Qu’est-ce qui est sacré ? La démarche de Dworkin
Ronald Dworkin (1931-2013) est un important philosophe du
droit américain. Ses livres comme Law’s empire ou Taking rights
seriously tentent de sortir des dogmes du positivisme juridique et
rétablissent un lien nécessaire entre le droit et les principes moraux. Sovereing
Virtue (2000), défend l’égalité dans la même optique que le libéralisme
politique rawlsien. Dans Life’s Dominion (1993), il se confronte en tant
que « libéral » (américain) aux conservateurs sur les questions de l’avortement
et de l’euthanasie.
La valeur intrinsèque de la vie
Son point de départ est dans ce que nous tenons généralement
pour incontestable : nous trouvons intrinsèquement regrettable qu’une vie
déjà commencée se termine prématurément ou encore qu’une mort prématurée est
mauvaise en elle-même. C’est cette croyance qui détermine l’attitude de
nombreuses personnes à l’égard du suicide ou de l’euthanasie. Ce qui détermine
cette croyance est une croyance plus profonde, l’idée de la valeur intrinsèque
de la vie, une idée qui semble « mystérieuse ».
Certains philosophes comme Hume pensent que l’idée de
valeur intrinsèque est creuse : une chose ne peut être évaluée que si elle
sert quelque intérêt. Mais nos évaluations n’ont de sens que sur la base du
lieu commun qui donne une valeur en elle-même à la vie. Mais cette idée est
elle-même interprétable de diverses manières… Dworkin définit deux sortes de
valeurs intrinsèques, celles qui sont incrémentales et celles qui sont sacrées.
Le sacré
On part de la distinction entre valeur instrumentale,
valeur subjective et valeur intrinsèque. Une chose a une valeur intrinsèque
« si sa valeur est indépendante de ce que les gens souhaitent pour en
jouir, ou de ce qu’ils veulent ou ont besoin ou de ce qui est bon pour
eux. » Par exemple, nous considérons généralement que les grandes œuvres
d’art ont une telle valeur intrinsèque. « Nous regardons les autoportraits
de Rembrandt parce qu’ils sont admirables. Ils ne sont pas admirables parce que
nous les regardons. » Qu’en est-il de la vie ?
·
La vie a une valeur instrumentale : la vie
de X ou Y sert les intérêts des autres.
·
La vie a une valeur subjective : nous
aimons la vie, la vie est pour nous la chose la plus précieuse, etc.
·
La vie a une valeur intrinsèque : nous
respectons la vie humaine pour elle-même.
Il faut distinguer dans les valeurs intrinsèques entre celles
qui sont incrémentales et les autres :
·
par exemple : la connaissance, nous en
voulons toujours plus à valeur incrémentale.
·
mais on ne veut pas de la vie humaine de cette
manière. La vie humaine est simplement « sacrée » ou inviolable.
« Quelque chose est sacré ou inviolable quand sa
destruction délibérée déshonorerait ce qui doit être honoré. »
D’où vient qu’une chose est sacrée ?
1)
par désignation
ou association : des animaux sont sacrés parce qu’ils sont associés
à des dieux dans l’ancienne Égypte.
2)
Par sa
propre histoire : c’est le cas de l’art.
