Si on en croit certaines statistiques, les demandes
d’opérations en vue d’un changement de sexe ont fortement crû au cours des
dernières années. Aux États-Unis, les opérations officiellement reconnues auraient
augmenté de 20 % en 2016 par rapport à 2014 pour atteindre 3500 cas,
mais ce chiffre ne décompte pas, loin de là, toutes les opérations qui seraient
environ cinq fois plus nombreuses. Les compagnies d’assurance d’ailleurs proposent
de plus en plus la prise en charge des opérations de « réassignation de sexe »
qui découlent de ce que les psychiatres nomment « dysphorie de genre » (pour
rester dans la langue politiquement correcte). En France, désormais les
opérations de réassignation de sexe sont prises en charge (sous condition) par
la Sécurité sociale. Il y a une sorte de banalisation de ce qui, il y a peu,
était réservé à quelques individus, dans une certaine semi-clandestinité. Des
changements importants s’opèrent donc qui ne sont pas seulement médicaux, mais
affectent la sphère sociale et les idéologies. Les travestis faisaient partie d’un
paysage social interlope : travestis au théâtre — pendant longtemps les
rôles de femmes étaient tenus par des hommes — ou travestis des milieux
prostitués. Le cinéma en fait un de ses thèmes de prédilection. Dans
Victor, Vitoria, Julie Andrews joue le
rôle d’une femme qui se déguise en homme qui se travestit en femme ! Les
travestis jouent un rôle important dans le cinéma de Pedro Almodovar. Le
chevalier d’Éon a longtemps fasciné les historiens et surtout les amateurs
d’histoire. Dans tous ces exemples, on reste dans le jeu, dans le rôle qu’on
cherche à endosser. Avec les opérations de changement de sexe, il s’agit
d’autre chose, il s’agit d’une rupture profonde qui s’inscrit dans un ensemble
de recherches, de tentatives plus ou moins folles devant permettre à l’homme de
se modifier lui-même, de se transformer non dans les apparences, dans le jeu
social, dans les mœurs (bonnes ou mauvaises), mais dans son être biologique,
dans le substrat même de son existence. La banalisation du changement de sexe
est ainsi le point d’entrée dans le post-humain. C’est à ce titre qu’il y a là
un enjeu essentiel.
L’humanisme suppose la reconnaissance de l’éminente « dignité
de l’homme », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pic de la Mirandole
et donc la reconnaissance de sa liberté — l’homme est libre dit Pic parce qu’il
a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais il s’agit bien de
l’homme, tel qu’il est, tel qu’il a été « créé », l’homme mortel, l’homme comme
corps mortel et nullement d’un homme idéal recréé par lui-même. Le
transhumanisme ou le post-humanisme (les deux termes sont à peu près
équivalents) signifie au contraire que l’homme est cet être qui doit être
dépassé : un homme qui échappe à ses limites physiques, qui échappe à ses
limites intellectuelles, qui est capable en quelque sorte d’être cause de
lui-même (
causa sui) et donc d’être
Dieu. De ce point de vue le post-humanisme n’est pas un « humanisme augmenté »,
mais un antihumanisme. Cette
hybris
propre à notre époque trouve des formes parfois inattendues. Un homme politique
français, relayant les discours délirants de certains médecins, peut ainsi
proclamer : « Dans ce domaine aussi on passera de l’inéluctable au voulu
et cette émancipation fera peser sur nous le poids d’une responsabilité plus
grande. Le processus d’individualisation, enfant du grand nombre urbain, ne
nous rend pas moins humains. Il nous colle au contraire le nez sur notre
humanité. Il n’y aura pas de pause. Voici pourquoi. Le destin humain tel qu’il
a toujours été connu n’est-il pas totalement reformulé quand commence à
s’envisager la possibilité d’en finir avec la mort elle-même ? »
Le retour au réel s’impose. L’idée de « vaincre
la mort » est toujours aussi absurde et la durée maximale de la vie ne s’est
pas allongée (même si l’espérance de vie a cru prodigieusement) et en matière
d’homme augmenté nous avons surtout l’homme diminué, aliéné, rabougri par la
soumission au mode de production capitaliste et à ses impératifs de
valorisation de la valeur. Aucun docteur Frankenstein n’a réussi à créer un
humain de toutes pièces. Dans une société où l’idéal du Moi remplace la
domination du Surmoi, dans une société où le narcissisme est la loi, la
possibilité de choisir son propre sexe ou son propre genre (on fera la
distinction plus loin) apparaît comme un premier pas décisif vers le
post-humain, et de plus un pas facile à faire, un pas à la portée de tous
puisqu’il peut même être remboursé par la Sécurité sociale ou les compagnies
d’assurances, bref un post-humanisme à portée de toutes les bourses.
En premier lieu on devra clarifier la terminologie et
déterminer précisément ce que recouvre la vaste étiquette « trans », en évitant
soigneusement tout amalgame. On essaiera ensuite de déterminer les causes de la
demande « trans » et ce qu’elle indique de l’état affectif de la société
contemporaine. Enfin, on tentera de définir quelques pistes à la fois
concernant la logique de ce qui est engagé et les principes normatifs qui
permettraient éventuellement d’y résister.
Qu’est-ce que le trans ?
Le préfixe « trans » indique la traversée, le passage d’une
rive à une autre (transatlantique) ou la mise en relation d’entités
ordinairement séparées (les mouvements transgénérationnels). Le transhumanisme
est ainsi la mise en communication de l’homme et des machines permettant
l’avènement du post-humain. Le transgenre n’est pas très clair : il s’agit
non pas de souligner ce qui est commun aux genres masculins et féminins, mais
bien plus de refuser la séparation homme/femme (séparation assimilée à une
pensée « binaire ») et de permettre le passage de l’un à l’autre en soutenant
la fluidité des identités de genre – fluidité parfaitement en accord avec les
analyses de Zygmunt Bauman sur la société liquide !
Mais si on admet, ce que demandent les théoriciens des gender studies, qu’il est nécessaire de distinguer le genre, comme
construction sociale, du sexe, comme construction biologique, alors le
transgenre n’est pas du tout l’équivalent du transsexuel, même si la frontière
entre les deux catégories est loin d’être étanche. Le transsexuel est celui qui
cherche à mettre en accord son sexe biologique et le genre qu’il pense devoir
assumer. Le transsexuel se fait opérer, renonce, pratiquement définitivement, à
tout ce qui pourrait le rattacher à son sexe de naissance pour se faire
greffer, autant que possible les attributs de l’autre sexe.
Psychanalytiquement, on pourrait dire que le transgenre est
celui qui manifeste tous les traits d’une névrose, mais ce terme est inadéquat.
Si la névrose est le symptôme d’un conflit entre le ça et le surmoi confiné à
l’intérieur du Moi, le névrosé ne perd pas le lien avec le réel. Il est
conscient de sa souffrance peut trouver dans la psychanalyse le moyen de
rechercher la vérité de sa souffrance et de s’en libérer ou du moins de la
placer sous contrôle. Dans la « dysphorie de genre », le lien avec le réel est
largement perdu. Ce qui veut changer de sexe, pense « réellement » être une
femme dans un corps d’homme ou inversement et loin d’introjeter ce conflit
(comme dans la névrose), il le projette en exigeant de la technique qu’elle
satisfasse son désir. Il y a là-dedans quelque chose qui ressemble à l’illusion
délirante (je me prends pour une femme comme d’autres se prennent pour
Napoléon), ou encore à la perversion narcissique dont Freud identifie l’origine
dans les troubles de l’identification de sexe et que Lacan ramènera clairement
à la « crise œdipienne ». Il y a de nombreux débats, à l’intérieur du mouvement
psychanalytique au sujet de la dysphorie de genre, mais comme les institutions
ont décidé que ce n’était pas un trouble psychique, mais un désir aussi normal
que la faim ou la soif, ces débats se font maintenant à voix basse pour éviter
de tomber sous les coups de la « phobophobie » ambiante.
Aujourd’hui militants comme psychiatres prônent l’abandon du
terme de transsexualité au profit du transgenre ou du transgenrisme, c’est-à-dire
tout ce qui concerne les transidentités, afin de prendre en compte tous les cas
de figures multiples. Un homme peut décider de devenir une femme lesbienne ou
une femme un homme gay, « l’identité sexuelle psychique » ne coïncidant ni avec
le sexe biologique (XX ou XY) ni avec l’orientation sexuelle (on hésite à
employer ce terme). D’ailleurs on n’a même plus le droit dire que Untel ou
Unetelle est né homme ou née femme, on doit dire « assigné à la naissance comme
homme ». Pour que personne ne soit oublié, on multiplie les catégories, puisque
ce trouble dans les identités déclenche une manie de la classification et de la
réidentification. Ainsi les LGBT (lesbienne, gay, bi et trans) doivent-ils (ou
elles ?) s’ouvrir aux « queers »
(ceux qui sont entre les deux), aux « agenres », etc. Ce qui est le plus
intrigant, c’est la maladie de la classification qui, au contraire de ce que
prétendent ses promoteurs, n’est rien d’autre qu’une essentialisation des
conduites.
Il y a pourtant une distinction importante à faire :
les travestis ne font que se déguiser, même s’ils usent des accessoires
féminins. Ils ne deviennent homme ou femme que sur le plan fantasmatique. Le transgenre
qui procède à une « réassignation » commence au contraire à se modifier
biologiquement. Et c’est un renversement radical de perspective. Toute la
théorie du genre repose sur la séparation du genre (sexuation psychique) et du
sexe biologique, mais les transformations de leur propre corps auxquels se
livrent les transsexuels ont pour but au contraire de rendre le corps sexué
identique au sexe psychique. Les « vrais » trans sont donc une réfutation
vivante par l’exemple de la théorie du genre ou de ce que les Américains
appellent « queer theory ».
