A propos de la théorie du fétichisme de la marchandise
(Marx, Capital, livre I, ch.I, 4[1])
Plusieurs auteurs, comme Jean-Marie Vincent ou Moishe
Postone, font remarquer que les marxistes sont souvent très embarrassés avec
les développements de Marx sur le caractère fétiche de la marchandise.
Althusser proposait d'ailleurs de sauter toute la première section du livre I
du Capital, trop métaphysique et encore trop
marquée par l'hégélianisme. Il me semble au contraire qu'il s'agit d'un des
nœuds de la pensée marxienne et sa compréhension permet de lire tout Le Capital sous un jour très différent.
Le §4 du chapitre I s'intitule : « le caractère fétiche de
la marchandise et son secret ». Tout ce chapitre est consacré à l'analyse de la
marchandise ou plus exactement des formes que prend la marchandise. Pourquoi
commencer par la marchandise ? Pour deux raisons étroitement liées :
1) La richesse dans les sociétés dominées par le mode de
production capitaliste « apparaît comme une gigantesque collection de
marchandises »
2) La marchandise est la « cellule » de la société
bourgeoise. Elle contient en puissance tout le développement qui va suivre.
Il faut tout de même noter que ce point de départ repose
lui-même sur une illusion : le fait que la marchandise apparaisse comme la
forme élémentaire de la richesse ne fait pas d'elle cette richesse elle-même.
En effet Marx ne cessera de dénoncer cette identification de la richesse à la
masse des marchandises, puisque la richesse sociale comprend aussi des biens
naturels (l'eau, l'air, le soleil, la nature) et humains qui n'ont aucune
valeur et n'en constituent pas moins une richesse réelle. Cette remarque, que
Marx n'oublie jamais de faire, non seulement dans «Le Capital» mais aussi dans
sa critique du programme lassallien de Gotha, est extrêmement importante et
comprend déjà en elle-même toute la critique de l'économie politique et du
matérialisme économiste. Elle permet aussi de comprend la stupidité des thèses
« décroissantes » qui identifient la sortie du monde de la marchandise et la
frugalité - restriction christiano-stoïcienne de la consommation.
il faut suivre cette analyse des formes successives que
revêt la marchandise pour comprendre pleinement ce qui est en cause dans le §4.
Il faut d'abord bien saisir que l'on ne commence pas par la marchandise pour
des raisons généalogiques : en gros, on aurait d'abord la production marchande,
puis la généralisation de la monnaie et enfin de capitalisme. Certes, on
pourrait penser que cet ordre-là est, globalement l'ordre historique : il y a
des échanges marchands avant l'introduction de la monnaie et la généralisation
de l'usage de la monnaie précède le capitalisme. Mais la première section du Capital n'est pas un manuel d'histoire
qui raconterait le prétendu passage de la petite propriété indépendante à la
propriété capitaliste - il y a cependant des indications historiques
importantes dans le livre I et notamment dans le chapitre XXIV consacré à La prétendue «
accumulation initiale ».
La première section du Capital n'est donc pas historique et la
généalogie du capital qu'on y peut trouver est une généalogie logique, à partir
du développement des concepts - c'est pourquoi elle peut paraître décalquer la
logique hégélienne. La marchandise dont parle le chapitre premier n'est pas la
marchandise que
s'échangeaient les Grecs sur l'agora, mais la marchandise développée, telle
qu'elle existe dans le mode de production capitaliste. Il suffit de lire les
premières lignes pour le comprendre :
La marchandise est d'abord un objet extérieur, une chose
qui satisfait grâce à ses qualités propres, des besoins humains d'une espèce
quelconque. La nature de ces besoins qu'ils surgissent dans l'estomac ou dans
l'imagination ne change rien à l'affaire. Pas plus qu'il importe de savoir
comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c'est immédiatement
en tant que moyen de subsistance, c'est-à-dire comme objet de jouissance, ou
par un détour comme moyen de production.
Pour qu'on puisse parler du besoin en général,
indépendamment de sa nature (besoin physique ou imaginaire) et indépendamment
de même de l'utilisation (consommation ou production), il faut avoir accompli
un travail d'abstraction considérable. Il faut que la production soit
maintenant entièrement dominée par la production de marchandise. Il ne
viendrait pas à l'idée d'Aristote de considérer que le cordonnier satisfait le
besoin en chaussures comme le philosophe satisfait les besoins spirituels de
ses élèves. Ce sont deux domaines de la vie rigoureusement séparés. Au
contraire, dans le monde capitaliste, la bouteille de cognac et la bible
satisfont également des besoins, même si la dernière satisfait des besoins
spirituels et la première des besoins en spiritueux.
Marx note d'ailleurs que l'utilité des choses, la
multiplicité possible de leurs usages et les différentes unités de mesure sont
des actes historiques. L'utilité d'une chose est sa « valeur intrinsèque » :
elle ne dépend que des qualités de la chose elle-même. C'est la valeur d'usage
:
La
valeur d'usage ne se réalise que dans l'usage ou la consommation. Les valeurs
d'usage constituent le contenu matériel de la richesse, quelle que soit par
ailleurs sa forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner,
elles constituent en même temps les porteurs matériels de la valeur ...
d'échange.
Le contenu matériel de la richesse est la valeur d'usage :
c'est très exactement l'objet premier de la bonne gestion de la maisonnée («
économique ») qui pourvoir tous les membres de cette maisonnée en biens d'usage
dont la valeur réside dans leur capacité à satisfaire des besoins. Mais une
valeur d'usage n'est pas nécessairement une valeur d'échange : elle ne l'est
que dans la « forme sociale » spécifique qui est l'objet de l'étude du chapitre
I. Elle pourrait très bien ne pas l'être et alors elle échapperait à la «
science économique » conçue au sens moderne (en tant que continuatrice de
l'économie politique née véritablement au XVIIe siècle). Dans les
interstices de la société dominée par le mode de production capitaliste,
restent de nombreuses enclaves dans laquelle la production de richesses n'est
pas une production marchande, mais seulement une production de valeurs d'usage
: la production domestique (cuisine familiale, jardin, bricolage), les systèmes
d'entraide informels ou non, toute la partie socialisée de la production. La
production y est certes insérée dans le marché puisque les moyens de production
sont généralement achetés comme marchandises et payés en monnaie, mais on ne
produit pas des marchandises. Ce ne sont certes pas des enclaves communistes -
encore que dans certains cas, on puisse y voir des germes de communisme -, mais
seulement des témoins que toute richesse n'est pas marchandise et toute
activité productive n'est pas nécessairement du travail aliéné.
Qu'est-ce que la valeur d'échange ? Là encore, il faut étudier
la manière dont elle apparaît, non pas historiquement, encore que cette
histoire soit du plus haut intérêt, mais logiquement. Elle ne préexiste pas à
l'échange, mais le présuppose. Si l'échange est réglé par l'équation suivante :
« 1 quarter de blé = a quintal de fer », il faut supposer un troisième terme
qui permet de rendre commensurables des choses qui n'ont ni propriétés
physiques ni unités de mesure communes. Cette réduction des valeurs d'échange à
leur commune mesure est un processus d'abstraction. Il faut retenir ce terme
capital. En tant que valeur d'échange, la marchandise a perdu toute valeur
d'usage et par conséquent toute qualité. Ce processus d'abstraction est aussi
l'abstraction du travail déterminé qui produit les valeurs d'usage. La marchandise
en tant que valeur d'échange est le produit du travail humain abstrait.
L'échange marchand est donc une abstraction du travail humain. Abstraction :
cela veut dire qu'on lui a retiré quelque chose, ce quelque chose dont on fait
abstraction justement. Ce qui dit Marx est alors très décisif :
Considérons maintenant ce résidu
des produits du travail. Il n'en subsiste rien d'autre que cette même
objectivité fantomatique, qu'une simple gelée de travail humain indifférencié,
c'est-à-dire de dépense de force de travail humaine.
En s'intéressant à la valeur d'échange, en en faisant son
objet, l'économie politique s'occupe donc d'une objectivité fantomatique et
réduit le travail à une « gelée », à un travail privé de vie. Marx parle encore
de « cristallisation ». Ici, s'opère un passage conceptuel délicat. Dans la
première forme de la marchandise se dédouble et elle apparaît comme valeur
d'usage et valeur d'échange ; ensuite Marx, quand il étudie la marchandise
abstraction faite de sa valeur d'usage, parle de valeur tout court. C'est bien
la même chose, mais c'est une autre forme. La valeur, c'est « du travail humain
abstrait objectivé ».
