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dimanche 22 septembre 2013

Mariage et filiation

Suite d'un débat: deux lettres de Mme Papp

Claude Papp m'a fait parvenir copie des lettres qu'elle a envoyées respectivement au directeur de la Raison - le journal de la "Libre Pensée" et à la rédaction du Canard Enchaîné. Ces deux lettres me semblent à verser au dossier d'une discussion qui a certes disparu da l'actualité immédiate mais qui reste une discussion essentielle.  Gageons d'ailleurs que la GPA, la PMA, etc., reviendront bientôt sur le devant de la scène, tant que ce qui est en question, loin d'être anecdotique, "fait époque".
DC


Lettre à "La Raison"

L
e 8 juillet 2013
à M. le Rédacteur en chef de La Libre pensée - 10-12 Rue des Fossés Saint Jacques 75005 Paris
Madame, Monsieur Libre Penseur,
J'ai été assez étonnée de voir, dans le dernier numéro de juillet -août de La Raison, la prise de position de la Libre Pensée en faveur du prétendu "mariage pour tous" et de ses développements bio-techniques (PMA et GPA, selon les euphémismes obscurs convenus).
J'ai toujours cru que la Libre Pensée se revendiquait d'une longue tradition humaniste qui a des racines dans l'Antiquité, se développe avec la Renaissance, le siècle des Lumières et la Révolution Française, etc., et dont l'essentiel réside en la dignité de chaque être humain.
C'est pourquoi elle a dénoncé tous les régimes et les idéologies qui rabaissent cette dignité et humilient la personne en l'utilisant comme un moyen.
Que le capitalisme mondialisé "libéral-libertaire" soit particulièrement roublard et difficile à réfuter, certes, je l'admets, puisque précisément il se réclame doublement de la "liberté". Mais laquelle? celle qui refuse toute réglementation, toute limite au règne maintenant mondialisé de la marchandise et du "chacun pour soi", qui rétablit la guerre de tous contre tous, en détruisant le politique (auto-gouvernement des peuples) au profit de l'assujettissement aux multi-nationales dont les États ne sont plus que les valets.
Cette prétendue liberté, c'est aussi le refus de la , de la pudeur et de la décence ordinaire auxquelles les petites gens de tous les pays ont toujours été attachés.
Certes, cela fait longtemps que les êtres humains "gèrent" la vie et la mort et la reproduction des animaux domestiques ( et même des animaux sauvages quand ils sont dans des parcs). Mais quand il s'agit de celles des êtres humains, ça me pose problème. Je ne doute pas qu'on ait bientôt une loi sur l'euthanasie(la bonne mort), comme ils disent - il y a tellement de retraités qui coûtent trop cher à la !
Quant à la reproduction artificielle, c'est d'une part la mise en cause de la filiation, de l'inscription dans une histoire (les familles ont précédé les États) - et d'autre part c'est considérer le corps non comme faisant partie intégrante de la personnalité, mais comme une "ressource" (ah ah les ressources humaines) que chacun peut exploiter à sa guise, pour son compte ou celui d'autrui.
Balayer d'un revers de main l'argument de la "commercialisation " me fait bien rire: M. Bergé est plus lucide ou plus franc, qui parle de "louer son ventre".
Mais au-delà, je le répète, c'est l'unité de la personne humaine, corps et âme, ou corps et esprit, qui est mise en cause par ces procréations à géométrie variable , prétendument au gré des désirs de chacun, désirs dont on sait bien comment ils sont manipulés par les media dits d'information, en fait de propagande (pourquoi M. Bouygues, le bétonneur, me donne-t-il de la télévision gratuitement - ah, en voilà un qui a le sens du don, n'est-ce pas ?)
En ce qui me concerne, je considère que chacun doit assumer les conséquences de ses choix: si homme, je couche avec un homme, ou femme avec une femme, eh bien je n'aurai pas d'enfants, et je ferai autre chose: du piano, de l'alpinisme ou de la pêche sous-marine, de la couture ou de la menuiserie etc...
Comme je sens venir l'argument irréfragable, qui va me vouer à l'enfer de la réaction et du fascisme, je vous envoie copie d'une lettre que j'ai adressée au Canard enchaîné au mois de février, dans un style que j'ai estimé convenable pour ce journal qui ne fait pas dans la dentelle (ils ne m'ont pas répondu).
Salutations d'une personne qui s'efforce de penser librement - et qui ne supportera plus longtemps le dogmatisme impénitent de votre journal.

 
Lettre au Canard enchaîné
Madame, Monsieur,
Par ce dessin (ci-joint) paru dans votre numéro du 13 janvier , j'apprends non seulement que, en tant qu'opposée au mariage homoi, je suis une nazillonne en puissance (sinon en acte?), mais encore que, puisque la vieille bible condamne Sodome et Gomorrhe, Hitler est le meilleur disciple de Moïse, et donc que finalement les Juifs se sont exterminés eux-mêmes, - pour faire chier le monde comme d'habitude et comme ils en ont le secret!! - ben voyons-
C'est pourtant bien connu que la S.A, sinon la S.S, était bourrée d'invertis !
En France tous les petits fachos admiraient les belles brutes blondes d'outre-Rhin - Quant à Abel Bonnard , par exemple, il fut surnommé la Gestapette, ah ah!
1/ il y a eu la civilisation antique, la civilisation de la Renaissance, nous sommes entrés dans la civilisation du cul (Pierrot le fou , de Jean- Luc Godard- cité par Dany-Robert Dufour, dans La Cité perverse)
Pourquoi suis-je une vieille réac opposée à la marche triomphante et inéluctable du progrès qui nous rend fiers (pride)? je vais le dire en termes simplistes, comme il se doit au populo: de même que, dit-on, les yeux sont faits pour voir et les oreilles pour entendre, je crois que le pénis est fait pour pénétrer un vagin et le vagin être pénétré par un pénis , et je ne parle pas des hormones. [Cela veut dire qu'il y a deux sexes , que personne n'est la totalité de l'espèce, et c'est une des marques de notre finitude - nous ne choisissons pas de naître, de naître de tels parents et ancêtres, de naître ici ou là, en ce temps ou un autre, ni d'être mortels, etc. ]
Que toutes sortes de substituts organiques ou artificiels, pointus ou creux, soient utilisés en fantasmes ou en réalité, n'implique pas que le droit en reconnaisse la légitimité, et que tous ces "accouplements" deviennent des mariages. Rappelons- nous la rencontre du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection (Isidore Ducasse, dit Lautréamont).
La célébration boboïde de l'anus comme lieu des délices - ou pour ces dames l'usage de godemiché ou autre- est sans doute un bon thème pour les poètes et satisfait l'excitationsensori-nerveuse propre à la néo-modernité, mais tout cela n'est que pacotille maintenant qu'on lit le Marquis ( Sade) jusque dans nos chaumières - et si on le lit bien y a encore de grands pas à faire en faveur de l'abolition des tabous ah mais!

 
2/ Le beurre et l'argent du beurre - et le sourire de la loi techno-capitaliste
Le problème, c'est le mariage en tant qu'il institue une famille
Quand je pense qu'on apprenait par coeur le début des Nourritures terrestres: "Familles, je vous hais! foyers clos, portes fermées, possessions jalouses du bonheur..." (Gide - au demeurant, il s'est marié avec une femme, même s'il a vécu avec un homme - sans parler des "extras" au Maroc).
Un mariage entre deux hommes - mâles - et deux femmes - femelles - en tant qu'il est, par définition et non par accident, stérile, implique nécessairement le recours aux bio­chimio- techniques.
Je ne vois pas pourquoi je serais obligée de payer,via la Sécu, le remboursement d'une insémination artificielle à une femme qui ne supporte pas l'insémination naturelle - alors qu'il y a tant d'hommes qui ne demandent qu'à faire ça, et gratuitement (c'est pas elle qu'est phobique, c'est moi qui suis phobe! ben voyons). Ah oui, mais y'a la télé c'est mon choiiix - et internet , elle peut choisir les donneurs de sperme en toute tranquillité, - et sans eugénisme aucun.
ça c'est sûr que si Adolf avait connu ces nouvelles possibilités faut pas croire que les nazis soient technophobes malgré leurs mythes archaïques et irrationnels -, la race des seigneurs aurait pu se tracer de nouveaux chemins radieux!
Quant à ces messieurs, s'ils ne veulent pas opérer eux-mêmes, ils ne pourront pas éviter d'avoir recours à la location d'un ventre, ensemencé artificiellement, qui ne serait qu'une petite usine organique. Ah, les femmes pauvres ont de beaux jours devant elles , avec tous ces CDD de 9 mois, bien payés.
Comme l'a proclamé Monsieur Berge, l'actionnaire de la Pravda, je veux dire du Journal officiel, je veux dire du Monde, " louer son ventre ou louer ses bras, quelle est la différence?"
Et j'ai bien tort de dire "bien payés". Au Nigéria, dans des usines à bébés, des jeunes femmes de 14 à 17 ans sont engrossées par un jeune homme d'une vingtaine d'années, elles sont payées de 128 à 143 E selon le sexe de l'enfant , qui est vendu sur internet à 5000 E.
En Inde, des villages entiers se consacrent à la fabrication et vente d'enfants.
En Ukraine, la technique est plus développée: la donneuse d'ovocytes n'est pas la mère qui accouche (laquelle reçoit donc les ovocytes et le sperme avant de céder le lardon à une troisième larronne - ou à deux larrons)- je n'ai pas les tarifs -
3 La nature est fasciste
Victor Hugo s'apitoyait sur Fantine (la mère de Cosette) obligée de vendre ses cheveux et ses dents aux riches (ceux qui disent qu'il n'y aura pas de commercialisation de la procréation ou de la gestation artificielle, c'est comme s'ils disaient que toutes les femmes des beaux quartiers vont risquer de perdre leurs appâts durement et artificiellement conquis, et se priver de la belle vie, pour faire don de leur corps en gestant et accouchant pour les femmes du bas peuple ou du tiers- monde!!). Mais il n'avait pas prévu cet irrésistible progrès de la dénaturation. La nature, c'est comme la langue selon Barthes, c'est fasciste - (à propos de Barthes, quand je lis son Journal de deuil écrit après la mort de sa mère, je me demande s'il aurait supporté de n'en avoir point, de maman (ah, mes deux papas!)- et qu'est-ce qu'il aurait fait avec deux , ou trois (la donneuse d'ovocytes, la porteuse-accoucheuse, et l'adoptante - ouf!!)
4 Das Kapital , dieu réel de ce monde (Marx)
Voilà longtemps qu'on sait que le capitaliste, ce n'est plus le bon bourgeois victorien et puritain qui prône la  chrétienne (du moins pour le peuple, car il s'en est lui- même toujours fort bien passé - voir les lieux de débauche à Londres au XIX° siècle décrits par Flora Tristan).La prohibition de l'inceste, la filiation paternelle, le matrilocalisme , tout ça c'est ringard - des tabous qu'il faut briser - . Maintenant, dans le cadre du nomadisme mondial généralisé (on est tous des gens du voyage, on va pas s'attacher à un lieu - sinon à quoi bon le locoste - ou à une langue - parlons tous le globiche américaniche - ou à ses ancêtres - fini les cours d'histoire ), les relations , c'est quand je veux, où je veux, avec qui je veux, avec les sexes-jouets que je veux - na! et j'aurai un enfant comme je veux!
et je n'ai pas dit mon dernier mot : moi, individu total, ce n'est pas exclu que je devienne bientôt immortel, grâce au clonage , ah ah!
Y'a plus qu'un sacré - intouchable et adorable: la finance, la banque, les multinationales des champs, et des usines et des centres commerciaux, du pétrole, et des autres produits de la terre (cultures ou minerais). Couche avec ton grand-père ou ta petite soeur si tu veux, mais touche pas à mon paradis (fiscal).
Le délit de blasphème, c'est de prononcer les mots de nationalisation ou socialisation des moyens de production - bonjour msieu Mittal! !
Bravo donc aux sympathiques manifestants du "mariage pour tous"! ça mange pas de pain: y sont vraiment dans le sens de l'histoire, le capitalisme comme horizon indépassable de notre temps, et qui ne se privera pas d'un nouveau champ de marchandisation et d'exploitation.
C'est pas eux qui manifesteraient pour "du travail pour tous"; ah là là, le travail, ça serait-y pas judéo-chrétien? voire pire, judéo-bolchevique, horresco referens - ce qui nous ramène à notre point de départ , quoique de façon tordue - Autrement dit, la reductio ad hitlerum .
Conclusion:
"La liberté, c'est la liberté de dire que 2 et 2 font 4" - Orwell

