mardi 16 mai 2006

Trois concepts de la liberté politique

La question politique par excellence est celle de la liberté politique. Pour tout dire, la formule « liberté politique » est presque redondante. Le gouvernement « politique » chez Aristote est le gouvernement des hommes libres – à la différence des gouvernements monarchiques ou despotiques, aristocratiques ou oligarchiques. Mais s’il y a politique, il y des lois. Comment les hommes peuvent-ils être libres en étant soumis aux lois et à un gouvernement chargé des mettre en œuvre ?
Sous réserve d’une typologie plus fine, on distingue – notamment chez un certain nombre d’auteurs contemporains – plusieurs manières d’aborder cette question. Pour l’heure, nous retiendrons la distinction développée, entre autres, par Quentin Skinner et Philip Pettit qui distinguent schématiquement trois grandes orientations philosophiques correspondant à trois concepts différents de la liberté politique :
  1. la liberté réside dans la réalisation de soi par la participation à la vie de la cité.
  2. la liberté réside dans la non-ingérence ou la non-interférence (de l’État) dans la conduite de la vie des individus dès lors qu’ils n’empiètent pas sur la sécurité et la propriété des autres individus. (cette liberté de non-interférence est aussi appelée, à la suite d’Isaiah Berlin, « liberté négative »)
  3. la liberté réside dans le fait d’être protégé contre la domination. La liberté n’est donc pas différente de « l’empire des lois ». C’est cette conception que ces auteurs nomment républicaniste.

La liberté réside dans la participation à la vie de la cité

Aristote et la citoyenneté

Si l’homme est un animal politique, comme le dit Aristote, le bonheur réside, au moins dans une de ses dimensions essentielles, dans la participation à la vie de la cité. C’est là que réside la valeur de la qualité de citoyen. Aristote distingue ceux qui participent pleinement à la vie de la cité et qui n’y participent pas (esclaves) ou seulement partiellement (métèques) :
« Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que la participation à une fonction judiciaire ou à une magistrature. » (Politiques, III,1275-a, cité dans la traduction Pellegrin, GF-Flammarion)
(…)
La qualité de citoyen est donc directement liée à la participation directe aux fonctions politiques, aux « magistratures », ce qui pouvait arriver à tout citoyen puisque le système du tirage au sort faisait que potentiellement tout citoyen pouvait occuper une magistrature ou une fonction judiciaire.
« Ce qu’est le citoyen est donc manifeste à partir de ces considérations: de celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu’il est le citoyen de la cité concernée et nous appelons, en bref, cité l’ensemble de gens de cette sorte quand il est suffisant pour vivre en autarcie. » (Politiques, III, 1275-b)
(…)
La cité n’est donc pas définie comme une entité géographique, ou comme un ensemble d’homme soumis à un même gouvernement. Elle est fondamentalement constituée par les citoyens. Ceux qui ne sont pas citoyens au sens plein ne font pas pleinement partie de la cité (ainsi les femmes, les esclaves, etc. qui restent confinés dans le domaine privé, celui de l’oïkos).
« il existe un certain pouvoir en  duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. Celui-là nous l’appelons le pouvoir politique ; le gouvernant l’apprend lui-même en étant gouverné, comme on apprend à commander la cavalerie en obéissant dans la cavalerie, à commander dans l’armée en obéissant dans l’armée, de même pour une brigade ou bataillon ; c’est pourquoi l’on dit, et à juste titre, qu’on ne commande pas bien si on n’a pas bien obéi. Ces deux statuts de gouvernant et de gouverné ont des excellences différentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir obéir et commander, et l’excellence propre d’un citoyen c’est de connaître le gouvernement des hommes libres dans ces deux sens. Et c’est aussi l’excellence de l’homme de bien que d’avoir ces deux aptitudes. » (Politiques, III, 1277-b)
Ainsi, être libre et vivre comme citoyen d’une « polis » est donc, sous cet angle, la même chose. Et cette liberté qui consiste dans le fait d’être gouverné et gouvernant est l’excellence de l’homme de bien. Ainsi l’idéal de la vie bonne – du bonheur – est un idéal politique, celui d’une  capable de subvenir à ses propres besoins et à sa défense. Il y a de ce point de vue un lien entre la liberté des citoyens et celle de la cité. Si la vie de citoyen est une vie excellente, c’est parce qu’elle exprime au plus haut point les finalités de la vie humaine. Il y a un telos de la vie politique et la vie politique est aussi une vie , le civisme une valeur fondamentale.
On voit que cette conception de la liberté n’est rien d’autre que la réalisation de soi que l’homme peut trouver seulement à l’intérieur d’une cité.

La République de Cicéron

Cicéron développe, à sa manière, un idéal assez proche de l’idéal aristotélicien dans Des Devoirs et dans La République.
« La nature a imposé si impérieusement aux hommes l’obligation de la  et leur a inspiré une telle passion pour défendre l’existence de la collectivité, que cette force-là a triomphé de tous les attraits de la volupté et du loisir.
Là encore, c’est de la nature humaine dont il s’agit. L’homme peut être tiraillé par des passions viles, mais le sens civique est une passion encore plus forte. Sans cette passion, la  humaine que forme la république serait détruite.
Il ne suffit pas de posséder la , comme on peut connaître une technique sans l’utiliser; une technique, même si on ne la pratique pas, on en garde la connaissance théorique ; la  au contraire consiste entièrement dans son application ; et son application la plus haute, c’est le gouvernement de la cité et la réalisation intégrale, en faits et non en paroles, des principes que ces gens-là proclament dans leurs coins. » (République, I, ii, 1-2)
La passion du bien public est une  et comme toutes les vertus une  pratique. Être citoyen, c’est vivre en citoyen, se conduire chaque en citoyen et donc s’occuper de la réalisation « intégrale » des principes sur lesquels se fonde cette vie commune – et ne pas se contenter de proclamer ces principes « chacun dans son coin ».
« La liberté ne peut habiter dans aucun État sauf dans celui où le pouvoir suprême appartient au peuple. Il faut reconnaître qu’il n’existe pas de bien plus agréable et que si elle n’est pas égale pour tous, ce n’est pas non plus la liberté. Or comment la liberté pourrait-elle être égale pour tous, je ne dis pas dans un royaume, où la servitude n’est même pas dissimulée, et ne fait aucun doute, mais aussi dans les États où les citoyens ne sont libres qu’en parole ? » (République, I, xxxi, 47)
Le citoyen n’est pas contraint, il n’est pas soumis à quelque pouvoir qui le dépasse. En remplissant ses devoirs civiques il affirme justement qu’il est un homme libre. Pouvoir du peuple et égalité de droit des citoyens, tels sont les principes fondamentaux d’une véritable république – ce que n’était pas vraiment la Rome républicaine dont Cicéron est un ardent défenseur !
« La liberté ne consiste pas à vivre sous un maître juste, mais à n’en avoir aucun. » (République, II, xxiii, 43)
L’homme n’est donc libre que dans une cité libre. Cette liberté trouve sa plus haute réalisation dans la participation des citoyens, en tant qu’égaux à la vie civique. C’est la vie publique qui est l’expression la plus élevée de la liberté. Mais cette participation à la vie publique est, en même temps, un devoir moral (voir De officiis) : les citoyens forment une  liée par des sentiments moraux.
Ici Cicéron expose clairement de quelle liberté il parle : la liberté d’un homme qui n’a pas de maître (dominus), qui est donc statutaire liber par opposition à celui qui a un maître et qui est servus, soumis aux ordres de quelqu’un d’autre. Ce premier exposé précis de la conception républicaine de la liberté sera repris plus tard, notamment par les républicanistes de l’époque moderne (Machiavel) ou contemporaine (les « néo-romains »).

