J'ai 50 ans cette année et je lis "le Monde" tous les jours que Dieu (ou la nature) fait depuis l'âge de 15 ans. Malheureusement, "Le Monde" se transforme de plus en plus souvent en journal militant, qui plus est en journal militant du gouvernement -- comme "quatrième pouvoir" on fait mieux. L'article de Marie-Laure Phélippeau sur la réforme des programmes de philosophie est presque "idealtypique" de cette manière militante. Il défend intégralement le point de vue d'une petite association soutenue par l'administration du ministère ... et par les éditeurs de manuels scolaires, l'ACIREPH, association qui se fait l'avocat du programme de M.Renaut, commandité par l'ex-ministre Allègre et jouissant de la bénédiction du directeur des programmes, M.Ferry, lui-même auteur de nombreux ouvrages écrits en collaboration avec M.Renaut: que le monde est petit! Le point de vue de 80% des professeurs de philosophie, exprimé lors de la consultation de 2001 et réitéré lors des réunions inter-académiques n'est pas exposé et simplement assimilé à un retour en arrière de 30 ans. Culte du moderne, quand tu nous tiens! Peut-on faire remarquer que Platon, ça a nettement plus de trente ans, et ça vaut largement M. Renaut. Ni les propositions de Michel Fichant, ni les positions des représentants de la principale association de professeurs, l'APPEP ne seront connus des lecteurs. Quant à la revendication de la liberté philosophique, elle est soigneusement encadrée de guillemets dont les connotations péjoratives n'échappent à personne. Imaginez que parlant de la liberté de la presse, on écrive "liberté" entre guillemets vous y verriez immédiatement et à juste titre un certain mépris à l'égard de ce droit essentiel. Pourquoi la liberté de l'enseignement de la philosophie ne serait-elle pas aussi essentielle que la liberté de la presse et la liberté de conscience? Car c'est là le fonds de la question que votre collaboratrice feint d'ignorer. Le programme de 1973 est le produit direct des revendications de 1968 exigeant justement que les professeurs ne soient plus tenus, à travers un programme trop étroitement déterminé, de se faire les porte-parole (à leur corps défendant) de ce que François Châtelet pourfendait sous le nom de PSU ("Philosophie scolaire et universitaire"). M. Renaut nous proposait de mettre notre enseignement sous le signe de la nouvelle doxa qui vante les progrès continus de la démocratie, la nécessité de s'adapter aux "nouveaux publics scolaires" et des "questions d'approfondissements" qui sortaient tout droit du cours de MM. Renaut et Tavoillot à Paris IV. La "détermination" proposée par M. Renaut et l'ACIREPH n'est rien d'autre que la mise en place d'une philosophie officielle, en lieu et place de l'enseignement philosophique de terminale défini comme un enseignement d'initiation devant former l'esprit critique du citoyen. Ainsi les rétrogrades ne sont pas ceux que l'on croit. La majorité des professeurs de philosophie défend une liberté gagnée de haute lutte au fil des décennies alors que nos "modernes" critiques veulent revenir à une philosophie ancillaire, non plus servante de la théologie mais de la doctrine commune de la gauche et de la droite dites "libérales", par antiphrase puisqu'elles ne rêvent que d'en finir avec la conception véritablement libérale de l'enseignement. Votre collaboratrice cite un responsable de l'ACIREPH «Est-il sain pour une discipline enseignée à l'école que personne ne soit en mesure de dire ni ce qu'un professeur est tenu d'enseigner ni ce qu'un élève doit savoir, s'insurge l'Acireph (Association pour la création d'instituts de recherche sur l'enseignement de la philosophie), qui regroupe 200 professeurs de philosophie et prône la nécessité d'une réforme de cette discipline. Les graves problèmes d'équité que nous rencontrons chaque année dans la correction des copies du baccalauréat seront rendus définitivement insolubles.» On nous ressort sans le moindre élément d'information sérieux, sans la moindre mention du travail des commissions d'entente et d'harmonisation des correcteurs du baccalauréat, l'inusable article du mois de juin où des ignorants pérorent à longueur de colonnes sur "l'arbitraire" des notes de philosophie. Personne ne semble se soucier du fait que l'iniquité ne réside pas dans les notes du baccalauréat mais dans l'extraordinaire hétérogénéité des niveaux, ne serait-ce que de maîtrise de la langue, des candidats, une hétérogénéité qui ne fait que s'accroître au fur et à mesure qu'on remplace l'instruction par des pseudo-disciplines comme l'ECJS, par des TPE, des "'parcours croisés", itinéraires de découvertes et inventions abracadabrantesques des spécialistes des "sciences de l'éducation" qui prennent les élèves pour des cobayes destinés à servir leurs "expérimentations". Je suis tout prêt à inviter votre collaboratrice dans ma classe pour qu'elle puisse juger sur pièce si on y enseigne n'importe quoi... Mais peut-être est-ce trop demander que le minimum "d'enquête de terrain" et d'objectivité. Denis Collin Professeur Agrégé de Philosophie - Docteur de l'Université - enseignant au lycée Aristide Briand à Évreux. Derniers ouvrages parus: - Morale et Justice sociale (Le Seuil 2001, collection "La couleur des idées") - L'illusion plurielle: pourquoi la gauche n'est plus la gauche?( en collaboration avec Jacques Cotta) (JC Lattès, 2001) Mail : denis.collin@wanadoo.fr Pages personnelles : perso.wanadoo.fr/denis.collin
Article du journal Le MONDE du 13.03.02
A la rentrée 2002, les élèves de terminale générale (L, S et ES) travailleront vraisemblablement sur un programme ressemblant, peu ou prou, au précédent, qui date de 1973. Et les professeurs de philosophie qui se sont mobilisés depuis un an contre la réforme initiée par Claude Allègre sont satisfaits : leur "liberté", à laquelle intentait, selon eux, la réforme, sera sauve. Dans le projet qu'il vient de remettre à Jack Lang, le nouveau groupe d'experts, nommé en juin 2001 pour pacifier la situation, abandonne tout esprit de réforme et revient à une stricte liste de notions (la conscience, le désir, l'art, la connaissance scientifique, le travail, etc.) et d'auteurs. Une structure identique à celle du programme de 1973, qui laisse le champ libre aux enseignants dans la façon d'aborder les notions. C'est précisément cette hétérogénéité des cours que la réforme s'attachait à circonscrire. Elle proposait notamment des couplages de notions (par exemple nature et culture) pour restreindre les problématiques et introduisait des "questions à ancrage contemporain" articulés autour de problèmes de société. Cette tentative avortée - la quatrième en douze ans - avait pour but de déterminer un contenu national au programme de philosophie, afin de mieux armer les élèves pour le baccalauréat et de gommer l'aléa que représente souvent cette discipline. Avec, en toile de fond, la désaffection pour les filières littéraires. Ce pas de trente ans en arrière n'est que l'ultime épisode d'une série de reculades, imposées par la vigueur de la contestation depuis la publication du nouveau programme au Bulletin officiel, à l'été 2000. Dans un premier temps, il avait été demandé au groupe d'experts rédacteurs du programme, dirigé par Alain Renaut, de retoucher sa copie, à la lumière des nombreuses critiques qui émergeaient de la consultation des enseignants (Le Monde du 9 février 2001). Mais l'hostilité restant vive, le ministère avait préféré, dans un deuxième temps, rendre facultative une partie du programme et nommer un nouveau groupe d'experts, dont la présidence avait été confiée à Michel Fichant, professeur à Paris-IV, hostile à la réforme (Le Monde du 12 juillet 2001). Jack Lang avait décidé en outre de créer une "commission de suivi"de la réforme, présidée par le directeur de l'enseignement scolaire, Jean-Paul de Gaudemar. Cette instance "pluraliste" avait pour mission de rencontrer des professeurs de philosophie et de proposer des aménagements au groupe Fichant. Six journées interacadémiques ont eu lieu, fin 2001, rassemblant au total 450 professeurs de philosophie. Parallèlement, des pétitions réclamant le retrait pur et simple de la réforme ont continué de circuler. Un rapport a finalement été rédigé, recommandant l'abandon des deux principales innovations de la réforme Renaut : le couplage de notions afin "de donner effectivement aux professeurs la liberté d'articuler les notions en fonction de leurs choix philosophiques et pédagogiques" et les "questions d'approfondissement"(nouveau nom des "questions à ancrage contemporain", déjà facultatives). La commission précisait que "pour donner aux professeurs un signal fort", ces recommandations "devraient, en tout état de cause, être mises en ouvre dès la rentrée 2002". Le rapport a été transmis au groupe Fichant en janvier. L'un des membres de la commission de suivi, Gérard Malkassian, a alors démissionné après avoir découvert que sa contribution critique n'avait pas été annexée au rapport. Dans sa lettre de démission, le 14 février, il estime qu'au lieu "d'améliorer le contenu" de la réforme, la commission en a "accompli la liquidation pour rétablir l'esprit de l'ancien programme". Le groupe d'experts a finalement tourné le dos à la réforme Renaut. "Nous sommes allés loin dans la révision", admet Michel Fichant, pour qui le programme de 1973 "n'est pas pestiféré." "Est-il sain pour une discipline enseignée à l'école que personne ne soit en mesure de dire ni ce qu'un professeur est tenu d'enseigner ni ce qu'un élève doit savoir, s'insurge l'Acireph (Association pour la création d'instituts de recherche sur l'enseignement de la philosophie), qui regroupe 200 professeurs de philosophie et prône la nécessité d'une réforme de cette discipline. Les graves problèmes d'équité que nous rencontrons chaque année dans la correction des copies du baccalauréat seront rendus définitivement insolubles." Le ministère indique que ce nouveau projet sera soumis aux enseignants "dans les jours prochains". Les résultats de la consultation seront, assure la Rue de Grenelle, connus fin avril, malgré la longue période de congés de printemps. Le texte devrait être voté par le Conseil supérieur de l'éducation début mai pour une application en septembre. Marie-Laure Phélippeau |
vendredi 15 mars 2002
Réaction à l'article du Monde du 13 mars 2002, à propos de la réforme de l'enseignement de la philosophie au lycée
lundi 25 février 2002
Maître chez soi ?
Cet article a d'abord été publié dans la revue Res Publica.
La balance des forces
Selon Hobbes, la première loi de nature est “ de
rechercher et de poursuivre la paix. ” C’est pour obéir à cette loi que
les hommes renoncent à leur liberté, c'est-à-dire à leur droit de nature, au
profit d’un corps artificiel qu’ils autorisent à exercer un pouvoir souverain.