 
i* dans le temps, on citait: "homo sum, et humani nihil a me alienum puto" (Térence) - mais maintenant homo, c'est plus l'être humain - c'est l'adorateur du même, et l'autre qu'il aille se faire voir - y a-t-y des autres, à part moi, moi , moi, tra la la (Levinas, réveille-toi);

samedi 7 avril 2012

Faut-il, doit-on imposer des limites à la recherche technique et scientifique ?

Réponse à la question soumise à l'étude du congrès de la Libre Pensée

La question à l’étude du prochain congrès de la Libre Pensée est si pleine d’ambiguïtés qu’on ne sait pas trop par quel bout la prendre. « Faut-il » et « doit-on » ne sont pas des synonymes : la nécessité et l’obligation ne sont pas identiques, on ne se soustrait pas à la nécessité alors qu’on peut manquer à ses obligations. Le deuxième point délicat consiste à traiter en bloc de la « recherche technique et scientifique ». Commençons par là.
Le langage courant utilise abondamment le syntagme « scientifique et technique » ; quand on veut parler de manière plus critique, on parle de « technoscience ». Bref il serait devenu impossible de séparer science et technique. C’est si vrai que les « semaines de la science » et autres démonstrations de ce genre à destination des jeunes publics n’exposent généralement que des objets techniques en lieu et place de la science qui ne peut pas donner lieu à des démonstrations très spectaculaires : faire visiter un accélérateur de particules n’est pas très facile ni, de toutes façons, très parlant pour le quidam ! Quant aux travaux des mathématiciens, ils ne trouvent pas de place dans la « société du spectacle ».
Cette confusion entre science et technique est ancienne et s’enracine dans la réalité des sciences modernes telles qu’elles se sont constituées depuis le XVIIe siècle. C’est Descartes qui annonce le programme des siècles à venir : la science nouvelle dont il est un des fondateurs (dans la lignée ouverte par Galilée) va nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cette science nouvelle fournira « des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles », elle se sera une science essentiellement « pratique » qui permettra « l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. » (Discours de la méthode, VIe partie) Descartes n’hésite pas : la science a pour but de produire des « artifices » qui permettront d’alléger la peine des hommes, d’améliorer la santé du corps et même de transformer l’esprit – de le rendre plus sage. On trouverait sans peine des textes d’une inspiration semblable chez Leibniz (voir Pensées sur l’instauration d’une physique nouvelle). Et c’est bien le programme des temps modernes qui est exposé ici : la science ne vise pas la connaissance spéculative (le savoir pour le savoir comme le disait Aristote), elle vise l’action transformatrice de la réalité. Ce qui permet à cette ambition de se déployer, c’est la conception galiléenne que Descartes a adoptée et après lui Leibniz : « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique ». S’il en est ainsi la connaissance scientifique de la nature sera la connaissance de ses lois mathématiques, lesquelles permettent non seulement de décrire la réalité de manière simple mais aussi et surtout de la prédire et de la prévoir. C’est-à-dire de disposer tous les moyens nécessaires en vue d’atteindre un but calculable.
Ainsi, science pure, science appliquée et technique (on dira bientôt technologie) forment de plus en plus un tout indissociable, une technoscience. La connaissance scientifique pure est impossible sans bénéficier d’un appareillage technique qui permet d’interroger la nature « comme un juge en charge » (l’expression est de Kant) et, réciproquement, la connaissance scientifique permet de construire de nouveaux appareils – les instruments optiques et les horloges constituent un bon exemple de cette interaction entre science et technique. Toute cette histoire est très connue et riche d’enseignements pour quiconque s’intéresse aux sciences et aux techniques – il est d’ailleurs très dommage que cette histoire soit si peu enseignée.
Il reste que la confusion science/technique pour explicable qu’elle soit ne s’impose pas nécessairement comme une vérité intangible. Ce qu’on attend d’une théorie scientifique, c’est qu’elle soit vraie, alors que ce que l’on attend d’une technique, c’est qu’elle soit utile ! Or l’utilité n’est pas une valeur intrinsèque : elle renvoie toujours à un autre terme et elle est donc toujours relative. La découverte de la radioactivité fait progresser la connaissance scientifique de la réalité, mais la mise au point de la bombe atomique ne fait progresser aucune connaissance (sauf peut-être indirectement) et la question qu’il faut lui poser, en tant qu’application d’une découverte est : « à quoi cela sert-il ? » et également « à qui cela est-il utile ? ».
Que la bourgeoisie montante ait eu besoin d’une certaine conception de la nature – d’une certaine ontologie – c’est-à-dire d’une nature mathématisée et à disposition des hommes, et qu’elle ait privilégié une théorie purement opératoire de la vérité, c’est incontestable et cela fut certainement en son temps un progrès face à un monde féodal en décomposition dominé par les conceptions théologiques de la nature. Mais ce progrès passé ne doit pas nous interdire de prendre le recul critique nécessaire ni de comprendre la genèse sociale des catégories de la pensée (voir Lukacs, Ontologie de l’être social).
Considérons maintenant les questions qui se posent directement à nous. Nous avons appris, durement, que le progrès « technique et scientifique » dont rêvaient les Lumières n’a pas nécessairement eu les effets bénéfiques pour l’émancipation de l’humanité que l’on aurait pu attendre. Le capital développe certes la recherche scientifique mais en l’asservissant à ses besoins propres, c’est-à-dire la valorisation du capital. Ainsi l’un des champs principaux de la recherche en physique a été l’industrie d’armement. Évidemment, personne ne peut vouloir limiter la recherche en physique mais aucun être humain sensé ne peut approuver le développement technique de ces recherches vers la production d’armes qui perfectionnent la capacité des grandes et des moins grandes puissances à détruire massivement les hommes et avec eux la planète qu’ils habitent. L’on voit mal comment la Libre pensée pourrait affirmer que l’on ne doit pas mettre de limites à la recherche technique et scientifique dans le domaine de l’économie d’armement. Non seulement on doit limiter ces recherches mais plus encore : il faut mettre hors d’état de nuire leurs commanditaires !
Entrons maintenant dans un domaine un peu plus délicat. Des dirigeants de Monsanto (la firme qui produisait « l’agent orange » employé par l’armée US au Vietnam) jusqu’à certains marxistes défenseurs du « progrès technique et de la « croissance des forces productives », en passant par l’inénarrable M. Allègre, il est de bon ton de critiquer les adversaires des OGM comme des obscurantistes attardés, voire des suppôts du cléricalisme. Sans doute, certaines méritent-ils cette qualification. Mais la question n’est pas là. Le capitalisme ne développe pas les OGM pour éradiquer la faim dans le monde et permettre à la planète de se nourrir ainsi que le répètent à l’envi des apologistes niais et les propagandistes stipendiés par Monsanto, Novartis et tutti quanti. Il s’agit en fait, avec les OGM, comme avec les récentes lois sur les semences, d’éradiquer l’agriculture paysanne et soumettre toute la production agricole mondiale à la direction des multinationales capitalistes déjà citées. Quant au débat sur la nocivité ou non des OGM, on nous permettra d’être sceptiques : la preuve de la non-nocivité des OGM est fournie … par les laboratoires des entreprises commercialisant des OGM et s’il s’agit de la recherche publique seuls les ignorants qui veulent le rester ignorent qu’elle est tombée depuis belle lurette sous la coupe de puissants intérêts financiers privés. En outre, de nombreux scientifiques, aussi peu « obscurantistes » que Pierre-Henri Guyon ont dénoncé les effets graves pour la biodiversité de la monopolisation de la production de semences par ces intérêts financiers. On ne peut donc pas confondre ici les intérêts de la connaissance scientifique et les applications techniques que veulent développer les multinationales en vue de maximiser leurs profits. Du même coup on mesure encore une fois combien est confuse l’expression « recherche technique et scientifique ».
Venons-en maintenant au problème qui motive visiblement la question soumise à l’étude pour le congrès de la LP : celle de l’interdiction ou de l’autorisation des recherches sur les cellules souches. La question cruciale est – nous dit-on – de savoir s’il est possible ou non de conduire des recherches sur les embryons humains (notamment obtenus après une FIV). Côté église catholique, ce serait là un crime abominable puisque l’embryon est doté ab initio d’une âme éternelle et qu’il est donc une personne qu’on ne saurait employer comme du matériau de laboratoire à l’instar des souris blanches… Du côté des rationalistes : la position de l’Église est du pur obscurantisme auquel les gouvernements ne doivent pas se plier. Il y a d’autres causes annexes à cette cause centrale, comme celle du clonage humain (thérapeutique ou reproductif), celle des « bébés médicaments » et en filigrane le « dépassement de l’humain », l’orientation vers le « post-humain » dont on sait maintenant qu’il n’est pas simplement un thème de science-fiction ou une lubie pour sectes dans le genre du mouvement Raël.
Si on se place d’un point de vue utilitariste grossier, il n’y a pas de problème : la recherche sur les cellules embryonnaires apportera une meilleure connaissance des mécanismes reproductifs et, surtout, permettra d’intervenir sur l’embryon pour éradiquer les maladies génétiques, voire prévenir d’autres maladies. Quant à l’utilisation des cellules souches clonées pour réparer les organes malades, on nous promet d’ores et déjà monts et merveilles.
Qu’un groupe religieux, quel qu’il soit, puisse imposer ses dogmes à la société tout entière, c’est évidemment insupportable. La prétention à affirmer que l’embryon dès la première division cellulaire est une personne ne résiste pas à un examen rationnel, d’autant que l’Église catholique elle-même n’a pas toujours tenu ce discours – les théologiens ont longuement disputé pour savoir à partir de quelle date on pouvait considérer que l’embryon puis le fœtus était doté d’une âme. Bien qu’il y ait une part d’arbitraire, la loi civile a tranché en autorisant l’IVG jusqu’à 12 semaines ; autrement dit, dans les 12 premières semaines, on ne considère pas encore que l’embryon soit légalement une personne humaine. On peut chipoter sur le délai de 12 semaines, proposer de la raccourcir ou de le rallonger, peu importe : l’essentiel est que la définition de la personne humaine n’est pas une affaire de processus biologique mais renvoie directement aux montages du droit qui assurent l’institution de l’humain.
Que les interdits religieux n’aient pas de valeur suffisamment convaincante pour limiter la recherche « technique et scientifique » sur les cellules embryonnaires, cela ne signifie pas automatiquement que l’on doive autoriser ce genre de recherches. On peut faire un détour pour mieux comprendre ce qui est en cause. Supposons que les conceptions matérialistes courantes du rapport corps/esprit soient vraies, ou encore, pour aller vite supposons que Jean-Pierre Changeux ait raison et que l’homme ne soit qu’un « homme neuronal » : il en découlerait que le projet de la lecture directe des pensées à travers l’imagerie médicale – un projet sur lequel on travaille sérieusement aujourd’hui – serait un projet viable. Il offrirait de très nombreux avantages : non seulement les tétraplégiques pourraient commander directement des robots à leur service, sans même avoir besoin de parler, mais encore les criminels seraient plus facilement confondus, le mensonge devenant presque impossible ! On voit bien ici que le gain de connaissances et de progrès pour les malades attendu de telles recherches devrait cependant être pesé à l’aune de ce qu’il rend possible en matière de contrôle des individus par le pouvoir d’État. Si un chercheur met au point une machine à lire les pensées, il faudra détruire immédiatement cette machine et mettre hors d’état de nuire le chercheur et son équipe ! On voit bien par cet exemple, que dès lors qu’on touche à l’homme, non seulement on doit mais encore il faut mettre des limites à la recherche technique et scientifique. On nous rétorquera que, mise en de bonnes mains, ces connaissances seraient fort utiles à l’humanité – d’ailleurs Descartes, cité plus haut, ne proposait-il pas de rendre les hommes plus sages grâce au progrès de la médecine ? L’expérience aurait dû, depuis longtemps, prémunir les hommes sensés contre la croyance à ces fables auxquelles même les petits enfants ne croient pas.
Certes, entre la recherche sur les cellules embryonnaires et l’hypothétique (?) machine à lire les pensées, il y aurait une grande distance. Mais ce n’est pas si sûr. Pourquoi cette frénésie concernant la recherche sur les cellules embryonnaires ? Pour améliorer la santé humaine, répond-on, et qui pourrait s’opposer à un si louable objectif ? À voix basse, certains chercheurs vont bien plus loin : si on peut remplacer par reprogrammation des cellules souches toutes les parties défaillantes d’un corps humain, c’est l’immortalité ou au moins une possibilité de prolongation indéfinie de la vie qui est à notre portée. On pourrait observer combien la technoscience promet de réaliser hic et nunc l’ensemble des promesses de la religion. Lire les pensées : c’était l’apanage de Dieu, mais on nous promet que les hommes le pourront grâce à la « recherche technique et scientifique ». Quant à l’immortalité qui était promise aux bienheureux, la voilà à portée de tous grâce aux recherches sur les cellules souches et au clonage thérapeutique… Cette observation confirme que le scientisme et les religions du salut se situent sur le même plan et partagent une problématique commune. Que l’affaiblissement des religions séculières trouve sa compensation dans cette nouvelle religion de la technique et de la science, cela ne surprendra pas ceux qui ont un peu pratiqué la sociologie des religions. Mais gardons cela pour un autre débat et revenons à la question initiale.
Pourquoi faudrait-il, pourquoi devrait-on encourager la « recherche technique et scientifique » sur les embryons humains ? Les bénéfices attendus et très hypothétiques en matière de santé présupposent que nous ayons fait des progrès considérables dans la manipulation du génome et dans les techniques permettant de contrôler l’expression des gènes. Cela suppose en fait qu’on soit capable de transformer la procréation naturelle en une véritable fabrication de l’humain (avec normes de qualité à l’appui). Loin d’être une simple avancée de la médecine comme la vaccination ou les greffes du cœur, il s’agirait d’une transformation ontologique de l’homme. On pourrait aboutir à une situation où un individu serait dans ce qu’il a de particulier, de spécifique, dans ce qui fait son individualité, comme le résultat des calculs parentaux et médicaux. Habermas (voir L’avenir de l’espèce humaine) a montré de manière assez convaincante qu’une telle situation entraînerait une asymétrie  fondamentale entre les individus nés des hasards de la méiose et ceux qui seraient les produits de la technoscience de la procréation.
Tant que tout cela restait de la science-fiction, on pouvait hausser les épaules. Mais nous arrivons à un point où le « meilleur des mondes » imaginé par Aldous Huxley est à portée de main. Sans doute les partisans enthousiastes de cette évolution se voient-ils déjà en « alpha plus » ! Mais ils semblent oublier que la condition des « alpha plus » du roman de Huxley (la classe supérieure instruite) n’est guère enviable et s’accompagne de la production d’epsilons, c’est-à-dire d’une humanité réduite à l’état de bêtes de somme, condamnée à un travail abrutissant qu’elle fournit sans maugréer. En vérité, nous sommes devant un gouffre et le sol commence même à se dérober sous nos pieds. La réduction de l’être humain à un corps qui n’est plus qu’un amas de viande (« l’homme machine » dont parlait La Mettrie) est en voie d’arriver son terme. Les capitalistes en rêvaient depuis longtemps, la biomédecine, « la recherche technique et scientifique » sur les embryons promet de le faire ! Car c’est bien la vision de la nature et de l’homme propre au mode de production capitaliste qui trouve son expression dans le projet de fabrication de l’homme : le capital transforme les choses en puissances vivantes et l’homme en choses, le travail vivant en travail mort (voir l’analyse du fétichisme de la marchandise dans la première section du livre I du Capital). Et que l’on ne nous dise pas « On n’arrête pas le progrès ! ». Les thuriféraires du progrès sont des gens qui constatent que nous sommes au bord du trou et nous proposent de faire un grand pas en avant…
Ce qui est le plus curieux dans toutes ces histoires, c’est de voir comment l’idolâtrie du progrès « technique et scientifique » a fini par saisir même ceux qui l’avaient dénoncée jadis, ceux qui voyaient dans la prétendue croissance des « forces productives » l’expression des forces destructives du capitalisme à l’âge impérialisme, l’expression de la barbarie. Il est pourtant plus que temps de réaffirmer que la technique et la science ne sont pas bonnes en elles-mêmes, qu’elles ne sont que des moyens au service de l’homme et que, par conséquent, il peut être moralement juste de limiter la recherche dans certains domaines et que parfois même cela peut s’imposer comme une nécessité, une question de vie ou de mort.
 
