre les accords entre Israël et l’Égypte de Sadate pour que les États arabes
commencent à reconnaître la légitimité de l’existence d’Israël : trois guerres
perdues ont été nécessaires pour faire admettre le droit international… Et on dira
que le droit n’est que l’expression d’un rapport de forces, sans doute, mais
sans force la justice n’est rien et « ne pouvant faire que le juste fut fort,
on fit que le fort fut juste », comme le dit Pascal dans l’une de ses sentences
redoutablement ambiguës dont il a le secret. Mais les massacres perpétrés par
le Hamas sont d’une autre nature. Ils ne visent pas à recouvrer l’indépendance
de la Palestine — qui ne figure pas dans la charte du Hamas. Ils visent à tuer
les Juifs en tant que Juifs, c’est-à-dire à exterminer des humains, puisque
leur objectif est de faire disparaître l’État d’Israël et de débarrasser cette
région des Juifs. Les récits des crimes, où l’on éventre des femmes enceintes,
disent ce dont il s’agit et qu’avait bien caractérisé Pierre Legendre : un
parricide et la volonté d’exterminer toute une lignée.
Les bombardements qui visent indistinctement cibles
militaires et populations civiles sont des crimes de guerre et on pourra peut-être
accuser la contre-offensive israélienne de « crime de guerre », mais le crime
de guerre est presque inclus dans la guerre depuis que la guerre ne se limite
pas aux champs de bataille. La Seconde Guerre mondiale a vu un gigantesque
crime contre l’humanité et pas mal de crimes de guerre (bombardements de Hambourg,
Dresde, Tokyo, Hiroshima). Mais on ne peut pas mettre les uns et les autres sur
le même plan. Comme la morale ne se contente pas des effets, mais donne à l’intention
la part essentielle, on doit les juger différemment. Le nombre de morts n’est d’ailleurs
pas un critère moral : la « grippe espagnole » a fait un nombre de victimes
considérablement plus grand que la Première Guerre elle-même. Mais on ne juge
pas la grippe espagnole ! Ce n’est pas non plus la qualité des victimes qui
compte : si l’armée israélienne avait entrepris, en représailles, de faire
aux Gazaouis ce que le Hamas a fait aux habitants des kibboutz du sud, elle
mériterait alors les mêmes qualifications morales que le Hamas. Mais ce n’est
pas le cas et il est absurde de les renvoyer dos à dos, comme il serait absurde
de renvoyer dos à dos Alliés et nazis pendant la Seconde guerre mondiale, quoi
que l’on pense par ailleurs des motivations politiques des mauvaises pensées de
ces Alliés…
Il n’y a pas de peuple meurtrier, dit encore Pierre Legendre.
Le peuple allemand ne pouvait être tenu pour collectivement responsable du nazisme.
Il y a des discours meurtriers. Malheureusement, les meurtres appellent facilement
les discours meurtriers et s’enclenchent alors la spirale que rien ne peut
arrêter. Jusqu’au sacrifice du bouc émissaire.
Pour clore ces réflexions, rappelons tout de même que la loi
du talion est une loi barbare, et qu’après l’Ancien testament, il y a eu le Nouveau
qui réfute explicitement la loi du talion. La vengeance est, au demeurant,
mauvaise conseillère politique. Les Américains ont voulu se venger des talibans
et d’Al-Qaida (qui étaient pourtant largement leurs créatures démoniaques) en
envahissant l’Afghanistan. Expédition coûteuse qui s’est terminée par un échec
piteux et le retour des talibans, pour le pire. Les Israéliens sont devant le
même cas que les Américains après le 11 septembre et ils sont tentés de
suivre la même politique absurde que Bush.
Denis Collin. Le 26 oct. 23
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