Mais cette “ guerre de chacun contre chacun ” que la constitution de
l’état civil élimine sur un territoire donné, celui où s’exerce l’empire du
souverain, est reconduite à l’échelle internationale. Elle devient guerre entre
les nations. Si on suit la logique hobbesienne, tant que les États nationaux
sont des États souverains, ils sont libres et leur droit s’étend aussi loin que
s’étend leur puissance. Dans ces circonstances, la paix ne peut être qu’un état
temporaire, un répit entre deux guerres. Les exercices d’équilibre acrobatique
de la diplomatie n’y peuvent rien. Comme le note Kant, “ une paix générale
qui durerait en vertu de ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est
une pure chimère comme la maison de Swift qui avait été construite par un
architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle
s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. ”[i] La
logique hobbesienne que Kant reprend, au moins partiellement à son compte,
exige donc la constitution à l’échelle de l’humanité de ce corps artificiel.
Léviathan est véritablement monstrueux. Il ne peut se contenter des eaux du
Loch Ness ; les océans du monde sont sa véritable dimension. La solution
pour sortir de cette situation instable qui nous a ramené à chaque fois,
immanquablement, à la guerre, serait donc la construction d’un État universel –
que Pierre Bourdieu appelait encore de ses vœux en 1998[ii].
Cet État universel apparaît comme le moyen adéquat pour
garantir la paix à l’échelle du monde entier. Pourtant, en contradiction
apparente avec son Idée d’une histoire universelle … ou avec la
conclusion citée ci-dessus de Théorie et pratique, Kant finit par la
refuser. “ L’idée du droit des gens suppose l’indépendance réciproque de
plusieurs États voisins et séparés. ” En effet, “ la raison préfère
cette coexistence des États à leur réunion sous une puissance supérieure aux
autres et qui parvienne enfin à la monarchie universelle. Car les lois perdent
toujours en énergie autant que le gouvernement gagne en étendue ; et un
despotisme qui, tuant les âmes, y étouffe les germes du bien, dégénère tôt ou
tard en anarchie. ” [iii] Cette contradiction lui
trouve une solution : une société des nations obéissant à des lois
communes sans être pour autant soumises à une autorité supérieure est possible
d’une part en raison des progrès de la moralité, d’autre part grâce au
développement de l’esprit de commerce, qui, bien qu’égoïste et non moral en
lui-même, ne se satisfait pas de la guerre.
Malheureusement, le deuxième pilier de la paix perpétuelle
kantienne s’est révélé encore plus instable que la balance des forces :
l’esprit de commerce s’est transformé en impérialisme et c’est de là que sont
sorties les horreurs de la colonisation et deux guerres mondiales. Comment
concilier la liberté des peuples – le droit des gens – avec l’exigence de la
paix et le respect des droits de l’homme – ce que Kant appellerait droit
cosmopolitique ? La question reste tragiquement actuelle.
Droit international, interventionnisme et souveraineté
Nous assistons depuis quelques années à un renversement de
la géographie des idées politiques pour le moins curieux. La gauche et plus
généralement les “ progressistes ” étaient partisans de
l’indépendance nationale, de la souveraineté des peuples, cependant que les
conservateurs faisaient reposer la paix sur le concert des grandes puissances
et voyaient volontiers dans les mouvements d’émancipation nationale une
intolérable subversion de cet équilibre. Aujourd’hui, il n’en est plus de même.
Le remplacement des projets de transformation sociale par l’idéologie des
droits de l’homme s’accompagne de la revendication du “ droit
d’ingérence ” et de la multiplication des instances internationales
mettant en liberté surveillée, voire liquidant purement et simplement l’idée
moderne de souveraineté dont on peut faire remarquer qu’elle fut à l’origine
des grandes révolutions démocratiques, l’américaine comme la française, et
qu’elle a sous-tendu le grand mouvement de décolonisation du xxe siècle. Du même coup, la
puissance militaire américaine apparaît presque comme le bras armé de ce nouvel
ordre international. L’interventionnisme “ humanitaire ” domine la
réflexion politique et stratégique. Il suffit de se souvenir que l’intervention
américaine dans les Balkans n’est pas d’abord un projet de l’état-major de
Washington mais une revendication des États européens sous la pression des
ténors de l’humanitarisme.
Il serait facile de montrer que cette nouvelle conception
des relations internationales est à géométrie variable. L’interventionnisme
devient un “ impératif catégorique ” quand il s’agit de l’Afghanistan
où les intérêts des USA sont en cause, mais les femmes nigérianes peuvent être
enterrées et lapidées dans l’indifférence générale. Il a semblé nécessaire de
juger Milosevic devant un tribunal international, mais Pinochet va mourir dans
son lit, tranquillement. Et, pour rester dans la même région et laisser de côté
le Tibet ou la Tchétchénie, les droits des peuples ne sont pas jugés à la même
aune suivant qu’il s’agit des émirs pétroliers du Koweït ou des ouvriers
palestiniens de Gaza et Ramallah. Bref, ce nouvel “ ordre moral
international ” peut facilement apparaître comme une pure tartufferie
couvrant la bonne vieille politique de puissance. On remarquera que les USA,
bien que grands défenseurs du droit international et des “ guerres
justes ” refusent de se laisser lier par toute convention internationale.
Ils ne se contentent pas de refuser de signer le protocole de Kyoto sur la
pollution ; ils ont envoyé au diable les accords d’interdiction concernant
les armes chimiques et bactériologiques alors que c’est la production de ces
armes qui sert de prétexte à la poursuite de l’embargo et des bombardements en
Irak. Enfin, pour ne pas voir déféré un de ceux qu’un président américain appelait
élégamment “ notre fils de pute ”, les gouvernements américains,
démocrates comme républicains, mettent leur veto à la création d’une cour
pénale internationale.
Cependant, cette réalité peu reluisante pour ceux qui
s’arrogent le droit de donner des leçons de morale au monde entier ne règle pas
la question de principe. Nous semblons obéir dans le domaine de la politique
internationale comme dans tous les autres domaines à l’utilitarisme le plus
plat. L’intervention américaine en Afghanistan est légitime puisqu’elle produit
des effets heureux : les hommes peuvent se raser et écouter de la musique,
les femmes peuvent – timidement – commencer à ôter le voile. Les mauvais
esprits noteront qu’à ce compte, l’intervention soviétique était, elle aussi
parfaitement légitime, puisqu’elle visait à défendre un régime
incontestablement “ progressiste ” sur le plan de l’instruction
publique, de l’égalité des hommes et des femmes, etc., menacé par la subversion
des fondamentalistes, lesquels recevaient à l’époque le soutien des
humanitaristes qui ne s’inquiétaient guère du sort des femmes… Et l’ancien
colonialisme, lui aussi, voulait apporter le bonheur et la civilisation aux
sauvages. Qu’est-ce que tout cela démontre ? Tout simplement que les
justifications utilitaristes de la “ guerre morale ” n’ont aucune
valeur puisqu’elles peuvent justifier toutes les interventions.
On peut trouver un fondement plus sûr à
l’interventionnisme dans les droits de l’homme. La “ communauté
internationale ” est fondée à intervenir contre un État souverain quand ce
dernier viole les droits humains fondamentaux. Ce mode de légitimation est
cependant beaucoup plus ambigu qu’on ne le croit d’ordinaire. Tout d’abord, la
définition de ces droits fondamentaux est extrêmement variable. Par exemple, la
Turquie par sa pratique de la peine de mort et sa dénégation des droits des
Kurdes, se voit interdite d’entrée dans l’Union européenne. Mais ce critère
interdirait sans doute l’adhésion d’un pays semblable aux États-Unis dans l’UE…
Ensuite, les droits fondamentaux impliquent la possibilité pour chacun de vivre
la vie qui lui semble bonne et nombre de pays du Sud estiment qu’au nom de
notre propre conception des droits de l’homme nous n’avons pas à mettre notre
nez dans la manière dont ils sont organisés. Ainsi, la liberté religieuse est
pour nous essentielle ; elle implique donc que nous respections la liberté
religieuse des autres, y compris dans le cas où la religion suppose une
discrimination légale des femmes. Bien que les théories procédurales du droit
soient très en vogue, dès qu’on essaie de généraliser quelques principes
juridiques sur le plan international, il devient assez clair que le droit ne
peut pas être purement procédural, mais doit avoir un contenu substantiel. Nous
sommes pour la liberté de pensée et pour la liberté religieuse, mais nous
croyons que notre conception de la valeur de l’individu relativement à la
communauté est supérieure à celle qu’adoptent les pays musulmans ou même les
pays soumis aux traditions confucéennes. Le texte publié par Fukuyama,
Huntington et Walzer, entre autres, qui justifie la politique suivie par Bush
de lutte contre “ l’axe du Mal ”, est révélateur. Pour des raisons de
“ political correctness ”, le mot “ croisade ”, utilisé une
fois par Bush, a été éliminé, mais le contenu reste. Ce dont il s’agit, ce
n’est pas de défendre un droit international abstrait mais bien des
“ valeurs ” précises, un contenu substantiel. Dans la “ Lettre
d’Amérique ”[iv], les signataires
définissent clairement ce contenu substantiel. Il n’est aucunement celui de la
neutralité à l’égard des religions qu’implique par exemple la théorie de la
justice de Rawls. Ils affirment ainsi : “ Bien que l'idéologie laïque
semble de plus en plus, dans notre société, emporter l'adhésion des jeunes
générations, nous la désapprouvons parce qu'elle vient à l'encontre de la
légitimité d'une partie importante de la société civile et tend à nier
l'existence de ce que l'on peut considérer avec quelque raison comme une
dimension importante de la personne humaine. ” Autrement dit, ce que
défendent les signataires c’est la conception protestante américaine de la
tolérance : vous avez le droit de pratiquer le culte de votre choix, mais
la société est essentiellement religieuse. Et c’est au nom de cette conception
que la guerre de Bush est déclarée une guerre juste. Bien sûr, les auteurs de
la “ Lettre d’Amérique ” ne résument pas, à eux seuls, les défenses
possibles de la guerre des États-Unis contre “ l’axe du mal ”. Mais
ils démontrent que dès qu’on s’avance sur le terrain des guerres justes, on
définit, même si c’est seulement implicitement, un contenu particulier de ce
qui est juste et devrait être partagé par tous. On est donc sorti du droit
international et des principes formels des droits de l’homme. Le danger de
cette position, comme de celle de l’humanitarisme en général est de confondre
les convictions religieuses ou morales et le droit et cette confusion conduit
nécessairement à des guerres interminables.
