jeudi 2 février 2012

La passion du même


Nouvelles réflexions sur la question de l'homoparentalité.

Quelques mots dans un bulletin officiel de l’éducation nationale (Bulletin officiel spécial n°8 du 13 octobre 2011, portant sur les programmes de l’enseignement de spécialité de droit et grands enjeux du monde contemporain de la série littéraire - classe terminale littéraire) ont fait la une des journaux télévisés et radios : « Après avoir constaté l'absence de définition de la famille, on montrera, par une analyse juridique et historique, qu'elle a profondément évolué et qu'elle est devenue multiforme (famille biologique, adoptive, monoparentale, homoparentale, recomposée, nucléaire, élargie) et on proposera aux élèves d'en rechercher une définition. » La querelle de l’homoparentalité était relancée avec d’un côté le clan de la « réaction » (les adversaires de la reconnaissance officielle de l’homoparentalité) et de l’autre le clan du progrès (les partisans de la reconnaissance de toutes les nouvelles formes de parentalités). Un de ces débats piégés qui plaisent tant au petit monde des médias et des politiciens en mal d’idées.

Nous avions déjà eu une tragi-comédie avec les mêmes acteurs et les mêmes ficelles avec les programmes de SVT de première où l’on indiquait la nécessité d’étudier le « féminin-masculin » et comprendre « le déterminisme génétique et hormonal du sexe biologique, et de différencier ainsi identité et orientation sexuelles » où l’on a vu les mêmes protagonistes s’affronter sur la question de la reconnaissance implicite des « genres » par l’éducation nationale. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Au lieu d’applaudir, comme l’a fait la gauche sociétale, aux innovations de grand saccageur de l’école, le ministre Chatel, on ferait mieux de s’interroger sur l’introduction du « féminin-masculin » dans un cours de SVT ! Comme si la question des rapports hommes/femmes était une question concernant les sciences biologiques ! On peut badigeonner tout cela avec des belles phrases « politiquement correctes », l’introduction des « orientations sexuelles » en cours de SVT n’a pas d’autre signification que celle, très tendance, qui veut que tout soit affaire de gène : homme/femme, c’est XY et XX. Et peut-être y a-t-il un gène de l’homosexualité, pendant qu’on y est… Les belles âmes de gauche ont célébré l’innovation chatelienne en citant Simone de Beauvoir : « on ne naît pas femme, on le devient » sans même se rendre compte que faire de la question des rapports hommes/femmes une question du programme de SVT, c’est apporter un démenti cinglant à l’auteure du Deuxième Sexe.
On pourrait aussi s’interroger sur la frénésie qui agite tant la droite que la gauche dès qu’il s’agit de faire entrer à l’école les derniers débats, les dernières découvertes scientifiques encore fragiles et les dernières lubies des faiseurs d’opinions – dans les programmes d’histoire de 1ère pour les S et des terminales pour celles qui ont encore de l’histoire, une large place est faite à l’approche des grands problèmes sociaux contemporains : bavardages en lieu et place d’un savoir réel. À tous ces gens, on ne peut que recommander la lecture de « La crise de l’éducation » de Hannah Arendt, qui rappelle que l’enseignement est essentiellement conservateur et que c’est même la condition sine qua non pour préserver les capacités d’innovation de la jeunesse.
Mais revenons à la question de l’homoparentalité. Le ministère précise qu’il s’agit non d’une reconnaissance légale de l’homoparentalité mais d’un constat sociologique sur le monde tel qu’il est. Concernant la famille, on affirme qu’elle est devenue « multiforme (famille biologique, adoptive, monoparentale, homoparentale, recomposée, nucléaire, élargie) ». Il y a d’ailleurs dans le programme une bizarrerie : on commence par noter qu’il n’y a pas de définition juridique de la famille … et on propose aux élèves d’en donner une ! Un tel mic-mac augure mal de cette initiation au droit ou en dit long sur la conception qu’on se fait du droit dans les sphères dirigeantes de l’EN.
Si on ne sait pas définir la famille, on voit mal comment en faire une étude historique et juridique ainsi que le propose le programme. Et de fait la famille est un terme amorphe. Ce que connaissent les anthropologues, ce sont les relations de parenté et l’organisation des maisonnées. Le père de famille romain n’entend pas dans le mot famille la même chose que nos contemporains ! Si on voulait être sérieux, il faudrait donc s’intéresser
·         1° aux systèmes de parentés, aux règles de mariage, etc., c’est-à-dire faire sérieusement de la sociologie ou de l’ethnologie ;
·         et 2° au code civil qui seul recèle les définitions nécessaires pour comprendre juridiquement les liens de parentés.
Mais le programme ne propose rien de tel. On nous fait la liste des types de familles à partir desquelles l’élève devra construire sa définition et on commence par cette chose étrange que les auteurs du programme nomment « famille biologique ». Évidemment, la « famille biologique » n’existe pas, sauf pour les maniaques qui voient de la biologie partout ! Un enfant abandonné a bien eu des géniteurs, mais il est « sans famille ». Les gamètes et les relations de parenté n’ont rien à voir. Mais dans ce concept de « famille biologique », on doit évidemment voir une nouvelle expression de cette « conception bouchère de l’humanité » dénoncée par Pierre Legendre.
Quand on distingue ensuite les familles adoptives comme une forme de famille à part, on viole ouvertement les principes du droit civil : l’adoption plénière, par exemple, efface la filiation antérieure, le registre d’état civil est modifié de sorte que l’enfant adopté est désormais réputé être né de ses mère et père adoptifs. Les positivistes au front bas ne comprennent évidemment rien aux montages du droit et pour eux ces « fictions » sont incompréhensibles. Mais ce sont des fictions qui font tenir la société debout et qui s’appellent encore des institutions – l’institution étant justement ce qui nous fait nous tenir debout.
Venons-en à la famille dite « homoparentale ». Précisons d’abord que cette question n’a rien à voir avec celle de l’homosexualité. Cette dernière renvoie aux modes de fixation de la libido et donc n’a rien à faire avec le droit civil. Dans ce domaine, la loi n’intervient que lorsqu’il s’agit de la protection des mineurs, mais exactement comme elle intervient pour protéger les mineurs de relations hétérosexuelles. Que l’on préfère avoir du plaisir seul, avec une personne d’un autre sexe, une personne du même sexe ou un nombre plus élevés de personnes de sexes différents, tout cela concerne l’intimité et n’a nulle besoin ni de sanctification ni d’interdiction légales dès lors que ne sont en jeu que des adultes consentants. Qu’on ait abrogé les lois réprimant l’homosexualité, lois qui ne dataient que de 1919 et avaient été renforcées par Pétain, c’est évidemment une excellente chose. Les États des États-Unis disposaient (et disposent encore pour certains d’entre eux) de « sodomy statutes », lois qui punissaient les pratiques sexuelles « déviantes », orales ou anales, même entre adultes consentants de sexe différents : le libéralisme économique s’accompagnait d’un puritanisme inquisitorial de la pire espèce. Le Royaume Uni a longtemps persécuté les homosexuels et c’est en France qu’Oscar Wilde a trouvé refuge à sa sortie de prison. Au contraire, la révolution française s’était interdit de légiférer dans le domaine de l’intime – si on met ente parenthèse quelques décennies du XXe siècle. Et c’est à cette inspiration authentiquement libérale que l’on est revenu à partir de 1981. Les « orientations sexuelles », comme on dit fort mal aujourd’hui, ne sont ni des objets des sciences naturelles, ni des objets du droit.
Cependant, la liberté individuelle dans le domaine intime n’a pas nécessairement à trouver des sanctions légales. Du point de vue du droit civil, le mariage n’est pas une affaire de sexualité, mais un dispositif organisant « l’institution de la vie » et les règles de transmission des biens. Mais comme tous les enfants ne se font pas pendant le mariage, il y a longtemps qu’on a trouvé des arrangements, notamment avec la reconnaissance des « enfants naturels » par leurs pères, l’existence légale d’un statut nommé « concubinage notoire » (reconnu par l’administration bien avant qu’on ait inventé le PACS) et les diverses améliorations législatives qui ont été apportées au cours de quarante dernières années. Hegel n’était pas parvenu à faire reconnaître à égalité Ludwig, le fils qu’il avait eu de sa logeuse et ses enfants légitimes. Il n’aurait plus les mêmes difficultés aujourd’hui. Dans tous les cas, la loi permet de ramener les exceptions sous le régime général de la filiation père-mère-enfant.
Avec l’introduction de l’homoparentalité, on change radicalement de registre, puisque la légalisation de cette nouvelle forme de « famille » signifierait qu’un enfant peut être le fils de deux femmes ou de deux hommes. Avant de prendre des positions tranchées et catégoriques, soit en faveur de l’homoparentalité au nom de la liberté, du progrès, de la non-discrimination, ou que sais-je encore, soit contre au nom de l’ordre social, moral ou ce que l’on veut, on devrait commencer par réfléchir sérieusement, car il s’agit de ce qui ordonne toutes les sociétés humaines depuis les débuts de l’humanité et non de la satisfaction des revendications d’une minorité, même fort bruyante. Il s’agit au fond de la question : qu’est-ce qu’être un homme ? Rien de moins. Dans A brave new world, Huxley liait, fort pertinemment, « l’avènement du meilleur des mondes » à la destruction du lien de parenté, la conception des enfants se faisant désormais entièrement dans des usines de production qui permettaient de trier les « alpha plus » et les « epsilons ». La dystopie ne remplace pas l’analyse conceptuelle, mais, ici, elle met le doigt sur le plus important : la suppression de la filiation père-mère-enfant supprime à terme la possibilité pour les humains de s’installer dans une généalogie. Le grand idéal du libéralisme de marché, c’est l’homme qui se fait tout seul, le self made man, et c’est lui qui se profile à l’horizon.
Pour bien comprendre que nous ne sommes pas en train de pratiquer la célèbre heuristique de la peur, revenons aux problèmes concrets. Il faut ici distinguer l’homoparentalité féminine et l’homoparentalité masculine. Dans le premier cas, l’intervention de la technique est nulle ou minimale : un géniteur complaisant ou l’insémination artificielle suffisent pour un couple de lesbiennes désireuses d’enfant. L’enfant sera donc réputé avoir deux mères, sauf à réserver une fonction paternelle à l’une des deux partenaires, ce qui reviendrait à reproduire une caricature de l’ordre familial paternaliste ! Ici, la conséquence est claire : élimination du père. La situation est profondément différente pour les couples d’hommes, puisqu’il n’existe aucun moyen connu à cette heure pour qu’un mâle engendre un enfant… il faudra donc trouver des enfants susceptibles de combler le « désir d’enfant » des couples homosexuels masculins. La solution des « mères-porteuses », autrement dit la location d’utérus, s’imposera « naturellement »… Il est d’ailleurs logique que les plus fervents partisans de l’homoparentalité se prononcent également pour la reconnaissance légale des mères porteuses, c’est-à-dire pour l’instrumentalisation des femmes réduites au rang de reproductrices anonymes. Dans les deux cas, on ne manquera pas d’être frappé par la ressemblance avec ce qui se produit dans les élevages bovins modernes. Encore la « conception bouchère de l’humanité ».
On nous répète qu’il y a déjà des dizaines de milliers d’enfants élevés dans des familles homoparentales. Sans aucun doute. Mais faut-il nécessairement passer du fait au droit ? Il y a des dizaines de milliers d’individus polygames ou polyandres, dont les conjointes ou les conjoints ne sont pas forcément en guerre. Faut-il en déduire qu’on doit légaliser la polygamie et la polyandrie ? Personne ne s’aventure sur ce terrain miné : ceux qui demandent la légalisation de l’homoparentalité ne sont généralement pas les derniers à protester contre l’abaissement de la femme que représente la polygamie. Et à juste titre. Pourtant les adeptes de la polygamie, par exemple, pourraient se sentir discriminés dans une société qui fait de la monogamie sa règle ! Plus fondamentalement, la question est celle des rapports entre le droit et la vie sociale. Le droit n’a pas à régir l’ensemble de la vie sociale – un tel droit serait tyrannique – et il peut fort bien à la fois ne pas interdire et ne pas reconnaître certaines relations sociales.
En réalité les tenants de la reconnaissance de l’homoparentalité (tout comme ceux qui défendent le mariage homosexuel qui en est le complément nécessaire) demandent l’extension du domaine du droit à l’ensemble de la sphère privée. Ces prétendus « libertaires » et « libéraux » se retrouvent au côté des partisans de l’étatisme le plus débridé. Étonnant renversement. Mais les suites de 68 nous ont habitués à d’autres renversements de ce genre…
Prenons le problème autrement, car au-delà des disputes sur le droit se posent des questions plus fondamentales qui renvoient à la constitution du sujet humain et singulièrement à la place qu’y occupe la différence des sexes. En effet, les revendications au sujet de l’homoparentalité aboutissent à faire de la différence des sexes une question sans importance. Or il s’agit d’une distinction capitale qui traverse comme un fil rouge toute l’histoire de la civilisation humaine. Sur ce sujet, la psychanalyse – qu’on tente de mettre hors circuit aujourd’hui – a déjà dit beaucoup de choses. Si la différence des sexes est l’affrontement direct avec l’altérité – les petits garçons et les petites filles  sont toujours pris d’une vive curiosité pour la « zézette » ou le « zizi » de l’autre – le refus de l’altérité et l’amour du même relèvent alors de ce que Freud nomme perversion, au sens strict, c’est-à-dire de refus ou de transgression de la loi. Il ne s’agit pas ici de prendre le terme de perversion dans son sens moral moralisant, désignant le coupable ou le coupable en puissance, mais au sens où Freud définit l’enfant comme « pervers polymorphe ». Précisons encore : l’homosexualité n’est pas une anomalie qui viendrait d’une constitution physique (c’est très à la mode) ou psychique profondément différente.
 Dans ses longs échanges avec Fliess, Freud avait accepté l’idée de bissexualité dont on peut trouver maints  fondements biologiques : la reproduction sexuée intervient relativement tard dans l’évolution du vivant commencée il y a environ 3,9 milliards d’années ; la différenciation achevée entre mâle et femelle apparaît encore plus tardivement – de nombreux invertébrés sont hermaphrodites ou accomplissent tour à tour au cours de leur vie les fonctions femelles et les fonctions mâles ; les deux sexes ont des hormones mâles et femelles et il n’est pas jusqu’au organes sexuels qui se ressemblent bien qu’inversés – ainsi que le remarquait Diderot, fasciné par la figure de l’hermaphrodite ! La biologie nous apprend même que la différenciation sexuelle se fait au cours de l’embryogénèse, le XY était une forme avortée du XX : les Anciens doivent se retourner dans leurs tombes, eux qui voyaient dans le féminin une forme inférieure, affaiblie du masculin. Bref la science confirme le poète : « la femme est l’avenir de l’homme » ! On craint presque de proférer ici ces banalités : tous les hommes ont une composante féminine et les femmes une composante masculine. Le développement d’une composante contraire au sexe biologique pourrait donner une bonne explication à ce qu’on appelait les invertis, figure familière de l’homosexuel, efféminé, travesti à l’occasion – avec tout le vocabulaire qui le désigne : tapette, tarlouze, fiotte …
Mais il est impossible de réduire l’homosexualité à l’inversion. Le pédéraste grec est l’éraste (l’amant) d’un garçon (l’éromène) et il n’est pas celui qui aime être sodomisé, mais celui qui sodomise. Tant les Grecs que les Romains font d’ailleurs la très nette distinction entre celui qui pénètre et celui qui est pénétré. Et si certains Grecs (mais c’est moins général qu’on a bien voulu le dire) admettent volontiers les relations amoureuses entre un homme mûr et un garçon, cette relation doit cesser quand le garçon est devenu adulte.
Dans l’homosexualité, il y a une autre composante que cette inversion, une composante qui repose justement sur la négation de la différence des sexes, une véritable passion non de l’Autre mais du Même. Cette passion du Même n’est ni contre nature ni naturelle. Elle renvoie sans aucun doute à ce narcissisme primitif dont parle Freud (voir Introduction à la psychanalyse). Mais ce narcissisme primitif est indispensable à la constitution du moi, il est la condition à partir de laquelle l’enfant va pouvoir commencer à se fixer sur des objets autres au lieu de centrer sa libido sur lui-même. Freud distingue ce narcissisme primitif d’un narcissisme névrotique qui est au contraire une formation régressive où le sujet se centre à nouveau sur lui-même. Dans le refus de cette altérité radicale que pose la différence des sexes, dans l’amour du Même, on ne peut manquer d’identifier une des formes possibles de cette régression narcissique. Les pratiques homosexuelles des adolescents s’inscrivent pleinement dans ces processus à un âge où le rapport à l’autre absolument autre reste encore difficile, où les incertitudes sur la sexualité demeurent, angoissantes. Les internats et autres lieux clos ont longtemps été des endroits privilégiés où ces angoisses pouvaient s’exprimer : comparaison de la longueur des sexes et des capacités érectiles, séances de masturbation collective… La fascination de la pornographie entrerait également dans ces processus, et cette fois à tout âge. Ce qui distingue le « porno hard » du film érotique soft, c’est seulement la vision en direct et en gros plan du sexe masculin en érection, c’est-à-dire pour les hommes la projection de leur propre sexe sur un écran, une mise à distance qui est en même temps une mise en abyme.
Si on admet les principales thèses de Freud, on comprend à la fois que les pulsions homosexuelles ne sont nullement monstrueuses et existent plus ou moins chez tout être humain et, en même temps, que toute société s’édifie sur la répression de ces pulsions parce que le maintien de l’existence même de la vie sociale humaine en dépend. Si l’étau répressif « victorien » est pathogène et si, fort justement, la psychanalyse nous a appris combien est évanescente la distinction entre le normal et le pathologique, la revendication de l’homoparentalité comme une forme « normale » pour avoir et élever des enfants est tout bonnement aberrante. Passer du refus de la répression de l’homosexualité (entre adultes consentants) à l’institutionnalisation de l’homoparentalité, c’est détruire précisément ce qui fait que les petits d’hommes peuvent se mettre debout.
Encore une fois, le problème n’est pas qu’un garçon aime un garçon, ou qu’il prenne à un adulte le désir de goûter à la sodomie (voir Édouard Limonov, Le poète russe préfère les grands nègres). Le problème est celui de la norme sociale incarnée dans les principes de la filiation. L’institutionnalisation de l’homoparentalité signifierait que la société accepte comme principe fondateur la « mêmeté » au contraire de la différence de sexes et de la prohibition de l’inceste qui proclament la reconnaissance de l’altérité comme condition de l’existence de la société. Il n’est pas étonnant que les revendications de l’homoparentalité s’expriment dans une société capitaliste des individus-rois qui ne trouvent la vie possible qu’avec le Même. Ainsi les classes moyennes supérieures qui s’enferment dans des cités privées pour gens de même rang social. Ainsi les moyens de communications modernes (aussi bien par l’internet que par l’avion ou le TGV) qui permettent de choisir rigoureusement ceux que l’on va côtoyer en évitant tous les « indésirables », tous ces  exclus, demi-exclus qu’on voudrait invisibles. Ainsi les revendications identitaires en tous genres qui manifestent aussi cette passion de l’identité au sens de la mêmeté et non de l’identité au sens d’individualité, puisque ces identités revendiquées sont celles d’individus qui ne veulent exister que par l ‘assignation à collectif de semblables : on a eu l’identité juive, l’identité noire, l’identité féminine … et finalement on a le retour de l’identité blanche, européenne, chrétienne, et tutti quanti.
Un dernier point encore doit être soulevé. La revendication de l’homoparentalité doit être interprétée comme une manifestation symbolique du fantasme de toute puissance qui hante la techno-science de notre époque et notamment les technologies du vivant : fabriquer l’humain à volonté et non se contenter d’être procréateur. Jusqu’à présent l’homme devait se contenter d’être le créateur de choses artificielles, des objets techniques ou des œuvres d’art. Pour le vivant, il devait se contenter de donner un coup de pouce (si l’on peut dire) à dame Nature. Il s’agit aujourd’hui d’être véritablement « maître et possesseur de la nature » (Descartes se contentait de dire « comme maîtres et possesseurs de la nature »). La parfaite concordance entre les revendications d’homoparentalité et celles des lobbys des technologies du vivant et notamment de l’intervention croissante sur les embryons humains pour savoir piloter ab initio la fabrication des petits d’homme, mérite d’être soulignée. Il est extrêmement comique de voir toutes sortes de gens défiler contre les OGM (louable combat !) et, en même temps, revendiquer qu’un enfant ait deux pères et pas de mère ou deux mères et pas de père. Qu’ils ne se rendent même pas compte de la contradiction est une nouvelle preuve qu’il ne s’agit plus de penser mais seulement de donner libre cours au fonctionnement de la machine désirante.