Comment transforme-t-on un homme en femme ? Il y a plusieurs phases et plusieurs
techniques. La plus simple suppose une féminisation des traits visibles :
visage, cheveux, hanches, travail de la démarche, pilosité… Il est assez facile
pour un garçon aux traits féminins d’effectuer cette première transformation
qui reste réversible, mais demande un soin constant. On peut ajouter un
traitement hormonal et la chirurgie plastique pour fabriquer des seins. Mais il
n’y pas encore eu de changement de sexe à proprement parler. Ces transsexuels
(ceux que l’on peut voir dans les films pornographiques) sont en fait des
hommes qui peuvent se faire passer pour des femmes tant qu’ils ne sont pas
complètement nus. Ils continuent d’avoir des érections et des éjaculations
parfaitement masculines. Si cet individu masculin a une orientation lesbienne,
il (ou elle) peut devenir père biologique d’un enfant que porterait son amie (c’est
le thème d’un film d’Almodovar) et s’il séduit un homme, il ne peut évidemment
pas avoir les mêmes relations sexuelles que s’il était une femme.
La phase suivante consiste en une ablation des organes
sexuels masculins, testicules et pénis, et, au moyen d’une chirurgie plastique
assez lourde, on peut utiliser la peau du pénis pour fabriquer un
pseudo-clitoris et on sculpte un pseudo-vagin (vaginoplastie). L’individu qui a
subi ce traitement ne pourra plus redevenir qui il était. Mais il n’est pas pourtant
devenu une femme. Son pseudo-vagin ne se lubrifie pas naturellement et son
pseudo-clitoris n’est pas un clitoris.
Comment une femme devient-elle un homme ? C’est en gros le
même processus, mais en sens inverse. Dans une première phase, seuls les traits
extérieurs normalement visibles sont altérés, mais à condition d’engager
presque tout de suite des interventions chimiques (traitements hormonaux) et
chirurgicales (ablation des seins). Mais jusque là elle reste une femme. Une
femme à barbe, une femme qui a l’air d’un homme, mais une femme tout de même. Et
elle peut toujours mettre au monde un enfant (ces cas font la joie de la
presse). C’est seulement avec l’ablation des organes féminins et la
phalloplastie que la transformation devient irréversible (ou presque). Pour que
ce pseudo-pénis devienne érectile, il faut attendre entre 12 et 18 mois
pour pouvoir greffer un « pénis érectile » qui n’est qu’un organe mécanique
implanté à l’intérieur du pseudo-pénis et permettant à notre femme devenue
homme d’avoir des érections — mais évidemment pas d’éjaculation.
En ce qui concerne le plaisir sexuel, la littérature sur le
sujet est des plus confuses. Personne ne s’avise d’affirmer que les rapports
sexuels d’un trans opéré ou d’une trans opérée sont aussi satisfaisants que
peuvent l’être les rapports sexuels d’individus non opérés. Toutes sortes de
périphrases sont utilisées pour contourner la question : la jouissance est
affaire très subjective et personne ne sait comment jouit l’autre, etc. « On a
des sensations et c’est déjà bien », dit l’une. Il se pourrait bien que cette « réattribution »
ou cette « réassignation » sexuelle soit un leurre et certaines études font
état de 60 % de transopérés qui regretteraient cette opération — bien que
les chirurgiens spécialistes de ces opérations affirment de leur côté que leurs
patients vont presque tous très bien et ont une vie sexuelle satisfaisante. On
note aussi un grand nombre d’états dépressifs. La « réattribution » qui devait
résoudre un mal être pénible semble ne rien résoudre. Il y a peu de données
fiables concernant les tentatives de suicide après opération. Certains sites
évoquent des taux 20 fois supérieurs à la moyenne, sans citer de sources.
Mais Le Monde, favorable à tout ce
qui est moderne, concède que le taux de suicide reste très élevé après
l’opération, en partant du fait évident que les trans sont des gens plutôt
suicidaires avant l’opération. On peut donc supposer que l’opération n’a que
des effets très faibles dans le meilleur des cas, sur le mal-être des trans.
Il est évidemment interdit de dire que la dysphorie sexuelle
— c’est-à-dire le désaccord entre le sexe biologique et le psychisme — est une
maladie. Pour éviter cette conclusion qui s’impose à quiconque regarde les
choses avec un minimum de bon sens, on s’interroge aujourd’hui sur l’origine
génétique de la dysphorie sexuelle. Mais si c’est une question génétique alors
la réattribution de sexe (ou de genre) serait simplement une correction d’une « erreur
de la nature » ! Une des conséquences très gênantes pour les théoriciens du
genre, c’est qu’il faudrait admettre que nous n’avons pas affaire à des
constructions sociales, mais bien à quelque chose qui s’enracine dans le
biologique. Donc être homme ou femme n’est pas une affaire biologique, mais
être trans l’est. Toutes ces prétendues théories du genre flottant,
non-binaire, etc., ne sont en vérité qu’un bric-à-brac inconsistant, au
verbiage prétentieux, mais fort utile pour faire commerce de la détresse
humaine.
Ne pas confondre transgenre et homosexualité
C’est une erreur commise couramment, par les intéressés
eux-mêmes parfois : on confond volontiers transgenres et homosexuels et la
transphobie et l’homophobie sont volontiers mises dans le même grand sac des
phobies qu’il faut chasser partout où elles se manifestent. Pourtant
homosexualité et dysphorie sexuelle sont très différentes. Les homosexuels sont
des personnes attirées par le même sexe qu’elles et non pas attirées par le
sexe opposé alors que sous un certain rapport le transgenre est d’abord celui qui
ne se réalise sous une forme fantasmée que dans la représentation du sexe
opposé. Un homme homosexuel n’est pas spécialement efféminé et la vieille image
de la « tante » ou de la « grande folle » colle encore à la peau des
homosexuels assimilés aux « invertis ». S’il en ainsi, c’est en partie parce
que le jeu des apparences permettait justement de déguiser le rapport
homosexuel en rapport normal. Si dans un couple homosexuel l’un joue un rôle
féminin et l’autre un rôle masculin, c’est précisément ce qui permet de
renormaliser l’anormal et d’éviter d’avouer que ce qui fascine dans l’autre du
même sexe, c’est justement la mêmeté.
En vérité, ceux qui assimilent l’homosexualité et
l’inversion des sexes raisonnent en considérant que la seule sexualité digne de
ce nom est l’hétérosexualité et c’est pourquoi il faut à tout prix retrouver
une séparation des rôles, des stéréotypes hétérosexués jusque dans le rapport
homosexuel. Pourquoi un homme préfère-t-il sodomiser un autre homme ? A-t-il
vraiment besoin de l’illusion que l’autre est une femme ? Évidemment, non ! La
pratique grecque de la pédérastie qui n’est pas à proprement parler une
pratique homosexuelle, puisqu’elle ne concerne que les mâles adultes se liant
d’un amour sodomite avec des jeunes adolescents pubères (mais pas encore trop
barbus), est une pratique très particulière dans laquelle on ne retrouve en
rien l’inversion des sexes plus ou moins déguisée. Une femme n’éprouve pas de
désir envers une autre femme au motif qu’elle la trouverait « masculine » ou
qu’elle-même se sentirait comme un « garçon manqué », mais tout simplement
parce que cette autre femme sollicite son désir de femme.
Risquons encore une autre hypothèse. Toutes les sociétés que
nous connaissons ou presque considèrent que l’homosexualité est « contre nature »
ou ne serait qu’une particularité de certains individus qui seraient nés « avec
ça » et différeraient ainsi du cas général par une sorte de « difformité »
congénitale — ce qui est l’explication la plus courante des défenseurs de
l’homosexualité. Et pourtant, on pourrait faire l’hypothèse inverse. Si on
admettait avec Freud que la sexualité humaine est originellement « polymorphe »,
s’il n’y a pas à proprement parler d’instinct sexuel, mais des pulsions qui se
lient à des objets dans une histoire individuelle, on pourrait penser que
l’interdit de l’homosexualité est un interdit social culturel construit par les
sociétés pour diriger la sexualité vers la reproduction et en inhiber toutes
formes non conformes aux besoins sociaux. Il n’y a pas plus d’aversion « naturelle »
pour l’homosexualité qu’il n’y a d’aversion « naturelle » pour l’inceste. Au
demeurant, si l’homosexualité était « contre nature », il ne serait nullement
nécessaire de l’interdire ou de la réglementer. Freud nous met sur la voie
quand il écrit : « Nous sommes obligés de voir dans l’homosexualité une
excroissance à peu près régulière de la vie amoureuse, et son importance
grandit à nos yeux à mesure que nous approfondissons celle-ci » (Introduction à la psychanalyse), mais il
ne semble pas en tirer toutes les conséquences.
La position que nous proposons de tenir est qu’il n’y a
aucune essence homosexuelle, que personne ne peut dire absolument « je suis gay »
ou « je suis lesbienne » comme on dit « je suis Français » ou « je suis né dans
le village de Saint-Martin » ! L’homosexualité est une pratique sexuelle,
éventuellement une manière de vivre, mais nullement un genre d’être. Ce que
nous tenons de la nature, ce sont seulement des organes sexuels et des réseaux
neuronaux et hormonaux qui commandent la jouissance, mais leur usage en est
éduqué par la vie sociale et c’est cette éducation sociale de la sexualité qui
est maintenant condamnée comme discriminatoire par les défenseurs de
l’idéologie LGBT+etc.
