vendredi 31 mai 2024

Remarques sur l'antisémitisme. Simmel et Postone

 Georg Simmel donne de nombreux exemples du fait que le commerce de l’argent est réservé dans la société antique comme dans la société féodale aux groupes sociaux méprisés : à Rome, les esclaves affranchis qui ne disposent pas de la pleine citoyenneté, en Inde, les Parsis, classe opprimée ou les Tschettis, une caste mélangée et « impure », ou les Huguenots en France et les quakers en Angleterre. Parfois, il s’agit de groupes qui ont volontairement renoncé à toutes les formes d’intégration politique. Simmel y voit, chez les quakers et les Herrenhuter le signe d’un « christianisme morbide », « d’une piété ne tolérant aucune élévation terrestre et préférant à tout prendre la terrestre bassesse » (Philosophie de l'argent, Puf Quadrige, p.261). La même règle permet de comprendre l’évolution de la noblesse au fur et à mesure que l’absolutisme la privait de toutes ses prérogatives traditionnelles.

Même aux deux extrémités de l’échelle sociale, il demeure fatal que l’intérêt pour l’argent, après la disparition de tous les autres intérêts, persiste encore telle la couche ultime, la plus tenace, la mieux faite pour survivre – (p.261)

La corrélation entre oppression sociale et centralité de l’intérêt pour l’argent peut encore être vérifiée dans le cas des Juifs. Les Juifs ne forment d’ailleurs selon Simmel qu’un cas particulier : en général, les étrangers jouent un rôle primordial dans les échanges commerciaux. Simmel y voit une explication de la haine populaire envers les grandes maisons financières dont les propriétaires et les représentants étaient, la plupart du temps des étrangers :

c’était la haine du sentiment national envers l’élément international, donc de cette partie limitée qui est consciente de sa valeur spécifique et s’estime violentée par une puissance indifférente sans caractère, dont l’essence pour elle se personnifie dans l’étranger comme tel ; (p.267)

Il est bien possible que cette explication – qui semble parfaitement adaptée pour comprendre l’antisémitisme et spécifiquement l’antisémitisme moderne – ne soit pas tout à fait convaincante. On pourrait retourner sans trop difficulté l’ordre des facteurs : la haine de la puissance de l’argent chez ceux qui lui sont soumis se retourne en haine contre l’étranger symbole de cette puissance indifférente de l’argent.

Il reste que 1°) le capital usuraire est une des premières formes du capital et que 2°) la grande puissance du mode de production capitaliste arrivé à maturité lui permettra de retourner l’anticapitalisme contre le capital usuraire et contre celui qui est censé l’incarner, le Juif. Il y a un vieil anti-judaïsme, alimenté par le christianisme, mais l’antisémitisme moderne s’en distingue nettement précisément en ce qu’il est un retournement du capital à la maturité contre le capital archaïque et qu’il fournit ainsi un moyen puissant pour détruire la conscience de classe.

La forme moderne de ce retournement, c’est la dénonciation de la finance opposée au « bon capitalisme », la dénonciation des « traders », etc., qui peut facilement faire sa jonction avec le vieux fond antisémite. Je donne ici quelques extraits des analyses de Moishe Postone :

Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l’antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité —, on remarque qu’il s’agit là des caractéristiques d’une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout comme le pouvoir attribué aux juifs — n’apparaît pas en tant que telle, mais prend la forme d’un support matériel : la marchandise.

[...]

Désormais, la forme phénoménale du concret est plus organique. Le capital industriel peut donc apparaître en tant que descendant direct du travail artisanal « naturel », en tant qu’« organiquement enraciné », par opposition au capital financier « parasite » et « sans racines ». L’organisation du capital industriel paraît alors s’apparenter à  celle de la corporation médiévale — l’ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race. Le capital lui-même — ou plutôt ce qui est perçu comme l’aspect négatif du capitalisme— est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d’intérêts. En ce sens, l’interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du capitalisme) en tant que " naturelle " et " saine " à l’aspect négatif de ce qui est pris pour le " capitalisme " ne se trouve pas en contradiction avec l’exaltation du capital industriel et de la technologie : toutes les deux se tiennent du côté " matériel " de l’antinomie.

 […]

Cette forme d’ « anticapitalisme » repose donc sur une attaque unilatérale de l’abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties fondatrices d’une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l’abstrait — de la dimension de la valeur — suppose le dépassement pratique et historique de l’opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes. […]

L’attaque « anticapitaliste » ne se limite pas à l’attaque contre l’abstraction. Au niveau du fétiche-capital, ce n’est pas seulement le côté concret de l’antinomie qui peut être naturalisé et biologisé, mais aussi le côté abstrait, lequel est biologisé — dans la figure du Juif. Ainsi, l’opposition fétichisée du matériel concret et de l’abstrait, du « naturel » et de l’ « artificiel », se mue en opposition raciale entre l’Aryen et le Juif, opposition qui a une signification historique mondiale. L’antisémitisme moderne consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l’abstrait phénoménal, biologisation qui transforme le capitalisme en « juiverie internationale ».[...][1]

 



[1]Voir M. Postone, Critique du fétiche capital. Le capitalisme, l’antisémitisme et la gauche, PUF

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