L’humanisme civique

Cet ensemble définit ce qu’on appelé l’humanisme civique après l’historien Hans Baron1 et qui trouvera son épanouissement dans les républiques italiennes de la fin du moyen âge et du début de la Renaissance. À proprement parler l’humanisme civique désigne le courant de pensées politiques nées à Florence au XVe siècle. Ce sont les humanistes actifs au début du XVe, comme Coluccio Salutati qui anime un cercle où l’on discute des écrits de Pétrarque et qui découvre la correspondance de Cicéron. C’est encore Leonardo Bruni (1370-1444) dit l’Arétin, poète et rédacteur d’une monumentale histoire de Florence. C’est encore Poggio Bracciolini, découvreur de très nombreux textes latins classiques. C’est aussi Francesco Patrizi qui rédige vers 1460 un traité de L’institution d’une république. Et ce sera Savonarole prédicateur mystique et républicain fervent.2 Mais on aurait tort de limiter l’humanisme civique à ces humanistes au sens propre du terme qui mêlent la réflexion politique à la lecture ou à la relecture des auteurs antiques.
L’humanisme civique est à la fois dans le prolongement de la philosophie politique antique d’Aristote ou de Cicéron et en rupture avec celle-ci parce qu’il se développe dans des cités italiennes qui ignorent l’esclavage et où le christianisme constitue l’arrière-plan moral de la pensée politique. Il a des précurseurs médiévaux qu’on ne saurait négliger et le plus important est sans doute Marsile de Padoue (1278-1342) qui a été recteur de l’université de Padoue, écrit (1327) un livre, Defensor pacis, qui lui vaut la condamnation de l’Église. Influencé par la tradition aristotélicienne et averroïste, Marsile développe le thème de la coexistence de la foi et de la raison (sur la même question, voir le Discours décisif de Averroès, GF-Flammarion). Au centre de sa conception politique il pose la figure du peuple (universitas hominum) comme législateur humain. Il défend la positivité de la vie terrestre et soutient que l’action politique vise la paix et le « bonheur civique », « qui semble être le meilleur objet de désir possible pour l’homme dans ce monde et la fin ultime des actions humaines. » Et tout naturellement, Marsile soutient que « l’élection est la meilleure méthode et la plus parfaite pour établir un gouvernement » sachant que le corps électoral doit comprendre le peuple des artisans de la cité et pas seulement les « grands ». En effet, « ce qui regarde tous, doit être approuvé par tous. » De là le primat de loi et sa définition un « œil fait de très nombreux yeux ». La loi n’a aucun élément pervers, elle n’est pas faite pour être utile à l’ami et nuisible à l’ennemi, elle est universelle. L’idéal politique de Marsile n’est donc pas la démocratie, en tant que simple pouvoir du peuple, c’est-à-dire de la multitude, mais la « gouvernement de la loi ».
La citoyenneté est chez Marsile, comme chez Aristote, « communautaire ». Le citoyen est membre d’une  liée par des liens qui ne sont ni exclusivement juridiques, ni seulement motivés par l’utilité. Chez Aristote, le ciment de la cité, c’est l’amitié (la philia). Cette conception de la  politique heureuse trouve son expression artistique la plus admirable dans la célèbre fresque du « Buon governo » (le bon gouvernement) au « Palazzo Civico » de Sienne.
Si nous plaçons ici l’humanisme civique, c’est parce qu’il se place encore du point de vue d’une république harmonieuse dont les diverses institutions se complètent. Avec Machiavel autre chose va naître. Machiavel lui-même expose cette rupture entre ante res perditas et post res perditas.

Critique de la liberté comme réalisation de soi dans la vie publique

La conception de la liberté que nous venons d’exposer, aussi sublime qu’elle soit au plan moral, n’est pas à l’abri de la critique.
En premier lieu, on fera remarquer qu’elle suppose une conception compréhensive ou englobante de la vie humaine :
  1. un certain idéal de la vie bonne ;
  2. une certaine idée de la  ;
  3. elle suppose aussi une certaine homogénéité sociale et culturelle des citoyens: il s’agit de partager par la parole des valeurs (cf. Aristote, Politiques,I,2).
Elle est inadaptée par conséquent pour les grandes nations qui sont précisément hétérogènes : Athènes, les villes-états d’Italie ou un canton suisse, ce sont les modèles auxquels les doctrines de l’humanisme civique pourraient convenir, mais sans doute pas les États-nations modernes (ceux dont Machiavel étudie avec attention l’émergence). Aristote définissait le meilleur régime comme le gouvernement de la classe moyenne. Rousseau soutient que les inégalités sociales doivent être réduites: aucun citoyen ne doit être assez riche pour en acheter un autre et aucun assez pauvre pour être obligé de se vendre : faute de quoi s’établissent des liens de dépendance personnelle entre citoyens qui ruinent les principes de base du contrat rousseauiste. La conception de l’humanisme civique est également inadaptée au développement de l’industrie moderne et de l’inégalité des conditions qu’elle suppose. Quand la grande masse de la population est composée d’artisans libres organisés en corporations (les « arts »), un gouvernement du popolo ainsi défini est pensable – et encore : Machiavel souligne les antagonismes entre le popolo grasso et le popolo minuto.
Elle suppose une sorte d’assimilation de l’individu à la , puisque c’est dans la liberté et la prospérité de la  que réside finalement l’idéal du bonheur. Cette identité d’intérêt entre l’individu et la totalité semble contradictoire avec d’autres réquisits de la liberté, comme, par exemple la liberté de conscience. La démocratie athénienne, comme la République de Genève chère à Rousseau repose sur la liberté politique mais la liberté religieuse n’y a guère sa place. On se souviendra aussi que l’un des grands moments de la république de Florence a été l’épisode Savonarole (1495-1498), combinant la prédication religieuse intransigeante et l’élan du petit peuple contre les puissants – la véritable admiration de Machiavel pour « frère Jérôme » suffirait à elle seule pour réfuter tous les lieux communs sur le « machiavélisme ».
Toutes ces raisons conduisent de nombreux penseurs politiques et philosophes à considérer que cette conception de la liberté comme réalisation de soi dans l’espace politique, cette liberté d’avant le  (pour reprendre l’expression de Quentin Skinner), est soit utopique, soit dangereuse pour la liberté et potentiellement tyrannique. La formule de Rousseau selon laquelle il faut contraindre le citoyen à être libre, au-delà de son caractère paradoxal, pourrait donner de bonnes raisons d’être inquiet si nous devions vivre dans une république qui nous contraint à la liberté. On a pu y voir une des racines de la Terreur robespierriste ou encore ce que Hegel appellera « despotisme de la liberté ». Même en laissant de côté les formules d’une polémique souvent injuste et absurde contre Rousseau – il est particulièrement absurde d’en faire un des pères du totalitarisme moderne – on doit reconnaître qu’il y a une vraie difficulté dans toutes ces conceptions « pré-modernes ».

La liberté négative

À cette tradition ancienne de la liberté conçue comme participation à la vie publique, les penseurs libéraux opposent ce que Isaiah Berlin (mort en 1997) dénomme la « liberté négative ». Le thème (sinon la dénomination) est pourtant assez ancien. On peut remonter à Benjamin Constant dans une conférence fameuse de 1819: « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ».
Selon Constant, la liberté des Anciens ainsi caractérisée :
« Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus; (...)
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. »
À l’inverse, la liberté des Modernes se définit ainsi :
« La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d'autrefois la totalité de leur liberté individuelle à la liberté politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre. Vous voyez, Messieurs, que mes observations ne tendent nullement à diminuer le prix de la liberté politique.
(...) l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs et des habitudes à peu près pareilles: les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes.
Que le pouvoir s'y résigne donc; il nous faut de la liberté, et nous l'aurons; mais comme la liberté qu'il nous faut est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pourrait convenir a la liberté antique; dans celle-ci, plus l'homme consacrait de temps et de force a l'exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse. »
Pour Constant, donc, la véritable liberté est en dehors de la vie publique. La liberté politique n’est conçue que comme un moyen pour contrôler le pouvoir d’État et l’empêcher d’empiéter sur les libertés individuelles.
Cette conception de la liberté individuelle peut être définie de deux manières.
Comme Berlin, on parle de « liberté négative », au sens où la liberté réside seulement dans ce que nous ne sommes pas empêchés d’agir. Les libertés définies par la déclaration des droits de 1789 sont essentiellement des libertés de ce genre :
« Article IV - La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »
« Article V - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. »
« Article X - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. »
Soit on parle comme les auteurs contemporains de liberté comme non-ingérence ou non-interférence. Nous ne sommes libres que dans la mesure où la puissance publique n’interfère pas dans nos actions.