Là
encore, on doit séparer l'ordre généalogique et l'ordre logique. La forme
valeur est une forme développée qui suppose déjà une division du travail et une
extension du marché suffisante pour que l'on puisse parler de « travail humain
identique » dans des marchandises différentes. Dans les Grundrisse (manuscrits de 1857-
1858), Marx pose la question du rapport entre la libre-concurrence
(l'existence d'un marché libre sur lequel s'échangent des marchandises) et le
capitalisme.
La domination du capital présuppose la libre-concurrence
tout comme le despotisme impérial à Rome présupposait le principe du libre
«droit privé» romain. Aussi longtemps que le capital est faible, il recherche
encore lui-même les béquilles des modes de production disparus ou en voie de
disparition à la suite de son apparition. Dès qu'il se sent fort, il jette les
béquilles et se meut suivant ses propres lois. Dès qu'il commence à se
ressentir lui-même comme obstacle à son propre développement et à se savoir
tel, il se réfugie dans des formes, qui, tout en semblant parachever la
domination du capital en réfrénant la libre concurrence , sont en même temps les
messagers de sa dissolution et la dissolution du mode de production capitaliste
qui repose sur lui. Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé
hors de lui réellement, comme nécessité extérieure par la concurrence qui n'est
rien que ce par quoi les capitaux en tant que pluralité s'imposent les uns aux
autres ainsi qu'à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital.[2]
Le terme de « Voraussetzung », de présupposition, doit être
compris en son sens précis hégélien. Présupposer, c'est poser. Le capital dans
son développement pose la libre-concurrence comme la présupposition de son
propre développement puisque la libre-concurrence est la forme adéquate du
procès de production capitaliste. Ce qui n'empêche pas le capital encore faible
de s'appuyer sur les béquilles des anciens modes de production - historiquement
la domination du capital est liée au monopole (par exemple les monopoles des
compagnies qui s'occupent de commerce au loin. Quant au capital déclinant il va
chercher à freiner la libre-concurrence.
Ce que Marx expose dans ce passage, dans le langage de la
dialectique hégélienne, c'est, nous semble-t-il, la nécessité de ne pas
confondre ordre historique et ordre logique, ordre des catégories telles
qu'elles s'enchaînent dans le processus d'exposition et ordre réel de leur
genèse historique. Si on se place sur le plan de l'ordre historique, pour Marx,
le capital ne naît pas de la libre-concurrence entre les individus, mais c'est
bien au contraire la domination du capital qui rend possible la libre
concurrence. Donc la libre concurrence n'est pas une condition du capital, mais
c'est bien le capital qui est une condition (Voraussetzung) du développement de la
libre-concurrence. La question peut donc se poser très simplement : le mode de
production capitaliste est-il né de la libre concurrence, autrement dit
l'économie de marché médiévale contenait-elle en elle-même le mode de
production capitaliste moderne ? À cette question, Marx répond «non» avec la
plus grande clarté, à l'inverse de nombreux marxistes qui voient dans le
boutiquier ou le paysan indépendant un capitaliste en puissance. Il reste que «
la libre concurrence est la forme adéquate du mode de production capitaliste »
et que le capital sous sa forme la plus pure s'exprime dans la libre
concurrence et, par conséquent, les freins à cette dernière sont les «
messagers » qui annoncent la dissolution du mode de production capitaliste. Et
c'est aussi pourquoi « Le Capital » qui veut exposer le mode de production capitaliste « pur
» ne commence pas par la genèse historique concrète du capital, mais par la
marchandise et par l'échange qui « présuppose » la libre- concurrence.
Nous en arrivons donc un point très connu, qu'on appelle
généralement « théorie de la valeur-travail » que Marx formule de plusieurs
manières dans ce chapitre I. Retenons celle-ci qui reprend intégralement le
texte de la Contribution de 1859 :
En tant que valeurs, toutes les marchandises ne sont que
des mesures déterminées de temps de travail coagulé.
« Temps de travail coagulé » : la métaphore a son
importance et une portée philosophique : le sang en tant qu'il exprime la vie
n'est pas coagulé. Ce qui coagule, c'est le sang séparé de l'être vivant. Le
sang qui symbolise la mort. Produite par le travail vivant, la marchandise
n'est plus que du travail mort. Ce thème est repris tout au long du capital et
en constitue la trame, critique et révolutionnaire.
Ce temps de travail coagulé est très variable. Il dépend de
la productivité du travail : si un producteur est moins productif qu'un autre,
il y a aura plus de travail coagulé dans la marchandise qu'il aura produite.
Mais Marx répond à l'objection :
C'est
donc la quantité de travail socialement nécessaire ou le temps de travail
socialement nécessaire à la fabrication d'une valeur d'usage qui détermine la
grandeur de sa valeur. La marchandise singulière ne vaut ici tout bonnement que
comme échantillon moyen de son espèce.
Là encore, nous voyons que pour qu'une marchandise
singulière soit tenue pour un « échantillon moyen de son 4 espèce », il faut que l'échange
marchand soit généralisé et que chacun comparé la marchandise singulière aux
autres marchandises de son espèce. Ceci étant posé, on voit aussi que plus la
force de travail (considérée socialement) est grande et plus la grandeur de la
valeur des marchandises diminue. Et c'est précisément ici que se trouve la
contradiction fondamentale du capital : la richesse dans le mode de production
capitaliste apparaît comme une immense collection de marchandises, mais la
dynamique même du mode de production capitaliste produit une croissance
continue de la productivité du travail et donc fait baisser la valeur des
marchandises. Le capital pour pouvoir continuer son processus d'accumulation
doit toujours plus coaguler de travail et en même temps il doit de plus en plus
être « labor
saving »,
comme disent les capitalistes d'aujourd'hui. Le capital est donc une
contradiction en procès et l'ensemble de ce procès se lit dans l'analyse de la
marchandise[3].
On voit aussi que la contradiction du capital n'est celle
de la « sous-consommation » des masses, comme le pensent au fond l'immense
majorité des « marxistes », surtout dans la version pour « marxistes militants
». Ce qui fait qu'ils réclament des augmentations de salaire au motif que cela
relancerait la « croissance » économique et d'autres fariboles du même genre.
Non : la marchandise est la contradiction fondamentale ! Ce qui est posé, comme
possible, c'est précisément que la valeur cesse d'être la mesure de la
richesse, c'est-à-dire que les produits de l'activité humaine cessent d'être des
marchandises. D'où l'importance d'une théorie critique de la valeur.
En suivant les indications des théoriciens de l'école de
Francfort, notamment d'Alfred Sohn-Rethel, il faudrait maintenant montrer comme
l'apparition de la forme valeur correspond à la domination d'un certain nombre
de catégories sociales à partir duquel la réalité peut être appréhendée. Mais
c'est ce qu'on détaillera au paragraphe 4. Ce qui est clair, cependant, c'est
que le matérialisme vulgaire ne trouve pas aucun espace dans cette analyse
marxienne. La valeur (et avec elle, tout ce que certains marxistes à la suite
de Gabriel Deville et de Paul Lafargue ont appelé « matérialisme économique de
Marx ») n'est pas une chose matérielle, mais une forme qui exprime en les
déguisant des rapports sociaux et une transformation radicale du producteur en
travailleur dont le travail devient du travail abstrait.
§2 : LE DOUBLE CARACTÈRE DU TRAVAIL REPRÉSENTÉ DANS LES MARCHANDISES
La
marchandise est une chose « bifide » dit la traduction Lefebvre et alii. En allemand : « Zwieschlachtiges
».
Cette traduction laisse perplexe. La traduction Roy se
contentait de dire « quelque chose à double face ». Il semble que « schlachtig
» indique un combat une opposition. Et c'est plutôt de ce côté qu'il faudrait
chercher le bon terme : valeur d'usage et valeur d'échange s'excluent
mutuellement. La traduction italienne emploie le mot « duplice » qui signifie «
Che
risulta da due distinte presenze spirituali o materiali » selon le dictionnaire
Devoto-Oli. Qui résulte donc de deux présences distinctes spirituelles ou
matérielles.
En tout cas, ce double caractère
de la marchandise renvoie au double caractère du travail en tant qu'il est
producteur de marchandise. Marx insiste sur ce point :
J'ai
été le premier à mettre le doigt de manière critique sur cette nature bifide du
travail contenu dans la marchandise. Comme c'est autour de ce point que tourne
la compréhension de l'économie politique, il convient de l'éclairer un peu plus
ici.