Très curieusement, au moment où l’on répète à tort et à
travers qu’on ne naît pas homme ou femme, mais qu’on le devient, voilà que les
LGBT+etc. soutiennent qu’en quelque sorte on naît homosexuel ! Le genre
finalement n’est pas aussi troublé que le dit Mme Butler et que le
répètent ses sectateurs. L’essentialisation de l’homosexualité qui paraît si
absurde est maintenant utilisée pour justifier l’intervention de la médecine et
de la chirurgie esthétique dans les opérations de « réassignation de sexe » au
motif que le corps ne correspond plus à nos fantasmes.
Mais le fantasme par définition ne correspond pas au corps,
sinon ce ne serait pas un fantasme. On pourrait donc conclure que les
transsexuels, au moins pour une partie d’entre eux, seraient des homosexuels
honteux de l’être qui veulent faire correspondre leur apparence physique à leur
fantasme et dans ce but ils demandent une opération qui transformera toute leur
sexualité en un pur fantasme, car une femme devenue homme ne jouira jamais
comme un homme même avec un pénis gonflable ; et un homme devenu femme ne
jouira jamais comme une femme même avec un faux clitoris en peau de gland.
Mutilations sexuelles
Les opérations portant sur le sexe ne sont pas une invention
récente. On a longtemps castré les hommes (esclaves eunuques, jeunes castrats
pour les chœurs pontificaux) et les femmes de l’excision à l’infibulation jusqu’aux
surcharges hormonales des nageuses de l’ex-RDA ont payé un lourd tribut à la
volonté des puissants de ne pas se laisser arrêter par les barrières fixées par
« l’assignation sexuelle ».
Si on se dégage des normes du politiquement correct qui
prescrivent de ne jamais critiquer les opérations de réattribution de genre et
qu’on essaie de caractériser objectivement ce qui est en cause, il faut appeler
ces choses-là par leur nom : mutilations sexuelles. Supposons que
quelqu’un ait envie d’avoir une jambe plus courte que l’autre ou de se faire
greffer une main sur le ventre, on pourrait penser qu’on ne trouverait pas un
chirurgien pour aller triturer des organes sains avec son bistouri dans le seul
but de réaliser les fantasmes d’un « client ». En fait si : on trouve des
chirurgiens, bardés de « bienveillance » prêts à se lancer dans ces opérations
dont on pourrait se demander si elles sont bien conformes au serment
d’Hippocrate. Les opérations de « réassignation de genre » sont un bon business
qui dispose de la bénédiction des autorités politiques, des autorités morales,
notamment de la « gauche culturelle » et de notre Sécurité sociale qui a
pourtant beaucoup de mal à rembourser les vrais malades et notamment un certain
nombre de pathologies lourdes. Et pourtant émasculer quelqu’un, ou lui coudre
les grandes lèvres, même à sa demande, c’est bien une mutilation sexuelle, au
même titre que la castration, l’infibulation ou l’excision. La question du
consentement, au cœur de toutes les justifications des partisans de la « morale
minimale » à la Ruwen Ogien,
ne peut être invoquée. Si je tue quelqu’un à sa demande, je serai inculpé de
meurtre et j’aurai beau plaider le consentement de la victime, je mériterai
d’aller faire un tour en prison. Si je mutile quelqu’un à sa demande, il en ira
de même. Un film, projeté il y a quelques années sur Arte, narrait l’histoire
d’un masochiste qui demandait à son kiné de lui briser les membres pour finir
par le tuer. Tel était le bon plaisir du souffrant ! Admettrons-nous que cette
fiction devienne une réalité ?
Jusqu’à nouvel ordre en France l’excision est interdite et
conduit les « praticiens » devant la justice pénale. On pourrait faire
remarquer que cette barbare ablation permet d’insérer les filles dans leur
communauté, qu’elle est une tradition culturelle comme les autres et aussi respectable
que les autres, etc., et demander la dépénalisation de l’excision, ce qui fut
une revendication portée par l’ethnopsychiatrie et notamment par Tobie Nathan. Si
on pose cette question, on peut espérer que les LGBT+ en tous genres se
prononceront contre l’autorisation de l’excision — encore que l’évolution des
mentalités au cours des dernières années rende cette réponse problématique (le
relativisme culturel venant au secours de la barbarie). On alléguera que les
petites filles excisées ne sont pas consentantes et que c’est une différence
majeure. Ce n’est pourtant pas certain.
D’une part le consentement n’est pas toujours un argument.
Bien que dans la morale minimaliste des individualistes libertariens (à la
manière de Ruwen Ogien) le consentement individuel soit l’alpha et l’oméga de
la loi, c’est juridiquement intenable. La prostitution devrait être légalisée
selon les minimalistes moraux dès lors qu’il s’agit d’une occupation à laquelle
consentent librement les prostituées et prostitués qui sont transformés en « travailleurs
du sexe ». De même la location d’utérus (mères porteuses ou, plus correct
politiquement, GPA) devrait être légale dès lors que les femmes qui se décident
à porter le bébé d’un autre ou d’une autre sont consentantes et que leurs
intérêts pertinents sont pris en compte. Les « mauvais esprits » remarqueront
que les violeurs affirment généralement que leurs victimes sont consentantes. En
outre, on a de bonnes raisons de refuser aussi bien la transformation des
prostituées et prostitués en simples travailleurs du sexe que la GPA. D’une
part parce que le consentement réel de la personne ne peut jamais être
garanti : quand une femme pauvre se prostitue ou loue son utérus, est-ce
vraiment d’un libre consentement ? On voit rarement les femmes riches se
prostituer ou louer leurs services dans le cadre d’une GPA ! Plus généralement,
on se fait rarement exploiter de son plein consentement — je suis tout prêt à
admettre qu’il y a des prostituées qui le font par plaisir et que certaines
femmes adorent être enceintes, mais ça me semble des cas exceptionnels ou des
rationalisations a posteriori.
En second lieu, la loi peut légitimement interdire certains
actes auxquels une personne consent. Si, par exemple, je demande à quelqu’un de
me tuer, celui qui me tuera devra cependant être poursuivi pour homicide. Si je
vois quelqu’un sur le point de se suicider, je dois intervenir pour l’en
dissuader ou l’en empêcher par la force, faute de quoi je devrai être poursuivi
pour non-assistance à personne en danger. On peut le regretter, mais je n’ai
pas non plus le droit de me « défoncer » à l’héroïne ni même de refuser à
l’avance de cotiser à l’assurance maladie au motif que je ne veux jamais avoir
affaire aux médecins et que je préfère mourir. Au moins dans une certaine
mesure, je n’ai le droit ni de regarder passivement quelqu’un se faire du tort
à lui-même ni de me faire du tort à moi-même. On peut discuter de la fameuse
thèse kantienne concernant les devoirs que l’on se doit à soi-même, et elle ne
doit certainement pas être appliquée de manière absolue et mécanique — mais
c’est vrai de tout précepte moral — mais elle reste un cadre moral et juridique
pertinent.
Quoi qu’il en soit, on peut certes se faire du mal à
soi-même, se mutiler, se suicider, etc., mais ce ne peut pas être un droit, et
a fortiori un droit exigible et remboursé par la sécurité sociale ! On
objectera que les opérations de changement de sexe (pardon, de genre !) sont
non seulement consenties, mais permettent à l’individu de trouver son bien. Cet
argument est également très contestable. D’une part, que quelqu’un croie
trouver son bien avec un certain moyen, ne signifie pas qu’il trouvera
réellement son bien. L’expérience montre, comme on l’a dit, que de nombreux
opérés en vue de la « réattribution de sexe » sont loin d’y trouver leur bien.
D’autre part, que quelqu’un croie trouver son bien dans une mutilation ne
signifie pas qu’une personne extérieure, a fortiori un médecin qui a prêté le
serment d’Hippocrate, puisse l’aider à opérer cette mutilation, de la même
manière qu’on n’est pas autorisé à casser le bras d’un masochiste qui demande
qu’on lui casse le bras.
Il se pourrait que le terme mutilation soit abusif. Les
partisans du « transgenre » considèrent que l’opération permettant de changer
de sexe n’est pas une mutilation, mais un pas fait pour faire coïncider
l’identité biologique et l’identité psychique. Quand le pape organisait des
rafles de jeunes garçons pour les castrer afin d’en faire des chanteurs à la voix
très aiguë, il mutilait ces garçons et pour leur « bien », puisque la vie d’un
castrat à la cour pontificale devait être malgré tout « meilleure » que la vie
dans un milieu pauvre jusqu’au siècle dernier ! L’excision par ablation des
grandes lèvres permet sûrement l’intégration dans la communauté et c’est bien
pourquoi ce sont les mères excisées qui insistent souvent pour que leurs filles
le soient à leur tour, et donc on pourrait considérer que c’est un « bien »,
thèse soutenue par certains relativistes culturels. On le voit, la notion de ce
qui est un bien est un peu trop élastique pour donner des critères moraux
sérieux. Il n’est pas besoin d’avoir lu la Critique
de la raison pratique et les Fondements
de la métaphysique des mœurs de Kant pour s’en convaincre.
Un changement de sexe est bien objectivement une mutilation,
puisqu’on perd les organes liés au plaisir et à la reproduction (le cas échéant)
ne gagnant pas les organes de l’autre sexe, mais seulement des faux semblants,
des piteuses caricatures de pénis et de clitoris. Les vaginoplasties ne créent
pas des vagins capables de se lubrifier eux-mêmes et les phalloplasties ne
produisent que des bouts de chair pendante, sauf à leur coller des prothèses
mécaniques — pour les prothèses de sexe, il y avait déjà l’antique godemichet
modernisé en vibromasseur, lequel, hélas, n’est pas remboursé par la Sécurité sociale.
De quelque manière qu’on pose le problème, les opérations de
« transsexuation » sont bien des mutilations sexuelles. On peut dire que ce
sont des mutilations sexuelles volontaires, mais cela ne change rien à la
caractérisation et il n’y a aucune raison que la société apporte son concours à
ces pratiques, sous quelque forme que ce soit.