La loi contre la liberté : hobbes

Pour comprendre ce qui est en cause, on peut remonter à Hobbes. Pour lui, la loi et la liberté s’opposent. Le Léviathan oblige (par la terreur) les sujets à respecter ce que dictent la loi de la conservation et de l’intérêt mutuel. Il n’y a donc pas d’autre liberté que celles-ci :
  1. L’institution du pouvoir souverain est un acte de liberté, même si c’est l’acte par lequel les individus renoncent à leur liberté naturelle.
  2. En garantissant la sécurité intérieure et extérieure, l’État garantit aux individus la seule liberté ayant un tant soit peu de valeur, celle de s’enrichir par sa propre industrie et de jouir de sa vie personnelle.
Au-delà, le mot liberté n’a pas de sens.
« Et selon le sens propre, et généralement reçu, du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, pour ces choses qu'il est capable de faire par sa force et par son intelligencen'est pas empêché de faire ce qu'il a la volonté de faire. Mais quand les mots libre et liberté sont appliqués à autre chose que des corps, ils sont employés abusivement. En effet, ce qui n'est pas sujet au mouvement n'est pas sujet à des empêchements, et donc, quand on dit, par exemple, que le chemin est libre, l'expression ne signifie pas la liberté du chemin, mais la liberté de ceux qui marchent sur ce chemin sans être arrêtés. 
(...)
Les Athéniens et les Romains étaient libres, c'est-à-dire que leurs Républiques étaient libres ; non que des particuliers avaient la liberté de résister à leur propre représentant, mais que leur représentant avait la liberté de résister à d'autres peuples, ou de les envahir. De nos jours, le mot LIBERTAS est écrit en gros caractères sur les tourelles de la cité de Lucques, et cependant personne ne peut en inférer qu'un particulier y est plus libre ou y est plus dispensé de servir la République qu'à Constantinople. Qu'une Répu­blique soit monarchique ou qu'elle soit populaire, la liberté reste la même. »
(Hobbes : Léviathan – chap. XXI: De la liberté des sujets)
Chez Hobbes, le pouvoir souverain doit être absolu et la liberté se réduit bien un ce domaine privé que l’institution du souverain à réservé aux particuliers.
  • Toute limitation du pouvoir souverain menacerait la société du retour au glaive privé. C’est pourquoi Hobbes ne reconnaît pas la liberté de conscience et affirme que la vérité (religieuse) est l’affaire de l’institution.
  • Le pouvoir d’une assemblée est aussi absolu que celui d’un monarque. Hobbes n’est pas le penseur de la monarchie ou de la tyrannie, mais de la souveraineté du pouvoir politique. Si on part du pouvoir comme pouvoir de donner la mort, une république démocratique envoie ses citoyens à la mort lors des guerres tout autant qu’un gouvernement monarchique !

La liberté et le  politique

Chez les penseurs libéraux, dont on peut trouver les premières formulations chez Locke3, on part du fait que le pouvoir souverain ne peut excéder ce qui strictement nécessaire aux fins pour lesquelles il a été constitué. La liberté naturelle des citoyens peut être préservée en limitant la capacité du pouvoir souverain à s’ingérer dans les relations entre particuliers. Chez Locke, la fonction première du pouvoir politique est de protéger la propriété privée et leur droit naturel.
Montesquieu formule clairement le problème :
La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est unie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. (Esprit des Lois, livre XI, 6)
Montesquieu n’est pas, stricto sensu, un penseur libéral. Comme Locke, il peut aussi être inclus dans la filiation du républicanisme. Cependant ses préoccupations rejoignent celles des libéraux : le but de l’organisation politique est de garantir la sûreté des citoyens, leur « tranquillité d’esprit », non seulement contre ceux des particuliers qui voudraient s’en prendre à eux mais aussi contre les abus possibles du pouvoir d’État.
Seul le pouvoir peut limiter le pouvoir, dit Montesquieu. C’est pourquoi, la liberté reste pour lui une liberté politique et c’est l’organisation du pouvoir qui peut seule garantir cette liberté.

 et libérisme

Les auteurs postérieurs de la tradition libérale s’engagent dans une autre voie. Si le souci de Hobbes est de légitimer le pouvoir souverain, le souci des penseurs libéraux est de le limiter drastiquement, en faisant fonds sur les forces sociales de la « société civile », c’est-à-dire principalement les forces économiques. Il s’agit donc, d’abord de réduire le périmètre de l’État à ses fonctions « hobbesiennes »: sécurité extérieure et intérieure. Dès lors que l’État garantit le sécurité des individus, le respect des contrats et le droit de propriété, tout le reste de la vie sociale ne doit dépendre que des accords entre les individus, passant entre eux des contrats de droit privé. Jusqu’au bout de cette évolution on trouvera l’État minimal des « libertariens » comme Robert Nozick.
Pour tous ces penseurs, la liberté est donc d’autant mieux garantie que l’État interfère moins dans la sphère privée. Ce qui suppose, par exemple, que les relations de travail ou les relations entre hommes et femmes qui appartiennent à la sphère privée ne peuvent faire l’objet de la loi.
La liberté comme non-interférence s’oppose à la conception de la liberté comme autonomie ou comme réalisation de soi (être libre, c’est n’obéir qu’à soi-même, disait Rousseau). Comme naturellement les hommes sont plutôt inégaux et qu’il existe de nombreuses relations de domination, vouloir réaliser l’idéal d’autonomie nécessiterait une intervention massive et autoritaire de l’État qui mettrait à mal toute liberté.

Critique des théories de la liberté négative

La principale critique qu’on peut adresser à la conception de la liberté comme non-interférence est qu’elle suppose impossible l’égale liberté pour tous. En pratique, les théoriciens de la liberté comme non-interférence admettent que de nombreux individus ne peuvent pas être libres.
William Paley (un auteur britannique du XVIIIe), par exemple, affirme paradoxalement que la liberté ne peut être sauvegardée que si la masse du peuple est écartée du pouvoir politique auquel elle est, par nature, inapte. Le premier et le plus implacable des adversaires de la révolution française n’était pas un conservateur mais le libéral Edmund Burke qui opposait les libertés des Anglais à la liberté abstraite de la révolution française.
La logique du  est implacable : si les pauvres qui forment la majorité s’emparent du pouvoir – et la démocratie conduit nécessairement à cela – alors les richesses, privilèges et libertés de la classe supérieure sont dangereusement menacés. Il faut donc radicalement séparer la liberté de la question du pouvoir politique.
C’est encore ce que fait Henry Sidgwick dans ses Elements of Politics (1897) : 
« il n’y a aucune certitude qu’un système législatif représentatif, choisi par le suffrage universel, n’interférerait pas plus avec l’action libre des individus que ne le ferait une monarchie absolue ».
Comme la liberté est définie par Sidgwick comme non-interférence, on en déduit que, indirectement, Sidgwick considère que la démocratie en tant que pouvoir du peuple est un régime peu souhaitable pour la liberté libérale…
On retrouvera des propos assez semblables chez Isaiah Berlin, qui redéfinit la liberté comme non-interférence, comme la « liberté négative », seule forme réellement acceptable de liberté selon lui, mais aussi chez Hayek qui considère que la démocratie n’est pas un principe et qu’un pouvoir démocratique plus que tout autre pouvoir doit être limité.
Il faut souligner que Hobbes et les libéraux bien qu’ayant des propositions politiques apparemment antagoniques partagent une même problématique, celle de l’opposition de la liberté et de la loi. Hobbes considère que la loi doit avoir la priorité et la liberté est nécessairement réduite, les libéraux, quant à eux, essayant de limiter le domaine de la loi. La différence entre eux n’est qu’une différence dans la position du curseur entre liberté et loi.