Le 7 avril 2012 – Denis COLLIN  


samedi 27 décembre 2008

La démocratie comme idéologie

Dans le Traité de paix perpétuelle, un ouvrage directement engagé sur le terrain politique, Kant définit ainsi le despotisme comme « le principe selon lequel l’État met à exécution de son propre chef les lois qu’il a lui-même faites, par suite c’est la volonté publique maniée par le chef d’État comme si c’était sa volonté privée ». Et c’est ainsi que la démocratie, par opposition à la république, est aussi qualifiée de despotique. Un tel pouvoir, affirme Kant, est « nécessairement un despotisme parce qu’il fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul et, si besoin est, également contre lui ». Ce pouvoir, que Tocqueville appellera « tyrannie de la majorité » est « nécessairement » despotique, car la liberté y est en contradiction avec elle-même puisqu’il s’agit d’une forme d’État où « tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même et avec la liberté ». En ces temps d’adulation de la démocratie et de dépérissement accéléré de l’esprit républicain, voilà sûrement des paroles qu’on aura du mal à entendre. Mais la France et l’Italie donnent toutes deux des exemples de la transformation de l’onction du scrutin majoritaire en légitimation de la destruction des protections dont doivent jouir les citoyens dans une république bien ordonnée. Profitant de sa majorité qu’il compose avec Lega Nord, Berlusconi s’est engagé dans une entreprise de liquidation du parlementarisme au profit d’un État fort, concentré entre les mains du chef de l’actuelle coalition au pouvoir. Les opposants à Berlusconi, qui n’ont pas comme les Français l’expérience du bonapartisme appellent cela « fascisme ». Ils se trompent. C’est une « dictature démocratique »qui se met en place ! Nous avons quelque chose de semblable en France, la transition étant cependant moins brutale puisque nous sommes accoutumés depuis 1958 au « pouvoir personnel ». Appuyé sur une majorité nette, le président de la république est engagé dans une transformation de fond en comble des relations sociales et à une restriction drastique d’un certain nombre de libertés essentielles.
On alléguera qu’il s’agit d’une perversion de la démocratie, dans laquelle l’influence des médias a joué un rôle décisif. On rappellera que les républicains se méfiaient du plébiscite en quoi ils voyaient le fourrier du « césarisme ». Tout cela est exact. Mais pourquoi y aurait-il perversion de la démocratie quand Sarkozy est élu et applique son programme et, au contraire, expression fidèle de la démocratie quand Mitterrand est élu et applique son programme (qu’on se rassure, ça n’a pas duré !) ? Ou l’inverse – si on se place par hypothèse du point de vue d’un électeur de droite ? C’est que précisément la démocratie n’est pas un concept permettant de déterminer rigoureusement la nature d’un régime politique, mais plutôt une idéologie, comme l’a si justement expliqué Luciano Canfora dans un livre intitulé La démocratie, histoire d’une idéologie (Seuil, 2006). Une idéologie, c’est-à-dire une représentation tronquée et inversée de la réalité.
Tronquée parce que sous couvert de « pouvoir du peuple », c’est toujours, dans les « démocraties » réelles, le pouvoir d’une partie du peuple. Le pouvoir de la partie la plus influente, celle qui peut financer des partis, des locaux, de la propagande, qui détient le pouvoir économique et culturel. Il ne s’agit pas seulement de la propagande directe, grossière, du pouvoir qui occupe les médias : à long terme cette propagande est contreproductive. Il s’agit des mille et uns canaux par lesquels l’idéologie de la classe dominante s’impose. La publicité, la culture de pacotille et les « variétés » jouent ici un rôle bien plus important que les « JT ». Dans les périodes d’agitation sociale, dans les périodes « tumultuaires » comme le dirait Machiavel, la pression du peuple est assez forte pour que les procédures démocratiques lui laissent une petite place. Mais dès que le mouvement populaire retombe, dès que la démocratie est « pacifiée » – comme s’en félicitent tous les jours les chefs de la droite et de la gauche – alors elle se transforme en pur et simple oligarchie. Représentation tronquée donc parce que la réalité des rapports de forces et de la domination est scotomisée.
Représentation inversée de la réalité parce que le pouvoir de la minorité des puissants se présente comme la volonté du peuple et que la volonté du peuple est systématiquement usurpée – comme l’ont montré les référendums français, hollandais et irlandais sur l’Europe. Représentation inversée aussi parce que la démocratie se veut, étymologiquement, le pouvoir du peuple assemblé, constitué politiquement, alors qu’elle ne triomphe sous sa forme bourgeoise que comme le conglomérat des atomes égoïstes, poursuivant leurs propres fins sans égard pour la communauté.
Y a-t-il une « vraie démocratie », une démocratie qui soit autre chose que cette idéologie démocratique de la domination capitaliste ? La démocratie « chaude » de la Commune de Paris, des soviets russes, des conseils ouvriers, toutes les formes d’auto-organisation des masses en lutte pourraient constituer le modèle alternatif de la vraie démocratie. L’expérience historique et le raisonnement montrent que ces formes d’organisation, aussi importantes soient-elles historiquement ne sont que des formes politiques temporaires, aptes un moment à terroriser les puissants, n’ayant jamais duré plus de quelques semaines ou quelques mois et qui sont des régimes d’exception. Mais dès que ces organismes de démocratie directe ou semi-directe se stabilisent, ils perdent vite tout contenu vivant et forment un appareil bureaucratique encore plus lourd et plus imperméable aux revendications populaires que le régime parlementaire ordinaire.
Il est sans doute temps de rompre définitivement avec l’utopie démocratique. Tout pouvoir, même le plus progressiste, le plus révolutionnaire (tant est-il que l’on puisse encore attribuer un sens précis à ces qualificatifs) est aux mains d’individus qui veulent dominer. Le pouvoir démocratique, issu des urnes, comme les autres. Et il y a quelque-chose de profondément sain dans la méfiance anarchiste à l’égard des pouvoirs en général. Comment donner tort à Max Stirner qui affirmait, dans L’Unique et sa propriété, que tout État, qu’il soit monarchique ou républicain n’a pas d’autre but que « lier, borner, subordonner l’individu, l’assujettir à la chose générale » et si certains États sont assez forts pour tolérer quelques activités libres des individus, ce n’est que « la tolérance de l’insignifiant et de l’inoffensif » ? Mais les anarchistes se trompent en croyant qu’on peut programmer la disparition de l’État, comme les marxistes se trompaient qui voulaient son « dépérissement » et qui ont donné naissance à l’une des formes étatiques les plus monstrueuses. De cette contradiction, il découle que tout État est éminemment conflictuel, comme Machiavel l’avait perçu avec acuité : il y a toujours un conflit entre les « grands », ceux qui veulent dominer, et le peuple qui, lui, est d’abord préoccupé de ne pas être dominé. Le peuple ne peut pas dominer mais il peut résister à la domination et prendre sous sa garde vigilante la liberté. Il n’y a donc pas de procédure neutre pour trancher les différends, mais bien le mouvement vivant des forces sociales en lutte. Et rien d’autre.
C’est pourquoi tant que le peuple rechigne, proteste, tempête, manifeste, fait grève (comme la plèbe romaine qui fit sécession sur l’Aventin), alors la liberté est en bonne santé. Mais quand le peuple consent à ce que veulent « les grands », quand la démocratie devient « consensuelle » et « pacifiée », alors le corps politique est gangrené et menacé de mort. On croyait que la liberté n’avait à craindre que les coups de forces d’une poignée de factieux au service du grand capital. Nous apprenons (ou plutôt réapprenons) qu’une certaine démocratie s’accommode bien de l’étouffement de la liberté.

Commentaires

Précisions
par dcollin, le Samedi 3 Janvier 2009, 17:03
Un lecteur m'écrit:
Bonjour  Denis,
 Une   phrase me turlupine dans ton article « la démocratie comme idéologie » :
« Il est sans doute temps de rompre définitivement avec l’utopie démocratique »,écris-tu .
Oui , la démocratie est la représentation , plus ou moins, inversée de la réalité. « Y a-t-il une « vraie démocratie », une démocratie qui soit autre chose que cette idéologie démocratique de la domination capitaliste » ?  Je n’en sais rien , à vrai dire,  il me semble quand même que l’idéal démocratique est quelque peu antérieur  au capitalisme, qu’on a imaginé  ,bâti et vécu  dans   des sociétés démocratiques  dont la réalité était indépendante de celle du capitalisme, inconnu à leur époque. Évidemment , il faut s’entendre sur le contenu de la démocratie. Si on entend par là la participation  directe  de tous et de chacun aux affaires de la cité, on est à peu près certain de ne trouver aucun régime démocratique, ni aujourd’hui ni dans le passé ni sans doute demain.
Faut-il pour autant rompre définitivement avec l’utopie démocratique ? Pour la remplacer par quoi ? Je ne trouve pas particulièrement exaltant  d’offrir comme seul programme politique de rechigner, protester, tempêter, manifester, faire grève. Autrement  dit se résigner à vivre dans  ou se révolter sans espoir contre une société aux déséquilibres immuables.
La démocratie, devrait être présentée, politiquement, à gauche  comme un idéal toujours réalisé imparfaitement dans les institutions, toujours perfectible, toujours en mouvement. Alors, peut-être, l’espèce de torpeur qui s’est abattue sur le pays depuis 1958, pourrait être balayée. Et les ex de toutes obédiences se reconnaître enfin en quelque chose qui les dépasse.
G.A.
Je voulais uniquement attirer l'attention sur les ambiguités -- pour ne pas dire plus -- d'un  certain usage du terme "démocratie", de cet usage qui fait de la démocratie une idéologie au nom de laquelle le consensus est exigé et la lutte de classes doit être mise en sourdine.
Je ne suis pas sûr que la démocratie soit un idéal exaltant. Je crois plutôt comme Rousseau qu'il nous faut une "démocratie sagement tempérée", c'est-à-dire qui puisse nous protéger contre toute domination, y compris la domination de la majorité. C'est pourquoi je crois qu'aujourd'hui nous devons défendre le "droit de contestabilité garantie", comme le dit Philip Pettit dans son livre sur le Républicanisme, alors même que nous menace plus que jamais la démocratie plébiscitaire envers laquelle les républicains nourrissaient la méfiance la plus grande.Si je suis, en revanche, un défenseur du respect du "non" français (et hollandais) au TCE de 2005, c'est parce que ce "non" avait simplement pour fonction de préserver la possibilité même du vote et l'existence d'une communauté nationale menacée par la mise en place d'institutions supra-nationales censées dire à notre place ce qui est bon nous. Ce n'est donc pas la procédure formelle qui compte mais bien son contenu.
Enfin, je suis réservé face à l'idée que puissent être pérennisées ce que j'ai appelé les formes de "démocratie chaude", du type "Commune de Paris" ou soviets russes. Ce sont des formes exceptionnelles qui rendent nécessaires ces moments d'exception où l'ordre ancien se rompt et où les classes opprimées font irruption sur le devant de la scène de l'histoire. Comme formes exceptionnelles, elles correspondent à un régime d'exception, un régime où seuls les citoyens actifs, engagés dans la lutte, décident. C'est une autre version de ce régime d'exception que les Romains appelaient "dictature". Mais "l'homme ne vit pas que politique" et quand la situation stabilise la grande des citoyens en lutte retourne à ses affaires et les formes de la "démocratie chaude" se vident pour faire place aux bureaucrates de la nouvelle classe dominante (cas russe) ou disparaissent soit sous les coups de la répression (cas de la Commune de Paris) soit par désagrégation (cas portugais 1974-1976).
Plutôt qu'une bien vague démocratie, je préfère l'idéal d'une république sociale:
- république, elle fait de la liberté son principe fondateur, j'entends la liberté républicaine au sens de Machiavel, c'est-à-dire la liberté comme non domination. Ce qui suppose la séparation des pouvoirs et leur méfiance réciproque (là encore je suis mon cher secrétaire florentin).
- sociale, elle est d'abord organisée en vue de la défense des intérêts de la masse du peuple, des petites gens, des travailleurs dépendants ou indépendants.
- loin d'être simplement une "démocratie procédurale", elle suppose des idéaux communautaires (tous ceux qui font qu'on peut éprouver le bonheur de vivre ensemble) et un sens du bien commun que les démocraties modernes délaissent puisqu'elles considèrent la démocratie uniquement comme le système permettant d'accorder les égoïsmes (et c'est pourquoi elle apparaît comme le complément idéal de l'économie de marché.)

lundi 3 septembre 2007

Après la démocratie

A propos du livre de Colin Crouch, "Post-démocracy"