Bricolage : le corps en pièces détachées
La vision du corps qui ressort de cette plongée dans le
monde de la « réassignation » est celle d’un montage d’organes qu’on peut découper
et remonter à volonté. Le moi-corps, ce corps subjectif qui est
l’investissement même du réel par le sujet, investissement dans lequel le sujet
lui-même se constitue, est transformé en un simple montage d’organes. Dans l’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari
faisaient l’éloge de la schizophrénie comme véritable critique en acte du
capitalisme. Cette proposition découlait d’une vision du réel comme composé de
« machines désirantes » : un corps n’est rien d’autre qu’un branchement de
machines désirantes. On peut certes critiquer les thèses de Deleuze et Guattari
et leurs conséquences, mais les concepts qu’ils produisent disent quelque chose
de l’idéologie du temps présent.
Le transgenre met bien le corps en pièces détachables et
interchangeables. Prendre de la peau du bras pour fabriquer un bout de
pseudo-pénis, prendre l a peau du
pénis et des testicules pour fabriquer des organes féminins, voilà la routine
des opérations de réattribution de sexe. Voyons le détail. La vaginoplastie
n’est pas a priori une opération liée
à une réattribution de sexe. Elle peut être une simple opération de
régénération du vagin, du même type que les autres opérations de chirurgie
esthétique, notamment à la suite d’un accouchement. Mais la vaginoplastie de
changement de sexe est d’une autre nature. Comment les choses se passent-elles ?
Ça commence par une thérapie hormonale qui est une sorte d’anti-puberté et développe
chez le futur réattribué des caractères féminins (diminution de la pilosité,
croissance des seins), et avec une forte baisse des capacités érectiles. La
thérapie hormonale est arrêtée deux à trois semaines avant l’intervention. La
personne qui va subir cette intervention est hospitalisée la veille de
l’opération. Au cours de cette intervention chirurgicale, qui dure de deux à
quatre heures sous anesthésie générale, le chirurgien retire les deux
testicules et le contenu du pénis, puis crée un vagin en utilisant la peau du
pénis soudée à l’extrémité et retournée vers l’intérieur (et une greffe de peau
en plus si nécessaire). Le clitoris est créé à partir du sommet du gland. Le
prépuce est utilisé pour créer les petites lèvres, les parties extérieures du
scrotum pour créer les grandes lèvres. Élémentaire, non ?
Comment se passe la phalloplastie ? Comme pour la
vaginoplastie, on commence par une cure d’hormones (mâles cette fois) qui
change la voix et fait pousser les poils ; on peut compléter par une mastectomie.
Ensuite on passe à l’hystérectomie (ablation de l’utérus). Grâce à de la peau
prélevée sur le bras, le ventre ou une cuisse, on fabrique un pénis qu’on
greffe en raccordant l’urètre pour permettre au réattribué sexuellement
d’uriner debout. Le raccordement se fait en utilisant les petites lèvres. On
peut également implanter des prothèses de testicules qui seront bien pratiques
pour y loger la pompe actionnant le pénis érectile artificiel. On réfléchit
aussi sur la greffe du pénis, bien que cette opération soit encore très rare aujourd’hui
(c’est-à-dire au moment où ces lignes sont écrites) et réservée uniquement aux
hommes émasculés par accident — un soldat américain blessé en Afghanistan s’est
vu ainsi greffer pénis et scrotum — mais on n’a encore jamais greffé de pénis
sur une femme.
Inutile d’entrer dans les détails. Et laissons de côté les
éventuelles complications chirurgicales, les souffrances endurées par le
candidat à la réassignation de sexe, la débauche de chirurgie et les moyens
hospitaliers qui sont consacrés à ces opérations, fort utiles au business de la
santé. On a bien affaire à du bricolage où les diverses parties du corps sont
coupées, réassemblées différemment. Il faut s’interroger sur la signification
de la mise du corps en pièces détachées. On pourrait commencer par admettre que
la dysphorie de genre exprime un rapport pervers ou psychotique avec son propre
corps — la dislocation du rapport au corps est souvent caractéristique de la
schizophrénie. Se sentir femme dans un corps d’homme ou homme dans un corps de
femme, c’est bien un déni du réel. Le corps propre, c’est le sujet lui-même et
cette idée que le corps est un ensemble de pièces ajustables en fonction des
désirs du sujet est proprement folle. Or c’est cette idée que véhiculent les
théoriciens du transgenre : je pourrais choisir mon corps en quelque sorte
comme je choisis l’ameublement de mon salon.
On sait bien que la réparation des corps mutilés par des
accidents ou par des brûlures nécessite toutes sortes d’opérations complexes
qui ressortissent elles aussi à ce « bricolage » et à ces montages de morceaux
du corps. La chirurgie réparatrice après les cancers du sein ou après les
excisions est évidemment incontestablement un progrès considérable et on ne
peut plus légitime, puisqu’il s’agit simplement de rétablir dans son intégrité
un corps ravagé par la maladie ou par la cruauté des coutumes barbares. Mais
dans le cas de la réassignation, il s’agit de bien autre chose : non pas
rétablir, mais transformer le corps selon les desiderata du sujet.
La possibilité de développer ce bricolage du corps humain
renvoie à une vision de l’homme et à un projet. Cette vision de l’homme est
celle d’un individu qui n’a plus à proprement parler de « soi », qui ne forme
plus une unité, un individu au sens strict, mais bien un « dividu », divisible
selon les besoins et que l’on peut réagencer à volonté. Cette vision mécaniste
est tout simplement la projection sur l’être humain du modèle du robot. Dans sa
préface à la Philosophie dans le boudoir,
Yvon Belaval a bien montré comment le récit sadien transforme les rapports
sexuels en montages de machines embrayant les unes dans les autres. L’homme
coupé en morceaux ressortit à cet embrayage de machines.
C’est encore cette vision du corps éclaté qui est à la base
de la schizophrénie telle qu’elle s’exprime chez Antonin Arthaud. Dans Pour en finir avec le
jugement de Dieu, Artaud en donne une explication : « L’homme est
malade parce qu’il est mal construit. » Et s’il est mal construit, c’est parce
qu’il a des organes ! Or « il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque
vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous
ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. » Deleuze et Guattari
soutiennent que cet
« informe » qui entoure la conscience et la menace éventuellement, ce « corps
sans organe », c’est un « plan » de la réalité du corps, une strate du corps
qui s’oppose à l’organisme, c’est-à-dire au corps composé d’organes structurés,
à ces rapports de force dont parle Nietzsche. L’organisme est en quelque sorte
l’exploitation du corps ligoté par la hiérarchisation ou la centralisation de
ses différentes parties, et par conséquent assujetti. La rébellion contre cette
organisation, c’est cela qu’on trouve chez Arthaud. Cette position s’oppose à
l’idée du « moi-corps » que l’on a trouvée dans la phénoménologie. Le Corps
sans Objet de nos deux auteurs n’est pas une conscience engagée dans le
monde. Il n’y a plus de place pour un « Moi ». Pas plus qu’il n’y a de place
pour l’Un. C’est une pure multitude qui se présente maintenant à nous.
Voilà quelle vision émerge à l’arrière-plan de l’idéologie « trans ».
Voyons maintenant pourquoi cette vision qui ne peut a priori que renvoyer aux destins individuels devient aujourd’hui une
question sociale ? Pourquoi ce qui restait très marginal devient-il si
important qu’on entreprend de dispenser des « formations » aux enfants des
écoles pour les inciter à ne pas tomber dans la « transphobie » ? En vérité, la
conception du corps et des rapports à la sexualité qui constituent
l’arrière-plan de la très étonnante « transmanie » contemporaine renvoie
directement au développement actuel du mode de production capitaliste. Si le
corps peut être modifié à volonté, ses organes changés ou transformés, s’ouvre
une nouvelle manière de penser l’homme et un nouveau terrain d’expérimentation.
La fabrique de l’humain, qui commence à tourner à plein régime avec la PMA,
pourrait trouver dans la fabrique du sexe un complément utile. On produit de
plus en plus souvent des enfants dont le sexe (en attendant plus) a été choisi
par les parents, il va de soi qu’on doit pouvoir ensuite modifier ce sexe —
puisque celui-ci était déjà le résultat d’un choix. Un deuxième aspect s’impose
également : laisser la loterie de la méiose décider de qui je suis
biologiquement est une intolérable atteinte à ma liberté de sujet roi. Je n’ai
aucune raison d’accepter que des processus aussi aléatoires que les processus
vivants me déterminent ! Il faut là aussi laisser toute sa place à la nouvelle
ingénierie du vivant, dont cette mise en pièces du corps humain est la
condition. Si la réification — concept de Lukacs repris par la théorie critique
— caractérise le mode de production capitaliste, aujourd’hui, cette
transformation du corps humain en assemblage de pièces que l’on peut changer à
volonté constitue une des pointes avancées de cette réification.
L’hermaphrodite comme idéal social
John Money (1921-2006) est le grand maître du transgenre à
notre époque. Psychologue et sexologue renommé, enseignant, il soutenait l’idée
que le genre est une construction sociale. Bien que la réputation de Money ne
soit pas toujours fameuse dans les gender
studies, en raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une
référence incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle
de genre », de paraphilie, et autres semblables qui sont devenus d’un usage
courant. Les hermaphrodites constituent son premier objet d’étude et c’est à
partir de cette fascination pour les hermaphrodites que Money en est venu à la
conclusion que le sexe était une construction sociale. Si on opère
convenablement un bébé mâle on peut le transformer en fille, et c’est
précisément ce que Money a tenté en prenant pour cobaye un enfant mâle né avec
une malformation du pénis. Comme il est nettement plus facile de couper un
morceau de chair des organes masculins que de greffer des organes sexuels
féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule direction. Et s’est
terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce monsieur dans une
catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps nazis.