La liberté comme protection contre la domination

Le républicanisme moderne se veut un dépassement de cette opposition entre liberté positive et liberté négative ou entre humanisme civique et liberté libérale comme non interférence. Il y a évidemment diverses sortes de républicanisme et la délimitation d’un courant républicaniste en philosophie n’est pas toujours aisée. À certains égards Rousseau est évidemment un républicaniste moderne – attaché à la liberté individuelle – mais à d’autres égards il semble avoir pour modèle la cité antique. Montesquieu est revendiqué tant par la tradition libérale que par la tradition républicaniste et il en va de même pour Tocqueville. Ce qui suit est donc nécessairement un peu schématique.
Le républicanisme s’oppose à l’humanisme civique en ce que, reprenant Machiavel, il affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés. La république loin d’être un régime harmonieux doit composer avec le conflit social et l’organiser au plus grand profit de la liberté.
Le républicanisme se méfie de la démocratie directe et de la tyrannie des assemblées. Contre Rousseau qui affirme que la volonté générale ne peut errer, le républicanisme cherche une formule qui puisse protéger les citoyens contre toute forme de domination y compris la domination de la majorité. Mais d’un autre côté, les républicanistes s’opposent aux libéraux. Ils refusent la conception restrictive de la liberté négative. La non-ingérence de l’État dans les affaires privées n’est pas une garantie de respect de la liberté. En particulier, tant que subsistent des rapports asymétriques entre individus, seule l’intervention de la loi peut garantir la liberté. Entre le vendeur, possesseur des rares denrées alimentaires, et l’acheteur affamé, il n’y a aucune égalité et celui qui a faim n’est pas libre de refuser l’offre de celui qui possède le pain.
Alors que, pour les libéraux, même quand elle est nécessaire, la loi est toujours une limitation de la liberté, pour le républicanisme, elle est la protection de la liberté contre la domination des plus forts autant que contre l’imperium de l’État. Les républicanistes admettent volontiers que la  politique repose sur un ethos commun, et que l’espace public n’est donc pas neutre – c’est la grande différence entre le  politique de Rawls et le républicanisme (même si Rawls doit concéder que les conséquences de sa Théorie de la Justice conduisent souvent au républicanisme.
La liberté républicaine est donc définie non pas comme non-ingérence mais comme non-domination. Être libre, c’est ne pas être dominé – n’avoir pas de maître comme le disait Cicéron ! Qu’est-ce que la domination ? Suivons les définitions qu’en donne Philip Pettit dans son livre Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement. Un agent A domine un agent B si :
  1. A interfère sur les actions de B
  2. de manière arbitraire
  3. cette interférence est intentionnelle
  4. elle conduit à la dégradation de la situation de B.
L’interférence ou l’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques :
  1. elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ;
  2. elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination. Elle peut être la coercition du corps, la coercition de la volonté, la manipulation. Elle est sensible au contexte. « Cela peut signifier, par exemple, qu’exploiter les besoins urgents de quelqu’un en vue de mener une négociation difficile est une forme d’ingérence. »
L’ingérence n’est pas nécessairement mauvaise moralement (il peut y avoir un paternalisme plein de bonnes intentions) mais « la coercition reste la coercition, même si elle est moralement impeccable. » Un bon maître reste un maître ! Enfin l’ingérence doit être effective.
Pour déterminer la nature d’une action, il est donc nécessaire de connaître quels sont les intérêts pertinents qui sont affectés par cette action. On pourrait, sur ce sujet, renvoyer également à Spinoza, (Traité théologico-politique, XVI, 10) : ce qui détermine la nature d’une action – et donc si on est libre ou soumis – c’est la raison déterminante de l’action.
De là nous pouvons déduire la conception républicaniste de la liberté :
  • être libre, c’est ne pas dépendre de quelqu’un d’autre.
  • « celui qui a d’autre maître que les lois est un méchant » (Rousseau)
  • « liber » en latin: celui qui précisément n’est pas une situation de dépendance (par opposition à l’esclave.
Les institutions politiques doivent être conçues pour protéger les individus contre la domination. Elles peuvent donc interférer dans les relations entre les individus en vue de réaliser cette protection ! Elles signifient qu’il faut aussi protéger les individus également contre la tyrannie de la majorité. Le pouvoir politique n’est pas un empire d’hommes mais « l’empire des lois » ainsi que le dit Harrington4. Sur le plan des institutions, cela demande d’abord la séparation des pouvoirs : celui qui fait les lois ne doit pas être celui qui les exécute. Le républicanisme ancien, celui de Cicéron et du « gouvernement mixte » pensait aussi cette séparation des pouvoirs mais plutôt sur le mode de la complémentarité. Le républicanisme moderne (aussi bien Harrington que chez Montesquieu ou Kant) pense cette séparation comme protection contre l’arbitraire et la tyrannie. En second lieu, le républicanisme suppose que soit garantie la possibilité de contester les lois et ne peut faire de l’obéissance aux lois un principe d’obéissance mécanique. Les individus concernés par une loi, même s’ils sont minoritaires, doivent disposer de moyens de faire de entendre leurs revendications et de procédures de recours légal. C’est que Philip Pettit appelle « droit de contestabilité garantie ».
La conception républicaniste de la liberté satisfait à certains réquisits des conceptions libérales (protection contre l’arbitraire de l’État, défense des droits des citoyens à ne pas s’occuper de politique) mais il garde de l’humanisme civique l’idée que liberté et loi ne s’opposent pas mais sont les deux aspects de la même réalité, celle de la  politique. Le républicanisme considère également que la  n’est pas une association neutre d’intérêts particuliers, mais qu’elle repose sur des valeurs et doit fournir aux citoyens des perspectives de vie assurées. Dans la présentation qu’il fait du républicanisme, Philip Pettit souligne que le républicanisme est une théorie politique alternative à celle de Rawls en ce sens que de nombreux perspectives politiques différentes peuvent s’y retrouver. Un républicaniste considère que les revendications féministes contre la domination masculine appartiennent pleinement à sa conception politique, de la même manière que les revendications de toutes les minorités opprimées ou les revendications des salariés. Le républicanisme incite au radicalisme social, souligne encore Philip Pettit. Mais le républicanisme peut tout aussi bien admettre une société fondée sur la propriété privée et la libre concurrence qu’un socialisme autogestionnaire.

Résumé

Liberté positive
Liberté négative
Liberté républicaine
Réalisation de soi dans la 
Absence de contraintes extérieures
Protection contre la domination
Participation à la vie publique
Garantie des libertés individuelles
Ne pas avoir de maître. Protection contre la tyrannie de la majorité
Soumission à l’éthos de la 
Pluralisme des valeurs personnelles
Pluralisme des valeurs personnelles
Liberté par l’action politique
Liberté personnelle limitée par le loi
Liberté par la loi
Gouvernement des égaux. Démocratie la plus directe possible
État de droit. Indifférence quant à la forme. Mais de préférence avec séparation des pouvoirs
Gouvernement républicain et séparation des pouvoirs et droit de contestabilité garantie.
Homogénéité des valeurs sociales et des statuts (compatible avec une séparation radicale entre citoyens et non-citoyens)
Indifférence aux inégalités sociales et protection de la propriété comme première des libertés. Priorité au contrat
Compatible avec tous les choix individuels dès lors qu’ils n’entraînent pas de domination. Priorité à la loi



1Avec la sortie en 1955 du livre de Hans Baron, Crisis of the Early Italian Renaissance: Civic Humanism and Republican Liberty in an Age of Classicism and Tyranny.
2Pour de plus amples développements, voir Skinner, 2001, pp. 207-272

3Locke peut cependant être aussi considéré comme un des premiers penseurs du républicanisme, thèse que soutiennent Jean-Fabien Spitz et Christophe Miqueu.
4J. Harrington (1611-1677), The Commonwealth of Oceana, 1656, traduction française aux éditions Belin (2000). Parmi les autres penseurs anglais de la même mouvance signalons le philosophe John Toland ou le poète John Milton.

jeudi 2 février 2006

A propos de "Revive la République"

Une recension dans la revue "Utopie Critique" par Tony Andréani

 Au moment où la République est mise à toutes les sauces et sert à légitimer tout et son contraire, Denis Collin se propose d’abord de nous montrer pourquoi il ne peut y avoir de consensus en la matière. 