La dernière justification possible réside dans le
“ droit des gens ”, c'est-à-dire l’application du droit naturel à
l’échelle internationale. Quand les États-Unis entrent contre l’Irak en 1991,
ils peuvent le justifier au motif qu’ils ne font que défendre l’indépendance de
leur allié koweïtien. L’attaque délibérée du groupe Al Qaida contre les
États-Unis les fonde à riposter. Cependant, depuis la Seconde Guerre mondiale,
ce droit des gens s’applique normalement sous le contrôle de l’ONU dont l’un
des principes fondateurs est, de manière très kantienne, le respect de la
souveraineté des peuples et donc – même si ce “ donc ” est
problématique – des États nationaux. Mais on ne peut pas à la fois déclarer la
souveraineté dépassée comme le font les humanitaires et les partisans de la
“ justice sans limite ”[v] et
justifier l’intervention militaire par un droit qui repose sur la
reconnaissance de l’indépendance des peuples et la souveraineté.
Un contrat social universel
Le pragmatisme et l’utilitarisme qui marquent la pensée
politique internationale ne font, en fin de compte, que reconduire la politique
de puissance. Les “ réalistes ” nous invitent ainsi à constater que
l’imperium que les États-Unis assument sur le monde entier, bien qu’éloigné de
la situation idéale, est sans doute le moins mauvais des ordres
possibles : il nous protège contre les guerres mondiales du type de celles
que nous avons connues par le passé et les valeurs de la liberté sont moins mal
soutenues que dans les autres configurations possibles. C’est se rassurer à bon
compte. Hobbes soutenait que les hommes sont égaux naturellement car le plus faible
peut toujours tuer le plus fort. L’attentat du 11 septembre a montré qu’une
telle situation hobbesienne existe aussi au niveau international. Ce type de
situation est appelé à se multiplier à mesure que se déploient l’arrogance et
la politique de puissance, désormais sans frein et sans contrepoids, du
gouvernement des États-Unis, dont le budget militaire pour 2003 doit égaler la
somme des budgets militaires des quinze pays les plus puissants militairement.
Les États-Unis se préparent à faire la guerre contre le monde entier. Ils
veulent démontrer qu’ils n’ont pas besoin d’alliés et que la société des
nations est le cadet de leurs soucis. Mais les états-uniens sont 300 millions
sur une planète qui comptera bientôt 10 milliards d’habitants. L’équation des prochaines
convulsions est là.
Les autres formes de supranationalité ne valent pas
beaucoup mieux. Si on considère les mesures globales adoptées par les pays
européens pour “ lutter contre le terrorisme ”, on s’aperçoit que la
défense supranationale de la démocratie conduit à sa mise en pièces. Ainsi, sur
tout le territoire européen s’appliquent désormais les lois de l’État le plus
répressif. Supposons qu’un Italien ou un Autrichien soit poursuivi par son
gouvernement dans lequel siègent toutes sortes de néofascistes, le gouvernement
français ou britannique sera fondé à l’arrêter même s’il n’enfreint aucune loi
française et si le crime que lui reproche M.Haider ou M.Dini n’en est
absolument pas un au regard de la loi française. Il ne s’agit évidemment pas d’une
menace virtuelle. Les nouvelles dispositions interdiraient au gouvernement
français d’accueillir Toni Negri qui était poursuivi pour
“ terrorisme ” en Italie. Et quand on voit le sort d’Adriano Sofri et
de ses camarades, on ne peut qu’être inquiet.
On peut donc démontrer que ni l’imperium américain ni la
supranationalité à l’européenne ne sont des bons moyens d’assurer la paix et la
sécurité. Le triptyque kantien de la “ paix perpétuelle ” reste une
solution beaucoup plus sûre.
Premier volet : l’État républicain. Les Républicains,
de Spinoza à Kant, par exemple, ont toujours pensé qu’un État où le peuple
exerce sa souveraineté est moins enclin à se lancer dans la guerre qu’un État
despotique. D’une part, parce que dans les guerres, c’est le sang du peuple qui
est versé et que le souverain coïncidant avec les sujets sera nécessairement
plus prudent. Parce que, d’autre part, les citoyens pouvant se livrer aux
occupations qu’ils ont choisies librement ne seront pas portés à trouver des
exécutoires dans des aventures extérieures. Il y a des contre-exemples
terribles à cette espérance républicaine. La première guerre mondiale a été
déclenchée par des États démocratiques (France et Grande-Bretagne) contre un
État presque démocratique (Allemagne). En vérité, ce contre-exemple n’en est
pas un. La première guerre mondiale est d’abord un conflit d’empires et son
facteur déclencheur a été la question des nationalités en Europe. Si les droits
nationaux n’avaient pas été bafoués (par exemple par l’empire austro-hongrois)
et si l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ne s’étaient pas disputé le
partage du monde, la guerre n’aurait jamais eu lieu. Il nous reste seulement à
rappeler la deuxième condition kantienne de la paix : une nation ne doit
pas en opprimer une autre, ou encore, pour parler comme Marx, “ un peuple
qui en opprime un autre ne saurait être libre. ”
Deuxième volet : le droit des gens. Chaque peuple se
gouverne comme il l’entend, et doit être protégé des ingérences étrangères.
Être maître chez soi : voilà une revendication qui reste profondément
enracinée dans la conscience populaire. Elle renvoie à une idée ancienne mais
toujours vive de la liberté, une idée républicaine qui ne sépare pas la liberté
de l’individu de la liberté du citoyen ni la liberté du citoyen de la liberté
de la cité. Le gouvernement républicain est le gouvernement de citoyens libres
et il présuppose donc que la cité elle-même soit libre. Si on remonte aux
origines du républicanisme moderne dans la philosophie politique italienne de
la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, c’est là une constante : la
République, c’est l’indépendance à l’égard de l’Empire et à l’égard de
l’Église. La contrepartie de cette protection des droits nationaux est la
renonciation au “ droit de guerre ”, c'est-à-dire à ce “ droit
de nature ” hobbesien dans l’arène internationale. La
souveraineté nationale exige la reconnaissance de la souveraineté des
autres. Une des critiques qui lui sont le plus fréquemment adressées consiste à
affirmer que la souveraineté est exigence de puissance sans limites. C’est
exactement l’inverse : la souveraineté demande la reconnaissance des
frontières et donc pose la frontière comme sa limite.
Troisième volet : le droit cosmopolitique. Les hommes
ne sont pas seulement sujets de tel ou tel État ; ils sont aussi
“ citoyens du monde ” et possèdent des droits à ce titre. Parmi ces
droits les plus importants figure la liberté d’aller et de venir sur toute la
surface de la Terre, de s’arrêter dans tel pays et d’y demander l’hospitalité
sans être traité comme un délinquant. Si d’aventure un individu a perdu la
protection de son État d’origine, tous les pays se proclament “ États de
droit ” lui doivent protection. C’est ce qu’avait pris en compte, bien que
de manière limitée, la convention de Genève sur les réfugiés et apatrides. On
remarquera que, en dépit des discours sur le “ droit international ”
et la mondialisation, ces deux principes sont loin d’être respectés dans toute
leur rigueur. Les pays d’Europe, grands donneurs de leçons de morale urbi et
orbi, ont ainsi posé des restrictions très fortes à la liberté de circuler
des ressortissants des pays du Sud ; ils traitent généralement la demande
d’hospitalité comme un délit et le droit d’asile se réduit comme une peau de
chagrin.
Ces trois volets peuvent former les bases d’un contrat
social international. Un tel contrat évite le recours à un pouvoir
supranational, à une sorte d’État mondial. L’association des États adhérant à
ces principes suffit à garantir le respect du droit des gens, à la condition
qu’aucun ne soit suffisamment puissant pour imposer sa volonté à tous les
autres. Vis-à-vis des États qui n’acceptent pas les principes généraux des
droits de l’homme et du citoyen, il faut distinguer deux cas. Il y a des États
autoritaires, qui peuvent avoir un parti unique, et dans lequel les individus
ne jouissent que de très peu de droits politiques et dans lesquels cependant
les individus ne sont pas traités arbitrairement et bénéficient d’un minimum de
protection légale. Avec des réserves, des États comme l’Iran, Cuba ou de
nombreux États du Sud-Est asiatique, Chine comprise entrent dans cette
catégorie. Ils ne sont pas des États démocratiques, mais à leur égard le
principe de non-ingérence doit être garanti. Nous avons des moyens simples de
marquer notre désapprobation à l’égard de leur mode de gouvernement, par
exemple en accueillant les réfugiés politiques originaires de ces États et en
leur garantissant la liberté d’expression et d’action politique. La situation
est évidemment différente quand on a affaire à un gouvernement engagé dans une
guerre massive contre sa population, comme ce fut le cas de la dictature de
Pinochet en 1973, de la dictature argentine, du régime de l’apartheid en
Afrique du Sud ou du gouvernement soviétique sous Staline. Il n’est évidemment
pas possible dans ce cas de pratiquer une non-ingérence qui s’apparente à la
non-assistance à personne en danger de mort. On peut envisager une action
allant jusqu’à l’intervention militaire moyennant certaines conditions précises :
accord de la communauté internationale, accord des représentants de la
population opprimée – sous réserve qu’on puisse trouver de véritables
représentants – et interdiction de toute intervention militaire qui viserait
des populations et des objectifs civils. Des mesures de boycott peuvent
également se révéler utiles et efficaces comme ce fut le cas pour l’Afrique du
Sud. Mais ce n’est pas toujours le cas : en Irak, le blocus sert
manifestement les intérêts du clan dirigeant de Saddam Hussein, alors qu’on
peut penser que l’ouverture commerciale et l’amélioration du niveau de vie
contribueraient à desserrer l’étau de la dictature. À ces droits qu’on peut
donner à la communauté internationale d’intervenir dans les affaires
“ intérieures ” d’un État membre, il faut donc fixer des conditions
précises, dont celle-ci : que les États qui participeraient à une
intervention contre un gouvernement tyrannique ne soient eux-mêmes en
contravention avec les principes de la communauté internationale au nom de
laquelle on agit, un peu de la même façon que pour être policier, il faut avoir
un casier judiciaire vierge.
En conclusion, donc, de la même
façon qu’un État stable est un État dont la constitution garantit les citoyens
contre l’oppression, un ordre mondial stable est un ordre mondial qui garantit
la liberté des nations. Et, de la même façon que la liberté des citoyens
peut-être garantie par des ingérences motivées impersonnelles et appliquées
selon un règle d’égalité, la société des nations peut intervenir vis-à-vis de
l’un de ses membres. Mais, encore une fois, il faut souligner que le premier
point est la condition du second : c’est seulement si le principe de la
souveraineté des nations est garanti que l’action de leur association peut être
légitime. Inversement, la dissolution des États-nations, ouvrant la porte à de
nouvelles formes d’Empire – sur le modèle du Saint Empire Romain – prive de toute légitimité l’ingérence et
rétablit la loi de nature hobbesienne avec toutes ses conséquences.