mercredi 1 février 2012

La valeur et le fétichisme

A propos de la théorie du fétichisme de la marchandise (Marx, Capital, livre I, ch.I, 4[1])


Plusieurs auteurs, comme Jean-Marie Vincent ou Moishe Postone, font remarquer que les marxistes sont souvent très embarrassés avec les développements de Marx sur le caractère fétiche de la marchandise. Althusser proposait d'ailleurs de sauter toute la première section du livre I du Capital, trop métaphysique et encore trop marquée par l'hégélianisme. Il me semble au contraire qu'il s'agit d'un des nœuds de la pensée marxienne et sa compréhension permet de lire tout Le Capital sous un jour très différent.
Le §4 du chapitre I s'intitule : « le caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Tout ce chapitre est consacré à l'analyse de la marchandise ou plus exactement des formes que prend la marchandise. Pourquoi commencer par la marchandise ? Pour deux raisons étroitement liées :
1) La richesse dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste « apparaît comme une gigantesque collection de marchandises »
2) La marchandise est la « cellule » de la société bourgeoise. Elle contient en puissance tout le développement qui va suivre.
Il faut tout de même noter que ce point de départ repose lui-même sur une illusion : le fait que la marchandise apparaisse comme la forme élémentaire de la richesse ne fait pas d'elle cette richesse elle-même. En effet Marx ne cessera de dénoncer cette identification de la richesse à la masse des marchandises, puisque la richesse sociale comprend aussi des biens naturels (l'eau, l'air, le soleil, la nature) et humains qui n'ont aucune valeur et n'en constituent pas moins une richesse réelle. Cette remarque, que Marx n'oublie jamais de faire, non seulement dans «Le Capital» mais aussi dans sa critique du programme lassallien de Gotha, est extrêmement importante et comprend déjà en elle-même toute la critique de l'économie politique et du matérialisme économiste. Elle permet aussi de comprend la stupidité des thèses « décroissantes » qui identifient la sortie du monde de la marchandise et la frugalité - restriction christiano-stoïcienne de la consommation.
il faut suivre cette analyse des formes successives que revêt la marchandise pour comprendre pleinement ce qui est en cause dans le §4. Il faut d'abord bien saisir que l'on ne commence pas par la marchandise pour des raisons généalogiques : en gros, on aurait d'abord la production marchande, puis la généralisation de la monnaie et enfin de capitalisme. Certes, on pourrait penser que cet ordre-là est, globalement l'ordre historique : il y a des échanges marchands avant l'introduction de la monnaie et la généralisation de l'usage de la monnaie précède le capitalisme. Mais la première section du Capital n'est pas un manuel d'histoire qui raconterait le prétendu passage de la petite propriété indépendante à la propriété capitaliste - il y a cependant des indications historiques importantes dans le livre I et notamment dans le chapitre XXIV consacré à La prétendue « accumulation initiale ».
La première section du Capital n'est donc pas historique et la généalogie du capital qu'on y peut trouver est une généalogie logique, à partir du développement des concepts - c'est pourquoi elle peut paraître décalquer la logique hégélienne. La marchandise dont parle le chapitre premier n'est pas la marchandise que
s'échangeaient les Grecs sur l'agora, mais la marchandise développée, telle qu'elle existe dans le mode de production capitaliste. Il suffit de lire les premières lignes pour le comprendre :
La marchandise est d'abord un objet extérieur, une chose qui satisfait grâce à ses qualités propres, des besoins humains d'une espèce quelconque. La nature de ces besoins qu'ils surgissent dans l'estomac ou dans l'imagination ne change rien à l'affaire. Pas plus qu'il importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c'est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c'est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour comme moyen de production.
Pour qu'on puisse parler du besoin en général, indépendamment de sa nature (besoin physique ou imaginaire) et indépendamment de même de l'utilisation (consommation ou production), il faut avoir accompli un travail d'abstraction considérable. Il faut que la production soit maintenant entièrement dominée par la production de marchandise. Il ne viendrait pas à l'idée d'Aristote de considérer que le cordonnier satisfait le besoin en chaussures comme le philosophe satisfait les besoins spirituels de ses élèves. Ce sont deux domaines de la vie rigoureusement séparés. Au contraire, dans le monde capitaliste, la bouteille de cognac et la bible satisfont également des besoins, même si la dernière satisfait des besoins spirituels et la première des besoins en spiritueux.
Marx note d'ailleurs que l'utilité des choses, la multiplicité possible de leurs usages et les différentes unités de mesure sont des actes historiques. L'utilité d'une chose est sa « valeur intrinsèque » : elle ne dépend que des qualités de la chose elle-même. C'est la valeur d'usage :
La valeur d'usage ne se réalise que dans l'usage ou la consommation. Les valeurs d'usage constituent le contenu matériel de la richesse, quelle que soit par ailleurs sa forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner, elles constituent en même temps les porteurs matériels de la valeur ... d'échange.
Le contenu matériel de la richesse est la valeur d'usage : c'est très exactement l'objet premier de la bonne gestion de la maisonnée (« économique ») qui pourvoir tous les membres de cette maisonnée en biens d'usage dont la valeur réside dans leur capacité à satisfaire des besoins. Mais une valeur d'usage n'est pas nécessairement une valeur d'échange : elle ne l'est que dans la « forme sociale » spécifique qui est l'objet de l'étude du chapitre I. Elle pourrait très bien ne pas l'être et alors elle échapperait à la « science économique » conçue au sens moderne (en tant que continuatrice de l'économie politique née véritablement au XVIIe siècle). Dans les interstices de la société dominée par le mode de production capitaliste, restent de nombreuses enclaves dans laquelle la production de richesses n'est pas une production marchande, mais seulement une production de valeurs d'usage : la production domestique (cuisine familiale, jardin, bricolage), les systèmes d'entraide informels ou non, toute la partie socialisée de la production. La production y est certes insérée dans le marché puisque les moyens de production sont généralement achetés comme marchandises et payés en monnaie, mais on ne produit pas des marchandises. Ce ne sont certes pas des enclaves communistes - encore que dans certains cas, on puisse y voir des germes de communisme -, mais seulement des témoins que toute richesse n'est pas marchandise et toute activité productive n'est pas nécessairement du travail aliéné.
Qu'est-ce que la valeur d'échange ? Là encore, il faut étudier la manière dont elle apparaît, non pas historiquement, encore que cette histoire soit du plus haut intérêt, mais logiquement. Elle ne préexiste pas à l'échange, mais le présuppose. Si l'échange est réglé par l'équation suivante : « 1 quarter de blé = a quintal de fer », il faut supposer un troisième terme qui permet de rendre commensurables des choses qui n'ont ni propriétés physiques ni unités de mesure communes. Cette réduction des valeurs d'échange à leur commune mesure est un processus d'abstraction. Il faut retenir ce terme capital. En tant que valeur d'échange, la marchandise a perdu toute valeur d'usage et par conséquent toute qualité. Ce processus d'abstraction est aussi l'abstraction du travail déterminé qui produit les valeurs d'usage. La marchandise en tant que valeur d'échange est le produit du travail humain abstrait. L'échange marchand est donc une abstraction du travail humain. Abstraction : cela veut dire qu'on lui a retiré quelque chose, ce quelque chose dont on fait abstraction justement. Ce qui dit Marx est alors très décisif :
Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n'en subsiste rien d'autre que cette même objectivité fantomatique, qu'une simple gelée de travail humain indifférencié, c'est-à-dire de dépense de force de travail humaine.
En s'intéressant à la valeur d'échange, en en faisant son objet, l'économie politique s'occupe donc d'une objectivité fantomatique et réduit le travail à une « gelée », à un travail privé de vie. Marx parle encore de « cristallisation ». Ici, s'opère un passage conceptuel délicat. Dans la première forme de la marchandise se dédouble et elle apparaît comme valeur d'usage et valeur d'échange ; ensuite Marx, quand il étudie la marchandise abstraction faite de sa valeur d'usage, parle de valeur tout court. C'est bien la même chose, mais c'est une autre forme. La valeur, c'est « du travail humain abstrait objectivé ».
Là encore, on doit séparer l'ordre généalogique et l'ordre logique. La forme valeur est une forme développée qui suppose déjà une division du travail et une extension du marché suffisante pour que l'on puisse parler de « travail humain identique » dans des marchandises différentes. Dans les Grundrisse (manuscrits de 1857-
1858), Marx pose la question du rapport entre la libre-concurrence (l'existence d'un marché libre sur lequel s'échangent des marchandises) et le capitalisme.
La domination du capital présuppose la libre-concurrence tout comme le despotisme impérial à Rome présupposait le principe du libre «droit privé» romain. Aussi longtemps que le capital est faible, il recherche encore lui-même les béquilles des modes de production disparus ou en voie de disparition à la suite de son apparition. Dès qu'il se sent fort, il jette les béquilles et se meut suivant ses propres lois. Dès qu'il commence à se ressentir lui-même comme obstacle à son propre développement et à se savoir tel, il se réfugie dans des formes, qui, tout en semblant parachever la domination du capital en réfrénant la libre concurrence , sont en même temps les messagers de sa dissolution et la dissolution du mode de production capitaliste qui repose sur lui. Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure par la concurrence qui n'est rien que ce par quoi les capitaux en tant que pluralité s'imposent les uns aux autres ainsi qu'à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital.[2]
Le terme de « Voraussetzung », de présupposition, doit être compris en son sens précis hégélien. Présupposer, c'est poser. Le capital dans son développement pose la libre-concurrence comme la présupposition de son propre développement puisque la libre-concurrence est la forme adéquate du procès de production capitaliste. Ce qui n'empêche pas le capital encore faible de s'appuyer sur les béquilles des anciens modes de production - historiquement la domination du capital est liée au monopole (par exemple les monopoles des compagnies qui s'occupent de commerce au loin. Quant au capital déclinant il va chercher à freiner la libre-concurrence.
Ce que Marx expose dans ce passage, dans le langage de la dialectique hégélienne, c'est, nous semble-t-il, la nécessité de ne pas confondre ordre historique et ordre logique, ordre des catégories telles qu'elles s'enchaînent dans le processus d'exposition et ordre réel de leur genèse historique. Si on se place sur le plan de l'ordre historique, pour Marx, le capital ne naît pas de la libre-concurrence entre les individus, mais c'est bien au contraire la domination du capital qui rend possible la libre concurrence. Donc la libre concurrence n'est pas une condition du capital, mais c'est bien le capital qui est une condition (Voraussetzung) du développement de la libre-concurrence. La question peut donc se poser très simplement : le mode de production capitaliste est-il né de la libre concurrence, autrement dit l'économie de marché médiévale contenait-elle en elle-même le mode de production capitaliste moderne ? À cette question, Marx répond «non» avec la plus grande clarté, à l'inverse de nombreux marxistes qui voient dans le boutiquier ou le paysan indépendant un capitaliste en puissance. Il reste que « la libre concurrence est la forme adéquate du mode de production capitaliste » et que le capital sous sa forme la plus pure s'exprime dans la libre concurrence et, par conséquent, les freins à cette dernière sont les « messagers » qui annoncent la dissolution du mode de production capitaliste. Et c'est aussi pourquoi « Le Capital » qui veut exposer le mode de production capitaliste « pur » ne commence pas par la genèse historique concrète du capital, mais par la marchandise et par l'échange qui « présuppose » la libre- concurrence.