Il faut en effet distinguer au moins trois grands courants républicains : 1° un courant libéral pour lequel la liberté consiste seulement à ne pas être empêché d’agir, sans violer pour autant les droits naturels des autres. Ce courant n’admet qu’un Etat minimal, et ne demande à la souveraineté populaire que de limiter les empiètements de ce dernier ; 2° un courant de « l’humanisme civique », pour lequel la liberté se réalise dans la vie civique, non à travers des contrats privés, mais grâce à un « contrat social » à la Rousseau. Il donnera naissance aussi bien à une tradition fortement étatique qu’à des formes diverses de démocratie plus immédiates (par exemple la forme conseilliste) ; 3° un courant du républicanisme moderne, qui « affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés », mais qui entend qu’ils soient protégés non seulement contre la domination politique, mais encore contre la domination économique. Or ce sont les deux premiers courants qui ont dominé la vie des républiques modernes, alors que c’est le troisième qui doit prendre le dessus, si l’on veut que revive la République.
Denis Collin n’a pas de mal à montrer que le libéralisme (comme conception économiciste) n’aime pas la liberté, sauf celle des favorisés et des puissants, qu’il ne saurait s’autoriser à cet égard de Kant, et que son objectif est de remplacer la politique par une administration des choses. Nos démocraties sont de fait, sous son influence, des démocraties censitaires et technocratiques (on lira à ce propos une pertinente et décapante analyse de la démocratie à l’américaine). Il note au passage que les privatisations entraînent une « privatisation du gouvernement », désormais complètement sous la coupe des grands intérêts privés. Dans ces conditions il n’est pas étonnant que les citoyens s’en détournent si massivement. Mais l’auteur s’en prend aussi aux anti-libéraux du mouvement altermondialiste. Car, en considérant que les Etats nationaux sont dépassés, ils abondent dans le sens des néo-libéraux et ne se dépensent tant que pour générer des contre-pouvoirs vite digérés par le système mondial de l’économie capitaliste de marché. Si cette critique atteint bien un courant de l’altermondialisme (celui en particulier qui s’inspire de Toni Negri), disons ici qu’elle ne nous paraît pas convaincante concernant d’autres courants, dont un certain nombre de propositions de « régulation » requièrent précisément l’intervention des Etats (par exemple le retour au contrôle des changes, l’instauration de taxes sur les transactions financières internationales, l’élimination des paradis fiscaux etc.).
L’autre impasse de la République fut incarnée par les Etats de type soviétique. Le lecteur trouvera dans le chapitre sur « l’effondrement du marxisme » des considérations judicieuses sur les illusions auxquelles a pu conduire la théorie du dépérissement de l’Etat – qui fait en réalité le lit du libéralisme. Sans doute peut-on objecter à Collin que ce dépérissement visait non le politique, mais l’Etat comme corps séparé, mais on peut lui accorder qu’on ne voit pas comment on pourrait se passer de fonctionnaires et de représentants, ce qui conduit à la question des institutions politiques, sur lesquelles Denis Collin va faire un certain nombre d’analyses et de propositions.
La force du livre est précisément de dégager une perspective. En se rattachant au courant de la non-domination, l’auteur souligne à sa manière que la liberté républicaine suppose l’égalité des conditions, et que cette exigence appelle la république sociale, et son développement, le socialisme : « La république sociale est le commencement du socialisme et le socialisme est la République achevée » (p. 186). Voilà qui est dit. Le communisme n’est qu’une utopie moralisante qui, « en supprimant la séparation entre ce qui est et ce qui est bon pour nous (…) a pu fonctionner comme un système de légitimation des pires exactions » (p. 147). Le socialisme, lui, est un possible réel. Quant à notre République française, elle a fait quelques pas en direction de l’Europe sociale, mais a fait machine arrière avec un régime politique (celui de la V° République), qui renoue avec un fil bonapartiste qui traverse l’histoire de France. Il faut donc, tout à la fois, refonder la République et rouvrir la perspective du socialisme. Comment ?
Denis Collin propose de régénérer la démocratie représentative, en revenant à un régime parlementaire, en instaurant le scrutin proportionnel et en parant à l’instabilité gouvernementale par le contrat de législature. Fermement partisan de la division des pouvoirs, il ne retient pas (à mon avis, avec raison) l’idée d’une élection de l’exécutif (pas forcément sous la forme d’un Président), mais il se prononce pour l’élection des juges. Voilà qui est bien discutable : l’indépendance de la magistrature est une chose, son éligibilité la menace des risques de démagogie, et notamment de complaisance vis-à-vis des mouvements d’opinion. L’auteur se montre par ailleurs très réservé à l’égard du référendum d’initiative populaire, justement à cause du risque de démagogie. On ne le suivra pas trop sur ce point, qui est de la plus grande importance : tout dépend d’abord du type de référendum (il peut y avoir aussi des référendums obligatoires) et surtout des conditions mises à son déclenchement et à son déroulement. Si les exemples états-unien et italien ne sont guère probants, l’exemple suisse l’est beaucoup plus. Enfin Denis Collin marque à juste titre sa défiance vis-à-vis de la démocratie de type conseilliste : elle génère une pyramide bureaucratique dont les effets peuvent être pires que ceux de la démocratie « bourgeoise », dans la mesure où celle-ci ne se fait pas à plusieurs degrés. Cette critique n’atteint pas forcément, pourtant, la démocratie « participative », car le modèle de Porto Alegre évite ce défaut. Mais nous conviendrons volontiers que la démocratie participative n’est et ne peut être qu’un complément et un pis-aller.
En ce qui concerne les rapports de propriété, les propositions de Collin correspondent bien, à mon avis, à ce que pourrait être un socialisme d’aujourd’hui. En résumé, il faudrait d’abord reconstituer un secteur public, à commencer par les services publics (en l’occurrence renationaliser l’énergie, le téléphone, l’eau, l’armement - mais sous des modalités qui correspondraient à une « appropriation sociale »), ensuite remettre en route le secteur coopératif, enfin préempter les entreprises privées qui font faillite ou ne peuvent plus échapper au rachat à vil prix, soit pour examiner leur reprise par les salariés, soit pour les revendre après avoir organisé un plan social digne de ce nom.
C’est sur la question de l’Europe que le livre de Denis Collin nous paraît le moins convaincant. L’auteur, partant du fait que seuls ses Etats-nations européens restent, dans la conjoncture historique actuelle, la base de la souveraineté populaire, s’élève contre les délégations de souveraineté, sauf dans des domaines limités comme « la liberté du commerce, la stabilité monétaire, la libre circulation » (p. 204), et renvoie à des coopérations tous les autres projets européens. Or cette perspective « confédérative », se heurte à deux objections majeures. La première est que, si les marchandises et les capitaux, et, pire encore, les services, circulent librement, les autres domaines de souveraineté se trouvent nécessairement érodés, notamment du fait du dumping social et du dumping fiscal entre pays et du grignotage progressif des services publics avec l’entrée des concurrents privés (qu’on pense aux répercussions possibles de la directive Bolkestein, même sous une forme atténuée…). Ce sont donc le marché unique et l’euro unique qu’il faudrait remettre en cause. La deuxième est que le niveau d’intégration économique européenne est déjà très avancé, non tant à cause de l’ouverture des économies les unes sur les autres que du fait de la transnationalisation des grandes entreprises (la plupart sont implantées dans plusieurs pays européens, comme dans le reste du monde). Ce phénomène est, selon nous, le propre du capitalisme contemporain, bien plus que l’accroissement des échanges et même que la circulation des capitaux, en elle-même. Et il est incontournable, car il implique bien, par delà les jeux de mécano financier, des économies d’échelle, des synergies, des pouvoirs de marché de grande ampleur, où Marx aurait vu des formes de « socialisation des forces productives ». Face à ces mastodontes (dans la production, dans la distribution, mais aussi dans la finance), aucun pays européen n’est à même de faire le poids, notamment d’imposer des règles sociales ou d’orienter des stratégies (une politique industrielle), car les capitaux iront toujours vers les cieux qui leur sont plus favorables. C’est pourquoi la solution du dilemme européen ne nous semble pas dans un retour vers les bases nationales, mais dans un mouvement vers une intégration limitée (limitée quant aux domaines - les services publics notamment s’en trouvant exclus -, mais aussi sans doute quant à l’aire géographique - dans l’optique d’une Europe à plusieurs cercles), ce qui suppose évidemment des ruptures profondes avec l’Europe telle qu’elle est, y compris au niveau des institutions politiques.
Ces lignes ne donnent qu’un bref aperçu d’un essai très stimulant, parcouru de remarques précieuses, nourri de références originales, où l’on retrouve le propre des ouvrages de Denis Collin, outre la qualité du style : cette façon d’articuler des considérations théoriques et philosophiques avec un souci du réel et du concret qui force constamment à la réflexion.
Denis Collin, Revive la République ! Armand Collin, 2005, 231 p.
Tony Andréani - pour Utopie Critique

mercredi 18 janvier 2006

Arendt , Marx et le problème du travail

Un aperçu critique de Condition de l'homme moderne


La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pensées fortes de ce siècle, même si la communauté philosophique (il vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-même, " I don't fit. " En dépit de sa formation classique impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est restée longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu'à l'évidence les choses aient commencé à changer.