Denis Collin – 25 février 2002
[i] E.Kant : Sur le lieu commun : il se peut que ce
soit juste en théorie, mais, en pratique, cela ne vaut point, in Œuvres
III, La Pléiade, Gallimard, 1986, page 299
[ii] voir Pierre Bourdieu : “ L’essence du
néolibéralisme ”, Le Monde Diplomatique, mai 1998 et ma critique
sur https://denis-collin.blogspot.com/2016/04/etatisme-liberalisme-et-republique.html
[iii] E :Kant : Projet de paix perpétuelle,
in Œuvres III, page 361
[iv] Le Monde, 14
février 2002
[v] À ce propos, il est très
curieux de voir Michaël Walzer théoricien des limites des sphères de la justice
apporter son soutien à une opération dénommée “ justice sans
limite ”…
par Denis Collin
dans la rubrique Morale et politique, le Samedi 26 Mars 2005, 08:38 -
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vendredi 1 février 2002
Sur Pierre Bourdieu
Importante
figure de l’Université française, auteur de référence dans les sciences
sociales, Pierre Bourdieu a aussi été une nouvelle incarnation de cette
figure de l’intellectuel engagé, de Hugo et Zola à Sartre et Foucault,
et dont on nous dit que c’est une des manifestations de cette agaçante
exception française. J’ai découvert Bourdieu comme beaucoup de gens de
ma génération en lisant Les Héritiers (1964), écrit avec Jean-Claude Passeron.
Son analyse du milieu étudiant s’intégrait parfaitement dans l’ambiance
des années 68. La critique des illusions de l’émancipation par l’école
nous semblait subversive. Bourdieu complétait Marx et nous disposions
des fondements théoriques d’une politique révolutionnaire à
l’Université. J’étais militant de la Ligue Communiste et la petite
brochure de Daniel Bensaïd, “ Le second souffle ” puisait abondamment dans ses analyses.
S’il
faut juger l’œuvre théorique de Bourdieu aujourd’hui, je serai moins
enthousiaste qu’en cette année 69. Incontestablement, l’œuvre a une
visée critique et essaie de démonter les mécanismes de la domination et
la formation des représentations qui amènent les dominés à accepter leur
domination. Pour ses partisans, Bourdieu va au-delà de Marx. Mais s’il
apporte des enrichissements à la sociologie d’inspiration marxiste,
comme le note Tony Andréani (qui s’avoue
être plutôt un de ses sympathisants), “ en même temps, il régresse à
bien des égards en deçà du niveau de conceptualisation marxien. ” Je ne
développe pas ici la critique que Tony Andréani
adresse à la notion d’habitus et aux “ énigmatiques ” concepts
d’intériorisation et d’incorporation. Je crois que l’extension du
concept de capital au “ capital symbolique ” apporte plus de confusion
qu’autre chose : le fait que j’aie appris le latin n’est pas un capital,
puisque ça ne circule pas en s’augmentant d’une plus-value ! Les
innovations bourdieusiennes ont surtout eu
des effets ravageurs dans le domaine de l’enseignement. Pierre Bourdieu
n’en est pas pleinement responsable et c’est une version bien
particulière de La reproduction (1970) qui a servit de vade mecum
aux hiérarques réformateurs, mais il faut reconnaître que c’est sous
l’enseigne de la théorie de la pédagogie comme “ violence symbolique ”
qu’a été conduite l’entreprise de destruction systématique de l’école
publique menée depuis un quart de siècle.
Les
critiques théoriques ne doivent faire oublier ni le philosophe ni
l’homme engagé. Bourdieu est un philosophe et on lui doit sans aucun
doute l’une des meilleures critiques de Heidegger dont le succès fut si
grand et si incompréhensible chez les intellectuels français. On
n’oubliera pas non plus l’engagement entier de Bourdieu aux côtés des
grévistes et des manifestants de l’automne 1995. Quand les médias et les
porte-plume de tous les pouvoirs volaient au secours du plan Juppé,
Bourdieu ne se contentait plus de faire l’état de “ La misère du monde ”
mais prenait part au combat. C’est dans des moments comme ceux-là qu’on
peut voir qui sont nos amis. Même si l’orientation défendue ensuite par
Bourdieu de construction d’un “ gauche de gauche ”, d’une “ gauche
radicale ”, risque de couper une avant-garde plus ou moins autoproclamée
du mouvement de masse qui ne suit pas nécessairement des élaborations
parfois bien fumeuses qu’on peut trouver dans le “ mouvement
anti-mondialisation ”.
Denis Collin
(Cet article a été publié dans la revue Utopie Critique, au moment de la mort de Pierre Bourdieu)
mercredi 2 janvier 2002
Echanges, argent, commerce
Le commerce et les échanges semblent essentiellement des objets de la science économique. Mais, historiquement, c’est d’abord la philosophie qui les constitue comme des objets de réflexion théorique. L’économique est une partie de l’éthique, chez Aristote comme chez Thomas d’Aquin. Adam Smith, avant d’être l’auteur de la Richesse des nations, est celui d’une Théorie des Sentiments Moraux. Aujourd’hui, l’économie politique est devenue « science économique ». Il est clair cependant qu’une science économique purement technique laisse échapper la dimension morale et anthropologique de l’économique. Le commerce n’est pas d’abord l’affaire des « commerciaux », car il s’agit de l’essence même de ce qui fait une société. Et l’argent, une affaire si commune, même pour ceux qui n’en ont guère, se révèle à l’analyse comme une véritable énigme métaphysique, ainsi que le dit Marx. .
mardi 1 janvier 2002
Einstein et Spinoza
Par Gustavo Cevolani, (Aedes Spinoziana). Traduit de l'italien
[Ce texte est traduit de l’italien. Il est publié dans le numéro de mai 2001 du bulletin Ethica et disponible sur le site http://www.fogliospinoziano.it/]
Une confrontation entre Spinoza et Albert Einstein, génial scientifique du début du xxe
siècle et père de la physique contemporaine, pourrait sembler
hasardeuse s’il n’y avait pas le très grand nombre de citations
qu’Einstein lui-même dédie au philosophe dans ses ouvrages non
strictement mathématiques. Ce fait pourrait à son tour apparaître comme
rien d’autre qu’une curiosité, mais c’est en réalité l’indice d’une
profonde familiarité du physicien allemand avec la pensée et les idées
de Spinoza, comme je voudrais le montrer dans les brèves notes qui
suivent.
Je crois que les principaux fils qui lient Einstein à
l’expérience intellectuelle de Spinoza sont au nombre de trois. En
premier lieu et au niveau général, le sentiment qu’Einstein appelle
"religiosité cosmique" ; lié à celui-ci, la conviction "métaphysique"
d’une causalité physique complète ; et enfin, à un niveau biographique
même, l’appartenance à cette "communauté des hérétiques" qu’Einstein
entendait partager avec le philosophe d’Amsterdam. Dans les lignes qui
suivent, je chercherai à illustrer ces points au moyen de plusieurs
citations des œuvres d’Einstein et de quelques brefs commentaires.
La religiosité cosmique[1]
est l’expression la plus haute du sentiment religieux de l’homme, en
tant qu’opposée à l’ensemble des normes et doctrines qui constituent,
inversement, la religion traditionnelle. Selon Einstein, toutes les
doctrines religieuses conventionnelles, telles qu’elles sont incarnées
par les diverses églises existantes, sont erronées en tant qu’elles sont
dogmatiques et par là opposées à la pensée rationnelle et à la science.
Une telle réfutation, toutefois n’équivaut pas ni ne porte à
l’athéisme, à moins que par "athée" on ne veuille désigner celui qui ne
croit pas en dieu anthropomorphe et agissant dans le monde en tant que
sujet supérieur et distinct.[2]
Les dogmes traditionnels étant exclus, reste pour
Einstein un sentiment religieux plus général et plus profond, commun à
tous les hommes, impersonnel mais non opposé à la pensée rationnelle et
scientifique et duquel les doctrines traditionnelles elles-mêmes ont
peut-être tiré leur origine.[3]
Un tel sentiment consiste dans la reconnaissance d’une unité dans le
monde ou dans la nature, une sorte "d’harmonie préétablie" leibnizienne
qui se révèle en premier lieu dans notre connaissance du monde lui-même.[4]
Précisément, dans la connaissance scientifique,
c'est-à-dire dans la connaissance rationnelle des liens de causalité
entre les choses, Einstein trouve les fondements tant du refus de la
religion conventionnelle que de l’interprétation correcte du sentiment
religieux, et conséquemment de l’éthique et de la morale. Pour le
scientifique, en effet, les mêmes lois générales causales de la physique
gouvernent tous les évènements naturels : de la chute d’une pierre, au
lancer d’un projectile et jusqu’à la volonté humaine elle-même. En ce
sens, la nécessité physique exclut par principe l’existence d’un être
d’un être supérieur, semblable à nous et qui, sur un mode semblable au
nôtre peut agir dans la nature et en dehors de ces lois nécessaires. Les
religions traditionnelles, basées sur une telle image de l’être suprême
sont donc tout simplement dans l’erreur ; un accord entre science et
religion est alors impossible et, dans la confrontation, la dernière
doit succomber.
D’autre part, dans la connaissance rationnelle
elle-même se fonde la religiosité de l’homme : "le savant, lui, [est]
convaincu de la loi causalité de tout évènement […] Sa religiosité
consiste à s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la
nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées
humaines et toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que
leur néant dérisoire"[5]
Pour lui, au contraire de la religion traditionnelle, la religiosité
cosmique est dans un "admirable accord" avec la science et la pensée
rationnelle, et de cela il se nourrit :
"Il est certain qu’à la base de tout travail
scientifique un peu délicat se trouve la conviction, analogue au
sentiment religieux, que le monde est fondé sur la raison et peut être
compris. […] Cette conviction liée au sentiment profond de l’existence
d’un esprit supérieur qui se manifeste dans le monde l’expérience
constitue pour moi l’idée de Dieu ; en langage courant on peut l’appeler
"panthéisme" (Spinoza)".[6]
Ceci est peut-être la définition la plus exacte de la
position d’Einstein, que lui-même précise en citant le nom de Spinoza.