Nous en arrivons donc un point très connu, qu'on appelle généralement « théorie de la valeur-travail » que Marx formule de plusieurs manières dans ce chapitre I. Retenons celle-ci qui reprend intégralement le texte de la Contribution de 1859 :
En tant que valeurs, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé.
« Temps de travail coagulé » : la métaphore a son importance et une portée philosophique : le sang en tant qu'il exprime la vie n'est pas coagulé. Ce qui coagule, c'est le sang séparé de l'être vivant. Le sang qui symbolise la mort. Produite par le travail vivant, la marchandise n'est plus que du travail mort. Ce thème est repris tout au long du capital et en constitue la trame, critique et révolutionnaire.
Ce temps de travail coagulé est très variable. Il dépend de la productivité du travail : si un producteur est moins productif qu'un autre, il y a aura plus de travail coagulé dans la marchandise qu'il aura produite. Mais Marx répond à l'objection :
C'est donc la quantité de travail socialement nécessaire ou le temps de travail socialement nécessaire à la fabrication d'une valeur d'usage qui détermine la grandeur de sa valeur. La marchandise singulière ne vaut ici tout bonnement que comme échantillon moyen de son espèce.
Là encore, nous voyons que pour qu'une marchandise singulière soit tenue pour un « échantillon moyen de son 4 espèce », il faut que l'échange marchand soit généralisé et que chacun comparé la marchandise singulière aux autres marchandises de son espèce. Ceci étant posé, on voit aussi que plus la force de travail (considérée socialement) est grande et plus la grandeur de la valeur des marchandises diminue. Et c'est précisément ici que se trouve la contradiction fondamentale du capital : la richesse dans le mode de production capitaliste apparaît comme une immense collection de marchandises, mais la dynamique même du mode de production capitaliste produit une croissance continue de la productivité du travail et donc fait baisser la valeur des marchandises. Le capital pour pouvoir continuer son processus d'accumulation doit toujours plus coaguler de travail et en même temps il doit de plus en plus être « labor saving », comme disent les capitalistes d'aujourd'hui. Le capital est donc une contradiction en procès et l'ensemble de ce procès se lit dans l'analyse de la marchandise[3].
On voit aussi que la contradiction du capital n'est celle de la « sous-consommation » des masses, comme le pensent au fond l'immense majorité des « marxistes », surtout dans la version pour « marxistes militants ». Ce qui fait qu'ils réclament des augmentations de salaire au motif que cela relancerait la « croissance » économique et d'autres fariboles du même genre. Non : la marchandise est la contradiction fondamentale ! Ce qui est posé, comme possible, c'est précisément que la valeur cesse d'être la mesure de la richesse, c'est-à-dire que les produits de l'activité humaine cessent d'être des marchandises. D'où l'importance d'une théorie critique de la valeur.
En suivant les indications des théoriciens de l'école de Francfort, notamment d'Alfred Sohn-Rethel, il faudrait maintenant montrer comme l'apparition de la forme valeur correspond à la domination d'un certain nombre de catégories sociales à partir duquel la réalité peut être appréhendée. Mais c'est ce qu'on détaillera au paragraphe 4. Ce qui est clair, cependant, c'est que le matérialisme vulgaire ne trouve pas aucun espace dans cette analyse marxienne. La valeur (et avec elle, tout ce que certains marxistes à la suite de Gabriel Deville et de Paul Lafargue ont appelé « matérialisme économique de Marx ») n'est pas une chose matérielle, mais une forme qui exprime en les déguisant des rapports sociaux et une transformation radicale du producteur en travailleur dont le travail devient du travail abstrait.
§2 : LE DOUBLE CARACTÈRE DU TRAVAIL REPRÉSENTÉ DANS LES MARCHANDISES
La marchandise est une chose « bifide » dit la traduction Lefebvre et alii. En allemand : « Zwieschlachtiges ».
Cette traduction laisse perplexe. La traduction Roy se contentait de dire « quelque chose à double face ». Il semble que « schlachtig » indique un combat une opposition. Et c'est plutôt de ce côté qu'il faudrait chercher le bon terme : valeur d'usage et valeur d'échange s'excluent mutuellement. La traduction italienne emploie le mot « duplice » qui signifie « Che risulta da due distinte presenze spirituali o materiali » selon le dictionnaire Devoto-Oli. Qui résulte donc de deux présences distinctes spirituelles ou matérielles.
En tout cas, ce double caractère de la marchandise renvoie au double caractère du travail en tant qu'il est producteur de marchandise. Marx insiste sur ce point :
J'ai été le premier à mettre le doigt de manière critique sur cette nature bifide du travail contenu dans la marchandise. Comme c'est autour de ce point que tourne la compréhension de l'économie politique, il convient de l'éclairer un peu plus ici.
Donc, la question de la compréhension de l'économie tourne autour de la question de la double nature du travail, alors c'est bien que nous sommes ici au point névralgique du Capital, en tant que « critique de l'économie politique ». C'est très clair. Althusser recommande, comme on l'a déjà dit, de sauter la section I et d'y revenir après lu tout le reste parce que : « Ce cœur, c'est la théorie de la plus-value, que les prolétaires comprennent sans aucune difficulté, parce que c'est tout simplement la théorie scientifique de ce dont ils ont l'expérience quotidienne : l'exploitation de classe. » Or ce que Marx dit dans la section I, c'est que tout tourne autour de la double nature du travail ! Et ce n'est pas la même chose. Si la question centrale est celle de « l'exploitation de classe », on devrait trouver trace de cela dans le texte de Marx. Eh bien, que nenni ! L'expression « exploitation de classe » ne figure pas dans le Capital et du reste est introuvable chez Marx ; tout simplement parce qu'elle ne veut rien dire ! Il y a une exploitation du travail (et pas une exploitation de classe !) et la clé en est précisément la scission entre les deux aspects du travail en tant que producteur de marchandise.[4] Derrière toute cette affaire - il faudrait développer tout cela en revenant au contexte historique - il y a la question de la nature de l'URSS et des pays socialistes : pas de classe, pas d'exploitation de classe ! Mais si l'essentiel est ailleurs, notamment dans la section I, alors il peut y avoir aliénation du travail, scission du travail en travail concret et travail abstrait et exploitation du travail sans « classe capitaliste » formellement identifiable.
Le travail en tant qu'il produit une valeur d'usage est toujours un travail particulier, Marx dit « une espèce déterminée d'activité productive » et ce n'est sans doute pas tout à fait par hasard qu'il parle d'activité productive comme équivalent à travail. En effet, il s'agit ici du travail en tant qu'il est travail utile. « Sous cet angle, il est toujours référé à son effet d'utilité. » Et sous cet angle encore, les travaux correspondant à des valeurs d'usage différentes sont différents « qualitativement », et leurs produits ne peuvent pas se présenter face à face comme marchandises.
La diversité des travaux utiles forme la division sociale du travail. Marx précise immédiatement :
Cette division est une condition d'existence de la production marchande, bien qu'à l'inverse la production marchande ne soit pas la condition d'existence d'une division sociale du travail.
Et Marx de cité l'exemple de la commune indienne ancienne ... ou de la division du travail à l'intérieur de la fabrique, « qui n'est pas médiatisée par un échange des produits individuels que les ouvriers pratiqueraient entre eux. »[5] On retrouvera cette affaire dans le §4, dans l'analyse du fétichisme quand Marx montrera qu'il est parfaitement possible que la division du travail soit réglée de manière non marchande.
Sous cet aspect, Marx insiste :
Le travail en tant que formateur de valeurs d'usage, en tant que travail utile, est pour l'homme une condition d'existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l'homme et la nature et donc à la vie humaine.
Donc le travail utile est une nécessité anhistorique.6 Il est donc impossible d'abolir le travail en général, le travail sans plus de précision.
Il y a un deuxième aspect que Marx souligne dans ce paragraphe.
Les valeurs d'usage, habit, toile, etc., bref ces marchandises en tant que corps sont des combinaisons de deux éléments : matière naturelle et travail. Si l'on soustrait la somme de tous les travaux utiles divers qu'il y a dans l'habit, dans la toile, etc., il reste toujours un substrat qui est là du fait de la nature sans que l'homme intervienne. L'homme ne peut procéder dans sa production que comme la nature elle-même : il ne peut que modifier les formes des matières. Plus même. Dans ce travail de mise en forme proprement dit, il est constamment soutenu par les formes naturelles.
Le travail en tant que producteur de valeurs d'usage est donc fondamentalement du côté de ce rapport de l'homme à la nature. C'est ce qui explique le caractère anhistorique du travail, « nécessité éternelle ». Cela permet également de penser la production de la valeur d'usage non sous l'angle de l'économie politique moderne (dont l'objet « fantomatique » est la valeur), mais sous l'angle aristotélicien. Du reste, dans tout ce passage, Marx a des accents aristotéliciens : que l'activité humaine soit naturelle et ne puisse rien faire que de procéder naturellement et dans le prolongement de la nature, on trouve tout cela dans la Physique.
Marx poursuit :
Le travail n'est donc pas la source unique des valeurs d'usage qu'il produit, de la richesse matérielle. Comme le dit Petty, celle-ci a pour père le travail et pour mère, la terre.
Question fondamentale, évidemment, largement oubliée par le marxisme orthodoxe et tous ceux qui pensent que la lutte ouvrière a pour but de restituer au travailleur le produit intégral de son travail. On retrouve cela dans la Critique du programme de Gotha (1875). Ce programme soutenait que :
Le travail est la source de toute richesse et de toute culture, et comme le travail productif n'est possible que dans la société et par la société, son produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société.
À quoi Marx répond :
Le travail n'est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d'usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n'est lui-même que l'expression d'une force naturelle, la force de travail de l'homme. Cette phrase rebattue se trouve dans tous les abécédaires, et elle n'est vraie qu'à condition de sous-entendre que le travail est antérieur, avec tous les objets et procédés qui l'accompagnent. Mais un programme socialiste ne saurait permettre à cette phraséologie bourgeoise de passer sous silence les conditions qui, seules, peuvent lui donner un sens. Et ce n'est qu'autant que l'homme, dès l'abord, agit en propriétaire à l'égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n'est que s'il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d'usage, partant de la richesse. Les bourgeois ont d'excellentes raisons pour attribuer au travail cette surnaturelle puissance de création : car, du fait que le travail est dans la dépendance de la nature, il s'ensuit que l'homme qui ne possède rien d'autre que sa force de travail sera forcément, en tout état de société et de civilisation, l'esclave d'autres hommes qui se seront érigés en détenteurs des conditions objectives du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent, qu'avec la permission de ces derniers.
Texte à méditer. Toute l'idéologie du mouvement ouvrier traditionnel, social-démocrate puis communiste, repose sur ce « travaillisme » dont Marx dit qu'il est le point de vue de la bourgeoisie ! Je laisse ici la suite de la réfutation du programme de Gotha, écrit sous la direction spirituelle des partisans de Ferdinand Lassalle. On voit clairement en tout cas que le « marxisme » n'a souvent été que du Lassalle badigeonné avec des termes empruntés à Marx.
Passons maintenant à la production des marchandises comme valeurs d'échange. Les travaux particuliers qui produisent la toile ou l'habit sont maintenant ramenés à « une dépense de force de travail humaine ».