Colin Crouch, [1] a publié en 2004 [ [ajouter] Ltd, collection « Themes for the 21th century (...)">2] un petit livre dont on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas été traduit en français tant les questions qu’il aborde se trouvent au coeur des interrogations des militants de gauche désarçonnés par la dislocation qui suit la défaite de la dernière élection présidentielle.La thèse de Colin Crouch est que nous vivons un changement fondamental de période historique, puisque nous entrons maintenant dans la « post-démocratie ». Alors que les secteurs de la gauche traditionnelle ont tendance à penser les transformations récentes sur le monde de la régression (nous aurions accompli un cercle qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire au 19e siècle), Crouch prend l’image de la parabole :après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin, qui n’est pas un retour en arrière mais l’entrée dans une nouvelle période historique. Les traits de cette période : remise en cause du compromis keynésien, perte d’influence des organisations ouvrières, régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. Se plaçant clairement du point de vue d’une démocratie égalitaire, opposée à la « démocratie libérale », Crouch analyse de façon très lucide la transformation de la vieille gauche socialiste et social-démocrate en un nouveau « centre-gauche » qui a abandonné les valeurs et les revendications démocratiques égalitaires au profit d’une intégration, pas toujours porteuse de succès, dans l’âge de la post-démocratie.
De son petit livre dense, nous extrayons ces quelques passages qui appartiennent à un chapitre intitulé « Le parti politique dans la post-démocratie ».
« Les manuels de science politique modélisent habituellement les rapports entre les partis et leurs bases électorales en termes de séries de cercles d’une taille de plus en plus grande : le plus petit comprend le noyau dirigeant, avec ses conseillers. Ensuite viennent les représentants parlementaires ; ensuite les membres actifs, les gens qui donnent une partie de leur temps en travaillant pour le parti, comme les élus locaux, les militants, le personnel permanent ; ensuite les membres ordinaires qui font peu de choses pour le parti mais veulent avoir un attachement symbolique avec lui, l’aident occasionnellement et paient une cotisation régulière en tant que membres ; ensuite les partisans ou les électeurs loyaux qui ne font virtuellement rien pour le parti excepté lui renouveler leur confiance lors des élections ; enfin le large cercle de tous ceux qui constituent la cible électorale que le parti cherche à gagner.
Dans le modèle pur d’un parti démocratique, ces cercles sont concentriques. Les leaders sont sélectionnés parmi les militants, les militants dans les rangs du parti qui est lui-même une partie et par conséquent reflète les intérêts et les préoccupations de ces fractions de l’électorat que le parti cherche à représenter. La fonction majeure des cercles intermédiaires est de lier les dirigeants politiques à l’électorat dans une interaction double, à travers les divers niveaux du parti.
Ce type de modèle est particulièrement important pour la représentation d’eux-mêmes des partis de la classe ouvrière, aussi bien que des partis régionalistes ou séparatistes, mais aussi de certains partis chrétiens démocrates ou fascistes. De tels partis tirent leur origine en dehors du parlement, en tant que mouvements sociaux et ensuite ils développent leurs armes parlementaires. Durant le cours du XXe siècle, cependant, les racines sociales sont devenues importantes également pour les vieux partis qui avaient leur origine dans l’élite politique et qui ont dû par conséquent se mettre à fabriquer pour eux-mêmes un mouvement national à mesure l’époque de la démocratie s’imposait à eux. Ironiquement, ces partis se sont de plus en plus présentés eux-mêmes comme des partis du mouvement précisément dans la période où l’avancée de la post-démocratie rendait plus réaliste leur premier modèle d’une élite politique désincarnée.
Comme tous les idéaux, le modèle démocratique des cercles concentriques n’existe jamais effectivement. Cependant, il peut y avoir des mouvements s’en rapprochant ou s’en éloignant à différents moments et il est instructif de les observer. Des tensions se produisent à l’intérieur de toute organisation ressemblant à la base au modèle démocratique quand la direction suspecte que les militants représentent de façon très biaisée même l’électorat loyal ; dans la mesure où ils se sont eux-mêmes sélectionnés, cela peut paraître vrai. On peut donc s’attendre à utiliser d’autres méthodes pour découvrir les opinions des électeurs. Jusqu’à la première moitié du 20e siècle et l’invention des sondages d’opinion, cela était très difficile à faire et les militants pouvaient faire valoir leur prétention à interpréter les positions des électeurs. Aujourd’hui, les choses sont très différentes.
Les tensions s’aggravent quand les dirigeants croient que la base fournie par l’électorat loyal est trop étroite et qu’ils cherchent des voix dans l’ensemble du corps électoral. Si ceci implique de se rapprocher de groupes étrangers aux intérêts des militants, non situés dans les cercles d’influence concentriques, il y aura conflit. Si on réussit à intégrer quelques-uns des membres de ces nouveaux groupes dans les rangs du parti, il y aura conflit parmi les militants, mais le parti aura été renouvelé de manière constructive. Si les nouveaux groupes sont seulement concernés par les sondages d’opinions et les autres méthodes non-partidaires, il y a la possibilité d’un bond curieux entre le plus intérieur et le plus extérieur des cercles concentriques aux dépens des relations intermédiaires.