La fascination pour les hermaphrodites est ancienne. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
comporte de très nombreuses planches qui leur sont consacrées. Dans Le Rêve de d’Alembert, Diderot fait dire
à Mlle de Lespinasse « L’homme n’est peut-être que le monstre de la
femme, ou la femme le monstre de l’homme ». Considérant que les organes
génitaux de l’homme et de la femme sont simplement inversés par retournement à
l’intérieur ou extirpation à l’extérieur, ils seraient bien ainsi les monstres
l’un de l’autre. Il y aurait beaucoup à dire sur l’utilisation du monstre dans
la pensée évolutionniste de Diderot, notamment telle qu’elle est exposée dans
les explications que Bordeu donne à Mlle de Lespinasse. Toute
évolution et transformation du genre est déjà monstrueuse. C’est ce qu’Aristote
indiquait déjà : « D’ailleurs celui qui ne ressemble pas aux parents est
déjà, à certains égards, un monstre : car dans ce cas, la nature
s’est, dans une certaine mesure, écartée du type générique. Le
tout premier écart est dans la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle. » (De la génération des animaux) La
différence des sexes est en effet « monstrueuse » pour le petit garçon qui
découvre que la petite fille, à la place du pénis, ne montre qu’une mystérieuse
fente, comme cet appendice masculin paraît monstrueux à la petite fille. Elle
est monstrueuse parce qu’incompréhensible. Pourquoi il (ou elle) n’est-il (ou
elle) pas semblable à moi ? La question freudienne de la castration et du
rapport au phallus se joue là-dedans.
À partir de l’analyse du petit Hans, Freud avance le
complexe de castration comme explication infantile de la différence des sexes :
la fille est cet être à qui manque le pénis et le garçon se trouve dans la
situation angoissante où domine la peur de se retrouver comme la petite fille,
privé de pénis. C’est du moins l’explication que donne Freud dans ses Trois essais et qu’il reprend dans son Introduction à la psychanalyse : « La
curiosité sexuelle de l’enfant commence de bonne heure, parfois avant la troisième
année. Elle n’a pas pour point de départ les différences qui séparent les
sexes, ces différences n’existant pas pour les enfants, lesquels (les garçons
notamment) attribuent aux deux sexes les mêmes organes génitaux, ceux du sexe
masculin. Lorsqu’un garçon découvre chez sa sœur ou chez une camarade de jeux l’existence
du vagin, il commence par nier le témoignage de ses sens, car il ne peut pas se
figurer qu’un être humain soit dépourvu d’un organe auquel il attribue une si
grande valeur. Plus tard, il recule, effrayé devant la possibilité qui se
révèle à lui et il commence à éprouver l’action de certaines menaces qui lui
ont été adressées antérieurement à l’occasion de l’excessive attention qu’il
accordait à son petit membre. Il tombe sous la domination de ce que nous
appelons le “complexe de castration”, dont la forme influe sur son caractère,
lorsqu’il reste bien portant, sur sa névrose, lorsqu’il tombe malade, sur ses
résistances, lorsqu’il subit un traitement analytique. En ce qui concerne la
petite fille, nous savons qu’elle considère comme un signe de son infériorité l’absence
d’un pénis long et visible, qu’elle envie le garçon parce qu’il possède cet
organe, que de cette envie naît chez elle le désir d’être un homme et que ce
désir se trouve plus tard impliqué dans la névrose provoquée par les échecs qu’elle
a éprouvés dans l’accomplissement de sa mission de femme. Le clitoris joue d’ailleurs
chez la toute petite fille le rôle de pénis, il est le siège d’une excitabilité
particulière, l’organe qui procure la satisfaction auto-érotique. La
transformation de la petite fille en femme est caractérisée principalement par
le fait que cette sensibilité se déplace en temps voulu et totalement du
clitoris à l’entrée du vagin. Dans les cas d’anesthésie dite sexuelle des
femmes, le clitoris conserve intacte sa sensibilité. » Laissons de côté les
jugements implicites de Freud qui témoignent du fait qu’on ne parvient jamais à
sauter par-dessus sa propre tête — la « mission de la femme » et le déplacement
normal de la sensibilité du clitoris vers le vagin… Il reste une description
des angoisses de la petite enfance dont l’évidence est assez claire et même
plutôt banale.
Dans la mesure même où l’instinct chez l’homme laisse la
place à l’éducation (et parfois même au dressage), la question du destin de
tout individu humain est d’abord dans ce rapport au sexe, s’identifier au sien
propre et accepter la différence de l’autre. C’est précisément ce que refuse
l’idéologie LGBT+etc. et la théorie du genre flottant qui fait de
l’hermaphrodite son emblème. Donnons-en deux exemples.
Les hommes à apparence
féminine (le politiquement correct interdit qu’on use du terme shemale considéré par les « trans »
comme insultant ou diffamatoire) sont un genre particulier d’hermaphrodites
produits artificiellement et classés parmi les « transgenres », à tort,
puisqu’ils n’ont précisément pas changé réellement génitalement. Ce sont typiquement
les personnages de certains films de Pedro Almodovar (Tout sur ma mère, par exemple), des hommes ayant acquis une
apparence extérieure de femme (visage remodelé, seins, hanches et fesses, absence
de pilosité), mais avec des organes sexuels masculins fonctionnant normalement.
Les textes qui se rapportent à ces individus utilisent généralement le féminin
pour les désigner alors que c’est évidemment le masculin qui les caractérise le
mieux : ils ont des érections et des éjaculations comme n’importe quel homme.
Ils occupent une place très particulière à la fois dans le milieu de la
prostitution et dans le cinéma pornographique. S’ils ont cette place, il faut
bien qu’il y ait des amateurs ou des clients ! Et ce qui se met en scène ici,
c’est l’ambiguïté fondamentale de la sexualité dont ces intrigants personnages sont
les opérateurs privilégiés. Un homme qui a des rapports sexuels avec un/une « shemale » y joue aussi bien le rôle d’un
homme ayant des rapports avec une prostituée qu’il ne peut que sodomiser ou en
obtenir une fellation que le rôle d’un homosexuel « passif » puisqu’il peut
être sodomisé ou faire une fellation à son/sa partenaire « shemale ».
Les femmes presque devenues des hommes représentent en
quelque sorte l’inverse du cas précédent. Il s’agit de femmes qui ont modifié
leur apparence extérieure pour devenir semblables à des hommes sans pour autant
avoir effectué l’opération de réassignation sexuelle — à ne pas confondre avec
l’hirsutisme, maladie qui affecte certaines femmes en leur donnant une pilosité
bien gênante qui en fit longtemps des phénomènes de foire. Un cas avait défrayé
la chronique : une femme devenue homme homosexuel était enceinte de son
compagnon et a mis au monde un enfant né, selon l’état civil, de deux hommes !
Là encore on est dans le monde des simulacres, cet homme selon l’état civil
était bien une femme déguisée en homme, rôle de comédie, comme celui de l’homme
déguisé en femme dans Tootsie. La
comédie de Blake Edwards, Victor Victoria,
mettant en scène une femme qui se déguise en homme qui se travestit exhibe avec
brio ce jeu de miroirs dans lequel nous aimons à nous complaire parce qu’il
fait jouer des ressorts inconscients communs à toute l’humanité.
Dans ces deux cas d’hermaphrodites dont nous venons de
parler, il ne s’agit pas de véritables hermaphrodites, au sens biologique,
puisqu’ils ne peuvent pas jouer alternativement les deux rôles sexuels, comme
cela se produit assez souvent chez les invertébrés. Ils sont seulement des
hermaphrodites au sens de la mythologie grecque, ces hermaphrodites de la
statuaire ou des fresques antiques, représentant le fils ou la fille d’Hermès
et d’Aphrodite unissant la beauté de ses deux parents. L’étrangeté de
l’hermaphrodite et la fascination qu’il exerce tient précisément à ce qu’il met
en cause la différence des sexes, cette différence vécue sans doute par
l’humanité comme une déchirure et une malédiction. Dans le mythe d’Aristophane,
rapporté par Platon dans Le banquet,
l’humanité était composée d’êtres doubles avec quatre bras, quatre jambes et
deux faces. Ces êtres étaient soit masculins, soit féminins, soit d’un genre
aujourd’hui disparu, les androgynes (mot-à-mot hommes-femmes). La complétude de
ces êtres doubles leur conférait de très nombreux pouvoirs si bien que Zeus a
décidé de les diviser en deux et à plongé chacune des moitiés dans la recherche
éperdue de son autre moitié. De cette séparation il n’est resté que les deux
genres masculins et féminins, les androgynes se rattachant pour moitié à l’un
de ces genres et pour moitié à l’autre. Ce mythe pourrait expliquer l’amour
homosexuel (les moitiés mâles qui recherchent leur moitié mâle et les moitiés
femelles qui cherchent leur moitié femelle), mais aussi ce qui pousse les hommes
et les femmes les uns vers les autres, ainsi que la nostalgie de cette
complétude disparue.
Sans aucun doute, il y a en chaque homme l’aspiration à être
une femme qui possède le privilège fantastique de pouvoir enfanter — et c’est
d’ailleurs la raison pour laquelle la stérilité féminine doit être conjurée de
toutes sortes de manières dans les sociétés archaïques. Toute femme désire
aussi être un homme et les hommes admirent souvent les femmes « qui portent la
culotte ». Au-delà des stéréotypes sociaux imposés dans les sociétés
patriarcales, il y a bien un désir profond d’être interchangeables, mais aussi
un désir de se suffire à soi-même et d’abolir cette incomplétude qui nous
oblige à nous rapporter à l’autre, ne serait-ce que pour avoir des enfants — ce
à quoi notre société s’évertue à donner des solutions avec la PMA et la GPA,
avant d’en finir une fois pour toutes avec le souci de la maternité grâce à l’ectogenèse,
c’est-à-dire l’utérus artificiel qui transformera en réalité la dystopie
d’Aldous Huxley dans Le meilleur des
mondes.