Ce « en général » pose problème. Comme ramener le travail complexe à du travail simple ? Marx donne une première formule : le travail complexe est une « potentialisation » ou une « multiplication » du travail simple, « si bien qu'un quantum moindre de travail complexe sera égal un quantum plus grand de travail simple ». Qu'est-ce qui opère cette transformation ? « La société », répond Marx.
Une marchandise aura beau être le produit du travail le plus complexe possible, sa valeur la met à parité avec un produit du travail simple ; elle ne représente donc elle-même qu'un quantum de travail simple. Quant aux différentes proportions selon lesquelles différents types de travail se trouvent ramenés à l'unité de mesure que constitue le travail simple, elles sont établies au cours d'un processus social qui se déroule dans le dos des producteurs, si bien que ceux-ci s'imaginent qu'elles ont été données par la tradition.
Le processus social en question se nomme circulation des marchandises et division du travail. La division du travail réduit elle-même le travail complexe au travail simple - c'est ce qu'a fait à grande échelle le taylorisme et ce que poursuit le toyotisme. L'abstraction du travail est ce processus qui retire au travail particulier producteur de valeur d'usage toutes ses propriétés pour le réduire à du travail simple. Ce n'est pas par un processus purement théorique que s'effectue cette réduction, mais bien par le développement pratique du développement capitaliste. Encore une fois, l'ordre d'exposition du Capital n'est pas un ordre historique. La réduction du travail complexe au travail simple est processus qui s'effectue systématiquement quand le mode de production capitaliste est développé et domine la formation sociale dans laquelle il est inséré.
On pourra aussi remarquer que les objections traditionnelles faites à l'analyse de Marx selon lesquelles on ne peut pas savoir précisément comment calculer le « multiplicateur » qui lie travail simple et travail complexe tombent d'emblée ... quand on lit vraiment Marx et qu'on ne se contente pas de la réfuter sans l'avoir lu ou en n'ayant lu que quelques « abrégés de marxisme pour les nuls ». Il n'existe aucune loi théorique qui permettrait de dire que, par exemple, le travail d'un programmeur en informatique est 5 ou 10 fois le travail simple. Le « calcul » se fait « dans le dos des producteurs », dit Marx. On peut encore noter que les formes de la conscience et les rapports sociaux ne se conditionnent pas, mais sont bien la même chose, j'allais dire « considérée sous deux attributs différents » pour paraphraser Spinoza.
Considérée quant à sa valeur, la marchandise n'est que du temps de travail « gélifié » et les rapports de valeur correspondent aux rapports entre les temps de travail nécessaires socialement. Ceci est bien connu, c'est la « loi de la valeur-travail » ou la « loi travail de la valeur », pour prendre une expression de Jacques Bidet. Et ici, Marx semble suivre simplement la tradition de l'économie politique classique (Smith et Ricardo). Mais les choses sont un peu plus compliquées que cela. Marx souligne ce paradoxe :
On peut avoir une baisse de la grandeur de valeur de la richesse matérielle alors même que la masse de celle-ci augmente. Ces mouvements contraires proviennent du caractère bifide (zwieschlachtigen) du travail. La force productive est toujours naturellement force productive d'un travail concret et ne détermine effectivement que le niveau d'efficience d'une activité productive finalisée dans un temps donné. Le travail utile devient donc une source de produits plus ou moins généreuse, en proportion directe de la hausse ou de la baisse de sa force productive. En revanche un changement dans la force productive n'affecte pas en lui-même le travail exprimé dans la valeur.
Le caractère « bifide » (ou à « double tranchant » comme le proposent certains collègues germanistes) du travail oppose le travail utile (particulier, concret, finalisé) au travail « abstraitement humain » producteur de valeur. Ces deux aspects s'opposent puisque précisément l'augmentation de la force productive concrète peut entraîner la baisse de la valeur. Cette possibilité renferme à la fois celle des crises et celle du renversement du mode de production capitaliste. On a une analyse qui renvoie à celle-ci, sous une autre forme, aussi brillante qu'ambiguë, dans les Grundrisse.
Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d'être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d'être sa mesure et, par suite, la valeur d'échange d'être la mesure de la valeur d'usage. Le surtravail de la masse a cessé d'être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non- travail de quelques-uns a cessé d'être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie l'écroulement de la production reposant sur la des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous. Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu'il s'efforce de réduire le temps de travail à un