Le défi de la post-démocratie

De récents changements, incluant ceux dont nous avons discutés dans les chapitres précédents concernant la montée de la firme et la confusion de la structure de classe, ont eu des implications majeures pour le modèle des cercles concentriques. Un autre changement a été la vaste extension des cercles de conseillers et lobbyistes autour des groupes dirigeants. Bien qu’on puisse distinguer trois groupes (les conseillers, les lobbyistes et les dirigeants), en pratique les individus se déplacent entre ces positions et tous ensemble tiennent les occupations spécialisées de la politique.
Ce processus change la physionomie du noyau dirigeant en relation avec les autres cercles du parti. Il devient une ellipse. Celle-ci commence, comme toujours, avec les leaders du parti et les militants professionnels au coeur du parti cherchant comme récompense soit l’avancement dans la hiérarchie du parti, soit la récompense psychologique du succès politique. Mais il y a aussi ceux qui, même s’ils sont sympathisants du parti et de ses objectifs, travaillent pour lui pour d’abord pour gagner de l’argent. Au-delà, il y a les purs professionnels qui sont embauchés par le parti pour faire un travail mais peuvent très bien ne pas être ses supporters politiques. Plus important : tous ces groupes qui recouvrent et inter-agissent avec les groupes de lobbyistes qui œuvrent pour les firmes qui ont un intérêt dans les affaires gouvernementales et cherchent à établir des contacts avec les politiciens. Comme cela a été discuté dans le chapitre 2 et comme cela le sera plus en détail dans le chapitre 5, un parti au gouvernement ou éligible aujourd’hui est lourdement impliqué dans les privatisations ou la sous-traitance. Des liens avec le personnel gouvernemental peuvent être vitaux pour les firmes qui en attendent des gains. La sous-traitance est le plus important car elle concerne des services qui sont au coeur de l’action politique, et, par conséquent, qu’on ne peut jamais complètement privatiser et avec des contrats soumis à un renouvellement périodique. Les firmes qui veulent une part de cette activité sont donc bien avisées de maintenir un contact permanent avec le noyau des décideurs politiques d’un parti de gouvernement. Des membres de ces firmes passent un certain temps dans les cercles des conseillers et des membres des cercles de conseillers des partis obtiennent des emplois en tant que lobbyistes de ces firmes. Dans cette situation, le noyau intérieur du parti s’étire pour se transformer de cercle intérieur du parti en ellipse englobant bien au-delà des rangs du parti.
Tous les partis font l’expérience de cette vulnérabilité. On le retrouve derrière beaucoup de scandales de corruption qui ont affecté les partis de toutes couleurs dans les sociétés avancées d’aujourd’hui. Une fois que le concept de ce qui fait la spécificité du service public a été tourné en ridicule avec cynisme, une fois que la poursuite des gains personnels a été élevée au rang de but suprême de l’humanité, on peut seulement s’attendre à ce que les politiciens, les conseillers et autres vendent leur influence politique pour un gain considéré comme un aspect majeur et totalement légitime de leur participation à la vie politique. Mais le problème général des élites politiques « elliptiques » présente de difficultés spéciales pour les partis sociaux-démocrates, dans la mesure où leurs membres et leur noyaux électoraux sont autrement éloignés des élites que ceux des partis de droite ou de centre-droit. Particulièrement problématiques pour eux ont été les conséquences des changements post-années 80 dans la structure de classe (voir discussion chapitre 3). Comme la classe des travailleurs manuels a diminué numériquement, les militants du parti qui étaient largement tournés vers cette classe ont perdu de l’intérêt comme lien vers l’électorat aux yeux de la direction. La direction, naturellement, a cherché à échapper à cette trappe historique et s’est tournée de manière croissante vers les canaux des experts en opinion publique. Tandis que ce genre de tensions sont endémiques dans le modèle des cercles concentriques, elles deviennent ingérables dans une période de changement majeur dans les classes sociales. Les processus utilisés pour déceler les opinions des nouveaux groupes ont été descendants et passifs et très peu le résultat de la mobilisation de ces groupes eux-mêmes. Et le résultat de l’utilisation des experts a été de faire bouger la structure de la direction du parti des cercles du parti vers l’ellipse.
La principale valeur historique des militants, pour la direction du parti, avait été leur contribution au regroupement électoral soit directement à travers leur temps non rémunéré, soit indirectement par les cotisations et les campagnes pour lever des fonds. À cela, le nouveau modèle de l’ellipse étendue essaie de procurer ses propres alternatives partielles. Les firmes qui, de manière croissante, se rapprochent des groupes dirigeants du parti peuvent offrir de l’argent qui peut être utilisé sur un plan national, notamment à travers les campagnes à la télévision qui ont largement remplacé le militantisme local pour rassembler les suffrages.
Du point de vue de la direction du parti, les relations avec la nouvelle ellipse sont bien plus aisées, mieux informées et mieux récompensées que celles avec les vieux cercles de militants. L’expertise de l’ellipse est de loin plus utilisée que l’enthousiasme amateur qui est tout ce que le militant ordinaire du parti peut offrir. Si nous extrapolons les tendances récentes, le parti politique du XXIe siècle comprendra une élite intérieure auto-reproductrice, éloignée de la base des mouvements de masse mais carrément liée avec un certain nombre de corporations qui fourniront des sondages d’opinion, des conseils politiques et de la propagande électorale en échange pour d’une influence politique favorable à leurs buts quand le parti est au gouvernement.
À présent, il n’existe qu’un seul exemple pur d’un tel parti, et c’est un parti de droite et non un parti social-démocrate : Forza Italia en Italie. À la suite de l’effondrement en raison des scandales de corruption des partis démocrate-chrétien et socialiste, au début des années 1990, l’entrepreneur Silvio Berlusconi - qui, en fait, avait été étroitement lié à l’ancien régime - remplit rapidement le vide qui autrement aurait assuré un passage aisé pour le parti communiste, en mobilisant les ressources de son réseau étendu d’entreprises. Celles-ci comprenaient des chaînes de télévision, une maison d’édition, un important club de football, un empire financier, une chaîne importante de supermarchés, etc. En l’espace de quelques mois, il a construit l’un des partis leaders de l’État italien qui, en dépit de diverses vicissitudes largement liées à des affaires de corruption. l’est resté. Initialement, Forza Italia n’avait ni membres ni militants ni rien de tel. Beaucoup des fonctions normalement remplies par des volontaires étaient accomplies par les employés des diverses entreprises de Berlusconi. Il n’était visiblement pas nécessaire de chercher des fonds à l’extérieur et un homme qui possède trois chaînes de télévision nationales, un quotidien national et un magazine hebdomadaire populaire n’a pas besoin d’un parti de militants pour faire passer son message.
Forza Italiaest un exemple de parti politique produit par les forces identifiées au chapitre 2 : c’est essentiellement une firme ou un réseau de firmes plus qu’une organisation de type parti classique. Il n’a pas émergé de la formulation des revendications d’un groupe social mais une construction réalisée de part en part par l’élite politique et financière. Il est aussi basé sur la personnalité d’un leader plus que sur un quelconque programme politique. Comme on l’a noté au chapitre 1, ceci est également hautement caractéristique de la post-démocratie.
Cependant l’histoire de Forza Italia nous montre aussi que le temps n’est pas encore complètement arrivé pour un parti totalement de cette sorte. Avec les années, il est devenu plus ressemblant à un parti classique : il a acquis des membres et un structure locale basée sur le volontaires et il en a résulté plus de succès. L’élément crucial a été ici l’importance en Italie du gouvernement local comme premier lien entre le peuple et les politiques et comme sang vivifiant les partis. Forza Italia a dû acquérir une base locale et des membres réels de manière à avoir une présence réelle et non virtuelle dans l’électorat, à la fois une présence quotidienne et une présence pour les phases électorales. En procédant ainsi il a réussi sur le plan local à égaler ses succès sur le plan national - bien qu’en partie, l’usage par Berlusconi des chaînes nationales de télévision a fait des élections locales pas beaucoup plus d’une projection de la politique nationale. Qu’il soit encore prématuré de se dispenser des partis politiques, c’est aussi ce que montre l’expérience du New Labour. Le parti a fait un effort majeur et couronné de succès pour attirer les fonds des entreprises et remplacer la dépendance à l’égard des syndicats et des adhérents. Cependant cette nouvelle manière de faire de la politique qui fait fonds sur une pesante représentations dans les mass-medias et l’emploi de services professionnels est très coûteuse. Les besoins en argent du parti sont devenus énormes. Les millionnaires n’ont pas remplacés les adhérents et les syndicats parce que le New Labour ne peut se permettre de se dispenser d’aucune sorte de soutien financier maintenant que les élections sont devenues si coûteuses. Mais les actions nécessaires pour attirer de nouveaux et fortunés donateurs des milieux d’affaires peut aussi dissuader ces autres genres de supporters. Un des facteurs derrière la montée récente des scandales de corruption politique dans les partis de tous genres dans un grand nombre de pays incluant la Belgique, la France, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et l’Espagne a été cet énorme appétit de fonds pour alimenter les campagnes électorales contemporaines. Ce serait un parti téméraire que celui qui voudrait passer de la dépendance à l’égard des membres à la dépendance à l’égard des entreprises quand il est nécessaire au contraire qu’il reçoive de l’argent des deux. Ironiquement, le coût élevé de la professionnalisation des élections renvoie les partis aux armes des militants traditionnels et en même temps offre des tentations pour des pratiques douteuses. À présent toutes ces forces coexistent malaisément et dans une suspicion mutuelle.
On a défendu l’idée, dans le chapitre introductif, que la période post-démocratique combinait les caractéristiques des périodes démocratique et pré-démocratique avec celles qui la caractérise distinctement. C’est le cas en ce qui concerne le parti politique contemporain. L’héritage du modèle démocratique survit et continue de remplir une part vitale, bien que sans beaucoup de moyens de se renouveler lui-même, dans la dépendance persistante des dirigeants à l’égard des cercles du parti de masse traditionnel. La nouvelle ellipse qui va de la direction, à travers ses consultants, jusqu’au lobbies extérieurs, paradoxalement, constitue à la fois la part pré-démocratique et la part post-démocratique. Elle est post-démocratique en tant qu’elle est concernée par la recherche de l’opinion et le travail d’expertise politique caractéristique de cette période. Elle est pré-démocratique dans la mesure où elle offre des accès politiques privilégiés aux firmes individuelles et aux intérêts commerciaux. Les tensions à l’intérieur du parti contemporain de centre-gauche sont les tensions de la post-démocratie elle-même. Le fait que les nouvelles classes n’aient pas été mobilisées crée un curieux mixte de vieilles sections et d’argent nouveau. » (pp. 70-77)

[1] Ancien responsable du département de Sciences politiques et sociales et professeur de sociologie à l’European University Institute de Florence, actuellement professeur à la Warwick Business School
[2 [ajouter] Ltd, collection « Themes for the 21th century »

lundi 13 août 2007

De la longue durée

Dans un petit livre consacré à Gramsci (Su Gramsci, Datanews editrice, Roma, 2007), Luciano Canfora revient sur le destin du socialisme en Europe Occidentale.

Fort opportunément, il rappelle un passage de Braudel dans Grammaire des civilisations. Après avoir fait le bilan des progrès des organisations ouvrières au tournant du XIXe et du XXe siècle, Braudel écrit:

Dans ces conditions, sans s’exagérer la puissance de la Seconde Internationale à partir de 1901, on a le droit d’affirmer que l’Occident, en 1914, autant qu’au bord de la guerre, se trouve au bord du socialisme. Celui-ci est sur le point de se saisir du pouvoir, de fabriquer une Europe aussi moderne, et plus peut-être qu’elle ne l’est actuellement. En quelques jours, en quelques heures, la guerre aura ruiné ces espoirs.
C’est une faute immense pour le socialisme européen de cette époque que de n’avoir pas su bloquer le conflit. C’est ce que sentent bien les historiens les plus favorables au socialisme et qui voudraient savoir qui porte au juste la responsabilité de ce « retournement » de la politique ouvrière. Le 27 juillet 1914, à Bruxelles, se rencontrent Jouhaux et Dumoulin d’une part, secrétaires de la C.G.T. française, et K. Legien, de l’autre, secrétaire de la Centrale syndicale d’Allemagne. Se sont-ils rencontrés par hasard, dans un café, ou sans autre but que d’échanger leur désespoir? Nous ne le savons pas et nous ne savons pas non plus le sens qu’il faut attribuer aux dernières démarches de Jean Jaurès, le jour même où il va être assassiné (31 juillet 1914). (Grammaire des civilisations, Arthaud-Flammarion, 1987, p. 428)

C'est donc bien un tournant de civilisation qui s'opère en 1914. Le destin du socialisme s'est sans joué à ce moment-là. Il reste à en comprendre toute la portée. Mais l'explication qu'en donne ici Braudel par la seule "faute" de l'Internationale est certainement insuffisante. Canfora rapproche ce passage d'un autre passage du livre de Braudel, consacré précisément à expliciter ce qu'il entend par "grammaire des civilisations".
Tous les jours, une civilisation emprunte à ses voisines, quitte à « réinterpréter », à assimiler ce qu’elle vient de leur prendre. A première vue, chaque civilisation ressemble à une gare de marchandises, qui ne cesserait de recevoir, d’expédier des bagages hétéroclites.
Cependant, sollicitée, une civilisation peut rejeter avec entêtement tel ou tel apport extérieur. Marcel Mauss l’aura signalé: pas de civilisation digne de ce nom qui n’ait ses répugnances, ses refus. Chaque fois, le refus arrive en conclusion d’une longue suite d’hésitations et d’expériences. Médité, décidé avec lenteur, il revêt toujours une importance extrême.
Le cas classique, n’est-ce pas la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453? Un historien turc d’aujourd’hui a soutenu que la ville s’était donnée, qu’elle avait été conquise du dedans,
avant l’assaut turc. Excessive, la thèse n’est pas inexacte. En fait, l’Eglise orthodoxe (mais nous pourrions dire la civilisation byzantine) a préféré à l’union avec les Latins, qui seule pouvait la sauver, la soumission aux Turcs. Ne parlons pas d’une décision », prise Vite sur le terrain, face à l’événement. Il s’est agi de l’aboutissement naturel d’un long processus, aussi long que la décadence même de Byzance et qui, de jour en jour, a accentué la répugnance des Grecs à se rapprocher des Latins dont les séparaient des divergences théologiques. (op. cit p. 61/62)
Il y aurait donc eu un refus substantiel du marxisme en Europe occidentale et en Amérique anglo-saxonne. (ibid.), du moins du marxisme sous la forme "russe". Si je poursuis sur cette voie, il faut amettre que les chances du socialisme en Europe ont été perdues en 1914 et que la tentative bolchévik était vouée à l'échec indépendamment même de la dégénérescence stalinienne. Canfora affirme qu'on évalue peut-être pas complètement l'importance de cette période qui va de 1914 à l'échec de la révolution allemande (1923). C'est incontestable. L'échec des courants de "l'opposition de gauche" au Komintern (trotskystes et autres) tient sans doute à leur incapacité à évaluer la portée, la longue portée de ce moment historique.

samedi 26 mars 2005

La violence dans l’État contemporain

Quand on aborde ce thème, la première question qui s’impose est celle-ci : y a-t-il une spécificité de la violence dans l’État contemporain ? La question de la violence dans l’État est-elle posée différemment aujourd’hui au point qu’on ne puisse pas se contenter de renvoyer l’auditeur curieux à la lecture et au commentaire des classiques. De ceux qui considèrent que l’État est précisément l’institution qui permet d’éradiquer la violence « naturelle » (les contractualistes de Hobbes à Rousseau) à ceux qui considèrent que l’État est par essence domination violente (voir l’inégalé « L’Unique et sa Propriété » de Stirner ou encore les meilleures tirades anti-étatiques de Proudhon).