Pour une contre-histoire du libéralisme

Une interview de Domenico Losurdo

Domenico Losurdo : Controstoria del liberalismo
Éditeur: Laterza, Biblioteca Universale Laterza. 384 pages

Interview publiée par www.filosofia.it

Votre livre, « Controstoria del liberalismo » révèle que de nombreux pères fondateurs de la pensée libérale admettaient dans leurs écrits l’esclavage. Et aussi qu’ils s’en servaient. Il s’agit d’aspects peu connus de la littérature libérale et cependant très bien attestés. Mais pourquoi cette révélation constituerait-elle un motif d’embarras pour la pensée libérale jusqu’à en représenter une « contre-histoire » ? Ça l’est certainement si on fait référence à une histoire apologétique. Mais en un sens plus profond, plus lié à la réalité, pourquoi les thèses soutenues par certains penseurs libéraux atteindraient-elles le libéralisme en tant que tel ? En quel sens votre ouvrage est-il une contre-histoire du libéralisme et non une contre-histoire de la biographie intellectuelle de certains penseurs libéraux ?
DL : Il ne s’agit pas de « biographie intellectuelle ». On peut, si on le veut, considérer comme une affaire privée, privée de pertinence philosophique, l’implication de Locke dans la traite des esclaves noirs. Mais qui s’intéresse à interpréter correctement la pensée du père du libéralisme ne peut ignorer la thèse qu’il énonce dans le second Traité du gouvernement, selon laquelle il y a des hommes « par la loi de nature sujets à la domination absolue et au pouvoir inconditionné de leurs maîtres.[1] » Et dans un autre texte classique de la tradition libérale (On liberty, de John Stuart Mill), nous pouvons lire la thèse selon laquelle « le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares », à une « race » qu’il faut considérer comme « mineure », partant tenue à « l’obéissance absolue » dans les rapports avec ses seigneurs. Et c’est De la démocratie en Amérique qui affirme que l’Amérique était, par décret de la « Providence » un « berceau vide » en attente de la « grande nation », destinée à exterminer les habitants originaires ! On ne peut pas non plus assimiler à une affaire privée l’opposition qui traverse en profondeur la constitution des États-Unis entre « personnes libres » (les blancs) et le « reste de la population » (les esclaves noirs) ; en tout cas, n’étaient pas de cet avis les abolitionnistes qui brûlaient publiquement une constitution qu’ils étiquetaient comme « un accord avec l’Enfer » ou « pacte avec la mort ». Enfin, la configuration réelle de la société modelée et célébrée par eux va bien au-delà de la « biographie intellectuelle » des hommes d’État et des théoriciens libéraux : pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des États-Unis, le poste de président a été occupée par un propriétaire d’esclaves. Il ne s’agit pas non plus d’affaires éloignées dans le temps. Pour citer un éminent historien états-unien (Fredrickson), « les efforts pour préserver la “pureté de la race” dans le sud des États-Unis anticipent certains aspects de la persécution déchaînée par le régime nazi contre les Juifs dans les années trente du vingtième siècle ; ou plutôt « la définition nazie du juif ne fut jamais aussi rigide que la norme définie comme « the one drop rule », prévalant dans la classification des noirs dans les lois sur la pureté de la race dans le sud des États-Unis.
Aujourd’hui, jusque dans la grande presse d’information, on commence à parler des « crimes du libéralisme appliqué » (Ernesto Ferrero dans La Stampa du 13 janvier). Il s’agit déjà d’une formation réductrice pour le fait que « la domination absolue », le « pouvoir inconditionné », le « despotisme », l’« obéissance absolue », le racisme (pour le dire avec Disraeli, la race est « la clé de l’histoire », « tout est race et il n’y a pas d’autre vérité » et la « grandeur » d’une race « résulte de son organisation physique ») trouvent leur consécration déjà au niveau théorique. Le « libéralisme appliqué » va donc bien au-delà de la « biographie intellectuelle ». Qui s’obstine à mettre de côté les terribles clauses d’exclusion présentes dans les sociétés libérales et souvent explicitement théorisées par les classiques de la tradition libérale est en effet un adepte non de l’historiographie profane mais plutôt de l’hagiographie.
2) Vous excluez qu’il puisse s’agir d’une circonstance privée, privée de pertinence philosophique, le fait que Locke admette l’esclavage. Mais où est la pertinence philosophique ? Pour ne pas rester dans la négation, nous devrons au nœud du libéralisme entendu comme doctrine politique. La thèse peut être renversée, être retournée, non plus de Locke vers le libéralisme, mais du libéralisme vers Locke et vers sa position favorable à l’esclavage. Et alors devrez-vous démontrer que le libéralisme conduit – pour des raisons qui qualifient le libéralisme – à des positions comme celle de Locke sur l’esclavage ? Ceci pour exclure que Locke ne soit pas en contradiction avec le libéralisme. Les philosophes, mais pas seulement les philosophes, ne peuvent pas toujours être interprétés comme cohérents avec les doctrines que pourtant ils ont conçues. Et nous ne parlons pas des présidents, des politiques. Il suffit de penser à notre président du conseil qui s’autodéfinit comme libéral (et qui n’a rien de libéral). En somme, Locke (un exemple pour tous les autres) est-il en contradiction avec le libéralisme ou au contraire est-il parfaitement libéral quand il soutient l’esclavage ? La chose paradoxale est que votre contre-histoire du libéralisme pourrait être prise pour l’œuvre d’un libéral : une critique adressée au prêtre au nom de l’Évangile. Ou au contraire une critique de l’Évangile ? Vous intitulez le chapitre IV ainsi : « L’Angleterre et les États-unis des xviiie et xixe siècles étaient-ils libéraux ? » Et un peu plus en avant, en concluant la description de sociétés dans lesquelles l’esclavage occupe une grande place, vous y revenez en vous demandant : « Et alors comment définir le régime politique des sociétés que nous sommes en train d’analyser ? Sommes nous en présence d’une société libérale ? (p.103) Voilà, je vous retourne la même question. Sont-elles des sociétés libérales, celles qui pratiquent l’esclavage ? Est-il libéral, le Locke esclavagiste ? Et l’autre Locke, qu’est-il ?
DL : Les persécutions auxquelles a procédé l’Église constantinienne pour se construire sont-elles une « dégénérescence » du christianisme ? Sont-ils une « dégénérescence » de la Réforme (et du principe de la liberté du chrétien, solennellement affirmé par Luther) les régimes qui ensuite se sont affirmés sur le terrain du protestantisme ? En procédant sur cette ligne, Cromwell est une « dégénéré » par rapport aux protagonistes de la révolution puritaine, la terreur jacobine est une « dégénérescence » des idées de 1789, tout comme le régime instauré par Staline (et avant lui par Lénine) est une « dégénérescence » des idéaux d’émancipation de la révolution d’octobre et du marxisme. L’actuel fondamentalisme islamique est une « dégénérescence » relativement au Coran et à la doctrine de Mahomet ? en cohérence avec cette formulation, on peut si on veut considérer comme une dégénérescence du « libéralisme » l’esclavage et l’anéantissement des peuples coloniaux effectués par l’Occident libéral. Résultat : l’histoire réelle et profane disparaît pour être remplacée par l’histoire de la catastrophique et mystérieuse « dégénérescence » de doctrines a priori élevées dans l’empire de la pureté et de la sainteté. Dans l’analyse d’un mouvement historique quelconque, je préfère m’en tenir à l’histoire réelle et profane (avec ses tensions théoriques et politiques, ses conflits, ses contradictions et ses retournements). Comme mon livre le clarifie, tant sur le plan théorique que sur celui de la pratique politico-sociale, le libéralisme a surgi comme célébration non de la liberté universelle, mais d’une communauté bien déterminée d’individus libres. En ce sens les clauses d’exclusion (aux dépens des peuples coloniaux, des domestiques des métropoles, etc.) sont constitutives de ce mouvement idéologique et politique. Elles ont été surmontées, dans la mesure où elles l’ont été, non par un processus endogène spontané, mais, en premier lieu, sur la vague du défi représenté par les gigantesques luttes d’émancipation et pour la reconnaissance, développées par les exclus.