minimum, tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. C'est pourquoi il diminue le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l'augmenter sous la forme du travail superflu ; et pose donc dans une mesure croissante le travail superflu comme condition — question de vie et de mort — pour le travail nécessaire. D'un côté donc, il donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est affecté. De l'autre côté, il veut mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée. Les forces productives et les relations sociales — les unes et les autres étant deux côtés différents du développement de l'individu social — n'apparaissent au capital que comme des moyens, et ne sont pour lui que des moyens de produire à partir de la base bornée qui est la sienne. Mais en fait** elles sont les conditions matérielles pour faire sauter cette base. « Une nation est véritablement riche si, au lieu de 12 heures, on en travaille 6. La richesse n'est pas le commandement exercé sur du temps de surtravail » (richesse réelle), « mais le temps disponible, en plus du temps nécessité dans la production immédiate, pour chaque individu et la société tout entière. » [« The Source and Remedy », etc., 1821, p. 61][6]
On remarque aussi que la contradiction fondamentale du capitalisme n'est pas celle qui oppose les ouvriers de plus en plus pauvres aux capitalistes de plus en plus riches en vue du partage de la galette ! La contradiction gît dans la forme marchandise elle-même, dans le caractère « bifide » des produits du travail humain dans les sociétés où règne le mode de production capitaliste. Et à cela qu'il faut revenir si l'on veut comprendre quelque chose aux développements du capital aujourd'hui.
§3 : LA FORME-VALEUR OU LA VALEUR D'ÉCHANGE
La forme valeur simple, singulière ou contingente
Nous arrivons maintenant au noyau dur de ce premier chapitre : le développement de la forme-valeur, développement essentiel du point de vue théorique, car :
L'échange du travail vivant contre du travail objectivé, c'est-à-dire la position du travail social sous la forme de l'opposition entre capital et travail salarié - est le dernier développement du rapport de valeur et de la production reposant sur la valeur.[7]
Il s'agit ici de suivre la genèse de la forme-valeur universelle des marchandises, l'argent. Cette forme est contenue dans le rapport de valeur des marchandises sous sa forme la plus simple et la plus inapparente. Il faut ici dire quelques mots du vocabulaire. Marx emploie les termes Wertform et Geldform, traduits par « forme- valeur » dans l'édition de J-P. Lefebvre. La traduction Lefebvre traduit « Gestalt » par « figure ». La forme n'est pas l'apparence - en dépit de ce que laisse parfois entendre J-L.C. dans le Dictionnaire critique du marxisme. Elle n'est ce qui apparaît extérieurement, et éventuellement de manière trompeuse pour s'opposer au contenu. Dans la tradition d'Aristote et Hegel, Marx pense la Forme comme ce qui manifeste l'essence. « À la forme appartient en somme tout déterminé » dit Hegel[8]. Après avoir montré qu'il existe un rapport dialectique entre l'essence et la forme, dans le processus de la réflexion, Hegel conclut « La forme est le tout achevé de la réflexion ».
Ces précautions étant posées, voyons comme se déploie le mouvement de la forme-valeur. Elle commence sous sa forme la simple, « singulière et contingente » :
X marchandise A = y marchandise B X marchandise A vaut y marchandise B
Les deux pôles de l'expression de valeur : forme-valeur relative et forme équivalent En cette forme simple, nous dit Marx, réside le secret de toute valeur. On pourrait se contenter d'y voir l'échange comme troc. Mais Marx refuse cette façon simpliste de voir. Comme Hegel, dans l'identité, il voit le développement, c'est-à-dire la non-identité. En effet, les deux marchandises jouent ici deux rôles différents. La
marchandise A se mesure dans la marchandise B. la marchandise A est sous la forme-valeur relative et la marchandise B sous le forme-équivalent.
Tout ce passage est de la logique pure - c'est-à-dire la « Grande Logique » de Hegel et en particulier la « Doctrine de la mesure » (in La doctrine de l'être). La fonction qu'occupe la marchandise découle de sa place dans l'expression de la valeur.
Ici Marx commence une importante distinction entre valeur et force de travail. Soit par exemple 20 mètres de toile = 1 habit. Résumons :
La forme-valeur relative
-          Les marchandises sont du travail humain gélifié (ou coagulé : Marx emploie indifféremment les deux expressions) et c'est en cela qu'elles sont des valeurs. Mais la forme-valeur n'apparaît que lorsque l'une peut être mesurée par l'autre. Les 20 mètres de toile ont une valeur puisqu'ils peuvent se mesurer dans l'habit.
-          La force de travail humain à l'état fluide forme de la valeur, mais elle n'est pas elle-même de la valeur. Il lui pour cela être objectivée. C'est donc bien dans ce processus d'objectivation de la valeur que réside l'essentiel. La toile est un produit de la « force de travail à l'état fluide », mais pour qu'elle ait une valeur il faut « geler » cette force fluide. C'est précisément ce que fait le processus d'objectivation.
-          La marchandise valeur d'usage est le corps de la marchandise. Mais c'est la valeur « intérieure » de cette marchandise qui est l'essentiel. Mais il lui faut ce corps - pour se présenter, elle a besoin d'un habit !
Ainsi donc dans le rapport de valeur où l'habit constitue l'équivalent de la toile, la forme habit est prise comme forme-valeur. La valeur de la marchandise toile est donc exprimée dans le corps de la valeur habit : la valeur d'une marchandise est exprimée dans la valeur d'usage de l'autre. En tant que valeur d'usage, la toile est une chose différente - du point de vue sensible - de l'habit, en tant que valeur, elle est « pareille à l'habit ». Elle acquiert une forme valeur différente de sa forme naturelle, tout comme la nature bêlante du chrétien se manifeste dans son égalité avec l'Agneau divin.
Les choses en tant que valeur nous livrent leur secret dit Marx, mais dans la seule langue qu'elles parlent couramment, la langue des marchandises. On est donc entré ici de plain-pied dans le monde à l'envers de la marchandise, le monde où la force vivante du travail est coagulée et où les choses parlent ! On voit du même coup que « l'idéologie » n'est pas une « superstructure » qui s'élèverait au-dessus du monde de l'économie comme l'enseignait le marxisme, mais bien au contraire que l'idéologie et l'économie sont la même chose[9].
La forme-équivalent
Une marchandise peut servir d'équivalent à une autre. Et pour mesurer la grandeur de valeur, il faut toujours qu'une marchandise serve d'équivalent - l'équivalence étant réglée par le quantum de travail humain abstrait contenu dans chacune des marchandises. C'est ici que Marx revient à Aristote (« le grand savant qui analysa le premier la forme valeur ») et notamment à L'éthique à Nicomaque. Je donne ici dans la version Bodei le passage auquel Marx se réfère et dans lequel Aristote montre que l'égalisation doit précéder l'échange, mais il doit constater qu'on ne peut pas rendre commensurable les choses si différentes (les valeurs d'usage) :
Tout en effet peut se mesurer en monnaie ; si une maison correspond à A, dix mines à B et un lit à C, A est la moitié de B si une maison est évaluée à cinq mines, autrement dit il est égal à cinq mines, tandis que le lit, c'est-à- dire la dixième partie de B. on voit pourtant combien il faut de lits pour égaler une maison, c'est-à-dire cinq. Or de
toute évidence, c'est ainsi que l'échange s'opérait avant l'existence de la monnaie, car il n'y a aucune différence entre échanger cinq lits contre une maison et offrir pour elle le prix de cinq lits. (1133b)
Où Aristote bloque, c'est quand il s'agit de comprendre cette mise en équation. Les marchandises sont si différentes que la commensurabilité ne peut résulter que d'un expédient pratique parce qu'il lui manque le concept de valeur.
L'ensemble de la forme-valeur simple Marx corrige ici sa première formule.
À la lettre il est faux de dire comme nous l'avons fait au début de chapitre pour parler de manière courante que la marchandise est valeur d'usage et valeur d'échange. La marchandise est valeur d'usage ou objet d'usage et « valeur ». Elle se présente comme cette entité double qu'elle est dès lors que sa valeur possède une forme phénoménale propre distincte de sa forme naturelle, qui est la forme valeur d'échange, et elle ne possède jamais cette forme si on la considère isolément, mais uniquement dans son rapport d'échange ou de valeur avec une deuxième marchandise d'espèce différente.
La confusion valeur/ valeur d'échange ne fait de mal à personne, dit Marx, dès lors qu'on est averti. Les mercantilistes qui veulent accumuler de valeur (monnaie) mettent l'accent sur la valeur alors que les libre- échangistes insistent sur la valeur d'échange...
Il faut retenir que la marchandise contient en elle-même l'opposition entre valeur d'usage et valeur. Mais cette contradiction découle d'une transformation plus fondamentale :
Dans tous les états de société, le produit du travail est un objet d'usage, mais il n'y a qu'une seule époque de développement historiquement déterminée, celle qui présente le travail dépensé à la production d'une chose usuelle comme sa « qualité objective », c'est-à-dire comme sa valeur, qui transforme le produit du travail en marchandise.
Si on comprend bien ce passage, c'est seulement dans la société moderne (capitaliste) que le produit du travail est systématiquement transformé en marchandise et que la valeur d'une marchandise se ramène au temps de travail abstrait. C'est précisément pourquoi Aristote ne pouvait pas aller plus loin que les formes générales de l'échange sans en exhiber la nature. Il reste que si on admet que les Grecs sont les premiers à généraliser la monnaie, la position de Marx n'est pas sans susciter de nouvelles interrogations.[10]
Forme totale ou développée
Ici on va distinguer :
LA FORME VALEUR RELATIVE DÉVELOPPÉE La forme développée est très simple :
X marchandise A = y marchandise B = Z marchandise C = ...
C'est seulement avec l'apparition de cette forme que « cette valeur apparaît elle-même véritablement comme la gélification du travail humain. » La contingence qui marquait les rapports entre échangeurs dans la forme précédente disparaît ici.
la forme équivalent particulière
Ce qui nous amène aux défauts de la forme valeur totale.
Défauts de la forme valeur totale ou développée
Ce qui marque cette forme, c'est son inachèvement : la série n'est jamais close. En renversant la récurrence contenue dans la série, on obtient la forme valeur générale.
Forme valeur générale
Zone de Texte: 2 onces d'or