mercredi 16 mars 2005

A propos de «La fin du travail et la mondialisation». Recension de Jean-Marc Gabaudé

Denis Collin, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale, Paris/Montréal, L'Harmattan, 1997, coll. " Ouverture philosophique ", 22XI4 cm, 208 p. Prix : 110 FF.
Cet ouvrage d'économie politique, qui fait appel, par exemple, à Platon, Rousseau, Kant, Hegel ou Hannah Arendt, se propose d'éclairer le fonctionnement du monde économique, social et intellectuel d'aujourd'hui.
Selon l'auteur, fin du travail et mondialisation, thèmes majeurs des représentations dominantes de la situation économique et sociale actuelle, mystifient la réalité. L'idéologie de la fin du travail est pourtant démentie par la condition de l'homme qui, pour vivre, doit agir sur la nature, de plus en plus transformée. La dévalorisation idéologique du travail va de pair avec la baisse de valeur de la force de travail. Ce qui entraîne du chômage, c'est le progrès technique en tant qu'il est investi dans le mode de production capitaliste, et non point ce progrès en lui-même.
Marx avait déjà compris que le capital appelle un marché mondial. De l'exportation des marchandises, on est passé à celle des capitaux. Hiérarchisée, la mondialisation des capitaux s'est autonomisée, se déconnectant de l'économie réelle, productrice. Au keynésianisme et à la social-démocratie se substituent une stratégie monétariste et dérégulatrice et une inflation de capital virtuel. A l'économie réelle l'auteur oppose le fictif - que nous préférons dénommer virtuel - et le mythe de l'idéologie. Or, la réalité comporte plusieurs niveaux et il y a notamment une réalité - et donc une efficience - du virtuel, de même que de l'illusion et de l'idéologie.
Depuis trois décennies, l'État est de moins en moins le lieu d'un compromis entre classes - rôle d'arbitre admis par Jean Jaurès. Il se conforme à l' "ordre" des marchés, grâce à quoi la cybersociété est censée s'autoréguler - avec, ajoutons-nous, une complexité que ne pouvait atteindre la société des Harmonies économiques de Frédéric Bastiat. D. Collin aurait gagné à souligner que, en même de son analyse, la mondialisation, au stade actuel, se différencie fort de ce qu'elle pouvait être avant notre demi-siècle. Ainsi ce que, aujourd'hui, elle naturalise idéologiquement, c'est la financiarisation mondiale.
Le présent ouvrage manifeste que l'économie, comme les autres sciences sociales et sciences humaines, gagne à consulter la philosophie et à lui emprunter. Réciproquement la philosophie ne doit-elle pas réfléchir à partir de ce qui devient son monde ? Son rôle critique ne doit pas l'enclore en elle-même. En outre, l'éthico-axiologie indique les chemins de la raison en direction d'un ordre mondial enfin juste. L'auteur aurait dû proposer des moyens opératoires pour faire reculer le règne de l'argent en vue du seul dénouement qu'il retienne, la substitution d'une mondialisation socialiste à la mondialisation libérale du capitalisme.
Jean-Marc GABAUDE. 