Si on assume le terme « libéralisme » au sens (idéologique) cher à Constant et à Berlin, comme l’affirmation pour tous, d’une sphère inviolable de liberté « moderne » ou « négative » pour tous, il est clair qu’on ne peut pas définir comme libéraux les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles : de la liberté « moderne » ou « négative » étaient clairement exclus les Peaux-Rouges condamnés à l’expropriation et à la déportation, les esclaves, les Noirs libres en théorie (encore en plein 20e siècle soumis à une violence terroriste), les esclaves blancs arbitrairement enfermés dans des maisons de travail, etc. ; subissait de pesantes limitations même la liberté « moderne » ou « négative » des propriétaires d’esclaves ou de la classe dominante en général qui, encore au milieu du 20e siècle était tenue de respecter l’interdit de « miscegenation », l’interdit des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux. Si, à l’inverse, on entend par libéralisme l’autocélébration et l’auto-affirmation de la communauté des individus libres avec tous les coûts politiques et sociaux que cela comporte, il est clair que les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles étaient des sociétés libérales à tous égards.
3) Si le christianisme n’était pas la religion du Dieu incarné il ne serait pas le christianisme mais autre chose. Vice-versa, on peut soutenir que les persécutions font partie du monothéisme ou le contraire ; mais ceci n’entache pas la réalité du monothéisme. Mais si le prétendu monothéisme est dans la réalité un polythéisme, alors les choses changent. Le libéralisme prévoit les libertés individuelles, la liberté de la presse, de parole, etc.. Si ce n’est pas tout cela ou si c’est cela pour une partie seulement des individus et non pour les autres, alors que montrons-nous effectivement sinon que le libéralisme a le tort de ne pas être libéral ? Si le libéralisme, historiquement déterminé, entend la liberté seulement comme un bien pour un groupe restreint de personnes, comme vous le soutenez dans votre livre, vous retombez toujours sur le problème de départ : ne critiquons-nous pas cette exclusion de la liberté sur la base du libéralisme ?
Du reste, à ce propos, vous affirmez que le changement vers des formes plus justes, bien loin d’être endogène a été contraint de l’extérieur. Deux questions : 1) il n’est pas été endogène et ne pouvait-il pas l’être ? et 2) vous prenez une position différente pour le libéralisme français, pourquoi ?
DL : Il me semble inutile de revenir sur des points que je crois avoir clarifiés. J’ajoute seulement ceci :
a) Au contraire de Marx et du marxisme qui se sont souvent abandonnés à l’utopie abstraite de la disparition complète du pouvoir et des rapports de pouvoir en tant que tels, le libéralisme a eu le mérite théorique et historique de s’être concentré sur le problème de la limitation du pouvoir, même si c’est avec le regard fixé sur une communauté restreinte d’hommes libres.
b) Les grands propriétaires, en brisant les liens de l’Ancien régime et du despotisme monarchique, en même temps que l’autogouvernement et la « rule of law » pour la communauté des hommes libres, ont conquis le plein contrôle sur ceux qu’ils asservissent et sur leurs esclaves. Et ainsi la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des individus libres se trouve strictement intriquée avec la dilation ultérieure du pouvoir au dépens en premier lieu des esclaves (qui subissent alors une réification sans précédent) et des populations coloniales (alors plus que jamais condamnées à la déportation et à l’anéantissement). Ce n’est pas par hasard que dans cette période commence à émerger le racisme biologique. Parler d’endogenèse ou d’une possible endogenèse de la liberté et de l’émancipation, c’est travestir la réalité.
c) Il n’est pas exact que je m’exprime plus favorablement sur le libéralisme français : il suffit de penser au jugement que j’ai formulé sur Tocqueville. Mon livre distingue non pas tant libéralisme anglo-américain et libéralisme français que libéralisme et radicalisme. Tocqueville parle tranquillement de « la démocratie en Amérique », nonobstant que le pays qu’il a visité avait comme président Andrew Jackson, propriétaire d’esclaves et protagoniste de la déportation systématique des Cherokees (un quart d’entre eux est mort déjà pendant le voyage). À la même époque, il y a eu une autre personnalité française importante qui a visité la république nord-américaine, Victor Schoelcher, qui est arrivé à une conclusion bien différente et même opposée : il qualifie les dirigeants états-uniens comme les « patrons les plus féroces de la terre », responsables d’un « des spectacles les plus ravageurs que le monde ait jamais offert. » (p.145) Cette analyse aussi est unilatérale, elle ne tient pas compte des processus réels de la démocratie qui se développent à l’intérieur de la communauté restreinte des individus libres. Voilà pourquoi dans mon livre j’ai préféré m’appuyer sur la catégorie de « Herrenvolk democracy », de « démocratie du peuple des seigneurs », suggérée par certains éminents chercheurs états-uniens : la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des hommes libres va de pair avec l’imposition d’un pouvoir absolu aux dépens des exclus ; le gouvernement des lois dans le cadre du peuple des seigneurs va de pair avec le développement de l’esclavage des noirs et l’anéantissement des Peaux-Rouges. Il convient donc de tenir fermement une distinction. Dans la formulation de son jugement sur les USA, Tocqueville fait abstraction du sort réservé aux Peaux-Rouges et aux Noirs, il se concentre seulement sur la communauté des hommes libres, il est un libéral. Pas comme Schoelcher, un radical, qui, ce n’est pas un hasard, jouera un rôle important avec la révolution de février 1848 dans l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Tocqueville fait preuve d’un grand mépris à l’endroit de la grande révolution des esclaves noirs de Saint-Domingue, dirigée par Toussaint Louverture ; Schoelcher en parle au contraire avec admiration. Et Saint-Domingue-Haïti, premier pays à avoir aboli l’esclavage sur le continent américain devient la cible de la haine implacable des USA et de Jefferson, lequel énonce explicitement la proposition de réduire à la mort par inanition les noirs de Saint-Domingue-Haïti coupables de s’être libérés et d’inciter au scandale les esclaves qui vivaient dans la république nord-américaine.
d) Le radicalisme connaît une plus ample diffusion dans la France qui pendant la guerre de Sept Ans subit la perte d’une bonne partie de son empire colonial. Mais le radicalisme n’est pas non plus absent des États-Unis. On en trouve une expression dans les abolitionnistes chrétiens, lesquels brûlaient sur la place publique la constitution américaine qu’ils caractérisaient comme un « pacte avec l’enfer » en raison du fait qu’elle contenait la consécration de l’institution de l’esclavage.
4) Alors il est nécessaire d’entre plus dans le mérite théorique que dans les difficultés du libéralisme. Ou, dans ce cas, dans le mérite de sa méthode de recherche : le « cas » ici est donné par la possibilité que vous comprenez la théorie libérale comme une espèce de formulation idéologique d’un substrat d’intérêts bien différents. En somme, la « onscience active » qui génère une idéologie autolégitimante.