L’exigence « trans » est, au moins en partie, l’exigence que
ce désir soit satisfait avec la complicité active du business médical, qui,
comme tout capital doit sans cesse trouver de nouveaux champs d’investissement
pour que se poursuive l’accumulation du capital. Jusqu’à notre monde, les
sociétés humaines savaient que tous les désirs n’ont pas à être satisfaits et
doivent être sublimés et c’est précisément dans ce processus de sublimation que
s’enracine la construction de la civilisation. Aujourd’hui la technoscience se
propose de donner une satisfaction technoscientifique – illusoire parce que
technoscientifique, purement instrumentale — à tous nos désirs : tu es
femme et veux faire un enfant toute seule ? Pas de problème, on a la PMA. Tu es
homme et veux un enfant sans passer par ce répugnant commerce du rapport sexuel
avec une femme ? On a la solution : la GPA. Vous voulez une fille et pas
un garçon ? On a à notre disposition la FIVETE. Et ainsi de suite, en attendant
les mille et une merveilles que nous promettent les manipulations génétiques.
Tu veux changer de sexe ? Pas de problème, la chirurgie a tout ce qu’il faut à ta
disposition.
Si la fantaisie est la forme première de la sublimation, la
volonté de réaliser les fantasmes, c’est-à-dire le refus de garder le fantasme
à l’état de fantasme, en usant des moyens de la technoscience médicale peut
être caractérisée comme désublimation, une désublimation qui soumet le corps
aux méthodes du principe de rendement et correspond exactement à ce que Marcuse
appelle désublimation répressive. L’hermaphrodite, dès lors qu’il quitte le
royaume de la fantaisie pour entrer dans la réalité sociale prend toute sa
place dans ce jeu de simulacres qu’est la société du spectacle. Mais le
spectacle dissimule en les montrant les rapports entre les individus tels
qu’ils sont modelés par le capital. L’hermaphrodite devient l’archétype de
l’homme interchangeable, tour à tour homme et femme, consommateur sans qualité
et producteur malléable, humain sans qualité à quoi les humains doivent tous
êtres réduits quand le capital a écrasé toutes les vieilles formes sociales, éliminé
toutes les différences sous la loi de l’équivalent général, le grand fétiche
devant qui tous sont égaux, l’argent.
Le narcissisme
Le désir de changer de sexe est très souvent le désir de
correspondre à l’image que l’on se fait de soi-même. De ce point de vue, la
montée statistique du transgenre n’est qu’un des aspects de ce que Christopher
Lasch nommait « la culture du narcissisme ». Freud introduit la question du
narcissisme dans un texte de 1914. Il commence par reprendre la définition de
Näcke : le narcissisme désigne « le comportement par lequel un individu
traite son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d’ordinaire
le corps d’un objet sexuel : il le contemple donc en y prenant un plaisir
sexuel, le caresse, le cajole, jusqu’à ce qu’il parvienne par ces pratiques à la
satisfaction complète ». La pratique psychanalytique montre que l’on trouve des
traits narcissiques dans l’homosexualité (ce qui semble assez évident) et dans
de nombreuses névroses. Si au premier abord on peut qualifier le narcissisme de
perversion, Freud, cependant, en arrive très rapidement à l’idée qu’il y a un
narcissisme normal, celui qui défend l’égoïsme de l’individu et que le
psychanalyste rencontre dans la résistance que le patient oppose à l’influence
que le médecin cherche à lui imposer. À partir de ces considérations, Freud
développe une interprétation de la schizophrénie qui le conduit non à supprimer,
mais à réviser la séparation entre les pulsions libidinales et les pulsions du
moi, qui constitue l’un des traits caractéristiques de la première topique. Il
montre que : « Les premières satisfactions sexuelles auto-érotiques sont
vécues en conjonction avec l’exercice de fonctions vitales qui servent à la
conservation de l’individu. Les pulsions sexuelles s’étayent d’abord sur la
satisfaction des pulsions du moi, dont elles ne se rendent indépendantes que
plus tard ; mais cet étayage continue à se révéler dans le fait que les
personnes qui ont affaire avec l’alimentation, les soins, la protection de l’enfant
deviennent les premiers objets sexuels c’est en premier lieu la mère ou son
substitut. »
Mais cette observation semble contredite par la clinique
d’un certain nombre de perversions. « Nous avons trouvé avec une particulière
évidence chez des personnes dont le développement libidinal est perturbé, comme
les pervers et les homosexuels, qu’ils ne choisissent pas leur objet d’amour
ultérieur sur le modèle de la mère, mais bien sur celui de leur propre
personne. De toute évidence, ils se cherchent eux-mêmes comme objet d’amour, en
présentant le type de choix d’objet qu’on peut nommer narcissique. C’est dans
cette observation qu’il faut trouver le plus puissant motif qui nous contraint
à l’hypothèse du narcissisme. »
Après d’intéressants développements sur la libido féminine, que
nous laisserons de côté, Freud, résumant la distinction entre libido d’objet
par étayage et libido d’objet narcissique, en arrive à la conclusion
suivante : « On aime : 1) Selon le type narcissique a) Ce que l’on
est soi-même ; b) Ce que l’on a été soi-même ; c) Ce que l’on voudrait être
soi-même ; d) La personne qui a été une partie du propre soi. 2) Selon le type
par étayage : a) La femme qui nourrit ; b) L’homme qui protège ; et les
lignées de personnes substitutives qui en partent. Le cas c) du premier type ne
pourra être justifié que par des développements qu’on trouvera plus loin. Il
restera, dans un autre contexte, à apprécier l’importance du choix d’objet
narcissique pour l’homosexualité masculine. » Ajoutons que le cas c) du premier
cas permet aussi de donner un début d’explication de la dysphorie de genre. On
aime par narcissisme ce que l’on voudrait être soi-même : Freud y voit une
explication de l’homosexualité masculine, mais on peut y voir aussi la clé de
la compréhension du « trouble dans le genre ». Une femme qui aime en l’homme ce
qu’elle voudrait être elle-même, voudrait donc s’aimer (narcissiquement) en
tant qu’en homme et c’est précisément ce narcissisme qui lui fait rejeter son
propre corps et vouloir avoir le corps d’un homme, de pouvoir exhiber les
atours virils et uriner debout !
Ce dernier point est si important qu’on le voit revenir dans
presque toutes les études sur les opérations de réassignation de sexe : le
plus important dans la greffe d’un pseudo-pénis n’est pas tant d’avoir des
érections qui ne pourront pas se terminer par une décharge, mais bien de
pouvoir enfin uriner debout. Un certain féminisme fait d’ailleurs de la manière
d’uriner une des conditions de l’égalité homme/femme. Ainsi en Suède, en 2013,
un député aurait-il défendu un projet de loi visant à obliger les hommes à
uriner assis en vue « d’améliorer l’hygiène, renforcer l’égalité homme-femme et
lutter contre le cancer de la prostate. » C’était une information un peu
exagérée : il ne s’agissait que d’un projet de résolution déposé dans un
comté par le « parti de gauche » local et visant à aménager les toilettes de
telle sorte que les hommes puissent plus facilement pisser assis… Mais l’affaire
est hautement significative, non seulement de l’angoisse de castration qui
saisit le société « hétéronormée », comme on dirait dans Libération, mais aussi et surtout des préoccupations « de gauche »
pour en finir avec les conceptions « binaires » de la vie ordinaire.
Notons qu’il existe des urinoirs féminins, jetables ou réutilisables permettant
aux femmes d’urine debout sans changer de sexe (en vente sur un grand site de
vente en ligne). Par ailleurs, les Égyptiens anciens, selon Hérodote, urinaient
assis, comme les Indiens (paraît-il) ou les Arabes. Bref, il n’y a pas de dogme
médical ou scientifique sur ce sujet. Ce sont des images qui sont en cause. Or,
et cela nous ramène à la question transgenre, il s’agit bien dans ce cas des
images, l’image du « mec » et du désir d’aimer en soi cette image. Narcisse
aime son image. Et si l’on peut étendre le narcissisme, comme le fait Freud, à
l’amour de l’image de ce que l’on voudrait être, l’essentiel dans les
opérations de réassignation de sexe n’est pas le sexe, mais l’image du sexe.
On le sait par d’autres observations. Les garçons qui
voudraient être des filles sont d’abord des garçons qui voudraient qu’on les
trouve jolis comme des filles, qui voudraient s’habiller en filles autrement
que par jeu (toujours révélateur de l’inconscient). Dans la « société du
spectacle », où le spectacle se substitue à la vie, il est assez naturel qu’on
en arrive là et que la technoscience comme toujours vienne au secours du spectacle.
Le transgenre n’est pas la forme unique de la « culture du narcissisme » qui
domine entièrement nos sociétés, comme l’a très bien montré Christopher Lasch —
il suffit de penser au « selfie » et
à la manie touristique consistant à se photographier soi-même devant un site
touristique pour bien montrer que l’important n’est le site, mais le « moi »
tout-puissant. Mais la forme transgenre du narcissisme s’accorde peut-être
beaucoup mieux à d’autres exigences du « capitalisme du troisième âge », comme l’interchangeabilité
des individus, le culte de la technique et la mise à raison du corps devenu
viande, matière à tailler, à sculpter, à transformer.