Donc, la question de la compréhension de l'économie tourne
autour de la question de la double nature du travail, alors c'est bien que nous
sommes ici au point névralgique du Capital, en tant que « critique de
l'économie politique ». C'est très clair. Althusser recommande, comme on l'a
déjà dit, de sauter la section I et d'y revenir après lu tout le reste parce
que : « Ce cœur, c'est la théorie de la plus-value, que les prolétaires comprennent
sans aucune difficulté, parce que c'est tout simplement la théorie scientifique
de ce dont ils ont l'expérience quotidienne : l'exploitation de classe. » Or ce que Marx dit dans la
section I, c'est que tout tourne autour de la double nature du travail ! Et ce
n'est pas la même chose. Si la question centrale est celle de « l'exploitation
de classe », on devrait trouver trace de cela dans le texte de Marx. Eh bien,
que nenni ! L'expression « exploitation de classe » ne figure pas dans le Capital et du reste est introuvable chez
Marx ; tout simplement parce qu'elle ne veut rien dire ! Il y a une
exploitation du travail (et pas une exploitation de classe !) et la clé en est
précisément la scission entre les deux aspects du travail en tant que
producteur de marchandise.[4]
Derrière toute cette affaire - il faudrait développer tout cela en revenant au
contexte historique - il y a la question de la nature de l'URSS et des pays
socialistes : pas de classe, pas d'exploitation de classe ! Mais si l'essentiel
est ailleurs, notamment dans la section I, alors il peut y avoir aliénation du
travail, scission du travail en travail concret et travail abstrait et
exploitation du travail sans « classe capitaliste » formellement identifiable.
Le travail en tant qu'il produit une valeur d'usage est
toujours un travail particulier, Marx dit « une espèce déterminée d'activité
productive » et ce n'est sans doute pas tout à fait par hasard qu'il parle
d'activité productive comme équivalent à travail. En effet, il s'agit ici du
travail en tant qu'il est travail utile. « Sous cet angle, il est toujours
référé à son effet d'utilité. » Et sous cet angle encore, les travaux
correspondant à des valeurs d'usage différentes sont différents «
qualitativement », et leurs produits ne peuvent pas se présenter face à face
comme marchandises.
La diversité des travaux utiles forme la division sociale
du travail. Marx précise immédiatement :
Cette
division est une condition d'existence de la production marchande, bien qu'à
l'inverse la production marchande ne soit pas la condition d'existence d'une
division sociale du travail.
Et Marx de cité l'exemple de la commune indienne ancienne
... ou de la division du travail à l'intérieur de la fabrique, « qui n'est pas
médiatisée par un échange des produits individuels que les ouvriers
pratiqueraient entre eux. »[5] On
retrouvera cette affaire dans le §4, dans l'analyse du fétichisme quand Marx
montrera qu'il est parfaitement possible que la division du travail soit réglée
de manière non marchande.
Sous cet aspect, Marx insiste :
Le travail en tant que formateur de valeurs d'usage, en
tant que travail utile, est pour l'homme une condition d'existence indépendante
de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation
indispensable au métabolisme qui se produit entre l'homme et la nature et donc
à la vie humaine.
Donc le travail utile est une nécessité anhistorique.6
Il est donc impossible d'abolir le travail en général, le travail sans plus de
précision.
Il y a un deuxième aspect que Marx souligne dans ce
paragraphe.
Les valeurs d'usage, habit, toile, etc., bref ces
marchandises en tant que corps sont des combinaisons de deux éléments : matière
naturelle et travail. Si l'on soustrait la somme de tous les travaux utiles
divers qu'il y a dans l'habit, dans la toile, etc., il reste toujours un substrat
qui est là du fait de la nature sans que l'homme intervienne. L'homme ne peut
procéder dans sa production que comme la nature elle-même : il ne peut que
modifier les formes des matières. Plus même. Dans ce travail de mise en forme
proprement dit, il est constamment soutenu par les formes naturelles.
Le travail en tant que producteur de valeurs d'usage est
donc fondamentalement du côté de ce rapport de l'homme à la nature. C'est ce
qui explique le caractère anhistorique du travail, « nécessité éternelle ».
Cela permet également de penser la production de la valeur d'usage non sous
l'angle de l'économie politique moderne (dont l'objet « fantomatique » est la
valeur), mais sous l'angle aristotélicien. Du reste, dans tout ce passage, Marx
a des accents aristotéliciens : que l'activité humaine soit naturelle et ne
puisse rien faire que de procéder naturellement et dans le prolongement de la
nature, on trouve tout cela dans la Physique.
Marx poursuit :
Le travail n'est donc pas la source unique des valeurs d'usage
qu'il produit, de la richesse matérielle. Comme le dit Petty, celle-ci a pour
père le travail et pour mère, la terre.
Question fondamentale, évidemment, largement oubliée par le
marxisme orthodoxe et tous ceux qui pensent que la lutte ouvrière a pour but de
restituer au travailleur le produit intégral de son travail. On retrouve cela
dans la Critique du programme de Gotha (1875). Ce programme soutenait que :
Le travail est la source de toute richesse et de toute
culture, et comme le travail productif n'est possible que dans la société et
par la société, son produit appartient intégralement, par droit égal, à tous
les membres de la société.
À quoi Marx répond :
Le travail n'est pas la source de toute richesse. La nature
est tout autant la source des valeurs d'usage (qui sont bien, tout de même, la
richesse réelle !) que le travail, qui n'est lui-même que l'expression d'une
force naturelle, la force de travail de l'homme. Cette phrase rebattue se
trouve dans tous les abécédaires, et elle n'est vraie qu'à condition de
sous-entendre que le travail est antérieur, avec tous les objets et procédés
qui l'accompagnent. Mais un programme socialiste ne saurait permettre à cette
phraséologie bourgeoise de passer sous silence les conditions qui, seules,
peuvent lui donner un sens. Et ce n'est qu'autant que l'homme, dès l'abord,
agit en propriétaire à l'égard de la nature, cette source première de tous les
moyens et matériaux de travail, ce n'est que s'il la traite comme un objet lui
appartenant que son travail devient la source des valeurs d'usage, partant de
la richesse. Les bourgeois ont d'excellentes raisons pour attribuer au travail
cette surnaturelle puissance de création : car, du fait que le travail est dans
la dépendance de la nature, il s'ensuit que l'homme qui ne possède rien d'autre
que sa force de travail sera forcément, en tout état de société et de
civilisation, l'esclave d'autres hommes qui se seront érigés en détenteurs des
conditions objectives du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent,
qu'avec la permission de ces derniers.
Texte à méditer. Toute l'idéologie du mouvement ouvrier
traditionnel, social-démocrate puis communiste, repose sur ce « travaillisme »
dont Marx dit qu'il est le point de vue de la bourgeoisie ! Je laisse ici la
suite de la réfutation du programme de Gotha, écrit sous la direction
spirituelle des partisans de Ferdinand Lassalle. On voit clairement en tout cas
que le « marxisme » n'a souvent été que du Lassalle badigeonné avec des termes
empruntés à Marx.
Passons maintenant à la
production des marchandises comme valeurs d'échange. Les travaux particuliers
qui produisent la toile ou l'habit sont maintenant ramenés à « une dépense de
force de travail humaine ».
Ce « en général » pose problème. Comme ramener le travail
complexe à du travail simple ? Marx donne une première formule : le travail
complexe est une « potentialisation » ou une « multiplication » du travail
simple, « si bien qu'un quantum moindre de travail complexe sera égal un
quantum plus grand de travail simple ». Qu'est-ce qui opère cette transformation
? « La société », répond Marx.
Une marchandise aura beau être le produit du travail le
plus complexe possible, sa valeur la met à parité avec un produit du travail
simple ; elle ne représente donc elle-même qu'un quantum de travail simple. Quant
aux différentes proportions selon lesquelles différents types de travail se
trouvent ramenés à l'unité de mesure que constitue le travail simple, elles
sont établies au cours d'un processus social qui se déroule dans le dos des
producteurs, si bien que ceux-ci s'imaginent qu'elles ont été données par la
tradition.
Le processus social en question se nomme circulation des
marchandises et division du travail. La division du travail réduit elle-même le
travail complexe au travail simple - c'est ce qu'a fait à grande échelle le
taylorisme et ce que poursuit le toyotisme. L'abstraction du travail est ce
processus qui retire au travail particulier producteur de valeur d'usage toutes
ses propriétés pour le réduire à du travail simple. Ce n'est pas par un processus
purement théorique que s'effectue cette réduction, mais bien par le
développement pratique du développement capitaliste. Encore une fois, l'ordre
d'exposition du Capital n'est pas un ordre historique. La réduction du travail
complexe au travail simple est processus qui s'effectue systématiquement quand
le mode de production capitaliste est développé et domine la formation sociale
dans laquelle il est inséré.