lundi 15 décembre 2003

Trotski et la morale


Une relecture de Leur morale et la nôtre
Marx sait gré aux économistes classiques de ne pas s'embarrasser de considérations morales. La brutalité avec laquelle Smith, Ricardo et tutti quanti exposent les lois du mode de production capitaliste permet de dévoiler l'essence des rapports sociaux. Ainsi la est-elle considérée comme une pure hypocrisie sociale. Conformément à la ligne suivie par le courant dominante de la tradition rationaliste, l'action politique libératrice semble ainsi s'opposer la . Trotski, dans Leur et la nôtre, est censé résumer avec brio la position dite amoraliste des marxistes. En nous arrêtant un moment sur texte, on verra quelle contradiction interne recèle cet amoralisme. Les anti-marxistes les plus cultivés citent d'ailleurs ce livre comme une des preuves flagrantes des conclusions inacceptables auxquelles conduit le marxisme en matière de . Dans ce pamphlet, Trotski s'en prend vigoureusement aux moralistes " petits bourgeois ", grâce à qui " des échantillons de perfection éthique sont distribués gratuitement dans toutes les rédactions intéressées ". Trotski vise plusieurs idées liées entre elles et qui constituent l'essence de la position du " moralisme abstrait ".
1. On ne peut répondre à la violence et à l'oppression en utilisant soi-même des moyens violents et amoraux.
2. Les fascistes et les révolutionnaires utilisant des moyens identiques doivent être renvoyés dos à dos.
3. L'essence des fautes des bolcheviks réside dans le principe – attribué aux Jésuites – selon lequel " la fin justifie les moyens ".
Trotski réfute les points (1) et (2) par des polémiques plus brillantes que profondes et par une ironie dont il faut bien dire qu'elle sonne bizarrement aujourd'hui. On pourrait résumer la réponse de Trotski ainsi :
1. Les moralistes en identifiant les méthodes des réactionnaires et des révolutionnaires " oublient " l'opposition des fondements matériels de la réaction et de la révolution. Or les révolutionnaires défendent les intérêts de l'avenir de l'humanité ; donc leurs méthodes sont morales puisqu'elles sont au service des fins que l'histoire universelle assigne.
2. Si on veut justifier une autonome par rapport aux besoins de la lutte des classes, il n'y a pas d'autre moyen que de recourir à une forme ou une autre de déisme. Donc les moralistes, même athées, sont des déistes qui s'ignorent. Les disciples de Shaftesbury, tenants du " sens moral ", ne font que donner un pseudonyme philosophique à Dieu.
3. Le matérialisme doit nous débarrasser de la . " L'idéalisme classique en philosophie, dans la mesure où il tendait à séculariser la , c'est-à-dire à l'émanciper de la sanction religieuse, fut une immense progrès (Hegel). Mais, détachées des cieux, la avait besoin de racines terrestres. La découverte de ces racines fut l'une des tâches du matérialisme. Après Shaftesbury, il y eut Darwin, après Hegel, Marx. "
Ce que je voudrais montrer ici, c'est
1. Le système amoraliste de Trotski ne résiste pas à la critique.
2. Trotski lui-même se contredit et doit réintégrer les principes universels de la (du sermon sur la montagne à Kant !).
3. L'amoralisme ne concerne pas seulement les marxistes, mais toutes les philosophies du progrès issues du rationalisme moderne : mutatis mutandis, la position théorique de Trotski pourrait parfaitement convenir à un libéral économique orthodoxe ou à un n'importe quelle variété de scientiste intégriste.
Que l'amoralisme de Trotski ne résiste pas à la critique, cela peut se montrer facilement. L'idée que la est un " produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes " ne veut rien dire du tout. D'une part, la n'est pas fonctionnelle et, en général, les explications fonctionnalistes ne sont pas très convaincantes. D'autre part, la n'est pas transitoire, sauf à admettre des conséquences inacceptables du point de vue même dont se place Trotski, à savoir du point de vue de l'émancipation de l'humanité.
En effet, si la est un produit fonctionnel, il faut donc l'expliquer par sa fonctionnalité : la existe parce qu'elle sert à quelque chose. Or Trotski ne nous dit pas à quoi elle sert. On peut supposer qu'il sous-entend qu'elle sert à défendre les intérêts de la classe dominante. Admettons que ce soit cela la bonne explication. Comment la peut-elle défendre les intérêts de la classe dominante ? La classe dominante défend ses intérêts par la force, par la corruption, par l'utilisation de toutes les ressources étatiques et non étatiques en sa possession. Mais en quoi la lui sert-elle ? Par exemple, s'il s'agit d'une fondée sur l'obéissance au décret divin qui nous condamne à souffrir sur terre, en punition du péché d'Adam, on voit bien quel profit peuvent en tirer les classes dominantes. S'il s'agit d'une à la Hobbes qui fait de l'obéissance au souverain l'alpha et l'oméga des préceptes moraux auxquelles nous devons obéir dès que nous connaissons la loi de nature qui nous conduit à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre vie, on voit encore comment elle peut s'adapter fonctionnellement aux besoins des possédants. Mais s'il s'agit d'une universaliste à la Kant ou la Rousseau, l'argumentation tombe, puisque ce sont des morales égalitaristes qui peuvent facilement être tournées comme des armes théoriques dirigées contre l'exploitation de l'homme par l'homme. Historiquement d'ailleurs, le mouvement ouvrier est né de ces revendications égalitaires et morales contre l'immoralité du système capitaliste. En outre, même les morales religieuses peuvent être des outils fonctionnellement peu adaptés à la défense du mode de production capitaliste et de la domination en général (*). Les doctrines chrétiennes et musulmanes reprennent la critique de l'argent et de la dépravation à laquelle conduit sa recherche en tant que but en soi, critique qu'on trouve chez Aristote dans les passages consacrés à la chrématistique, immorale par nature. Certes, cette attitude à l'égard de l'argent peut conduire l'exploité à accepter sa pauvreté, mais elle disqualifie aussi le possédant. Autrement dit, la en général n'est pas un produit de la lutte de classes aussi fonctionnel que Trotski veut bien le dire. Il n'y a pas une en général, mais des morales qui se révèlent remplir des " fonctions " – si on veut à tout prix maintenir ce vocabulaire – bien différentes ; bref il y a de la lutte de classes dans la  !
Mais ce n'est pas tout. D'un point de vue fonctionnaliste, toutes les fonctions qu'on peut attribuer à la se ramènent en dernière analyse à une seule : légitimer les actions humaines. La répression à l'encontre des voleurs et des criminels est légitime parce que nous réprouvons moralement le vol et le crime. Inversement, la condamnation pour vol d'une femme qui s'approprie quelques biens alimentaires dans un supermarché parce qu'elle n'a plus d'autre moyen pour faire vivre ses enfants, cela nous paraît une injustice, parce que voler pour nourrir ses enfants n'est pas acte moralement répréhensible. Ce qui le serait dans ce cas, ce serait de laisser les enfants crier famine pendant que des victuailles non consommées iront finir dans les poubelles du supermarché. C'est cette fonction de légitimation que les marxistes semblent mettre en cause dans leur critique de la . " La classe dominante impose ses fins à la société et l'accoutume à considérer comme immoraux les moyens qui vont à l'encontre de ces fins. " Par exemple, si notre pose comme juste en toutes circonstances le respect de la propriété privée, la vise à légitimer la propriété capitaliste des moyens de production.
Or, la question que ne se posent jamais les " amoralistes " quand ils ramènent la à sa fonction de légitimation, c'est la question de l'origine et de la nature de ce besoin de légitimation. Nous avons besoin de la pour rendre légitimes nos actions (ou nos inactions) mais personne ne nous explique pourquoi nous avons besoin de légitimer nos actes. Les lions n'ont besoin d'aucune légitimation de nature pour dévorer les antilopes et les renards dévastent les poulaillers en se moquant de l'impératif catégorique. Les voyous peuvent commettre de nombreux actes immoraux sans aucune légitimation à l'égard des honnêtes gens et ils semblent bien se conduire comme les lions et les renards. Mais entre eux ou en dehors de leur " business ", ils respectent les règles de la ordinaire : la fidélité à la parole donnée, par exemple, fait partie des valeurs morales avec lesquelles il est préférable de ne pas badiner. Les capitalistes, à bien des égards, ressemblent aux voyous – il arrive de plus en plus souvent que la frontière entre ces deux catégories de la population soit très poreuse – et comme eux acceptent un certain nombre de règles morales à usage interne ou en dehors du " business " mais, en plus, ils ont besoin que leur domination soit l'objet d'un consensus obtenu, non par la crainte, mais par l'accord sur des normes et des règles de vie qui rendent légitime le mode de production capitaliste. Les relations sociales ne peuvent pas se réduire à des relations de force comme les sont les relations naturelles. Ce qui les caractérisent, c'est qu'elles se conçoivent toujours sur le mode du " devoir être " et qu'il est impossible d'être sans que cet être soit relié à un devoir être, c'est-à-dire sans l'institution d'un système de valeur. C'est ce que dit Aristote quand il affirme que l'homme est un animal politique parce qu'il possède le langage qui signifie non l'agréable et le douloureux, mais l'avantageux et le nuisible, le juste et l'injuste ou le bien et le mal. Autrement dit, définir la par sa fonction de légitimation, c'est tomber dans un cercle vicieux, puisque le besoin de légitimation est l'expression de la nature " ", c'est-à-dire ici normative, de toute existence sociale, c'est-à-dire de toute existence humaine en général.