Hybris de la médecine
Le changement de sexe a longtemps été considéré comme
l’impossible par excellence. On disait du Parlement britannique qu’il pouvait
tout faire sauf changer un homme en femme ! Même le tout-puissant parlement
britannique se heurtait à cette limite. En dépassant cette limite, l’homme
accède donc enfin à la véritable toute-puissance. Il est capable de se faire
lui-même, il est causa sui, le petit
nom de Dieu dans la scolastique. Mais il le fait par les moyens de la
technique : chirurgie, biochimie, etc. C’est bien en cela que le
transgenre est une branche du transhumanisme. Changer de sexe, c’est tout
simplement transgresser les lois qui assignent l’individu humain à une
existence déterminée et qui délimite drastiquement le cercle où peut s’exercer
la liberté.
Car la médecine joue un rôle central dans le projet
transhumaniste ou post-humaniste — termes dont nous avons dit qu’ils sont à peu
près équivalents sinon, peut-être, que le « trans » prépare le « post ». Pour
que l’homme cesse d’être homme, il faut l’augmenter. Et en premier lieu vaincre
la mort : Laurent Alexandre, médecin urologue, homme d’affaires avisé — il
a fondé et bien revendu le site Doctissimo
— fait l’annonce à qui veut l’entendre de la « mort de la mort ». Il est un des
apôtres du transhumanisme et un grand adorateur de la soi-disant « intelligence
artificielle » (IA). C’est le même Laurent Alexandre qui annonce dans le Figaro (13/06/2017) que la dystopie du
film Bienvenue à Gattaca va devenir
la norme : « La sélection embryonnaire sous une forme un peu plus
sophistiquée que Bienvenue à Gattaca deviendra
la norme. Ce n’est pas mon souhait personnel, mais un pronostic. » Union de
l’homme et de l’IA, l’homme du futur pourra ainsi gagner cette course à
l’intelligence. Laurent Alexandre assène : « Selon un sondage réalisé en
2016, 50 % des jeunes chinois éduqués souhaitent pouvoir augmenter le QI
de leur futur bébé… Un pourcentage d’adhésion qui grimpera en flèche… dès que
les parents se rendront compte que les enfants de leurs voisins ont tous 50 points
de QI de plus que les leurs… » Si on lui fait remarquer que l’homme est un être
sensible qu’on ne saurait réduire à son cerveau, l’éminent savant en tout coupe
net à l’objection : « L’homme se réduit à son cerveau. Nous sommes notre
cerveau. La vie intérieure est une production de notre cerveau. » Si l’homme se
réduit à son cerveau, le corps n’est donc bien que de la vile matière à
disposition de la « vie intérieure » produite par le cerveau.
L’hybris médicale trouve dans les prouesses des bricoleurs
de la réassignation sexuelle un large champ d’expression. Ce n’est sans doute
pas par hasard que la science maîtresse de nos jours n’est plus la physique,
mais la biologie, car c’est dans la biologie qu’on peut espérer trouver les
moyens d’en finir pour de bon avec l’homme, cette si imparfaite créature du
hasard. Quand Laurent Alexandre cite Bienvenue
à Gattaca, il fait mine d’oublier que le premier modèle de cette biologie
devenue folle date des années 30 et c’est Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Or c’est bien vers cela que
veulent aller les scientifiques les plus fous et surtout leurs commanditaires
ivres de puissance. Grâce à la médecine scientifique moderne, on va pouvoir
décharger l’humanité du fardeau de la procréation : en attendant les
hommes immortels qui iront coloniser Mars, l’utérus artificiel est annoncé. L’ectogenèse
est évidemment conçue pour les meilleures intentions du monde, par exemple
faciliter la survie des fœtus humains ultra-prématurés. Des essais concluants
ont été menés sur des agneaux et on espère pour les années 2020 des essais
concluants sur l’humain. On annonce d’un autre côté que les opérations de
réassignation sexuelle pourraient s’améliorer au point de donner une véritable
sensibilité sexuelle aux organes greffés. Bref on pourrait définitivement
s’affranchir de la division de l’humanité en sexes mâle et femelle puisque la
question de la reproduction, de son côté, ne se poserait plus.
La médecine nous promet un monde merveilleux. Ce monde
merveilleux est-il possible ? Sans doute pas : les lubies d’Alexandre
Laurent lui font gagner beaucoup d’argent, mais la durée maximale de la vie ne
bouge pas et l’espérance de vie en bonne santé a une fâcheuse tendance à
baisser. Il en sera certainement de même concernant les utopies sexuelles et
transgenrées. Mais en attendant il y a de l’argent à faire et une idéologie
envahissante promue par une propagande totalitaire d’autant plus efficace
qu’elle se fait au nom de la bienveillance et au moyen de techniques
prétendument neutres. Mais si nous supposons que ce « monde merveilleux » promu
par la médecine délirante puisse un jour advenir, alors il y a de bonnes
raisons qu’il soit un véritable enfer. D’un certain point de vue, la question
de la survie de l’humanité ne se poserait plus car il n’y aurait tout
simplement plus d’humanité.
La subversion au service de la tradition patriarcale.
Les partisans du transgenre cherchent souvent à banaliser
leur position en trouvant dans les sociétés traditionnelles de telles formes de
« subversion » dans la réassignation des genres. Ainsi l’étude des « vierges
jurées » d’Albanie fournit-elle un exemple fort instructif. En Albanie et,
semble-t-il, plus généralement dans les Balkans, il existait tout un rituel
permettant à une femme de devenir un homme. Si, par exemple, un homme n’avait
pas d’enfant mâle, il pouvait faire de sa fille son héritière à l’expresse
condition qu’elle jure de devenir un homme et donc de n’avoir aucun rapport
sexuel avec un homme. Elle était alors considérée comme un homme et bénéficiait
de tous les privilèges attachés au sexe masculin.
Il est d’autres exemples connus et qui, comme tous ces cas particuliers,
permettent de nourrir le relativisme. Ainsi chez certains peuples d’Afrique
(Nuers du Soudan) une femme stérile peut être officiellement reconnue comme un
homme et épouser une femme. Ce n’est pas un couple lesbien qui fournirait
le modèle du mariage pour tous, mais, aux yeux de cette société un couple tout
à fait normal, même si l’épouse ne peut tomber enceinte que d’un homme qui sera
utilisé seulement comme reproducteur, l’enfant qui naîtra prenant le nom de « l’époux »
fictif. Loin d’infirmer la règle, cet exemple ne fait que la confirmer.
Sous une forme romanesque, ce thème est au centre du roman
de Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable.
Un homme qui veut à tout prix avoir un fils nomme sa huitième fille Ahmed et
l’élève comme un garçon avec tous les privilèges d’un garçon. Ahmed va assumer
l’imposture de son père, épouser une fille délaissée et commencer sa plongée
aux enfers. Il est intéressant de noter que les spécialistes des études
transgenres considèrent de telles pratiques comme subversives alors même
qu’elles ne sont qu’un moyen boiteux pour pallier les inconvénients d’une
société patriarcale stricte. Comme cela arrive souvent, la subversion déchaînée
finit par ressembler comme deux gouttes d’eau à la tradition la plus
réactionnaire. Le féminisme égalitaire, c’est-à-dire celui qui se tient sur le
ferme principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes est aujourd’hui
submergé par un « pseudo féminisme » partisan de l’inégalité, le féminisme pro-burka,
le féminisme pro-burkini, le féminisme pro-polygamie et aussi ce féminisme
pro-patriarcat, sous couvert évidemment de valoriser la situation des femmes
par rapport aux hommes et dénoncer les stéréotypes « genrés ».
La haine du sexe
On repérera assez facilement dans toutes ces manifestations
une haine inconsciente du sexe, c’est-à-dire du plaisir sexuel qui se conclut
par l’orgasme dont Wilhelm Reich a bien montré la fonction essentielle. Chasser
le mot sexe au profit du très neutre terme de genre, c’est tout un programme.
Le genre, c’est la grammaire alors que le sexe ça sent le sperme et la cyprine,
la sueur des corps qui s’enlacent, bref, la vie. Par définition, le sexe est
binaire. Il faut toujours un organe dans un autre, même dans la masturbation,
il faut la chose dans la main ou la main dans la chose ! Refuser la binarité du
sexe, c’est en vérité refuser le plaisir sexuel, renoncer à l’orgasme. Reich,
réveille-toi, ils sont devenus fous !
Dans la logique trans, il y a d’abord le dégoût de son
propre sexe. Je me sens femme dans un corps d’homme, cela veut dire : je
n’aime pas ce corps d’homme ! Et inversement. Mais si je deviens femme, comment
vais-je pouvoir maintenant aimer ces corps d’homme ? D’où cette bizarrerie très
fréquente : les transgenres deviennent homosexuels ! Je veux devenir femme
pour mener une vie de lesbienne. On connait aussi des couples de lesbiennes qui
se brisent quand l’une des deux passe à la réassignation de sexe. De même les
hommes devenus « femmes » deviennent lesbiens (ou lesbiennes). Ce qui n’empêche
pas, si le changement de sexe n’a pas été mené à son terme, que ces couples
homosexuels aient des enfants, des enfants issus de deux hommes ou de deux
femmes selon l’état civil, mais issus en réalité, comme tous les enfants, de
gamètes mâles et de gamètes femelles. On est encore dans le simulacre.
Les psychologues parlent de troubles de l’identité sexuelle.
C’est mettre un mot sur ce qu’on comprend mal. Ce trouble de l’identité
sexuelle renvoie fondamentalement à l’incapacité à assumer franchement et sans
détour son propre désir. Comment ne pas y voir l’ancestrale hantise du sexe ?