On pourra aussi remarquer que les objections
traditionnelles faites à l'analyse de Marx selon lesquelles on ne peut pas
savoir précisément comment calculer le « multiplicateur » qui lie travail
simple et travail complexe tombent d'emblée ... quand on lit vraiment Marx et
qu'on ne se contente pas de la réfuter sans l'avoir lu ou en n'ayant lu que quelques
« abrégés de marxisme pour les nuls ». Il n'existe aucune loi théorique qui
permettrait de dire que, par exemple, le travail d'un programmeur en
informatique est 5 ou 10 fois le travail simple. Le « calcul » se fait « dans
le dos des producteurs », dit Marx. On peut encore noter que les formes de la
conscience et les rapports sociaux ne se conditionnent pas, mais sont bien la
même chose, j'allais dire « considérée sous deux attributs différents » pour
paraphraser Spinoza.
Considérée quant à sa valeur, la marchandise n'est que du
temps de travail « gélifié » et les rapports de valeur correspondent aux
rapports entre les temps de travail nécessaires socialement. Ceci est bien
connu, c'est la « loi de la valeur-travail » ou la « loi travail de la valeur »,
pour prendre une expression de Jacques Bidet. Et ici, Marx semble suivre
simplement la tradition de l'économie politique classique (Smith et Ricardo).
Mais les choses sont un peu plus compliquées que cela. Marx souligne ce
paradoxe :
On peut avoir une baisse de la grandeur de valeur de la
richesse matérielle alors même que la masse de celle-ci augmente. Ces
mouvements contraires proviennent du caractère bifide (zwieschlachtigen) du travail. La force productive
est toujours naturellement force productive d'un travail concret et ne
détermine effectivement que le niveau d'efficience d'une activité productive
finalisée dans un temps donné. Le travail utile devient donc une source de
produits plus ou moins généreuse, en proportion directe de la hausse ou de la baisse
de sa force productive. En revanche un changement dans la force productive
n'affecte pas en lui-même le travail exprimé dans la valeur.
Le caractère « bifide » (ou à « double tranchant » comme le
proposent certains collègues germanistes) du travail oppose le travail utile
(particulier, concret, finalisé) au travail « abstraitement humain » producteur
de valeur. Ces deux aspects s'opposent puisque précisément l'augmentation de la
force productive concrète peut entraîner la baisse de la valeur. Cette
possibilité renferme à la fois celle des crises et celle du renversement du
mode de production capitaliste. On a une analyse qui renvoie à celle-ci, sous
une autre forme, aussi brillante qu'ambiguë, dans les Grundrisse.
Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé
d'être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse
nécessairement d'être sa mesure et, par suite, la valeur d'échange d'être la
mesure de la valeur d'usage. Le surtravail de la masse a cessé d'être la condition du
développement de la richesse générale, de même que le non- travail
de quelques-uns a cessé d'être la condition du développement des pouvoirs
universels du cerveau humain. Cela signifie l'écroulement de la production
reposant sur la des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour
eux tous. Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu'il
s'efforce de réduire le temps de travail à un
minimum,
tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et
source de la richesse. C'est pourquoi il diminue le temps de travail sous la
forme du travail nécessaire pour l'augmenter sous la forme du travail superflu
; et pose donc dans une mesure croissante le travail superflu comme condition —
question de vie et de mort — pour le travail nécessaire.
D'un côté donc, il donne vie à toutes les puissances de la science et de la
nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales pour
rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail
qui y est affecté. De l'autre côté, il veut mesurer au temps de travail ces
gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites
qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée. Les forces
productives et les relations sociales — les unes et les autres étant deux côtés
différents du développement de l'individu social — n'apparaissent au capital
que comme des moyens, et ne sont pour lui que des moyens de produire à partir
de la base bornée qui est la sienne. Mais en fait** elles sont les conditions
matérielles pour faire sauter cette base. « Une nation est véritablement riche
si, au lieu de 12 heures, on en travaille 6. La richesse n'est pas le commandement exercé
sur du temps de surtravail » (richesse réelle), « mais le temps
disponible, en plus du temps nécessité dans la production immédiate,
pour chaque individu et la société tout entière. » [« The Source
and Remedy », etc., 1821, p. 61][6]
On remarque aussi que la contradiction fondamentale du
capitalisme n'est pas celle qui oppose les ouvriers de plus en plus pauvres aux
capitalistes de plus en plus riches en vue du partage de la galette ! La
contradiction gît dans la forme marchandise elle-même, dans le caractère «
bifide » des produits du travail humain dans les sociétés où règne le mode de
production capitaliste. Et à cela qu'il faut revenir si l'on veut comprendre
quelque chose aux développements du capital aujourd'hui.
§3 : LA FORME-VALEUR OU LA VALEUR D'ÉCHANGE
La forme valeur
simple, singulière ou contingente
Nous arrivons maintenant au noyau dur de ce premier
chapitre : le développement de la forme-valeur, développement essentiel du
point de vue théorique, car :
L'échange du travail vivant contre du travail objectivé,
c'est-à-dire la position du travail social sous la forme de l'opposition entre
capital et travail salarié - est le dernier développement du rapport de valeur
et de la production reposant sur la valeur.[7]
Il s'agit ici de suivre la genèse de la forme-valeur
universelle des marchandises, l'argent. Cette forme est contenue dans le
rapport de valeur des marchandises sous sa forme la plus simple et la plus
inapparente. Il faut ici dire quelques mots du vocabulaire. Marx emploie les
termes Wertform et Geldform, traduits par « forme- valeur »
dans l'édition de J-P. Lefebvre. La traduction Lefebvre traduit « Gestalt » par
« figure ». La forme n'est pas l'apparence - en dépit de ce que laisse parfois
entendre J-L.C. dans le Dictionnaire critique du marxisme. Elle n'est ce qui apparaît
extérieurement, et éventuellement de manière trompeuse pour s'opposer au
contenu. Dans la tradition d'Aristote et Hegel, Marx pense la Forme comme ce
qui manifeste l'essence. « À la forme appartient en somme tout déterminé » dit Hegel[8].
Après avoir montré qu'il existe un rapport dialectique entre l'essence et la
forme, dans le processus de la réflexion, Hegel conclut « La forme est le tout
achevé de la réflexion ».
Ces précautions étant posées, voyons comme se déploie le
mouvement de la forme-valeur. Elle commence sous sa forme la simple, «
singulière et contingente » :
X marchandise A = y marchandise B X marchandise A vaut y
marchandise B
Les deux pôles de l'expression de
valeur : forme-valeur relative et forme équivalent En cette forme simple, nous dit
Marx, réside le secret de toute valeur. On pourrait se contenter d'y voir
l'échange comme troc. Mais Marx refuse cette façon simpliste de voir. Comme
Hegel, dans l'identité, il voit le développement, c'est-à-dire la non-identité.
En effet, les deux marchandises jouent ici deux rôles différents. La
marchandise A se mesure dans la marchandise B. la
marchandise A est sous la forme-valeur relative et la marchandise B sous le
forme-équivalent.
Tout ce passage est de la logique pure - c'est-à-dire la «
Grande Logique » de Hegel et en particulier la « Doctrine de la mesure » (in La doctrine de l'être). La fonction qu'occupe la
marchandise découle de sa place dans l'expression de la valeur.
Ici Marx commence une importante distinction entre valeur
et force de travail. Soit par exemple 20 mètres de toile = 1 habit. Résumons :
La forme-valeur relative
-
Les marchandises sont du travail humain gélifié (ou coagulé
: Marx emploie indifféremment les deux expressions) et c'est en cela qu'elles
sont des valeurs. Mais la forme-valeur n'apparaît que lorsque l'une peut être
mesurée par l'autre. Les 20 mètres de toile ont une valeur puisqu'ils peuvent
se mesurer dans l'habit.
-
La force de travail humain à l'état fluide forme de la
valeur, mais elle n'est pas elle-même de la valeur. Il lui pour cela être
objectivée. C'est donc bien dans ce processus d'objectivation de la valeur que
réside l'essentiel. La toile est un produit de la « force de travail à l'état
fluide », mais pour qu'elle ait une valeur il faut « geler » cette force
fluide. C'est précisément ce que fait le processus d'objectivation.
-
La marchandise valeur d'usage est le corps de la
marchandise. Mais c'est la valeur « intérieure » de cette marchandise qui est
l'essentiel. Mais il lui faut ce corps - pour se présenter, elle a besoin d'un
habit !