Dans cette vision je crois que doit être lu le célèbre mot d’Einstein,
"Dieu ne joue pas aux dès", plusieurs fois réaffirmé, en particulier
dans les lettres à son ami et collègue Max Born relativement à
l’interprétation non déterministe et relativiste de la mécanique
quantique. Le ferme refus de la solution de Born à ces problèmes naît
véritablement de l’identification entre le caractère nécessaire des lois
causales et la compréhensibilité de la nature, qui, selon Einstein, est
niée par l’interprétation théorique de son ami.[7]
Dans la religiosité cosmique se trouve donc l’idée
même de la possibilité de connaître le monde, en tant qu’harmonie des
lois causales. Il est intéressant de souligner que c’est la même foi
dans une causalité physique absolue, c'est-à-dire dans une vision
substantiellement matérialiste et déterministe du monde, qui porte
Einstein à tenir pour impossible l’existence d’une divinité au sens
traditionnel mais en même temps à reconnaître une empreinte supérieure
et divine dans la structure du monde même. Reconnaître et admirer
l’absolue nécessité des choses (dévoilée par moments par les lois de la
physique), c’est le premier pas vers une authentique pensée religieuse :
un pas accompli selon Einstein par les grands penseurs de tous les
temps, et en particulier par Démocrite et Spinoza, les seuls qui soient
aussi radicaux et aussi conséquents "dans la ferme croyance dans la
causalité physique, une causalité qui ne s’arrête pas face à la volonté
de l’homo sapiens".[8]
La nécessité naturelle, donc, non seulement ne
détruit en aucune manière la possibilité du sentiment religieux (en
constituant au contraire le fondement) mais, en particulier, elle
n’interdit pas la possibilité d’une morale authentique. Il pourrait
sembler que, dans une vision parfaitement causale de la nature, la
dimension spirituelle humaine serait reléguée comme un engrenage
insignifiant du mécanisme : au contraire, c’est véritablement dans la
contemplation de la causalité que l’homme peu reconnaître la présence de
quelque chose transcendant l’individu et la voie pour une véritable
réalisation en tant qu’être libre : "Être religieux", dit Einstein,
signifie "être libéré des chaînes des désirs égoïstes propres" et ces
chaînes sont brisées en premier lieu dans la reconnaissance de la
dimension "divine" du monde, indépendamment de son identification avec
une quelconque Être suprême.[9]
En ce sens, non seulement la science et la religion s’accordent[10],
mais la première peut constituer une voie d’accès à la seconde :
"Comment cette religiosité peut-elle se communiquer d’homme à homme,
puisqu’elle ne peut aboutir à aucun concept déterminé de Dieu ni à
aucune théologie ? Pour moi, le rôle le plus important de l’art et de la
science consiste à éveiller et maintenir éveillé ce sentiment dans ceux
qui lui sont réceptifs"[11].
Si le véritable but de la religion est d’indiquer à l’homme la route
pour se libérer des appétits et des peurs égocentriques, en cela elle
coopère avec la science qui montre la possibilité même de ce but dans
son effort continu d’unification rationnelle transcendant l’individu.[12]
D’autre part, en ce moment de tension morale vers une dimension
supérieure réside l’essence même de l’éthique, dont l’exercice devient
indispensable à partir du moment où la science (entendue comme pensée
rationnelle) nous dit "ce qui est mais non ce qui devrait être."[13]
"La véritable valeur d’un homme se détermine en examinant dans quelle
mesure et dans quel sens il est parvenu à se libérer du "je".[14]
Einstein exprimait à maintes reprises sa véritable
religiosité, l’extranéité à l’égard de toute église et sa proximité de
la philosophie éthique de Spinoza :
"Les génies religieux de tous les temps se sont
distingués par cette religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni
dogme, ni Dieu conçu àl’image de l’homme et donc aucune église
n’enseigne la religion cosmique. Nous imaginons aussi que les hérétiques
de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme
supérieure de la religion. Pourtant leurs contemporains les
suspectaient souvent d’athéisme mais parfois aussi de sainteté.
Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise et
Spinoza se ressemblent profondément."[15]
L’affinité qui l’unit à Spinoza est perçue par
Einstein aussi sous cet aspect : ils comptent tous deux au nombre des
"hérétiques", c'est-à-dire de ceux qui nient l’existence d’un Dieu
anthropomorphe et juge du bien et du mal. Un Dieu qui récompense et
punit est inconcevable pour Einstein puisque les actions d’un homme sont
"déterminées par la nécessité externe et interne, de sorte qu’aux yeux
de Dieu il ne peut pas être plus responsable qu’un objet inanimé est
responsable du mouvement dont il participe.[16]
Ceci ne signifie toutefois pas être immoral, comme nous l’avons dit, du
moment que les bases de l’éthique sont complètement humaines et non
divines. "Pour le sage, le futur est en tout nécessaire et déterminé
comme le passé ; la morale n’a rien de divin, c’est une question
purement humaine."[17]
La confusion entre dogmatisme et moralité est
précisément à l’origine des incompréhensions et des condamnations que
rencontre celui qui comme Einstein ou Russell[18] soutient une religion "humaine" et libre des liens doctrinaux.
Ces incompréhensions, qui, à Einstein (au contraire
de Spinoza) ne coûtèrent probablement rien d’autre que le blâme des
bigots, s’ajoutent toutefois dans son cas aux amertumes que lui ont
causé dans les dernières années soit la situation allemande, soit celle
de la physique mathématique. Jusqu’au moment de son exil volontaire en
Amérique, Einstein se battra contre le militarisme, l’antisémitisme et
le racisme toujours plus répandus et pas seulement en Allemagne ; dans
le même temps, il se trouvera à réfuter l’interprétation de la physique
des quanta désormais acceptée par toute la génération nouvelle des
physiciens, par lesquels il sera plus d’une fois considéré comme "un
fossile survivant d’un époque préhistorique"[19]
Ce fut peut-être de cette situation sombre que naquit le commentaire
ironique d’Einstein : "il n’y a que deux choses infinies, l’univers et
la stupidité humaine ; et je ne suis pas sûr pour le premier".
Certainement, pour sa même reconnaissance, ce qui lui permit de
surmonter cette situation, ce furent ses convictions religieuses dans le
sens défini plus haut. [20]
Dans les brèves notes ci-dessus j’ai cherché à
illustrer avec exactitude les points de contact qui me semblent exister
entre la pensée "philosophique" d’Einstein et la personnalité et les
idées de Spinoza. Sûrement la réflexion d’Einstein en morale ne tente
pourtant pas de parvenir à l’achèvement et à la systématicité de la
théorie spinozienne ; il me semble toutefois indéniable qu’il y a entre
les deux penseurs une profonde familiarité. Je laisse juge le lecteur de
la mesure dans laquelle une telle affinité peut être justifiée à partir
des pages du texte même de Spinoza.
[1] C’est la traduction de l’expression anglaise “cosmic religious feeling”, utilisée par Einstein dans Religion and Science, un article écrit pour le New York Times Magazine en 1930 et réimprimé dans “Comment je vois le monde” (Champs-Flammarion pour la traduction française). Philosophical Library, New York, 1949
[2] En ce sens, cette attitude porte plutôt à l’hérésie. On le voit à la fin de cet essai.
[3]
La naissance des cultes anthropomorphes ou démoniaques (c'est-à-dire
de ce qu’Einstein appelle "religion de la terreur") est au contraire
expliquée par Einstein justement par le manque d’une physique évoluée
parmi les peuples primitifs. Voir Comment je vois le monde, p.16
[4] Invention lors de la célébration des soixante ans de Max Planck (1918) à l’Académie de Berlin. Repris dans Comment je vois le monde.
[5] Comment je vois le monde…p.20
[6] ibid.
[7] Voir le recueil Scienza e vita. Lettere 1916-1955, Einaudi, Torino, 1973; traduction italienne de Briefwechsel 1915-1955, 1965, publié par Born lui-même.
[8] Ce jugement sur les deux philosophes est exprimé par Einstein dans une lettre à son ami Maurice Solovine (in Einstein, Opere scelte, Bollati Boringhieri, Torino, 1988; p. 732), responsable
d’une édition des fragments de l’atomiste grec et fondateur en 1903,
avec Einstein lui-même et Konrad Habicht, d’une cénacle philosophique
dans lequel Spinoza était mis en discussion aux côtés de Hume, Mach,
Riemann et Poincaré.
[9] A. Einstein, Out of my later years, 1950
[10]
“La science sans la religion est boiteuse, la religion sans la
science est aveugle”, écrivait Einstein en 1941 (voir Einstein, Pensées)
[11] Comment je vois le monde, p.18
[12] Pensées
[13] ibid.
[14] Comment je vois le monde.
[15] Op. cit. p.18
[16] ibid.
[17] ibid.
[18]
Bertrand Russell perdit plusieurs charges d’enseignement (par exemple
au collège de New York), à cause de ses idées “immorales”. En au moins
une occasion, Einstein, déjà en Amérique depuis 1933, intervint en sa
défense, en témoignage d’une amitié qui dura jusqu’à la mort du
physicien en 1955. À Russell Einstein laissa aussi un Testament
spirituel, un appel aux politiques de la Terre en faveur du désarmement
nucléaire.
[19] voir les lettres à Born dans Science et vie,
citée en note 7, dans laquelle Einstein discute plusieurs fois avec
son ami soit des problèmes politiques et sociaux soit de ces
"dialogues de sourds" (Born) qui désormais séparent Einstein de la
communauté de ses collègues.
[20] Comment je vois le monde.
mardi 18 décembre 2001
Le péché originel du XXe siècle
Il peccato originale del Novecento, Domenico Losurdo
Sous le titre Il peccato originale del Novecento, Domenico Losurdo
(*) a publié en 1998, aux éditions Laterza un court essai qui répondait aux
déferlements de commentaires qui ont accueilli la publication du Livre noir du
communisme sous la direction de Stéphane Courtois.
Losurdo dénonce tout d'abord la manière dont les chiffres sont utilisés par les auteurs du Livre Noir. Relayés complaisamment par les médias, ils sont censés dispenser le lecteur de tout autre raisonnement. La montagne de cadavres - 100 millions de morts - est dissuasive. Pourtant cette comptabilité ne dispense personne d'un minimum de culture historique. Dans L'Impérialisme (Seuil, collection Points), Hannah Arendt estime que la population du Congo est passée de 20-40 millions d'habitants à 8 millions entre 1890 et 1911. Les victimes des guerres coloniales de la deuxième moitié du XXe siècle se comptent aussi par millions. Ce qu'omettent les auteurs du Livre Noir, c'est justement ce que souligne Arendt : la continuité de l'impérialisme et du nazisme qui fut seulement " l'impérialisme le plus horrible que le monde ait connu. "
Au mépris de cette réalité historique, les révisionnistes du Livre Noir affirment que le nazisme ne fut rien d'autre que la réplique du totalitarisme communiste, une simple réaction à ce qui est pour ces auteurs le péché originel du XXe siècle. Losurdo démonte patiemment ce mensonge. Les théoriciens du génocide précèdent et de loin les années 20 et 30. Le XIXe siècle est hanté par la lutte des races que Gumplowicz oppose à Marx dès 1883. Théodore Roosevelt de son côté observe qu'il est difficile de civiliser " les races inférieures " et si celles-ci se révoltent et agressent " la race supérieure " alors il faut être prêt à mener une " guerre d'extermination ", comme les " croisés " [décidément, les présidents américains rêvent de croisades] les soldats blancs doivent " mettre à mort les hommes, les femmes et les enfants ".