On peut résumer la transformation qu'analyse Marx. Le caractère modifié de la forme-valeur

I
20 mètres de toile
1 habit =
> 
10 livres de thé
1
40 livres de café


2 onces d'or
Forme qu'il ne reste plus qu'à modifier légèrement pour avoir la monnaie.


Ce qui est encore frappant ici, c'est l'absence de tout développement historique. Le passage des formes simples contingentes à la forme universelle, c'est-à-dire à la monnaie, suit un ordre logique strict et rien d'autre. Du pur Hegel ! Ce qui est curieux, c'est qu'Althusser, infatigable combattant de l'historicisme n'ait pas repéré là un hégélianisme particulièrement antihistoriciste.
La forme-valeur universelle qui présente les produits du travail comme de simples gélifications du travail humain indistinct, montre par sa propre structure qu'elle est l'expression sociale du monde des marchandises. Elle manifeste ainsi qu'au sein de ce monde des marchandises, c'est le caractère universellement humain qui constitue son caractère spécifiquement social.
Ce passage peut constituer le début de ce qui va être dans le paragraphe suivant, savoir la question du fétichisme. La domination de l'argent exprime en le travestissant le caractère social du travail.
Rapport de développement entre forme-valeur relative et forme-équivalent
Marx résume ici les développements des formes étudiées jusqu'à présent. Je me contente de reprendre une
note de bas de page :
Rien de cette forme d'interchangeabilité universelle immédiate ne dit effectivement qu'elle est une forme marchandise opposée, aussi indissolublement liée à la forme de l'échangeabilité non immédiate que la positivité d'un pôle magnétique l'est à la négativité de l'autre. C'est ce qui explique qu'on puisse s'imaginer pouvoir imprimer en même temps à toutes les marchandises le sceau de l'échangeabil ité immédiate, comme on pourrait penser pouvoir faire papes tous les catholiques. Pour le petit-bourgeois qui voit dans la production marchande le nec plus ultra de la liberté humaine et l'indépendance individuelle, il serait naturellement très souhaitable d'être en même temps débarrassé des inconvénients liés à cette forme, notamment de la non-échangeabilité immédiate des marchandises. C'est cette utopie de philistins que dépeint le socialisme de Proudhon, sans même avoir le mérite de l'originalité, puisque, comme je l'ai montré par ailleurs (cf. Misère de la philosophie, ch.I) des gens comme Gray, Bray et d'autres avaient déjà développé les mêmes idées bien avant et bien mieux. Ce qui n'empêche pas ce genre de sapience de continuer de faire florès sous le nom de science.
L'utopie visée ici est celle qui consisterait à vouloir supprimer l'argent sans supprimer la marchandise. C'est l'utopie proudhonienne, mais aussi celle qu'on a vue ressurgir un temps avec les SEL. Tant que la production de marchandises domine la production sociale, l'argent, forme développée de la marchandise est nécessaire et même, en suivant Simmel, on pourrait le trouver libérateur, au relativement aux formes auxquelles rêvent les proudhoniens et autres échangistes.
Passage de la forme-valeur universelle à la forme argent
L'argent est une marchandise qui fonctionne comme monnaie. L'or ne peut jouer ce rôle que parce qu'il est une marchandise, apte à faire face aux autres marchandises comme équivalent. Le rôle de l'or découle au fond de la forme-marchandise simple qui le contient en germe. La démonétisation de l'or semble aller contre cette
analyse. Mais cette démonétisation est extrêmement limitée. Quand la crise menace le système financier, comme on l'a vu en 2008-2009, le cours de l'or a flambé à cause des achats des banques centrales.
§4 : LE CARACTÈRE FÉTICHE DE LA MARCHANDISE ET SON SECRET
Nous arrivons enfin noyau dur de l'analyse marxienne. Marx soulève directement la question :
À première vue, une marchandise semble une chose tout ordinaire qui se comprend d'elle-même. On constate en l'analysant que c'est une chose très embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques. Tant qu'elle est valeur d'usage, elle ne comporte rien de mystérieux, soit que je la considère du point de vue des propriétés par où elle satisfait des besoins humains, ou du point de vue du travail humain qui la produit et qui lui confère ces propriétés.
On prend effectivement les marchandises pour des choses, sans mystère. Ce sont des choses sensibles, des choses dont les propriétés sont des propriétés physiques. La marchandise est une « chose sensible ordinaire ». Cela n'est vrai que tant que la marchandise est conçue uniquement comme valeur d'usage, comme un produit de l'activité humaine produit du travail concret, particulier, qui s'inscrit dans le métabolisme de l'homme et la nature. Par contre :
Mais dès lors qu'elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible.
Une chose sensible suprasensible est évidemment une contradiction dans les termes ! Enfin, pas tout à fait. Nous connaissons de très nombreuses choses qui sont tout à la fois sensibles et suprasensibles, les signes linguistiques, les tableaux[11], les sculptures, etc., mais peut-être toutes les « choses sociales » qui doivent toujours bien, en quelque manière être des choses sensibles sans quoi elles ne pourraient pas être sociales : un langage ni sonore, ni graphique, ni tout ce qu'on veut n'est pas un langage ! Un État sans bâtiments, emblèmes, policiers, etc. n'est pas un État.
Marx parle du « caractère mystique de la marchandise ». Ce caractère mystique ne provient pas de la valeur d'usage, qui est sans mystère, ni même des conditions de sa production. À ce sujet, Marx fait remarquer que toutes les sociétés sont obligées de se poser la question du temps de travail nécessaire à telle ou telle production. Et par conséquent, cela vaudra aussi dans une société communiste qui devra économiser au maximum le temps de travail nécessaire.
Dès lors que les hommes travaillent les uns pour les autres d'une façon ou d'une autre, leur travail acquiert lui aussi une forme sociale.
Le caractère mystique de la marchandise réside dans la forme marchandise elle-même. La formule qui condense tout cela est celle-ci :
Ce qu'il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu'elle renvoie aux hommes l'image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses possèderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l'image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors d'eux, entre les objets. C'est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales.
Ce faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de l'économie politique classique. Celle-ci part de la marchandise, de la détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère que c'est là réalité première, la seule réalité objective. S'il y avait une « économie marxiste »[12], elle partirait de cette réalité objective ; or, Marx part lui de la genèse de cette réalité objective, c'est-à-dire des processus de constitution de cette objectivité dans les cerveaux des acteurs et cette objectivité est en fait le résultat d'un quiproquo !
Pour se faire comprendre, Marx use d'une analogie prise dans les sciences de la nature :
De la même façon, l'impression lumineuse d'une chose sur le nerf optique ne se donne pas comme l'excitation du nerf optique proprement dit, mais comme forme objective d'une chose à l'extérieur de l'œil. Simplement, dans la vision, il y a effectivement de la lumière qui est projetée d'une chose, l'objet extérieur, vers une autre, l'œil. C'est un rapport physique entre des choses physiques.
Marx s'arrête là alors qu'il était effectivement sur une voie qui est celle qu'empruntera la phénoménologie : il explique tout simplement que les objets sont constitués à partir d'une opération qui donne à la conscience l'objet comme une chose extérieure, comme objet transcendant, à partir de l'activité propre de la sensibilité, c'est-à-dire de ce qui caractérise fondamentalement le sujet. Il aurait pu aller plus loin, en bon connaisseur de Hegel qu'il était. Mais on voit bien que son « C'est un rapport physique entre des choses physiques » ne peut pas être le fin mot de l'affaire. Ce qui l'intéresse, en effet, c'est autre chose, c'est la spécificité des modes sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles :
Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n'ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en résultent. C'est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme phantasmagorique d'un rapport entre choses.
Autrement dit, l'analogie physiologique que propose Marx doit être abandonnée, car dans la forme- marchandise, il n'y aucun rapport entre la nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la vision, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le sujet perçoit comme étant l'essence de la chose. Or il n'en est rien dans le monde de l'économie. Le monde de l'économie politique est même décrit comme un monde « phantasmagorique », mais c'est cette phantasmagorie à laquelle les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Autrement dit, encore une fois, ce n'est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l'économie, c'est-à-dire une critique du monde phantasmagorique. Et donc, l'échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peuvent former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, comme le croit les partisans du marxisme, à moins de considérer une phantasmagorie comme une « base matérielle », ce qui serait plutôt curieux. Il y a bien une base matérielle : c'est la production, c'est-à-dire l'activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n'es matérielle que parce qu'elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.
La bonne analogie, elle doit donc être trouvée ailleurs. Et ici Marx focalise l'analyse sur « les zones nébuleuses du monde religieux ».
Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d'une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J'appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu'ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande.
Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le caractère social des travaux ne se manifeste qu'à travers l'échange : chaque producteur produit pour le marché - il produit pour satisfaire ses besoins en produisant pour satisfaire les besoins d'un autre. L'intrication de ces producteurs constitue le caractère social de la production : à travers le marché s'organise et s'articule la division du travail et l'ensemble réalise une coopération spontanée de tous les producteurs. En vendant sa A tonne de fer, le producteur de fer ne cherche pas autre chose que les moyens d'obtenir par exemple 10 mètres de toile et 20 livres de thé, mais en même temps, il a produit le fer nécessaire à la fabrication des machines à café et des machines à tisser la toile. Les besoins de chacun sont satisfaits par la coopération de tous.
Mais, à la différence du travail fait en famille ou de la division du travail au sein d'un atelier, cette coopération n'est pas visible puisque chacun n'entre en contact avec les autres que par l'intermédiaire des choses à échanger, ou, plus exactement par l'intermédiaire de l'équivalent général, c'est-à-dire l'argent. Si le producteur de fer rencontrait le producteur de toile et procédait au troc, le caractère fondamental de l'échange apparaîtrait tout de même. Mais dans la société moderne, où domine l'échange par l'intermédiaire de
« l'argent monnayé », comme on disait à l'âge classique, ce fétiche suprême, masque radicalement la réalité des rapports sociaux.
C'est en posant dans l'échange leurs divers produits comme égaux à titre de valeurs qu'ils [les hommes] qu'ils posent leurs travaux différents comme égaux entre eux à titre de travail humain. Ils ne le savent pas, mais ils le font pratiquement. La valeur ne porte donc pas écrit sur son front ce qu'elle est. La valeur transforme au contraire tout produit du travail en hiéroglyphe social.
La découverte - tardive, celle qu'Aristote ne pouvait faire - de l'énigme posée par ce hiéroglyphe social (« que les produits du travail dans la mesure où ils sont des valeurs, ne font qu'exprimer sous forme de choses un travail humain dépensé à produire ») ne peut supprimer l'apparence d'objet qu'ont les caractères sociaux du travail. Autrement dit,
Aussi bien après qu'avant cette découverte, il apparaît à des gens qui sont prisonniers des rapports de production marchands comme quelque chose d'indépassable, exactement comme la décomposition scientifique de l'air en ses éléments n'a pas empêché la forme de subsister comme forme d'un corps physique.
De même que la rotation de la Terre n'a aucune espèce d'importance pour qui veut établir son itinéraire routier, de même pratiquement, pour les agents, c'est-à-dire les producteurs échangistes, la genèse de la valeur n'a aucun intérêt. Pratiquement, donc, la forme-marchandise continue tout naturellement d'être la réalité objective pour les agents opérant sur le marché. Autrement dit, et c'est fondamental, cette conscience reposant sur l'inversion de la réalité (la transformation des activités productrices des hommes en choses marchandises) n'est pas une conscience illusoire que le coup de baguette magique de la critique suffirait à dissiper.
En découvrant ce secret, on lève l'apparence d'une forme aléatoire des grandeurs de valeur des produits du travail, mais on ne supprime nullement leur forme de choses.
Vient ensuite un passage souvent cité :
La réflexion sur les formes de l'existence humaine, et donc, tout aussi, l'analyse scientifique de ces formes emprunte de toute façon une voie une voie opposée à celle de leur développement réel. Elle commence post festum et, du coup, part des résultats achevés du processus de développement. Les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de la marchandise, et que la circulation marchande présuppose donc, possèdent déjà la stabilité de formes naturelles de la vie sociale, avant même que les hommes cherchent à en rendre compte, non pas quant à leur caractère historique puisque ces formes passent au contraire déjà pour immuables à leurs yeux, mais quant à leur contenu. Aussi, c'est seulement l'analyse des prix des marchandises qui a conduit à la détermination de la grandeur de valeur, c'est seulement l'expression monétaire commune des marchandises qui a conduit à fixer leur caractère de valeur. Mais c'est précisément cette forme achevée du monde des marchandises — la forme-monnaie — qui occulte sous une espèce matérielle, au lieu de les révéler, le caractère social des travaux privés et donc les rapports sociaux des travailleurs privés. Quand je dis qu'un habit, des bottes, etc. se réfèrent à la toile comme incarnation générale de travail humain abstrait, le caractère délirant de cette expression saute aux yeux. Mais quand les producteurs de l'habit, des bottes, etc. réfèrent ces marchandises à la toile, — ou à de l'or et de l'argent, ce qui ne change rien à l'affaire — comme équivalent universel, la relation de leurs travaux privés au travail social global leur apparaît exactement sous cette forme délirante.