Ainsi donc dans le rapport de valeur où l'habit constitue
l'équivalent de la toile, la forme habit est prise comme forme-valeur. La
valeur de la marchandise toile est donc exprimée dans le corps de la valeur
habit : la valeur d'une marchandise est exprimée dans la valeur d'usage de
l'autre. En tant que valeur d'usage, la toile est une chose différente - du
point de vue sensible - de l'habit, en tant que valeur, elle est « pareille à
l'habit ». Elle acquiert une forme valeur différente de sa forme naturelle,
tout comme la nature bêlante du chrétien se manifeste dans son égalité avec
l'Agneau divin.
Les choses en tant que valeur nous livrent leur secret dit
Marx, mais dans la seule langue qu'elles parlent couramment, la langue des
marchandises. On est donc entré ici de plain-pied dans le monde à l'envers de
la marchandise, le monde où la force vivante du travail est coagulée et où les
choses parlent ! On voit du même coup que « l'idéologie » n'est pas une «
superstructure » qui s'élèverait au-dessus du monde de l'économie comme
l'enseignait le marxisme, mais bien au contraire que l'idéologie et l'économie
sont la même chose[9].
La forme-équivalent
Une marchandise peut servir d'équivalent à une autre. Et
pour mesurer la grandeur de valeur, il faut toujours qu'une marchandise serve
d'équivalent - l'équivalence étant réglée par le quantum de travail humain
abstrait contenu dans chacune des marchandises. C'est ici que Marx revient à
Aristote (« le grand savant qui analysa le premier la forme valeur ») et
notamment à L'éthique à Nicomaque. Je donne ici dans la version
Bodei le passage auquel Marx se réfère et dans lequel Aristote montre que
l'égalisation doit précéder l'échange, mais il doit constater qu'on ne peut pas
rendre commensurable les choses si différentes (les valeurs d'usage) :
Tout en effet peut se mesurer en monnaie ; si une maison
correspond à A, dix mines à B et un lit à C, A est la moitié de B si une maison
est évaluée à cinq mines, autrement dit il est égal à cinq mines, tandis que le
lit, c'est-à- dire la dixième partie de B. on voit pourtant combien il faut de
lits pour égaler une maison, c'est-à-dire cinq. Or de
toute évidence, c'est ainsi que l'échange s'opérait avant l'existence de la
monnaie, car il n'y a aucune différence entre échanger cinq lits contre une
maison et offrir pour elle le prix de cinq lits. (1133b)
Où Aristote bloque, c'est quand il s'agit de comprendre
cette mise en équation. Les marchandises sont si différentes que la
commensurabilité ne peut résulter que d'un expédient pratique parce qu'il lui
manque le concept de valeur.
L'ensemble de la
forme-valeur simple Marx corrige ici sa première formule.
À la lettre il est faux de dire comme nous l'avons fait au
début de chapitre pour parler de manière courante que la marchandise est valeur
d'usage et valeur d'échange. La marchandise est valeur d'usage ou objet d'usage
et « valeur ». Elle se présente comme cette entité double qu'elle est dès lors
que sa valeur possède une forme phénoménale propre distincte de sa forme
naturelle, qui est la forme valeur d'échange, et elle ne possède jamais cette
forme si on la considère isolément, mais uniquement dans son rapport d'échange
ou de valeur avec une deuxième marchandise d'espèce différente.
La confusion valeur/ valeur d'échange ne fait de mal à
personne, dit Marx, dès lors qu'on est averti. Les mercantilistes qui veulent
accumuler de valeur (monnaie) mettent l'accent sur la valeur alors que les
libre- échangistes insistent sur la valeur d'échange...
Il faut retenir que la marchandise contient en elle-même
l'opposition entre valeur d'usage et valeur. Mais cette contradiction découle
d'une transformation plus fondamentale :
Dans
tous les états de société, le produit du travail est un objet d'usage, mais il
n'y a qu'une seule époque de développement historiquement déterminée, celle qui
présente le travail dépensé à la production d'une chose usuelle comme sa «
qualité objective », c'est-à-dire comme sa valeur, qui transforme le produit du
travail en marchandise.
Si on comprend bien ce passage, c'est seulement dans la
société moderne (capitaliste) que le produit du travail est systématiquement transformé
en marchandise et que la valeur d'une marchandise se ramène au temps de travail
abstrait. C'est précisément pourquoi Aristote ne pouvait pas aller plus loin
que les formes générales de l'échange sans en exhiber la nature. Il reste que
si on admet que les Grecs sont les premiers à généraliser la monnaie, la
position de Marx n'est pas sans susciter de nouvelles interrogations.[10]
Forme totale ou
développée
Ici on va distinguer :
LA FORME VALEUR
RELATIVE DÉVELOPPÉE La forme développée est très simple :
X
marchandise A = y marchandise B = Z marchandise C = ...
C'est seulement avec l'apparition de cette forme que «
cette valeur apparaît elle-même véritablement comme la gélification du travail
humain. » La contingence qui marquait les rapports entre échangeurs dans la
forme précédente disparaît ici.
la forme équivalent particulière
Ce qui nous amène aux défauts de la forme valeur totale.
Défauts de la
forme valeur totale ou développée
Ce qui marque cette forme, c'est
son inachèvement : la série n'est jamais close. En renversant la récurrence
contenue dans la série, on obtient la forme valeur générale.
Forme valeur générale
On peut résumer la
transformation qu'analyse Marx. Le caractère modifié de la forme-valeur
|
I
|
20 mètres de toile
|
1 habit =
|
>
|
10 livres de thé
|
1
|
40 livres de café
|
|
|
2 onces d'or
|
Forme qu'il ne
reste plus qu'à modifier légèrement pour avoir la monnaie.
|
Ce qui est encore frappant ici, c'est l'absence de tout développement
historique. Le passage des formes simples contingentes à la forme universelle,
c'est-à-dire à la monnaie, suit un ordre logique strict et rien d'autre. Du pur
Hegel ! Ce qui est curieux, c'est qu'Althusser, infatigable combattant de
l'historicisme n'ait pas repéré là un hégélianisme particulièrement
antihistoriciste.
La
forme-valeur universelle qui présente les produits du travail comme de simples
gélifications du travail humain indistinct, montre par sa propre structure
qu'elle est l'expression sociale du monde des marchandises. Elle manifeste
ainsi qu'au sein de ce monde des marchandises, c'est le caractère
universellement humain qui constitue son caractère spécifiquement social.
Ce passage peut constituer le début de ce qui va être dans
le paragraphe suivant, savoir la question du fétichisme. La domination de
l'argent exprime en le travestissant le caractère social du travail.
Rapport de développement entre forme-valeur relative
et forme-équivalent
Marx résume ici les développements des formes étudiées
jusqu'à présent. Je me contente de reprendre une
note de bas de page :
Rien de cette forme d'interchangeabilité universelle
immédiate ne dit effectivement qu'elle est une forme marchandise opposée, aussi
indissolublement liée à la forme de l'échangeabilité non immédiate que la
positivité d'un pôle magnétique l'est à la négativité de l'autre. C'est ce qui
explique qu'on puisse s'imaginer pouvoir imprimer en même temps à toutes les
marchandises le sceau de l'échangeabil ité immédiate, comme on pourrait penser
pouvoir faire papes tous les catholiques. Pour le petit-bourgeois qui voit dans
la production marchande le nec plus ultra de la liberté humaine et l'indépendance individuelle, il
serait naturellement très souhaitable d'être en même temps débarrassé des
inconvénients liés à cette forme, notamment de la non-échangeabilité immédiate
des marchandises. C'est cette utopie de philistins que dépeint le socialisme de
Proudhon, sans même avoir le mérite de l'originalité, puisque, comme je l'ai montré
par ailleurs (cf. Misère de la philosophie, ch.I) des gens comme Gray, Bray
et d'autres avaient déjà développé les mêmes idées bien avant et bien mieux. Ce
qui n'empêche pas ce genre de sapience de continuer de faire florès sous le nom
de science.
L'utopie visée ici est celle qui consisterait à vouloir
supprimer l'argent sans supprimer la marchandise. C'est l'utopie proudhonienne,
mais aussi celle qu'on a vue ressurgir un temps avec les SEL. Tant que la
production de marchandises domine la production sociale, l'argent, forme
développée de la marchandise est nécessaire et même, en suivant Simmel, on
pourrait le trouver libérateur, au relativement aux formes auxquelles rêvent
les proudhoniens et autres échangistes.
Passage de la
forme-valeur universelle à la forme argent
L'argent est une marchandise qui fonctionne comme monnaie.