Il ne s'agit pas seulement de proclamations, mais de réalités. Celles du colonialisme qui fut l'école de la cruauté et du crime de masse d'où est sortie la barbarie du XXe siècle. Celles de la guerre d'extermination menée contre les Indiens d'Amérique du Nord, une guerre dont Losurdo montre qu'à tous égards elle fut le véritable " laboratoire du Troisième Reich ". Celles enfin des théories eugénistes mises en application aux États-Unis dès les années 1900.
C'est pourquoi la " Belle époque ", loin d'être l'apogée du libéralisme et du progrès démocratique ne fut rien d'autre que la démocratie du Herrenvolk, du " peuple des seigneurs, pour reprendre une des expressions favorites d'Hitler. Même les théoriciens du libéralisme n'échappent pas à cette ambiance idéologique et politique. Le bon Stuart Mill lui-même, féministe et socialisant, justifie la nécessité de tenir en esclavage les peuples barbares. " L'histoire de l'Occident nous met face à un paradoxe qui peut être bien compris à partir de l'histoire de son pays-phare d'aujourd'hui : la démocratie dans le milieu de la communauté blanche s'est développée simultanément aux rapports d'esclavage des noirs et de déportation des Indiens. Pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des USA, la présidence a été détenue par des propriétaires d'esclaves et ce sont aussi des propriétaires d'esclaves qui ont élaboré la déclaration d'Indépendance et la Constitution. " (p. 16/17)
Il ne s'agit pas, pour Losurdo de se lancer dans un de ces procès de l'histoire dont notre époque est si friande. Il s'agit plus simplement 1° de restituer un contexte historique qu'on oublie singulièrement dans les " analyses " des spécialistes du " phénomène communiste " et 2° de liquider la légende qui fait de la pensée anglo-saxonne la patrie des droits de l'individu, de la tolérance et de l'habeas corpus, par opposition au fanatisme des jacobins et au totalitarisme socialiste ou communiste. Il épingle au passage certains des maîtres à penser du néolibéralisme, par exemple Mises, économiste autrichien ami de Karl Popper et membre de la société du mont Pellerin fondée par Hayek qui réclamait que soient traités comme des " bêtes dangereuses " aussi bien les éléments " antisociaux " vivant en Occident même que les " populations sauvages " des colonies…
Face à ce fond commun de la classe dominante, Losurdo rappelle que Lénine et les bolcheviks furent les premiers à appeler les peuples colonisés à la révolte. Ainsi la haine des puissantes dominantes contre la révolution d'Octobre ne fut pas seulement la haine ordinaire contre les " partageux " mais peut-être plus la haine contre ceux qui appelaient les " peaux rouges " et les " peaux noires " à intervenir sur la scène politique. On n'oubliera pas non quel rôle a joué le thème du " complot judéo-bolchevik " dans l'organisation de l'Entente contre-révolutionnaire des pays occidentaux au lendemain de la révolution de 1917, une petite musique antisémite dont usèrent et abusèrent, par exemple, les dirigeants britanniques, Churchill en tête.
Losurdo, s'il s'oppose aux aberrations des auteurs du Livre Noir, essaie de comprendre le cours effroyable pris progressivement par la révolution russe. Il montre que le qualificatif " totalitaire ", appliqué à tort et à travers au communisme sous toutes ses formes est tout simplement absurde. Si Staline et Ortega sont également totalitaires, si la dictature impitoyable et l'anarchie de la " révolution culturelle " sont " totalitaires ", c'est que ce mot est vide de tout sens. Losurdo admet que la comparaison entre nazisme et stalinisme est légitime. Quand le communisme " poursuit obsessionnellement l'utopie d'une société épurée de toute contradiction et de tout conflit, il finit par produire une sorte de révolution et de guerre civile permanente. " (p.45) Néanmoins l'identification de l'Union Soviétique et de l'Allemagne hitlérienne est une " sottise ", affirme Losurdo.
Le livre se termine par l'examen des conflits moraux et politiques auxquels conduit nécessairement l'action. Conflits entre l'individu et la communauté politique, conflits entre le bonheur et la liberté. Contre ceux qui font de Rousseau le père putatif de Staline et du jacobinisme l'ancêtre du " communisme totalitaire ", il rappelle que toute la pensée de Rousseau est tendue vers la défense des droits sacrés de l'individu. " La sûreté particulière est tellement liée avec la confédération publique, que sans les égards que l'on doit à la faiblesse humaine, cette convention serait dissoute par le droit, s'il périssait dans l'État un seul citoyen qu'on eût pu secourir; si l'on en retenait à tort un seul en prison, et s'il se perdait un seul procès avec une injustice évidente : car les conventions fondamentales étant enfreintes, on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourrait maintenir le peuple dans l'union sociale, à moins qu'il n'y fût retenu par la seule force qui fait la dissolution de l'état civil. " (Article " Économie Politique " de l'Encyclopédie) Mais cette défense des droits sacrés de l'individu, qui pouvait être interprétée dans un sens conservateur devint une arme révolutionnaire avec la proclamation du droit et même du devoir sacré d'insurrection contre un pouvoir tyrannique. La question qui se pose alors et sur lequel Losurdo nous invite une fois de plus à méditer est celle, difficile entre toutes, du rapport entre la fin et les moyens. Ainsi, " l'abolition de l'esclavage, après une guerre conduite comme une croisade pour la cause de la liberté, renforça dans la république nord-américaine la bonne conscience démocratique et l'idée de mission ; les poussées impériales et coloniales en reçurent une puissante impulsion… " (p.72) C'est cette dialectique tragique qu'il voit encore à l'œuvre dans le destin de l'Union soviétique. Ces dilemmes moraux et politiques ne peuvent être éliminés. Ils sont ceux de notre temps. Et c'est à eux qu'on doit nécessairement se coltiner si on ne veut pas renoncer à l'action politique. En rappelant ces quelques vérités aussi modestes qu'essentielles, Losurdo nous rend un grand service et mériterait d'être lu par les lecteurs français.
Le 18 déc. 01 Denis Collin
(*) Domenico Losurdo, né en 1941, est professeur d'histoire de la philosophie à l'Université d'Urbino. Plusieurs ouvrages ont été traduits en français. Signalons particulièrement son "Hegel et les libéraux" (PUF) et "Heidegger et l'idéologie de la guerre" (PUF, collection Actuel Marx)
Losurdo dénonce tout d'abord la manière dont les chiffres sont utilisés par les auteurs du Livre Noir. Relayés complaisamment par les médias, ils sont censés dispenser le lecteur de tout autre raisonnement. La montagne de cadavres - 100 millions de morts - est dissuasive. Pourtant cette comptabilité ne dispense personne d'un minimum de culture historique. Dans L'Impérialisme (Seuil, collection Points), Hannah Arendt estime que la population du Congo est passée de 20-40 millions d'habitants à 8 millions entre 1890 et 1911. Les victimes des guerres coloniales de la deuxième moitié du XXe siècle se comptent aussi par millions. Ce qu'omettent les auteurs du Livre Noir, c'est justement ce que souligne Arendt : la continuité de l'impérialisme et du nazisme qui fut seulement " l'impérialisme le plus horrible que le monde ait connu. "
Au mépris de cette réalité historique, les révisionnistes du Livre Noir affirment que le nazisme ne fut rien d'autre que la réplique du totalitarisme communiste, une simple réaction à ce qui est pour ces auteurs le péché originel du XXe siècle. Losurdo démonte patiemment ce mensonge. Les théoriciens du génocide précèdent et de loin les années 20 et 30. Le XIXe siècle est hanté par la lutte des races que Gumplowicz oppose à Marx dès 1883. Théodore Roosevelt de son côté observe qu'il est difficile de civiliser " les races inférieures " et si celles-ci se révoltent et agressent " la race supérieure " alors il faut être prêt à mener une " guerre d'extermination ", comme les " croisés " [décidément, les présidents américains rêvent de croisades] les soldats blancs doivent " mettre à mort les hommes, les femmes et les enfants ".
Il ne s'agit pas seulement de proclamations, mais de réalités. Celles du colonialisme qui fut l'école de la cruauté et du crime de masse d'où est sortie la barbarie du XXe siècle. Celles de la guerre d'extermination menée contre les Indiens d'Amérique du Nord, une guerre dont Losurdo montre qu'à tous égards elle fut le véritable " laboratoire du Troisième Reich ". Celles enfin des théories eugénistes mises en application aux États-Unis dès les années 1900.
C'est pourquoi la " Belle époque ", loin d'être l'apogée du libéralisme et du progrès démocratique ne fut rien d'autre que la démocratie du Herrenvolk, du " peuple des seigneurs, pour reprendre une des expressions favorites d'Hitler. Même les théoriciens du libéralisme n'échappent pas à cette ambiance idéologique et politique. Le bon Stuart Mill lui-même, féministe et socialisant, justifie la nécessité de tenir en esclavage les peuples barbares. " L'histoire de l'Occident nous met face à un paradoxe qui peut être bien compris à partir de l'histoire de son pays-phare d'aujourd'hui : la démocratie dans le milieu de la communauté blanche s'est développée simultanément aux rapports d'esclavage des noirs et de déportation des Indiens. Pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des USA, la présidence a été détenue par des propriétaires d'esclaves et ce sont aussi des propriétaires d'esclaves qui ont élaboré la déclaration d'Indépendance et la Constitution. " (p. 16/17)
Il ne s'agit pas, pour Losurdo de se lancer dans un de ces procès de l'histoire dont notre époque est si friande. Il s'agit plus simplement 1° de restituer un contexte historique qu'on oublie singulièrement dans les " analyses " des spécialistes du " phénomène communiste " et 2° de liquider la légende qui fait de la pensée anglo-saxonne la patrie des droits de l'individu, de la tolérance et de l'habeas corpus, par opposition au fanatisme des jacobins et au totalitarisme socialiste ou communiste. Il épingle au passage certains des maîtres à penser du néolibéralisme, par exemple Mises, économiste autrichien ami de Karl Popper et membre de la société du mont Pellerin fondée par Hayek qui réclamait que soient traités comme des " bêtes dangereuses " aussi bien les éléments " antisociaux " vivant en Occident même que les " populations sauvages " des colonies…
Face à ce fond commun de la classe dominante, Losurdo rappelle que Lénine et les bolcheviks furent les premiers à appeler les peuples colonisés à la révolte. Ainsi la haine des puissantes dominantes contre la révolution d'Octobre ne fut pas seulement la haine ordinaire contre les " partageux " mais peut-être plus la haine contre ceux qui appelaient les " peaux rouges " et les " peaux noires " à intervenir sur la scène politique. On n'oubliera pas non quel rôle a joué le thème du " complot judéo-bolchevik " dans l'organisation de l'Entente contre-révolutionnaire des pays occidentaux au lendemain de la révolution de 1917, une petite musique antisémite dont usèrent et abusèrent, par exemple, les dirigeants britanniques, Churchill en tête.