Freud avait dit, dans une lettre à Jones (1914) : « Celui qui promettra à
l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise
qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » Nous en sommes
là : il s’agit bien de promettre à l’humanité qu’on va la débarrasser de
la « sujétion sexuelle » puisque nous ne serons plus liés à un sexe. Ce qui est
très ennuyeux c’est qu’on soit encore obligé, dans la réassignation telle
qu’elle se fait aujourd’hui, de choisir entre mâle et femelle. Pourquoi ne
pourrait-on pas choisir d’être « neutre » ou encore d’un sexe encore inconnu et
à inventer qui ne serait ni mâle, ni femelle, ni neutre ? Ce délire est
maintenant chose courante et montre que la lutte contre la conception « binaire »
est en vérité aussi une lutte contre la logique, qui, comme chacun le sait
depuis les premiers délires post-soixante-huitards, est sans doute d’essence « fasciste ».
Se prendre pour Dieu
Dieu est le seul être qui soit « causa sui » et c’est en ce sens qu’il est absolument libre :
voilà l’enseignement majeur de la théologie chrétienne, codifiée au Moyen âge
et subvertie radicalement par Spinoza. Remplaçons Dieu par la nature et
l’essentiel sera conservé, savoir que l’homme n’est pas absolument libre puisqu’il
n’est pas la cause de sa propre existence ni des lois qui la gouvernent. Thèse
difficilement contestable. Nous n’avons pas décidé d’être ni d’être qui nous
sommes puisque tout cela nous est d’abord donné par la biologie, puis par des
rapports premiers avec des adultes, rapports que nous ne maîtrisons évidemment
pas. « L’homme n’est pas un empire dans un empire, il est une partie de la
nature dont il suit le cours » : il est absolument nécessaire si on ne
veut pas sombrer dans la folie et dans cette forme si classique de la folie
qu’est l’hybris, de tirer toutes les conclusions qui se doivent tirer de cette
thèse spinoziste.
J’ai employé le terme de folie. Je ne fais que suivre ce que
disent de nombreux psychanalystes : « En effet, l’idée qu’on puisse changer de
sexe est une idée folle parce qu’elle se heurte à une impossibilité ; on peut
seulement changer les apparences et l’état civil ; l’intérieur du corps, les
chromosomes restent ce qu’ils sont. Et les transsexuels ne parviennent à “oublier”
le temps de leur vie vécu dans le sexe abhorré qu’au prix d’un déni et d’un
clivage. Le traitement inventé par des médecins depuis le milieu du XXe siècle est une “réponse folle”, une “offre folle” à
la demande folle des transsexuels, même si les faits montrent que c’est un
palliatif qui adoucit la souffrance. » On pourrait ajouter que les
palliatifs pour adoucir la souffrance ne sont pas forcément légitimes :
l’alcool ou les drogues adoucissent bien des souffrances et les médecins ne les
prescrivent pourtant pas.
Quelle est donc la nature de cette folie ? Le choix
de son propre sexe est le premier moyen de se choisir soi-même, exactement
comme le choix du sexe de l’enfant, rendu possible par la FIVETE et l’analyse
du code génétique apparaît comme une manifestation de la puissance parentale
sur l’enfant. On n’a pas assez analysé la perversion qui se manifeste dans la
volonté de choisir le sexe de l’enfant à naître. Il s’agit dans le cas des
parents choisissant le sexe de l’enfant d’être non plus procréateurs, mais
créateurs. L’enfant est leur produit puisqu’ils décident d’une caractéristique
essentielle de ce qu’il sera. Habermas a dit sur ce sujet des choses fort
raisonnables dans L’avenir de la nature
humaine. Qu’on soit capable de transformer la procréation naturelle en une
véritable fabrication de l’humain (avec normes de qualité à l’appui), c’est
bien l’horizon de ces techniques de la PMA qui ont largement dépassé leur champ
initial d’application, à savoir remédier aux problèmes d’infertilité des
couples. Loin d’être une simple avancée de la médecine comme la vaccination ou
les greffes du cœur, il s’agirait d’une transformation ontologique de l’homme.
On pourrait aboutir à une situation où un individu serait dans ce qu’il a de
particulier, de spécifique, dans ce qui fait son individualité, comme le
résultat des calculs parentaux et médicaux. Habermas a montré de manière assez
convaincante qu’une telle situation entraînerait une asymétrie morale fondamentale
entre les individus nés des hasards de la méiose et ceux qui seraient les
produits de la technoscience de la procréation.
La liberté apparente acquise par les parents se paierait
d’une non-liberté des enfants. Dans le cas où c’est le sujet lui-même qui
décide de son propre sexe, il se met lui-même à la place de ses parents
tout-puissants. Je ne leur dois rien, dit-il ! Il affirme ainsi la déliaison de
ce qui enchaîne chaque individu humain, le rapport de filiation. L’opération de
changement de sexe est ainsi l’affirmation démente par laquelle le sujet
devient le parent de lui-même. Il est bien causa
sui comme Dieu est causa sui. La
médecine prolonge ici les transformations qui se sont déjà produites dans le Code
civil. On peut de plus en plus souvent choisir son nom de famille, c’est-à-dire
qu’on choisit ses ascendants. Tout dépend évidemment des systèmes de
nominations variables d’un pays à l’autre. En Espagne, le nom de famille
comporte les noms du père et de la mère (sachant que la filiation est toujours
patrilinéaire et qu’il faut bien à la génération suivante éliminer l’un des
deux noms…) alors qu’en France on hérite généralement du nom du père, sauf
exception. Le problème n’est évidemment pas de savoir s’il faut préférer le
système espagnol au système français, ou même de savoir si on devrait adopter
une filiation matrilinéaire ! Il est que l’individu a le choix : il peut
dire, au fond, « je descends de qui me plaît ». La logique de ce qui se trame
de ce côté-là est de donner à l’individu le droit de s’appeler comme bon lui
semble ; il ne veut s’appeler ni Dupont ni Martin, mais Bonaparte : de
quel droit l’empêcherait-on de se nommer lui-même ainsi ? Dans de nombreux
pays, on permet que les individus choisissent leur sexe (pardon, leur genre)
sur l’état civil et on a introduit un genre neutre (c’est le cas en Allemagne)
avant d’introduire l’un de ces multiples « genres flottants » dont la gender theory s’est fait une spécialité.
Alors que l’état civil enregistre tout simplement l’acte de naissance, c’est-à-dire
un fait qui est typiquement le fait sur lequel l’individu n’a aucune prise, on
donne symboliquement à l’individu le droit de modifier les faits passés ! Je
suis peut-être né Jean Dupont de sexe masculin, qu’à cela ne tienne, je vais
maintenant m’appeler Jeanne Durand de sexe féminin ou Dominique Dubois de sexe
neutre ! On pensait que la réécriture du passé était le propre des systèmes
totalitaires, mais voilà qu’elle devient un droit à l’époque de l’individu-roi !
On pourrait évidemment citer d’autres terribles contraintes qui pèsent sur nous
en raison de notre état civil, comme celles qui sont liées à l’âge. Pour
échapper au départ forcé à la retraite, je pourrais modifier ma date de
naissance en me rajeunissant de dix ans ou au contraire me vieillir pour faire
valoir plus tôt mes droits à la retraite, ou bénéficier des tarifs réduits dans
les chemins de fer ou dans les musées. Et pour couronner le tout, je pourrais
exiger de la médecine qu’elle me façonne un corps adapté à mon nouvel état
civil.
Selon la Genèse, l’homme a été créé à l’image et à la
ressemblance de Dieu. À l’époque de l’individu, l’homme se prend pour Dieu.
Pour une part, on peut trouver dans ce délire l’aboutissement du projet de la
modernité. Dans la dernière partie du Discours
de la méthode, Descartes annonçait que, grâce à la science nouvelle,
l’homme pourrait devenir « comme maître et possesseur de la nature ». On a
oublié le « comme » (c’est-à-dire qu’on a oublié que l’homme n’était que
l’image et la ressemblance de Dieu) pour penser que nous allions devenir les
maîtres et possesseurs de la nature, sans aucune restriction. Descartes pensait
que la physique non seulement pourrait soulager la peine des hommes grâce à la
construction des machines, mais encore par ses prolongements dans la science
médicale, elle nous garantirait la santé, le plus grand de tous les biens, et
surtout que, l’âme étant étroitement liée au corps, la médecine contribuerait à
nous rendre plus habiles et plus sages. Le bricolage de la réassignation
sexuelle est censé rendre plus heureux les individus mal dans leur peau en
attendant de les rendre plus habiles et plus sages. Il paraît que l’on vient
d’inventer une pilule contre les chagrins d’amour.
Le transgenre est donc bien une des formes des plus
étonnante et bizarre de cette marche en avant au-delà de l’humanité. Le
fantasme de toute-puissance combinée avec la réification complète du corps
humain, un corps qui n’est plus un être vivant, mais de la viande, entre les
mains des bouchers spécialistes de la sculpture sur viande. « Conception
bouchère de l’humanité » disait Legendre. Mais dès que les hommes se prennent
pour Dieu, le religieux revient au grand galop : c’et bien la dépréciation
du corps qui est mise en œuvre dans la fabrication de ces hommes qui ne sont
plus des hommes, mais des simulacres de femmes et de ces femmes qui ne sont
plus des femmes, mais des simulacres d’hommes. Dépréciation au profit de ce
cher moi, de cette âme indépendante du corps et apte à se choisir un corps
comme on choisit un vêtement en magasin. La bonne vieille bigoterie n’est pas
loin.
L’âme séparée du corps, c’est aussi ce que prétendent découvrir
les chercheurs de l’intelligence artificielle, au moment où on se demande s’il
faudra accorder des droits humains aux robots et où l’Arabie Saoudite donne la
citoyenneté saoudienne à l’une de ces machines. Entre les pénis à ressorts ou à
gonflage pneumatique et les âmes des robots, il y a un point commun :
désintrication de la pulsion de mort et désir de retourner à un état
inorganique. Tout cela commence à puer la décomposition de la société soumise à
la loi du capital, à cette société où, comme le disait Marx, « le mort saisit
le vif ».