L'or ne peut jouer ce rôle que parce qu'il est une marchandise, apte à faire
face aux autres marchandises comme équivalent. Le rôle de l'or découle au fond
de la forme-marchandise simple qui le contient en germe. La démonétisation de
l'or semble aller contre cette
analyse. Mais cette démonétisation est extrêmement limitée. Quand la crise
menace le système financier, comme on l'a vu en 2008-2009, le cours de l'or a
flambé à cause des achats des banques centrales.
§4 : LE CARACTÈRE FÉTICHE DE LA MARCHANDISE ET SON SECRET
Nous arrivons enfin noyau dur de l'analyse marxienne. Marx
soulève directement la question :
À première vue, une marchandise semble une chose tout
ordinaire qui se comprend d'elle-même. On constate en l'analysant que c'est une
chose très embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies
théologiques. Tant qu'elle est valeur d'usage, elle ne comporte rien de mystérieux,
soit que je la considère du point de vue des propriétés par où elle satisfait
des besoins humains, ou du point de vue du travail humain qui la produit et qui
lui confère ces propriétés.
On prend effectivement les marchandises pour des choses,
sans mystère. Ce sont des choses sensibles, des choses dont les propriétés sont
des propriétés physiques. La marchandise est une « chose sensible ordinaire ».
Cela n'est vrai que tant que la marchandise est conçue uniquement comme valeur
d'usage, comme un produit de l'activité humaine produit du travail concret,
particulier, qui s'inscrit dans le métabolisme de l'homme et la nature. Par
contre :
Mais
dès lors qu'elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une
chose sensible suprasensible.
Une chose sensible suprasensible est évidemment une
contradiction dans les termes ! Enfin, pas tout à fait. Nous connaissons de
très nombreuses choses qui sont tout à la fois sensibles et suprasensibles, les
signes linguistiques, les tableaux[11],
les sculptures, etc., mais peut-être toutes les « choses sociales » qui doivent
toujours bien, en quelque manière être des choses sensibles sans quoi elles ne
pourraient pas être sociales : un langage ni sonore, ni graphique, ni tout ce
qu'on veut n'est pas un langage ! Un État sans bâtiments, emblèmes, policiers,
etc. n'est pas un État.
Marx parle du « caractère mystique de la marchandise ». Ce
caractère mystique ne provient pas de la valeur d'usage, qui est sans mystère,
ni même des conditions de sa production. À ce sujet, Marx fait remarquer que
toutes les sociétés sont obligées de se poser la question du temps de travail
nécessaire à telle ou telle production. Et par conséquent, cela vaudra aussi
dans une société communiste qui devra économiser au maximum le temps de travail
nécessaire.
Dès
lors que les hommes travaillent les uns pour les autres d'une façon ou d'une
autre, leur travail acquiert lui aussi une forme sociale.
Le caractère mystique de la marchandise réside dans la
forme marchandise elle-même. La formule qui condense tout cela est celle-ci :
Ce qu'il y a de mystérieux dans la forme-marchandise
consiste donc simplement en ceci qu'elle renvoie aux hommes l'image des
caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des
produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses
possèderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l'image du rapport social
des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors d'eux,
entre les objets. C'est ce quiproquo qui fait que les produits du travail
deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses
sociales.
Ce
faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de l'économie politique
classique. Celle-ci part de la marchandise, de la détermination des valeurs (ou
plutôt des prix) et considère que c'est là réalité première, la seule réalité
objective. S'il y avait une « économie marxiste »[12],
elle partirait de cette réalité objective ; or, Marx part lui de la genèse de
cette réalité objective, c'est-à-dire des processus de constitution de cette
objectivité dans les cerveaux des acteurs et cette objectivité est en fait le
résultat d'un quiproquo !
Pour se faire comprendre, Marx use d'une analogie prise
dans les sciences de la nature :
De
la même façon, l'impression lumineuse d'une chose sur le nerf optique ne se
donne pas comme l'excitation du nerf optique proprement dit, mais comme forme
objective d'une chose à l'extérieur de l'œil. Simplement, dans la vision, il y
a effectivement de la lumière qui est projetée d'une chose, l'objet extérieur,
vers une autre, l'œil. C'est un rapport physique entre des choses physiques.
Marx s'arrête là alors qu'il était effectivement sur une
voie qui est celle qu'empruntera la phénoménologie : il explique tout
simplement que les objets sont constitués à partir d'une opération qui donne à
la conscience l'objet comme une chose extérieure, comme objet transcendant, à
partir de l'activité propre de la sensibilité, c'est-à-dire de ce qui
caractérise fondamentalement le sujet. Il aurait pu aller plus loin, en bon
connaisseur de Hegel qu'il était. Mais on voit bien que son « C'est un rapport
physique entre des choses physiques » ne peut pas être le fin mot de l'affaire.
Ce qui l'intéresse, en effet, c'est autre chose, c'est la spécificité des modes
sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles :
Tandis
que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n'ont
rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en
résultent. C'est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui
prend ici la forme phantasmagorique d'un rapport entre choses.
Autrement dit, l'analogie physiologique que propose Marx
doit être abandonnée, car dans la forme- marchandise, il n'y aucun rapport
entre la nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise.
Dans la vision, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que
le sujet perçoit comme étant l'essence de la chose. Or il n'en est rien dans le
monde de l'économie. Le monde de l'économie politique est même décrit comme un
monde « phantasmagorique », mais c'est cette phantasmagorie à laquelle les
hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense
accumulation de marchandises. Autrement dit, encore une fois, ce n'est pas une
économie que propose Marx, mais bien une critique de l'économie, c'est-à-dire
une critique du monde phantasmagorique. Et donc, l'échange marchand (et avec
lui la circulation du capital) ne peuvent former une « base matérielle » pour
comprendre les processus historiques, comme le croit les partisans du marxisme,
à moins de considérer une phantasmagorie comme une « base matérielle », ce qui
serait plutôt curieux. Il y a bien une base matérielle : c'est la production,
c'est-à-dire l'activité des individus vivants qui nouent entre eux des
relations sociales, mais cette activité n'es matérielle que parce qu'elle met
en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle,
subjective.
La bonne analogie, elle doit donc être trouvée ailleurs. Et
ici Marx focalise l'analyse sur « les zones nébuleuses du monde religieux ».
Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent
être des figures autonomes, douées d'une vie propre, entretenant des rapports
les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde
marchand des produits de la main humaine. J'appelle cela le fétichisme,
fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu'ils sont produits
comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande.
Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le
caractère social des travaux ne se manifeste qu'à travers l'échange : chaque
producteur produit pour le marché - il produit pour satisfaire ses besoins en
produisant pour satisfaire les besoins d'un autre. L'intrication de ces
producteurs constitue le caractère social de la production : à travers le
marché s'organise et s'articule la division du travail et l'ensemble réalise
une coopération spontanée de tous les producteurs. En vendant sa A tonne de
fer, le producteur de fer ne cherche pas autre chose que les moyens d'obtenir
par exemple 10 mètres de toile et 20 livres de thé, mais en même temps, il a
produit le fer nécessaire à la fabrication des machines à café et des machines
à tisser la toile. Les besoins de chacun sont satisfaits par la coopération de
tous.
Mais, à la différence du travail fait en famille ou de la
division du travail au sein d'un atelier, cette coopération n'est pas visible
puisque chacun n'entre en contact avec les autres que par l'intermédiaire des
choses à échanger, ou, plus exactement par l'intermédiaire de l'équivalent
général, c'est-à-dire l'argent. Si le producteur de fer rencontrait le
producteur de toile et procédait au troc, le caractère fondamental de l'échange
apparaîtrait tout de même. Mais dans la société moderne, où domine l'échange
par l'intermédiaire de
« l'argent monnayé », comme on disait à l'âge classique, ce fétiche suprême,
masque radicalement la réalité des rapports sociaux.
C'est en posant dans l'échange leurs divers produits comme
égaux à titre de valeurs qu'ils [les hommes] qu'ils posent leurs travaux
différents comme égaux entre eux à titre de travail humain. Ils ne le savent
pas, mais ils le font pratiquement. La valeur ne porte donc pas écrit sur son
front ce qu'elle est. La valeur transforme au contraire tout produit du travail
en hiéroglyphe social.