Losurdo, s'il s'oppose aux aberrations des auteurs du Livre Noir, essaie de comprendre le cours effroyable pris progressivement par la révolution russe. Il montre que le qualificatif " totalitaire ", appliqué à tort et à travers au communisme sous toutes ses formes est tout simplement absurde. Si Staline et Ortega sont également totalitaires, si la dictature impitoyable et l'anarchie de la " révolution culturelle " sont " totalitaires ", c'est que ce mot est vide de tout sens. Losurdo admet que la comparaison entre nazisme et stalinisme est légitime. Quand le communisme " poursuit obsessionnellement l'utopie d'une société épurée de toute contradiction et de tout conflit, il finit par produire une sorte de révolution et de guerre civile permanente. " (p.45) Néanmoins l'identification de l'Union Soviétique et de l'Allemagne hitlérienne est une " sottise ", affirme Losurdo.
Le livre se termine par l'examen des conflits moraux et politiques auxquels conduit nécessairement l'action. Conflits entre l'individu et la communauté politique, conflits entre le bonheur et la liberté. Contre ceux qui font de Rousseau le père putatif de Staline et du jacobinisme l'ancêtre du " communisme totalitaire ", il rappelle que toute la pensée de Rousseau est tendue vers la défense des droits sacrés de l'individu. " La sûreté particulière est tellement liée avec la confédération publique, que sans les égards que l'on doit à la faiblesse humaine, cette convention serait dissoute par le droit, s'il périssait dans l'État un seul citoyen qu'on eût pu secourir; si l'on en retenait à tort un seul en prison, et s'il se perdait un seul procès avec une injustice évidente : car les conventions fondamentales étant enfreintes, on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourrait maintenir le peuple dans l'union sociale, à moins qu'il n'y fût retenu par la seule force qui fait la dissolution de l'état civil. " (Article " Économie Politique " de l'Encyclopédie) Mais cette défense des droits sacrés de l'individu, qui pouvait être interprétée dans un sens conservateur devint une arme révolutionnaire avec la proclamation du droit et même du devoir sacré d'insurrection contre un pouvoir tyrannique. La question qui se pose alors et sur lequel Losurdo nous invite une fois de plus à méditer est celle, difficile entre toutes, du rapport entre la fin et les moyens. Ainsi, " l'abolition de l'esclavage, après une guerre conduite comme une croisade pour la cause de la liberté, renforça dans la république nord-américaine la bonne conscience démocratique et l'idée de mission ; les poussées impériales et coloniales en reçurent une puissante impulsion… " (p.72) C'est cette dialectique tragique qu'il voit encore à l'œuvre dans le destin de l'Union soviétique. Ces dilemmes moraux et politiques ne peuvent être éliminés. Ils sont ceux de notre temps. Et c'est à eux qu'on doit nécessairement se coltiner si on ne veut pas renoncer à l'action politique. En rappelant ces quelques vérités aussi modestes qu'essentielles, Losurdo nous rend un grand service et mériterait d'être lu par les lecteurs français.
Le 18 déc. 01 Denis Collin
(*) Domenico Losurdo, né en 1941, est professeur d'histoire de la philosophie à l'Université d'Urbino. Plusieurs ouvrages ont été traduits en français. Signalons particulièrement son "Hegel et les libéraux" (PUF) et "Heidegger et l'idéologie de la guerre" (PUF, collection Actuel Marx)
vendredi 16 novembre 2001
Note sur la question de l'enseignement à la veille des élections de 2002
Il suffit pour s'en convaincre de juger les résultats du système à l'aune de ses propres objectifs. En 1984, toute la nation, à travers ses représentants, toutes tendances confondues, se fixait l'objectif d'amener 80% d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat. Près de deux décennies plus tard nous en sommes encore très loin (environ 60%) et surtout, bien que les programmes et les exigences aient été considérablement " allégés ", rien n'indique que nous soyons en mesure d'atteindre un jour cet objectif puisque, depuis quelques années, nous assistons à un début de régression, c'est-à-dire à l'inversion d'un courbe séculaire d'élévation du niveau scolaire de la population. On arguera que, sous l'influence des gouvernements de gauche en particulier, l'éducation est devenue le premier budget de la nation et que, par conséquent, ce n'est pas la bonne volonté des gouvernements qui peut être mise en cause. Les comparaisons internationales donnent un autre éclairage à ces arguments et c'est, généralement, un éclairage pas toujours flatteur pour la France. Si on rapporte les dépenses publiques pour l'éducation au total des dépenses publiques, la France se situe au 14e rang des pays de l'OCDE, et au 8e rang quand on les rapporte au PIB. Si on prend un indicateur significatif qui est celui des salaires des enseignements (un bon témoin de la considération qu'on porte à l'éducation), la France se situe, suivant les indicateurs, entre le 14e et le 18e rang, loin derrière des pays comme la Corée…
Mais même en admettant l'importance de cet effort financier, en supposant qu'on ne peut pas dépenser beaucoup plus, le " rendement " du système se révèle assez calamiteux. En dépit des enquêtes intéressées, additionnant des torchons et des serviettes pour prouver que " le niveau monte ", de nombreux indicateurs témoignent au contraire d'une dégradation régulière de notre système d'enseignement. - les évaluations en 6e et en 2nde qui ont été conduites pendant dix ans à partir des mêmes items démontraient sans équivoque la baisse de niveau des élèves. C'est la raison pour laquelle M. Allègre a décidé de casser le thermomètre en cessant de centraliser nationalement les résultats de ces évaluations. - L'échec massif des étudiants au moment de l'accès à l'enseignement supérieur démontre que le bac est de fait un diplôme largement dévalorisé, ce que tous les correcteurs savent bien, eux qui sont soumis aux pressions de la hiérarchie qui leur demande d'être cléments afin de " faire du chiffre " le jour des résultats. - Le brevet des collèges est devenu un examen dépourvu de sens, dont les notes sont revues et corrigées par des programmes informatiques calibrés pour assurer un taux minimal de réussite. - Le résultat de tout cela est assez bien connu : la démocratisation réelle, c'est-à-dire l'accès des enfants des classes populaires aux filières d'excellence s'est arrêtée. Il y a aujourd'hui, dans les classes préparatoires, un pourcentage d'élèves issus des classes populaires bien plus faible qu'il y a trente ans. Quand les Universités se voient contraintes de faire subir des tests de français à des élèves titulaires du baccalauréat, pour décider si oui ou non on devra leur faire suivre un module d'expression française, on mesure l'ampleur des problèmes : on peut avoir ce prestigieux diplôme sans même la maîtrise de la langue française que donnait jadis le certificat d'études primaires.
Mais, consolons-nous, " le niveau monte "… Il suffira de faire des " modules " d'alphabétisation en première année de DEUG ! Le crise du système d'enseignement pourrait encore être confirmée par des indications plus qualitatives. La violence scolaire, la perte d'autorité des enseignants, l'absentéisme, autant de phénomènes à propos desquels on dispose d'une abondante littérature. Mais c'est aussi l'angoisse accrue des parents qu'il faudrait étudier : à juste titre, ils croient que l'avenir de leurs enfants dépend d'une solide formation initiale mais ils sont désemparés devant les difficultés de leurs enfants, s'en remettent à une institution qu'ils ne comprennent plus et qui n'en peut mais. Dans les années qui viennent, la situation semble devoir inexorablement s'aggraver. On va assister à une crise du recrutement des professeurs, du moins de professeurs ayant le niveau requis pour enseigner. Peut-être est-ce pour cette raison que les prévoyants théoriciens des soi-disant " sciences de l'éducation " ont prévu de transformer les enseignants en gentils animateurs de cybercafés… On va assister aussi à une pénurie de main-d'œuvre suffisamment qualifiée dans les domaines de pointe, par exemple comme l'informatique. Comme la France n'a pas les moyens des États-Unis pour embaucher sur le marché mondial les cerveaux dont elle a besoin, tout cela aura des conséquences sérieuses sur notre prospérité économique.
Évidemment, certaines des dimensions de la crise de l'école ne relèvent pas de l'école. On ne peut demander à l'école de restaurer l'autorité des parents, ni de pallier les graves difficultés que provoquent chez les enfants les familles disloquées. On ne peut pas demander à l'école de réduire les inégalités quand toute la politique économique et sociale s'acharne à les aggraver. Il est néanmoins possible et urgent d'agir par un certain nombre de mesures simples facilement compréhensibles par tous les citoyens.