Quant au caractère transitoire de la , c'est une évidente absurdité. On peut remarquer que les préceptes moraux sont variables historiquement – voir ce qui a été dit plus haut quant à la séparation de la privée et de la publique. Freud note ce caractère historique de la et les limites du progrès moral : " Mais le degré d'intériorisation des interdictions varie beaucoup suivant les instincts frappés par chacune de celles-ci. En ce qui touche aux plus anciennes exigences de la culture, déjà mentionnées, l'intériorisation semble largement réalisée, si nous laissons de côté l'inopportune exception constituée par les névropathes. Mais les choses changent de face si nous considérons les autres exigences instinctives. On observe alors, avec surprise et souci, que la majorité des hommes obéit aux défenses culturelles s'y rattachant sous la seule pression de la contrainte externe, par conséquent là seulement où cette contrainte peut se faire sentir et tant qu'elle est à redouter. Ceci s'applique aussi à ces exigences culturelles dites morales qui touchent tout le monde de la même façon. Quand on entend dire qu'on ne peut se fier à la moralité des hommes, il est le plus souvent question de choses de ce ressort. Il est d'innombrables civilisés qui reculeraient épouvantés à l'idée du meurtre ou de l'inceste, mais qui ne se refusent pas la satisfaction de leur cupidité, de leur agressivité, de leurs convoitises sexuelles, qui n'hésitent pas à nuire à leur prochain par le mensonge, la tromperie, la calomnie, s'ils peuvent le faire avec impunité. Et il en fut sans doute ainsi de temps culturels immémoriaux. " Autrement dit, si les formes de la varient dans le temps, la elle-même n'est pas transitoire, puisque son développement et son renforcement s'identifient au processus de civilisation. Quand Marx évoque l'idée du dépérissement de l'État, cela ne peut se comprendre que dans un sens : une fois l'État privé de ses fonctions d'oppression d'une classe sur une autre, les individus progressant en raison parce qu'ils ne subiront plus aveuglement leur propre force sociale seront capables de régler spontanément tous les problèmes de la vie sociale sans qu'il soit nécessaire de faire appel à des forces de coercition spécialisées. Le communisme de Marx – et on trouve chez Lénine et chez Trotski de nombreux passages qui vont dans le même sens – n'est donc pas un monde sans , mais un monde dans lequel l'intériorisation d'une rationnelle par tous les individus rend inutile l'application mécanique extérieure de l'impératif catégorique altruiste.
Si la définition de la comme " produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes " s'effondre, l'amoralisme ne peut plus que s'appuyer sur le dernier pilier, celui de la dialectique de la fin et des moyens. Trotski reproche aux moralistes de considérer que les moyens sont moraux ou immoraux en eux-mêmes, sans regard de la fin poursuivie et il entreprend, primo, de réhabiliter les Jésuites à qui est attribué le précepte selon lequel "la fin justifie les moyens" et, secundo, de réfuter le moralisme précisément en ce qu'il veut la fin sans vouloir les moyens et donc se transforme en pure tartuferie. Or, dans tous les passages où Trotski aborde ces questions, il se conduit lui-même en moraliste, c'est-à-dire qu'il mène contre ses adversaires une discussion de philosophie .
Que la fin justifie les moyens, c'est un précepte commun à toute . Mais ce précepte doit être subordonné à la question essentielle qui est : qu'est-ce qui justifie la fin ? Mais Trotski ne répond pas à cette question qu'il évacue dans des généralités historiques vagues : " Dans la vie pratique comme dans le mouvement de l'histoire, les fins et les moyens changent sans cesse de place. " Mais il y a une réponse implicite. Après avoir répété que "le jugement moral est conditionné, avec le jugement politique par les nécessités intérieures de la lutte", Trotski précise : "L' émancipation des ouvriers ne peut être que l'œuvre des ouvriers eux-mêmes. Il n'y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer les défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d'acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d'imposture – de faire en un mot ce que font les staliniens." Il y a donc bien un ensemble de règles fondées sur un impératif, celui de l'émancipation des travailleurs. Or, du point de vue du marxisme traditionnel, l'émancipation des travailleurs n'a de sens et de légitimité que parce qu'elle est le moyen d'une émancipation générale de l'humanité. Notons d'ailleurs, en passant, que le point de vue moral du communisme n'est pas celui du bonheur : à la différence de la d'Aristote ou de celle des pères fondateurs de la Constitution américaine, la philosophie de Marx et du communisme n'est pas un eudémonisme, mais une de la liberté. Donc, la dialectique de la fin et des moyens s'inscrit, pour Trotski, dans une perspective , bien que le mot même de soit réfuté.
Le purisme moral est une position inacceptable parce qu'il conduit à renoncer aux valeurs morales elles-mêmes. Ce que réfute Trotski, comme on vient de la voir, ce n'est pas la en générale, mais un certain genre de puriste qu'on attribue souvent, et pas toujours à tort à Kant. L'argument majeur de Trotski est celui-ci : respecter les règles de la dans la lutte des classes, cela revient à combattre un adversaire à qui tout est permis en respectant les règles de la boxe française. Par conséquent, l'impératif catégorique revient d'abord à organiser sa propre impuissance et finalement à légitimer la domination et l'oppression, puisque s'y opposer reviendrait à être à son tour injuste. Comme, selon le précepte socratique, il vaut mieux subir l'injustice que la commettre, il vaut donc mieux subir l'oppression que la combattre avec les moyens adéquats. La critique du purisme moral n'est pas propre à Trotski ni au marxisme. Elle est au cœur de la polémique entre Kant et Benjamin Constant sur Un prétendu de droit de mentir par humanité. Vladimir Jankélévitch la reprend avec des accents qui le placent incontestablement du côté de Trotski. Par conséquent, la polémique contre le purisme moral n'est pas un conflit entre la et l'amoralisme marxiste, mais une discussion qui se place entièrement dans le champ de la .
S'il y a un reproche à faire aux donneurs de leçons de , c'est que, le plus souvent, ils ne prennent pas eux-mêmes leurs propres principes au sérieux. Autrement dit, ce n'est pas la qui est en cause, mais les moralistes impuissants et hypocrites. La critique trotskiste des moralistes se mène ainsi au nom de la et par conséquent légitime cette même qu'on prétendait à l'instant ramener à ses fondements sociaux petits bourgeois. C'est pourquoi, tout en s'en prenant apparemment à la en général, le centre de la critique de Trotski est adressé aux pharisiens qui identifient la bourgeoise et la " en général ". Or la bourgeoise, telle que Trotski la dépeint, est tout sauf une , puisqu'elle n'est qu'un discours hypocrite destiné à protéger l'immoralité profonde de la domination bourgeoise. Opposant la révolutionnaire des bolcheviks aux méthodes staliniennes, Trotski écrit ainsi : "Les méthodes staliniennes achèvent, portent à la plus haute tension, et aussi à l'absurde, tous les procédés de mensonge, de cruauté et d'avilissement qui constituent le mécanisme du pouvoir dans toute société divisée en classes, sans en exclure la démocratie. Le stalinisme est un conglomérat des monstruosités de l'État tel que l'histoire l'a fait ; c'en est aussi la funeste caricature et la répugnante grimace."
Autrement dit, "l'amoralisme marxiste" du Trotski qui dénonçait la comme "produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes" est réfuté par Trotski lui-même, non seulement dans ce texte consacré spécifiquement à la mais aussi dans de très nombreux autres textes … sans parler de la personnalité de Trotski lui-même qui reste un exemple des plus hautes qualités morales humaines.
Il faudrait ajouter maintenant que le traitement que nous avons fait subir à l'amoralisme marxiste de Trotski, on peut le faire subir à l'amoralisme nietzschéen (**) ou à l'amoralisme spinoziste. Si la possibilité de la reste problématique, il semble bien que nous soyons obligés de reconnaître l'impossibilité de l'amoralisme.
© Denis COLLIN

Notes
(*) La place occupée par la chrétienne, la références aux Évangiles, etc., dans la naissance du mouvement ouvrier suffirait à le prouver. Et que penser du fait que le Manifeste Communiste de Marx et Engels devait à l'origine s'appeler Credo Communiste?
(**) Voir Nietzsche ou l'impossible immoralisme de Yvon Quiniou (Kimé, 1993

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