Dworkin donne des exemples de choses ayant une valeur
intrinsèque :
« Notre culture tend à traiter comme sacrées les
espèces animales (mais non les animaux à titre individuel). Pourquoi les
espèces animales ont-elles une valeur telle qu’il serait terrifiant que
quelques-unes des milliers de milliers d’entre elles soient détruites à des
fins utilitaires ? on pourrait dire : nous protégeons les espèces en
danger parce que nous voulons avoir le plaisir de continuer de voir des animaux
de chaque espèce ou parce que nous voulons pouvoir les étudier pour avoir le
maximum d’informations ou encore parce que nous sommes intéressés à ce qu’il y
ait beaucoup d’espèces plutôt qu’un
petit nombre. Mais aucun de ces arguments ne sonne juste. »
La conservation de l’espèce qui nous intéresse le
plus : la nôtre ! Ainsi pour Dworkin : « Notre intérêt pour
les générations futures n’est pas du tout une question de justice mais notre
sens instinctif que l’épanouissement humain aussi bien que la survie humaine,
est d’une importance sacrée. » (78)
« L’horreur que nous ressentons lors de la
destruction volontaire d’une vie humaine reflète notre sens commun inarticulé
de la valeur intrinsèque de chacune des dimensions de ces
investissements » (religieux, culturel, etc.) (84)
Dworkin soutient que « conservateurs et libéraux
acceptent tous le principe que la vie humaine est inviolable. » Inutile de
rentrer ici plus avant dans la controverse sur l’avortement et l’euthanasie.
Nous disposons d’une esquisse de concept de la « valeur sacrée de la
vie ».
Le sacré : approche étymologique
Sacer : ce
qui ne peut être touché sans souiller ou sans être souillé. Selon Littré
sacré, ée (sa-kré, krée), part.
passé de sacrer.
1° Qui a reçu le sacre.
2° Qui est consacré à un emploi
spirituel, en parlant des personnes ou des choses.
3° Il se dit, par antiphrase, de ce
qui, étant sacré de sa nature, est détourné à une mauvaise fin.
4° Qui concerne la religion et le
culte des dieux, chez les polythéistes.
5° Langue sacrée, langue dans
laquelle sont écrits les ouvrages qui traitent d'une religion
6° Sacré a été dit de quelques
maladies qu'on attribuait à une influence surnaturelle.
7° Consacré à.
8° Il se dit des choses qui méritent
d'être vénérées inviolablement.
9° Il se dit des personnes que leur
qualité rend inviolables. À Rome la personne des tribuns du peuple était
sacrée.
10° Sacré est une épithète qui
s'ajoute à des termes d'injure pour leur donner plus de force ; mais cela en
fait des blasphèmes, et n'est tout au moins que d'un emploi bas et grossier.
11° Terme d'anatomie. Qui appartient
à l'os sacrum.
Par extension :
est sacré ce qui mérite le plus grand respect, premier dans un ordre qui ne
saurait être remis en cause. Les droits de l’homme sont sacrés parce que
inviolables (8°). La vie peut posséder un caractère sacré au sens étendu, au sens 8°, mais aussi au sens 4° : elle
est sacrée parce qu’elle procède de Dieu.
Anthropologie
Quelle est la place du sacré dans la vision
indo-européenne ? On peut reprendre ici la tripartition de Georges Dumézil :
1)
le paysan s’occupe de la nature
2)
le guerrier s’occupe des hommes
3)
le prêtre se tient le front de l’invisible et du
divin.
Le sacré est le lieu où l’invisible et le visible ont un
point commun. Il est inutile de déclarer les dieux sacrés, ils appartiennent au
monde invisible, mais leurs temples sont sacrés, leurs paroles aussi.
Par opposition, le profane se trouve à la porte du temple (c’est
l’étymologie).
-
(lat.) fanum = lieu consacré à fanatique !
-
(ang.) : fane = temple
Le sacré est donc une mise en présence d’un « tout
autre ordre ». Ce qu’on appelle encore transcendance. Le sacre du roi l’arrache à l’ordre politique
commun : il devient « l’oint du seigneur ». La vie est-elle
sacrée en ce sens ? Oui, au sens où elle est du visible articulé à un tout
autre ordre.
Évidemment, si on est un pur matérialiste, tout cela, ce
ne sont que des sornettes. Mais, même les purs matérialistes, généralement, considèrent
que le « tu ne tueras point » est une règle acceptable dans une société
purement matérialiste ! Les purs matérialistes quand ils sont « démocrates », « libéraux » ou « républicains » admettent de fait
le caractère sacré de la vie – et ils considèrent aussi bien d’autres choses
comme sacrées.
(revu le 30 janvier 2025)
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