La découverte - tardive, celle qu'Aristote ne pouvait faire
- de l'énigme posée par ce hiéroglyphe social (« que les produits du travail dans
la mesure où ils sont des valeurs, ne font qu'exprimer sous forme de choses un
travail humain dépensé à produire ») ne peut supprimer l'apparence d'objet
qu'ont les caractères sociaux du travail. Autrement dit,
Aussi
bien après qu'avant cette découverte, il apparaît à des gens qui sont
prisonniers des rapports de production marchands comme quelque chose
d'indépassable, exactement comme la décomposition scientifique de l'air en ses
éléments n'a pas empêché la forme de subsister comme forme d'un corps physique.
De même que la rotation de la Terre n'a aucune espèce
d'importance pour qui veut établir son itinéraire routier, de même
pratiquement, pour les agents, c'est-à-dire les producteurs échangistes, la
genèse de la valeur n'a aucun intérêt. Pratiquement, donc, la forme-marchandise
continue tout naturellement d'être la réalité objective pour les agents opérant
sur le marché. Autrement dit, et c'est fondamental, cette conscience reposant
sur l'inversion de la réalité (la transformation des activités productrices des
hommes en choses marchandises) n'est pas une conscience illusoire que le coup
de baguette magique de la critique suffirait à dissiper.
En
découvrant ce secret, on lève l'apparence d'une forme aléatoire des grandeurs
de valeur des produits du travail, mais on ne supprime nullement leur forme de
choses.
Vient ensuite un passage souvent cité :
La réflexion sur les formes de l'existence humaine, et
donc, tout aussi, l'analyse scientifique de ces formes emprunte de toute façon
une voie une voie opposée à celle de leur développement réel. Elle commence post festum et, du coup, part des résultats
achevés du processus de développement. Les formes qui impriment aux produits du
travail le cachet de la marchandise, et que la circulation marchande présuppose
donc, possèdent déjà la stabilité de formes naturelles de la vie sociale, avant
même que les hommes cherchent à en rendre compte, non pas quant à leur
caractère historique puisque ces formes passent au contraire déjà pour
immuables à leurs yeux, mais quant à leur contenu. Aussi, c'est seulement
l'analyse des prix des marchandises qui a conduit à la détermination de la
grandeur de valeur, c'est seulement l'expression monétaire commune des
marchandises qui a conduit à fixer leur caractère de valeur. Mais c'est
précisément cette forme achevée du monde des marchandises — la forme-monnaie —
qui occulte sous une espèce matérielle, au lieu de les révéler, le caractère
social des travaux privés et donc les rapports sociaux des travailleurs privés.
Quand je dis qu'un habit, des bottes, etc. se réfèrent à la
toile comme incarnation générale de travail humain abstrait, le caractère
délirant de cette expression saute aux yeux. Mais quand les producteurs de
l'habit, des bottes, etc. réfèrent ces marchandises à la toile, — ou à de l'or
et de l'argent, ce qui ne change rien à l'affaire — comme équivalent universel,
la relation de leurs travaux privés au travail social global leur apparaît
exactement sous cette forme délirante.
Le processus que suit la connaissance commence par les
formes achevées et ne suit pas donc par l'ordre historique - de ce point de
vue, il y aurait beaucoup à dire sur la manière historiciste dont Mandel, par
exemple, analyse la marchandise dans le premier volume de son livre de son Traité d'économie
marxiste.
Mais cette forme achevée - la forme-monnaie - qui occulte le caractère social
des travaux privés. La réalité apparaît donc sous une forme « délirante ».
C'est bien ce « délire » qui atteint ses sommets dans un monde entièrement
dominé par le capital financier. Du même coup, on peut comprendre que la «
science économique » qui précisément s'en tient à ces formes délirantes est
elle-même une science délirante. Mais ce délire à une raison : il découle de la
manière même dont s'est constituée la forme-marchandise.
C'est précisément ce genre de
formes qui constituent les catégories de l'économie bourgeoise. Ce sont des
formes de pensée qui ont une validité sociale, et donc une objectivité, pour
les rapports de production de ce mode de production social historiquement
déterminé qu'est la production marchande. Si donc nous nous en échappons vers
d'autres formes de production, nous verrons disparaître instantanément tout le
mysticisme du monde de la marchandise, tous les sortilèges qui voilent d'une
brume fantomatique les produits du travail accompli sur la base de la
production marchande.
Les formes (« délirantes ») ont donc une certaine validité
sociale et une certaine objectivité. Mais le « délire » vient de ce qu'on tient
pour naturel et pour la réalité elle-même des formes sociales historiquement
déterminées. Pour sortir de cette « brume fantomatique », Marx propose donc
d'envisager les autres formes de production et ce coup de projecteur permet de
dissiper la brume. Prenant les économistes au mot, il propose d'abord une
robinsonnade, puis examine le système féodal et les sociétés agro-patriarcales,
pour montrer dans tous les cas comment le caractère social des travaux
individuels est immédiatement présent, de manière transparente dans le produit
du travail. Mais c'est surtout le passage suivant qui doit retenir l'intérêt
puisque Marx y expose rien moins que la société communiste, définie comme «
association d'hommes libres ».
Représentons-nous enfin, pour changer, une association
d'hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et
dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme
une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de
Robinson se répètent ici, mais de manière sociale et non plus individuelle.
Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc
immédiatement pour lui des objets d'usage. Le produit global de l'association
est un produit social. Une partie de ce produit ressert comme moyen de
production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme
moyen de subsistance par les membres de l'association. Elle doit être partagée
entre eux. Ce partage se fera selon une modalité qui change avec chaque
modalité particulière de l'organisme de production sociale lui- même, et avec
le niveau de développement historique correspondant atteint par les
producteurs. Supposons, simplement pour établir le parallèle avec la production
marchande, que la part de moyens de subsistance qui revient à chaque producteur
soit déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait alors un
rôle double. D'un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste
proportion des diverses fonctions de travail sur les différents besoins.
D'autre part, le temps de travail sert en même temps à mesurer la participation
individuelle du producteur au travail commun, et aussi, par voie de
conséquence, à la part individuellement consommable du produit commun. Les
relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes
et les produits de leurs travaux, demeurent ici d'une simplicité transparente
tant dans la production que dans la distribution.
Il y a bien toujours une comptabilité du temps de travail
et, si les modalités peuvent varier, le temps de travail continue de jouer un
rôle comme clé de la répartition des richesses. Mais au lieu d'être soumis à la
puissance aveugle de leurs échanges, les hommes peuvent rationnellement
maîtriser leur production, leurs rapports entre eux et leurs rapports avec la
nature (voir sur ce point mon commentaire de la « conclusion » du
livre III du Capital).
Je termine cette lecture par le passage consacré à la
religion.
Pour
une société de producteurs de marchandises dont le rapport de production social
général consiste à se rapporter à leurs produits comme à des marchandises, et
donc à des valeurs, et à référer leurs travaux privés les uns aux autres sous
cette forme impersonnelle de choses comme autant de travail humain semblable,
le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, notamment dans son
développement bourgeois, dans le protestantisme, le déisme, etc., est la forme
de religion la plus appropriée.
On pourrait croire qu'il s'agit ici de la bonne vieille
théorie de l'infrastructure déterminant la superstructure ou encore de la
formule raccourcie, « la religion est l'opium du peuple ». Mais rien de tout
ça. Que la position de Marx sur la religion comme opium du peuple ne soit pas
sa position, suffisamment de choses ont été écrites à ce sujet à commencer par
la remarque du caractère tronqué de la citation. En tout cas, ici, la religion
est pensée non comme un moyen fonctionnel[13]
d'opprimer les classes dominées, mais comme le « reflet religieux » du monde
réel (cf. infra). Mais la religion est donc aussi une pensée du monde réel,
elle exprime sur son propre plan la perception que les acteurs se font de leurs
propres relations sociales. Si le christianisme, « notamment dans son
développement bourgeois », est « la religion la plus appropriée » à une société
de producteurs de marchandises, c'est parce que son abstraction reflète
adéquatement le monde « mystique » des marchandises. Le rapport entre ce «
reflet » et la réalité est complexe, puisque ce reflet est le reflet d'un
renversement qui s'opère sur le terrain des rapports de production eux-mêmes.
Il y a aussi ici un rapprochement évident à faire avec Max Weber, L'éthique protestante et
l'esprit du capitalisme. Très critiqué, notamment par les historiens, Weber montre
que les formes nouvelles de la conscience religieuse, notamment
ce qu'il appelle « ascèse intramondaine » crée le terrain du développement
d'une éthique propre au capitalisme. Les deux positions, celle de Marx et celle
de Weber, sont loin d'être contradictoires et une synthèse dialectique peut en
être tirée, si l'on veut admettre que les formes de conscience et la réalité de
l'être social sont en interaction, agissent l'une sur l'autre. À bien des
égards l'analyse de Weber va beaucoup plus loin que les quelques lignes de Marx
- ce qui est normal, car le propos de Marx n'était pas de faire la genèse des
développements bourgeois du christianisme.