Le processus que suit la connaissance commence par les formes achevées et ne suit pas donc par l'ordre historique - de ce point de vue, il y aurait beaucoup à dire sur la manière historiciste dont Mandel, par exemple, analyse la marchandise dans le premier volume de son livre de son Traité d'économie marxiste. Mais cette forme achevée - la forme-monnaie - qui occulte le caractère social des travaux privés. La réalité apparaît donc sous une forme « délirante ». C'est bien ce « délire » qui atteint ses sommets dans un monde entièrement dominé par le capital financier. Du même coup, on peut comprendre que la « science économique » qui précisément s'en tient à ces formes délirantes est elle-même une science délirante. Mais ce délire à une raison : il découle de la manière même dont s'est constituée la forme-marchandise.
C'est précisément ce genre de formes qui constituent les catégories de l'économie bourgeoise. Ce sont des formes de pensée qui ont une validité sociale, et donc une objectivité, pour les rapports de production de ce mode de production social historiquement déterminé qu'est la production marchande. Si donc nous nous en échappons vers d'autres formes de production, nous verrons disparaître instantanément tout le mysticisme du monde de la marchandise, tous les sortilèges qui voilent d'une brume fantomatique les produits du travail accompli sur la base de la production marchande.
Les formes (« délirantes ») ont donc une certaine validité sociale et une certaine objectivité. Mais le « délire » vient de ce qu'on tient pour naturel et pour la réalité elle-même des formes sociales historiquement déterminées. Pour sortir de cette « brume fantomatique », Marx propose donc d'envisager les autres formes de production et ce coup de projecteur permet de dissiper la brume. Prenant les économistes au mot, il propose d'abord une robinsonnade, puis examine le système féodal et les sociétés agro-patriarcales, pour montrer dans tous les cas comment le caractère social des travaux individuels est immédiatement présent, de manière transparente dans le produit du travail. Mais c'est surtout le passage suivant qui doit retenir l'intérêt puisque Marx y expose rien moins que la société communiste, définie comme « association d'hommes libres ».
Représentons-nous enfin, pour changer, une association d'hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se répètent ici, mais de manière sociale et non plus individuelle. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc immédiatement pour lui des objets d'usage. Le produit global de l'association est un produit social. Une partie de ce produit ressert comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l'association. Elle doit être partagée entre eux. Ce partage se fera selon une modalité qui change avec chaque modalité particulière de l'organisme de production sociale lui- même, et avec le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. Supposons, simplement pour établir le parallèle avec la production marchande, que la part de moyens de subsistance qui revient à chaque producteur soit déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait alors un rôle double. D'un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste proportion des diverses fonctions de travail sur les différents besoins. D'autre part, le temps de travail sert en même temps à mesurer la participation individuelle du producteur au travail commun, et aussi, par voie de conséquence, à la part individuellement consommable du produit commun. Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d'une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution.
Il y a bien toujours une comptabilité du temps de travail et, si les modalités peuvent varier, le temps de travail continue de jouer un rôle comme clé de la répartition des richesses. Mais au lieu d'être soumis à la puissance aveugle de leurs échanges, les hommes peuvent rationnellement maîtriser leur production, leurs rapports entre eux et leurs rapports avec la nature (voir sur ce point mon commentaire de la « conclusion » du livre III du Capital).
Je termine cette lecture par le passage consacré à la religion.
Pour une société de producteurs de marchandises dont le rapport de production social général consiste à se rapporter à leurs produits comme à des marchandises, et donc à des valeurs, et à référer leurs travaux privés les uns aux autres sous cette forme impersonnelle de choses comme autant de travail humain semblable, le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, notamment dans son développement bourgeois, dans le protes­tantisme, le déisme, etc., est la forme de religion la plus appropriée.
On pourrait croire qu'il s'agit ici de la bonne vieille théorie de l'infrastructure déterminant la superstructure ou encore de la formule raccourcie, « la religion est l'opium du peuple ». Mais rien de tout ça. Que la position de Marx sur la religion comme opium du peuple ne soit pas sa position, suffisamment de choses ont été écrites à ce sujet à commencer par la remarque du caractère tronqué de la citation. En tout cas, ici, la religion est pensée non comme un moyen fonctionnel[13] d'opprimer les classes dominées, mais comme le « reflet religieux » du monde réel (cf. infra). Mais la religion est donc aussi une pensée du monde réel, elle exprime sur son propre plan la perception que les acteurs se font de leurs propres relations sociales. Si le christianisme, « notamment dans son développement bourgeois », est « la religion la plus appropriée » à une société de producteurs de marchandises, c'est parce que son abstraction reflète adéquatement le monde « mystique » des marchandises. Le rapport entre ce « reflet » et la réalité est complexe, puisque ce reflet est le reflet d'un renversement qui s'opère sur le terrain des rapports de production eux-mêmes. Il y a aussi ici un rapprochement évident à faire avec Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Très critiqué, notamment par les historiens, Weber montre que les formes nouvelles de la conscience religieuse, notamment
ce qu'il appelle « ascèse intramondaine » crée le terrain du développement d'une éthique propre au capitalisme. Les deux positions, celle de Marx et celle de Weber, sont loin d'être contradictoires et une synthèse dialectique peut en être tirée, si l'on veut admettre que les formes de conscience et la réalité de l'être social sont en interaction, agissent l'une sur l'autre. À bien des égards l'analyse de Weber va beaucoup plus loin que les quelques lignes de Marx - ce qui est normal, car le propos de Marx n'était pas de faire la genèse des développements bourgeois du christianisme.
La suite du texte éclaire, par la référence aux sociétés traditionnelles, ce rapport entre la réalité sociale et ses reflets religieux. On y trouve non des explications définitives, mais un véritable programme de travail qui, à ma connaissance, n'a jamais été véritablement mené.
Dans les modes de production de l'Asie ancienne, de l'Antiquité, etc., la transformation du produit en marchandise, et donc l'existence des hommes comme producteurs de marchandises, joue un rôle subalterne qui gagne cependant en importance à mesure que les communautés entrent dans leur stade de déclin. Il n'existe de peuples commerçants à proprement parler que dans les intermondes de l'univers antique, comme les dieux d'Épicure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polonaise. Ces anciens organismes sociaux de production sont extraordinairement plus simples et plus .transparents que l'organisme bourgeois, mais ils reposent soit sur l'immaturité de l'homme individuel qui ne s'est pas encore détaché du cordon ombilical des liens génériques naturels qu'il a avec les autres, soit sur des rapports immédiats de domination et de servitude. Ils ont pour condition un bas niveau de développement des forces productives du travail auquel correspond l'inhibition des rapports humains dans le procès matériel de reproduction de leur existence, donc dans leurs rapports entre eux et à l'égard de la nature. Cette inhibition réelle se reflète idéellement dans les vieilles religions de la nature et les religions populaires.
La fin démontre l'absurdité de la lutte antireligieuse :
Le reflet religieux du monde réel ne peut disparaître de manière générale qu'une fois que les rapports de la vie pratique des travaux et des jours représentent pour les hommes, de manière quotidienne et transparente, des relations rationnelles entre eux et avec la nature.
La configuration du procès social d'existence, c'est-à-dire du procès de production matérielle, ne se débarrasse de son nébuleux voile mystique, qu'une fois qu'elle est là comme produit d'hommes qui se sont librement mis en société, sous leur propre contrôle conscient et selon leur plan délibéré. Mais cela requiert pour la société une autre base matérielle, c'est- à-dire toute une série de conditions matérielles d'existence qui sont elles-mêmes à leur tour le produit naturel d'un long et douloureux développement historique.
Si on comprend en effet le « reflet religieux » comme une forme de conscience sociale, si on comprend que l'énigme de la théologie réside dans les rapports que les hommes nouent entre eux, on voit combien il est impossible de prétendre déciller les humains, les sortir du monde halluciné de la marchandise par la propagande ou le redressement des consciences, toutes âneries dont les marxistes ont été si souvent coutumiers. Là est tout entier le matérialisme de Marx et l'on voit combien il s'oppose radicalement au matérialisme traditionnel. On peut même dire que le matérialisme traditionnel, si prégnant notamment dans la tradition française, a été un obstacle à la compréhension de Marx.
On comprend également le caractère fondamental de l'analyse de la marchandise qui se présente donc la clé de tout le Capital, dont on oublie souvent qu'il est une « critique de l'économie politique », critique dans le sens courant, mais aussi au sens kantien : quelles sont les conditions de légitimité de l'économie politique ? Il faudrait aller plus loin, notamment dans la voie empruntée par Alfred Sohn-Rethel[14] qui essaie de comprendre la genèse sociale des catégories de la pensée - Sohn-Rethel donne des importants aperçus sur la genèse de la conception moderne de la science qui, par son abstraction, ne pouvait démarrer que sur la base de « l'abstraction marchandise ». Et ici Marx ne pouvait pas sauter par-dessus son siècle et demeurait très souvent prisonnier de la conception des sciences de la nature de son époque que personne ne remettait sérieusement en cause.
Il faudrait maintenant montrer la fertilité des intuitions de Marx puisque ce qu'il analyse dans la forme développée du mode de production capitaliste de son époque trouve son épanouissement à notre époque entièrement placée sous la domination de ce fétiche absolu qu'est l'argent.
Remarques finales sur le matérialisme de Marx
Pour compléter cet aperçu, quatre extraits de ma thèse sur « la théorie de la connaissance chez Marx », soutenue en 1995[15].
1. Il s'agit bien pour Marx de retrouver la réalité fondamentale, celle qui fonde toute réalité ; or cette réalité est la vie subjective des individus. En effet, le «savoir réel» marxien rejette le matérialisme ancien dont le principal défaut est « que la chose concrète, le réel, le sensible n'y est saisi que sous la forme de l'objet ou de l'intuition, mais non comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement. » (1ère thèse sur Feuerbach).
Zone de Texte: 2Marx se dit matérialiste, mais son matérialisme n'est pas un matérialisme dogmatique, ni une tentative de ramener toutes les formes de la vie biologique ou spirituelle à la matière. La transformation de la pensée de Marx en un matérialisme «métaphysique», en un matérialisme qui n'est en réalité qu'un idéalisme inversé ou un idéalisme de la matière, est postérieure à Marx et trouve son origine dans d'autres sources que les textes de Marx - l'histoire des origines idéologiques des divers courants socialistes du XIXe siècle nous donne des explications suffisantes et il n'est pas besoin d'aller chercher dans le texte marxien quelque ambiguïté ou quelque erreur cachée qui expliquerait la suite. L'influence de l'école de Lassalle en Allemagne, l'héritage des Lumières en France et le poids qu'a eu la mémoire de la Révolution de 1789-93 sur le mouvement ouvrier, toute la multiplicité des courants constitutifs de ce vaste mouvement historique, tout cela n'a pas disparu d'un coup avec la création de la 2e Internationale dominée par les « marxistes ». C'est au contraire le « marxisme » qui s'est constitué d'abord comme un habillage superficiel de ces courants anciens qui sont ceux qui effectivement ont construit les premières organisations ouvrières ayant un tant soit peu d'influence.
3.       Marx n'a pas remplacé un matérialisme physicaliste ou naturaliste par un matérialisme économique «dialectisé» par la lutte des classes. Il a bouleversé la conception traditionnelle de l'opposition entre la matière et l'esprit en plaçant au centre l'individu vivant et donc bouleversé le sens même donné traditionnellement au terme de matérialisme. Le matérialisme de Marx n'est pas un matérialisme de la matière ni un naturalisme, mais d'abord un anti-idéalisme. La problématique dans laquelle il s'inscrit n'est pas celle du primat de la matière sur l'esprit, question purement spéculative qui ne peut pas être tranchée par la spéculation, mais celle du primat de l'individu vivant sur les représentations de son propre esprit, bien que dans la vie concrète des individus ces représentations les dominent et semblent les déterminer. Ainsi la présentation classique de la philosophie marxienne comme «matérialisme dialectique», matérialiste mécaniste «huilé» à la dialectique hégélienne, est-elle sans le moindre rapport avec la problématique marxienne, telle qu'elle est posée dans les thèses sur Feuerbach et telle qu'elle se développera jusqu'aux derniers écrits. Remplacer la spéculation par un « savoir réel », ce n'est pas un dépassement hégélien de Hegel, un renversement du renversement idéaliste hégélien, mais un changement radical d'orientation, de méthode et d'objet.
4.       L'économie donc ne forme pas «l'infrastructure» qui permet de comprendre les «superstructures idéologiques». Ce qui est à la base et ce qui doit donc servir de point de départ à l'exposition, c'est la puissance personnelle des individus, le mot puissance devant être ici entendu dans son sens aristotélicien. Et, au cours du temps, cette puissance doit devenir acte, doit réaliser toutes ses potentialités. Le matérialisme historique n'est donc pas une théorie qui ramène l'histoire à la contradiction entre forces productives et rapports sociaux de production. Ce serait encore faire découler l'histoire réelle de l'histoire idéale, les événements réels d'idées abstraites à la manière donc les Jeunes-Hégéliens faisaient découler le fruit réel de l'idée de fruit. Le matérialisme historique a pour
fondement non la matière prise comme objet de la connaissance ou de l'intuition, mais la puissance matérielle d'abord en tant que force subjective, en tant que vie des individus. La vie est la «cause matérielle» à laquelle remonte toujours, «en dernière instance», l'analyse.