(1) Agir au niveau du primaire
Il est assez courant d'entendre que le collège est le maillon faible du système. Mais c'est oublier que le collège doit gérer une situation dont il hérite : le nombre d'enfants qui entrent en 6e avec une maîtrise très insuffisante de la lecture grève de toutes façons les ambitions que le collège pourrait s'assigner. Le passage quasi-automatique du CM2 à une 6e indifférenciée rend impossible la tâche des enseignants de collège. La question clé est donc bien celle de l'instruction initiale. Il est urgent de mettre ici un coup d'arrêt aux " réformes " régressives et de restaurer l'enseignement primaire dans ses fonctions essentielles : apprendre à lire, écrire et compter. Ce qui implique qu'on en finisse avec les multiples " activités d'éveil " plus ou moins indéterminées, avec la multiplication des intervenants extérieurs pour redonner leur place aux " fondamentaux ". Il faut restaurer des horaires d'apprentissage de la maîtrise de la langue française dignes de ce nom et replacer l'enseignement de la grammaire au centre de cet enseignement, car la grammaire est l'essence même de la pensée. Il faut également redonner à l'apprentissage du calcul " à la main " toute sa place. On peut améliorer les méthodes par lesquelles ces disciplines sont enseignées mais non abandonner la discipline en tant que telle. On doit savoir faire des divisions (avec des décimales) en entrant au collège. Les écoliers japonais n'ont généralement pas droit aux calculettes et consacrent une part importante de leur temps au calcul mental. On peut en revanche s'interroger sur la pertinence de l'enseignement des langues étrangères " dès la maternelle "… Une bonne connaissance de la grammaire de sa propre langue, voilà la seule condition sérieuse d'un bon apprentissage des langues étrangères quand le moment viendra. Sauf à penser que la France est un État dont la règle est le bilinguisme, anglais/français …
(2) Refondre l'enseignement secondaire
Il faut certainement commencer par renoncer à l'idée qu'on doit tout apprendre à tout le monde et au même rythme. Que tous doivent disposer des mêmes possibilités offertes et que l'on agisse pour combler les handicaps et remédier à l'échec scolaire, cela va de soi. Mais cela ne veut pas dire que le collège unique sous les formes actuelles soit un dogme intangible. Il n'est tout simplement pas évident qu'un enfant soit prêt à 11 ans à passer d'un seul coup sous l'autorité de multiples maîtres en suivant des disciplines nettement séparées, scandées par la tranche horaire de 55 minutes. Le système du vieux CEG, animé par ces instituteurs spécialisés qu'étaient les PEGC ne manquait pas de vertus et pouvait constituer pour bien des élèves une voie les conduisant au brevet et éventuellement au passage en seconde, rattrapant les élèves de la filière lycée. Pouvons-nous, en changeant ce qui doit être changé, tirer les leçons de ces anciennes expériences et déterminer ce que nous pouvons en faire aujourd'hui ? De même, en quoi serait-il scandaleux et contraire à l'égalité républicaine de rétablir des filières ? Pourquoi faudrait-il nécessairement faire de la physique au collège. On s'en est très bien passé pendant des décennies… Pourquoi sous couvert de " technologie " les élèves devraient-ils apprendre " les lois du marché " et quelques autres pseudo savoirs de la même farine ?
Dans l'enseignement initial, les disciplines ne valent pas par leur finalité directe mais par leur caractère formateur pour l'esprit. Ce que l'un apprend en faisant du latin ou du grec, l'autre le pourrait en s'initiant à la loi d'Ohm. Au lieu qu'aujourd'hui on prétend tout faire, mais on supprime de fait les langues anciennes pendant que le bilan de l'enseignement scientifique au collège est catastrophique. En proposant de recréer des filières technologiques dès le niveau de la 4e, Jean-Luc Mélenchon - dont l'action est bien critiquable dans d'autres domaines - a mis les pieds dans le plat et provoqué les cris d'orfraie des bien-pensants. Ce sont pourtant des propositions qui méritent l'attention. On remarquera que les champions de " l'élève au centre " et des " parcours diversifiés " s'obstinent au-delà de toute raison à faire entrer tout le monde dans le même moule. Montrons donc que les " jacobins uniformisateurs " savent mieux prendre en compte la diversité du réel… Enfin, nos découpages ancestraux ne sont pas forcément éternels. Si on pense qu'il faut repousser à la fin de la seconde les spécialisations pour le baccalauréat et donc les choix d'avenir les plus importants, mettons le brevet à la fin de la seconde et rajoutons une année pour la préparation du baccalauréat. Ce serait mettre en accord la règle avec les faits, puisque très nombreux sont les élèves qui effectuent la totalité du parcours secondaire en 8, 9 ou 10 ans. D'autres hypothèses peuvent être soumises à la réflexion. En gardant l'organisation actuelle du secondaire, on pourrait rétablir une année de propédeutique en faculté en vue de limiter l'échec massif de la première année de DEUG, échec qui tient largement à l'insuffisante préparation des élèves à des études universitaires spécialisées.
(3) Rétablir les disciplines
Il ne s'agit pas de mettre en cause la nécessité d'améliorer les techniques pédagogiques. Les enseignants n'ont pas attendus les discours tonitruants des " réformateurs modernistes " pour s'interroger sur leur pédagogie. Mais il faut affirmer bien fort que les " réformes " imposées au cours des dernières années, notamment les réformes Allègre au lycée ou les " parcours diversifiés " au collège, conduisent directement à la destruction de la transmission du savoir. L'introduction de disciplines aux contours indéfinis comme l'ECJS ou de pratiques comme les TPE se fait au nom de l'idéologie " libertaire " de la pédagogie " moderniste " : l'élève trouve en lui-même son propre savoir et s'il échoue c'est essentiellement parce que les professeurs l'empêchent de s'exprimer. Sous couvert de " mettre l'élève au centre ", il s'agit de l'enfermer dans ses propres préoccupations, de faire de sa subjectivité le critère ultime de tout jugement, de désapprendre ce qu'est la recherche de l'objectivité.
On commence à voir les effets ravageurs de ces lubies sur les élèves des séries scientifiques, ce qui signifie bien que le mal est maintenant profond. Pour les deux dernières années du cycle terminal on a vu proliférer les options, chaque élève pouvant faire son " petit marché " dans la gamme des " produits " offerts par l'éducation nationale. Les effets délétères de ces propositions qui flattent le consumérisme scolaire sont déjà bien connus : dislocation des classes, emplois du temps infaisables, dispersion des efforts des élèves, transformation du baccalauréat en une interminable épreuve qui conduit de fait à vider les lycées dès la fin mai … et, du même coup, développement des arguments pour en finir avec le bac. Parallèlement, se développe une idéologie selon laquelle le professeur n'a pas à être compétent dans sa discipline mais seulement compétent en pédagogie - c'est sur ce critère que se fonde le recrutement des IUFM et la priorité donnée aux licenciés en " sciences de l'éducation ". On pourrait rappeler ce mot d'Alain : " Si les pédagogues ne sont pas détournés vers d'autres proies, il arrivera que les instituteurs sauront beaucoup de choses et les écoliers ne sauront plus rien. " L'expérience montre au contraire que les professeurs qui ont le plus de mal à enseigner sont ceux qui dominent moins bien leur propre discipline. L'autorité du professeur, ce n'est rien d'autre que l'autorité que confère la parole légitime et celle-ci ne peut provenir que de la possession d'un savoir rationnel validé.
Quelques propositions peuvent être envisagées.
(1) Supprimer purement et simplement les innovations de l'ère Allègre (TPE, ECJS) et rétablir les enseignements disciplinaires dans toute leur rigueur, avec les mesures adéquates pour renforcer la qualification des enseignants.
(2) À la place de l'ECJS, on devrait introduire un enseignement du droit au lycée, obligatoire pour toutes les séries (nul n'est censé ignorer la loi mais c'est la seule chose que l'école n'enseigne pas !). Cet enseignement prolongerait utilement l'éducation civique du collège et de l'école primaire.
(3) Revenir sur la réforme Jospin et rétablir un plus grand nombre de filières pour le baccalauréat tout en supprimant les multiples options.
(4) Définir clairement ce qu'on attend d'un élève passant le baccalauréat. Doit-il ou non savoir maîtriser la langue française ? Quel niveau d'exigences pour chacune des disciplines ? Il est temps, quoiqu'il en soit, d'en finir avec la planification " à la soviétique " des taux de réussite à ce qui doit rester le premier grade universitaire.
(5) Faire un bilan enfin sérieux des IUFM. Il serait sûrement plus judicieux de rétablir des pré-recrutement de fonctionnaires dès la première année d'Université (comme les IPES qu'ont connus les plus âgés d'entre nous) et de concentrer l'année d'apprentissage après réussite au concours à une formation pratique " sur le terrain " avec un maître de stage en la personne d'un professeur chevronné. La pédagogie, c'est un savoir-faire, c'est comme nager, ça ne s'apprend pas par les cours théoriques des professionnels des " sciences de l'éducation ".
(4) Rétablir la discipline
L'école ne peut fonctionner et remplir sa mission que si le respect de l'autorité y est garanti. On soutient que les élèves ont les mêmes droits que les professeurs, que l'école fonctionne sur les mêmes principes démocratiques que la société dans son ensemble, que les conseils de discipline sont des sortes de tribunaux et que chacun peut y bénéficier de l'assistance d'un avocat. Toutes ces balivernes, défendues par une certaine gauche et par une certaine droite libérales ont miné la discipline dans les établissements scolaires. S'il est légalement impossible d'exclure de classe un élève perturbateur, si le zéro est une intolérable humiliation - une circulaire de M. de Gaudemar avait interdit le zéro l'espace d'un trimestre - il est alors inutile de demander aux enseignants d'enseigner et à l'école d'inculquer des valeurs civiques. Il n'est pas question de revenir au " lycée-caserne " napoléonien. De nombreux élèves à problèmes sont en réalité des jeunes en détresse et on doit réfléchir à des mesures adaptées permettant de les prendre en charge. L'actuel ministre, M. Lang, a annoncé qu'on allait développer les internats ; si cela ne reste pas une vague promesse, c'est une bonne chose. D'autres formules anciennes comme les études surveillées après les classes pourraient fort utilement être rétablies. Il faut simplement accepter de recrutement massivement des maîtres d'internat et surveillants d'externat - ce qui aurait l'avantage corollaire de fournir une aide précieuse à des étudiants impécunieux. Conclusion Au total, l'objectif de 80% d'une classe d'âge au niveau du bac doit rester un objectif qu'on peut atteindre en s'en donnant les moyens. Mais on ne peut courir après les chiffres en détruisant progressivement les contenus pour se " mettre au niveau des élèves ". Il faut sortir des discours convenus des libéraux libertaires et de la sociologie chic et parler clairement de ces questions, beaucoup de Français l'attendent. Et les jeunes ne seront pas forcément les moins attentifs à ce discours. Pour qui les connaît un peu, leur angoisse devant la gestion du chaos qui est la règle l'école et leur besoin de sécurité sont patents. On remarquera également qu'on peut agir vite sur ce terrain sans dépenser beaucoup d'argent. Il serait facile de montrer combien les " réformes " des dernières années ont gaspillé les fonds publics. Les propositions exposées ici sont, au contraire, la plupart du temps économes en ressources humaines, sauf en matière de personnel de surveillance. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas nécessaire de poursuivre l'effort en matière de moyens budgétaires (une " réfiliarisation " de l'enseignement secondaire demanderait mathématiquement la création d'un assez grands nombres de postes de professeurs). Je veux simplement souligner que la course aux moyens n'a aucun sens si on ne se met pas d'accord sur les tâches et les finalités de l'école. Jean-Pierre Chevènement, dans son discours de Vincennes, a affirmé qu'il fallait remettre la transmission du savoir et l'autorité des maîtres au centre du système. Au fond, ces propositions ne font qu'expliciter cette orientation.
le 16 novembre 2001 - Denis Collin
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