La suite du texte éclaire, par la référence aux sociétés
traditionnelles, ce rapport entre la réalité sociale et ses reflets religieux.
On y trouve non des explications définitives, mais un véritable programme de
travail qui, à ma connaissance, n'a jamais été véritablement mené.
Dans les modes de production de l'Asie ancienne, de
l'Antiquité, etc., la transformation du produit en marchandise, et donc
l'existence des hommes comme producteurs de marchandises, joue un rôle
subalterne qui gagne cependant en importance à mesure que les communautés
entrent dans leur stade de déclin. Il n'existe de peuples commerçants à
proprement parler que dans les intermondes de l'univers antique, comme les
dieux d'Épicure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polonaise. Ces
anciens organismes sociaux de production sont extraordinairement plus simples
et plus .transparents que l'organisme bourgeois, mais ils reposent soit sur
l'immaturité de l'homme individuel qui ne s'est pas encore détaché du cordon
ombilical des liens génériques naturels qu'il a avec les autres, soit sur des
rapports immédiats de domination et de servitude. Ils ont pour condition un bas
niveau de développement des forces productives du travail auquel correspond
l'inhibition des rapports humains dans le procès matériel de reproduction de
leur existence, donc dans leurs rapports entre eux et à l'égard de la nature.
Cette inhibition réelle se reflète idéellement dans les vieilles religions de
la nature et les religions populaires.
La fin démontre l'absurdité de la lutte antireligieuse :
Le reflet religieux du monde réel
ne peut disparaître de manière générale qu'une fois que les rapports de la vie
pratique des travaux et des jours représentent pour les hommes, de manière
quotidienne et transparente, des relations rationnelles entre eux et avec la
nature.
La configuration du procès social d'existence, c'est-à-dire
du procès de production matérielle, ne se débarrasse de son nébuleux voile
mystique, qu'une fois qu'elle est là comme produit d'hommes qui se sont
librement mis en société, sous leur propre contrôle conscient et selon leur
plan délibéré. Mais cela requiert pour la société une autre base matérielle,
c'est- à-dire toute une série de conditions matérielles d'existence qui sont
elles-mêmes à leur tour le produit naturel d'un long et douloureux
développement historique.
Si on comprend en effet le « reflet religieux » comme une
forme de conscience sociale, si on comprend que l'énigme de la théologie réside
dans les rapports que les hommes nouent entre eux, on voit combien il est
impossible de prétendre déciller les humains, les sortir du monde halluciné de
la marchandise par la propagande ou le redressement des consciences, toutes
âneries dont les marxistes ont été si souvent coutumiers. Là est tout entier le
matérialisme de Marx et l'on voit combien il s'oppose radicalement au
matérialisme traditionnel. On peut même dire que le matérialisme traditionnel,
si prégnant notamment dans la tradition française, a été un obstacle à la
compréhension de Marx.
On comprend également le caractère fondamental de l'analyse
de la marchandise qui se présente donc la clé de tout le Capital, dont on oublie souvent qu'il est
une « critique de l'économie politique », critique dans le sens courant, mais
aussi au sens kantien : quelles sont les conditions de légitimité de l'économie
politique ? Il faudrait aller plus loin, notamment dans la voie empruntée par
Alfred Sohn-Rethel[14]
qui essaie de comprendre la genèse sociale des catégories de la pensée -
Sohn-Rethel donne des importants aperçus sur la genèse de la conception moderne
de la science qui, par son abstraction, ne pouvait démarrer que sur la base de
« l'abstraction marchandise ». Et ici Marx ne pouvait pas sauter par-dessus son
siècle et demeurait très souvent prisonnier de la conception des sciences de la
nature de son époque que personne ne remettait sérieusement en cause.
Il
faudrait maintenant montrer la fertilité des intuitions de Marx puisque ce
qu'il analyse dans la forme développée du mode de production capitaliste de son
époque trouve son épanouissement à notre époque entièrement placée sous la
domination de ce fétiche absolu qu'est l'argent.
Remarques
finales sur le matérialisme de Marx
Pour compléter cet aperçu, quatre extraits de ma thèse sur
« la
théorie de la connaissance chez Marx », soutenue en 1995[15].
1. Il s'agit bien pour Marx de retrouver la réalité
fondamentale, celle qui fonde toute réalité ; or cette réalité est la vie
subjective des individus. En effet, le «savoir réel» marxien rejette le
matérialisme ancien dont le principal défaut est « que la chose concrète, le réel,
le sensible n'y est saisi que sous la forme de l'objet ou de l'intuition, mais
non comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement. »
(1ère thèse sur Feuerbach).
Marx se dit matérialiste, mais
son matérialisme n'est pas un matérialisme dogmatique, ni une tentative de
ramener toutes les formes de la vie biologique ou spirituelle à la matière. La
transformation de la pensée de Marx en un matérialisme «métaphysique», en un
matérialisme qui n'est en réalité qu'un idéalisme inversé ou un idéalisme de la
matière, est postérieure à Marx et trouve son origine dans d'autres sources que
les textes de Marx - l'histoire des origines idéologiques des divers courants
socialistes du XIXe siècle nous donne des explications suffisantes et il n'est
pas besoin d'aller chercher dans le texte marxien quelque ambiguïté ou quelque
erreur cachée qui expliquerait la suite. L'influence de l'école de Lassalle en
Allemagne, l'héritage des Lumières en France et le poids qu'a eu la mémoire de
la Révolution de 1789-93 sur le mouvement ouvrier, toute la multiplicité des
courants constitutifs de ce vaste mouvement historique, tout cela n'a pas
disparu d'un coup avec la création de la 2e Internationale dominée par les «
marxistes ». C'est au contraire le « marxisme » qui s'est constitué d'abord
comme un habillage superficiel de ces courants anciens qui sont ceux qui
effectivement ont construit les premières organisations ouvrières ayant un tant
soit peu d'influence.
3. Marx n'a pas remplacé un matérialisme
physicaliste ou naturaliste par un matérialisme économique «dialectisé» par la
lutte des classes. Il a bouleversé la conception traditionnelle de l'opposition
entre la matière et l'esprit en plaçant au centre l'individu vivant et donc
bouleversé le sens même donné traditionnellement au terme de matérialisme. Le
matérialisme de Marx n'est pas un matérialisme de la matière ni un naturalisme,
mais d'abord un anti-idéalisme. La problématique dans laquelle il s'inscrit
n'est pas celle du primat de la matière sur l'esprit, question purement
spéculative qui ne peut pas être tranchée par la spéculation, mais celle du
primat de l'individu vivant sur les représentations de son propre esprit, bien
que dans la vie concrète des individus ces représentations les dominent et
semblent les déterminer. Ainsi la présentation classique de la philosophie
marxienne comme «matérialisme dialectique», matérialiste mécaniste «huilé» à la
dialectique hégélienne, est-elle sans le moindre rapport avec la problématique
marxienne, telle qu'elle est posée dans les thèses sur Feuerbach et telle
qu'elle se développera jusqu'aux derniers écrits. Remplacer la spéculation par
un « savoir réel », ce n'est pas un dépassement hégélien de Hegel, un
renversement du renversement idéaliste hégélien, mais un changement radical
d'orientation, de méthode et d'objet.
4.
L'économie donc ne forme pas «l'infrastructure» qui permet de comprendre les
«superstructures idéologiques». Ce qui est à la base et ce qui doit donc servir
de point de départ à l'exposition, c'est la puissance personnelle des
individus, le mot puissance devant être ici entendu dans son sens
aristotélicien. Et, au cours du temps, cette puissance doit devenir acte, doit
réaliser toutes ses potentialités. Le matérialisme historique n'est donc pas
une théorie qui ramène l'histoire à la contradiction entre forces productives
et rapports sociaux de production. Ce serait encore faire découler l'histoire
réelle de l'histoire idéale, les événements réels d'idées abstraites à la
manière donc les Jeunes-Hégéliens faisaient découler le fruit réel de l'idée de
fruit. Le matérialisme historique a pour
fondement non la matière prise
comme objet de la connaissance ou de l'intuition, mais la puissance matérielle
d'abord en tant que force subjective, en tant que vie des individus. La vie est
la «cause matérielle» à laquelle remonte toujours, «en dernière instance»,
l'analyse.
[8] Hegel, Science de la logique,
Doctrine de l'essence, Kimé, 2010, p.90