6   Voir aussi sur cette question de l'anhistorique, du transhistorique et de l'historique, les deux volumes de Tony Andréani,
*De la société à l'histoire, t. 1.Les concepts communs à toute société, Éditions Méridiens Klincksieck, 1989, 751 p. et * *De la société à l'histoire, t. 2. Les concepts transhistoriques. Les modes de production, Éditions Méridiens Klincksieck, 1989, 595 p.



[1] Cité ici dans la traduction de l'édition J-P. Lefebvre, Éditions sociales, 1983, PUF, Quadrige, 1993
[2] Marx, Grundrisse, vol. 2 - Éditions Sociales, 1980, p.143.
1 Il y a des formulations saisissantes de tout cela dans les Grundrisse. On y reviendra plus loin.
[4] Je laisse ici de côté la critique de la lecture althussérienne de Marx. J'en avais traité il y a bien longtemps d'un point de vue « marxiste orthodoxe », en l'occurrence trotskiste et donc largement obéré par le dogmatisme propre à cette tradition. Voir mon article : « Althusser surdétermine la révolution », La Vérité, n° 572, juin 1976 et mon mémoire de maîtrise, « Contradiction, détermination et surdétermination dans le marxisme contemporain » (Université Paris-I Sorbonne, 1977). Depuis, j'ai rectifié partiellement le jugement trop dur porté sur Althusser qui a eu le mérite de secouer le cocotier du marxisme orthodoxe et a ébranlé, à son corps défendant sans doute, l'édifice du « matérialisme historique » officiel. Voir mon article, « É necessàrio relerAlthusser ? », Olho da Historia, 2008, n°11, Salvador, Bahia.
[5] Les méthodes de gestion et de comptabilité analytiques tendent à instituer à l'intérieur même des entreprises des pseudo-échanges marchands. Il y aurait lieu, sur ce point, de reprendre et de compléter les analyses de Marx. J'ai abordé ce point dans mon livre, Le cauchemar de Marx, chapitre 2, « Le monde est une marchandise » (Max Milo, 2009)
[6] Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858), éditions Sociales, 1980, t.2, p.193-194
[7] Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858), éditions Sociales, 1980, t.2, p192
[8] Hegel, Science de la logique, Doctrine de l'essence, Kimé, 2010, p.90
[9]  Sans aller jusque-là, Alfred Sohn-Rethel écrit : « c'est toujours le signe d'une authentique conception matérialiste de l'histoire quand les formes de conscience et la base réelle sont considérées non pas séparément, mais dans leur interaction permanente et dans la façon dont elles se conditionnent mutuellement, c'est-à-dire de telle sorte que la structure économique d'une société peut être comprise par les formes de conscience qui lui correspondent, et réciproquement les formes de conscience par les rapports matériels qui les fondent. » (in La pensée marchandise, édition du croquant, 2010, traduit par G. Briche, p.43)
[10] Il serait ici intéressant de mener une analyse systématique des thèses de Marx en les confrontant à la pensée historique de Karl Polanyi, notamment ses Essais publiés en 2008 au Seuil (Maucourant et alii, dir.). On devrait aussi comparer avec la Philosophie de l'argent de Simmel.
[11] Voir à ce sujet l'analyse de Husserl à partir de la gravure de Dürer, « le chevalier, la mort et le diable » au paragraphe 111 des Ideen. Voir également la lecture que Michel Henry fait de ces pages dans son livre, Voir l'invisible. Sur Kandinsky (PUF, collection « Quadrige », 2005.
[12] Voir par exemple, le Traité d'économie marxiste d'Ernest Mandel. L'idée que Marx a construit une théorie économique exposant la vraie base matérielle de l'histoire est enracinée dans la tradition « marxiste », spécialement française, depuis le livre de Gabriel Deville, Abrégé du Capital et les conférences de Paul Lafargue sur « le matérialisme économique de Marx ».
[13] Sur l'interprétation de Marx en termes fonctionnalistes, voir le livre de Jon Elster, Karl Marx : une interprétation analytique, PUF, 1989
[14] Voir La pensée marchandise, éditions du Croquant, 2010.
6 Une version un peu raccourcie de ce travail a été publiée en 1996 chez l'Harmattan sous le titre La théorie de la connaissance chez Marx„ collection « Ouverture philosophique ».

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...