DL : La divergence entre la signification objective d’un mouvement politico-social et la conscience subjective de ses protagonistes et acteurs est un phénomène de caractère général. Une telle divergence assume suivant les situations des modalités et des significations différentes, mais on ne peut jamais ignorer qu’il s’agit d’analyser le libéralisme, le fascisme ou le communisme. Pour ce qui concerne le libéralisme, on pense à Tocqueville. Par un côté, il célèbre l’Amérique comme le pays dans lequel est vigueur la démocratie, « vive, active, triomphante » et dans lequel « chaque individu jouit d’une indépendance plus entière, d’une liberté plus grande que dans aucun autre temps ou aucun autre pays sur terre ». Mais d’un autre côté, il décrit sans embellissement les horreurs de l’esclavage et de la violence raciste contre les noirs et les Peaux-Rouges. Et cependant leur sort ne vient en rien modifier le jugement politique, le jugement exprimé à partir de l’analyse de la sphère politique proprement dite, de laquelle il semble que doivent êtres exclues les conditions civiles et politiques, outre que matérielles, des « races » autres que la blanche. Sans équivoque en résulte la déclaration programmatique que le libéral français fait en ouverture du chapitre consacré au problème des « trois races qui habitent le territoire des États-Unis » : « la tâche principale que je m’étais donnée est maintenant accomplie ; j’ai montré, au moins autant que cela m’a été possible, quelles sont les lois de la démocratie américaine, j’ai fait connaître quelles sont ses mœurs. Je pourrais m’arrêter là. » C’est seulement pour éviter une possible déception du lecteur qu’il parle des rapports entre les trois « races » : « ces arguments qui touchent mon sujet n’en font pas partie intégrante ; ils se réfèrent à l’Amérique et non à la démocratie, et j’ai voulu avant tout faire le portrait de la démocratie. » La démocratie peut être définie et la liberté peut être célébrée en concentrant l’attention exclusivement sur la communauté blanche, sur la communauté des individus libres proprement dite. Et toutefois, il n’est pas difficile de percevoir l’embarras et le malaise. Historiquement, le libéralisme nous met en présence de groupes sociaux et ethniques qui s’auto-représentent comme la communauté des individus libres et qui, véritablement en vertu de cette orgueilleuse auto-conscience, sous la pression aussi des luttes des exclus, finissent par percevoir ou par faire mûrir un sentiment de malaise, plus ou moins accentués, face à des institutions et des rapports politiques et sociaux en nette contradiction avec leur profession de foi dans la liberté.
5) À ce point nous passons à la question plus contemporaine du libéralisme …
DL : Il ne fait pas de doute que les sociétés libérales présentent aujourd’hui un visage bien différent par rapport à celles du passé. Elles ont su répondre au défi lancé, d’un moment à l’autre, par les exclus, les asservis de la métropole et les esclaves ou demi esclaves des colonies ou en venant. En même temps la théorisation de la limitation du pouvoir, la souplesse constitue l’autre grand mérite historique du libéralisme. Tout cela doit être reconnu sans réserve, mais sans s’abandonner au lieu commun aujourd’hui dominant, qui raconte la fable d’une processus spontané d’autocorrection. On pense à la manière dont ont été surmontées les trois grandes clauses d’exclusion (censitaire, raciale et de genre), qui ont longtemps caractérisé la tradition libérale. L’abolition de l’esclavage dans la vague de la guerre de Sécession a coûté aux États-Unis plus de victimes que les deux conflits mondiaux mis ensemble. Pour ce qui concerne le monopole des propriétaires sur les droits politiques, c’est le cycle révolutionnaire français qui donné la contribution décisive à son abandon. Enfin, dans de grands pays comme la Russie, l’Allemagne, les États-Unis, l’accès des femmes aux droits politiques a comme fond les bouleversements de la guerre et de la révolution des débuts du xxe siècle. Le processus d’émancipation a très souvent une poussée complètement extérieure au monde libéral. On ne peut comprendre l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises sans la révolution noire de Saint-Domingue regardée avec horreur et souvent combattue par le monde libéral dans son ensemble. Environ trente ans après, l’institution de l’esclave est abandonnée même aux États-Unis ; mais nous savons que les abolitionnistes les plus fervents sont accusés par leurs adversaires d’être influencés ou d’avoir subi la contagion des idées françaises et jacobines. À la brève expérience de démocracie multi-raciale, fait suite une longue phase de « dés-émancipation » sous le signe d’une suprématie blanche terroriste. Quand intervient le moment de basculement ? En décembre 1952, le ministre états-unien de la justice envoie à la Cour Suprême, occupée à discuter la question de l’intégration dans les écoles publiques, une lettre éloquente : « la discrimination raciale apporte de l’eau au moulin de la propagande communiste et suscite des doutes parmi les nations amies sur l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique. » Washington – observe l’historien américain qui reconstruit cette affaire – courait le danger de s’aliéner les « races de couleur » non seulement en Orient et dans le Tiers-Monde mais aussi au cœur même des États-Unis ; même là, la propagande communiste remportait un succès considérable dans sa tentative de gagner les noirs à la « cause révolutionnaire » en faisant s’écrouler en eux la « foi dans les institutions américaines ». À bien regarder, ce qui en premier a mis en crise l’esclavage et ensuite le régime terroriste de la suprématie blanche, ce sont respectivement la révolte de Saint-Domingue et la révolution d’Octobre.  L’affirmation d’un principe essentiel sinon du libéralisme, mais tout de même de la démocratie libérale (dans le sens actuel de ce terme), ne peut être pensée sans la contribution décisive des deux chapitres de l’histoire majoritairement haïs par la culture libérale de ce temps. Enfin, il est nécessaire de reconnaître que, encore de nos jours, la logique qui sous-tend la « démocratie du peuple des seigneurs » est bien loin d’avoir disparu. Pour prendre un seul exemple : nous pouvons bien admirer les garanties juridiques et le gouvernement de la loi aux États-Unis, mais qu’en est-il de tout cela pour les détenus de Guantanamo ou d’Abu Ghraib ? Et le principe de la limitation du pouvoir, qu’il est le mérite du libéralisme de l’avoir affirmé, joue-t-il un rôle réel dans le rapport que l’Occident et les États-Unis instituent avec le reste du monde ?
6) Les différents recenseurs vous ont adressé des critiques spécifiques. Que leur répondez-vous ?
Les réactions polémiques à ma Contre-histoire du libéralisme n’ont jamais mis en discussion la justesse de la reconstruction historique. Les critiques sont toutes de caractère théorique. La première fait appel à « l’historicisme » : même s’il a hérité des vices anciens, le libéralisme les aurait ensuite spontanément surmontés. En réalité, c’est véritablement avec la modernité libérale que le processus de déshumanisation des esclaves atteint son sommet : l’esclavage ancillaire cède la place à l’esclavage-marchandise sur une base raciale, et cela trouve sa consécration dans la Constitution américaine ; émerge le premier État raciste qui continue à subsister même après l’abolition formelle de l’esclavage. Entre la fin du 19e et les premières décennies du 20e siècle sévit aux États-Unis un régime de « white supremacy » (ségrégation à tous les niveaux, interdiction des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux, lynchages des noirs qui deviennent des spectacles de masse, etc.) qui ne trouve pas de parallèle dans les pays d’Amérique Latine. À la base de la seconde critique, se trouve l’idée que les « crimes du libéralisme appliqué » (E. Ferrero, dans « la Stampa » du 13 janvier) n’entacheraient pas la noblesse de la théorie. C’est une stratégie argumentative qui n’a aucune crédibilité : comme nous l’avons vu, les clauses d’exclusion sont explicitement théorisées dans les textes classiques des auteurs de tout premier plan de la tradition libérale. Une telle stratégie pourrait être valable aussi pour le « socialisme réel », mais dans ce cas mes critiques, avec une rare cohérence, préfèrent procéder d’une manière toute différente. Enfin la troisième critique (Nadia Urbinati dans Reset) : sur les traces de Karl Marx et de son pathos égalitaire, le soussigné aurait oublié qu’au centre du libéralisme, il y a la défense de la liberté de l’individu. En réalité, en prenant explicitement ses distances par rapport à Marx et encore plus par rapport au « marxisme » vulgaire, mon livre se mesure au libéralisme à partir précisément du thème de la liberté de l’individu. N’étaient pas « individus » les Indiens que Washington assimilait à des « bêtes sauvages de la forêt », et ne l’étaient pas les noirs destinés à être esclaves et à être échangés comme des marchandises. N’étaient pas non plus des individus les travailleurs salariés des métropoles considérés et traités comme des « instruments vocaux » (Burke) ou des « machines bipèdes » (Sieyès). Et ces non-individus étaient exclus de la jouissance non seulement des droits politiques mais aussi des droits civils. Immédiatement évident pour les noirs et pour les Peaux-Rouges, ceci vaut aussi pour les asservis des métropoles, enfermés en tant que « vagabonds » dans cette sorte de camp de concentration que sont les « maisons de travail » (workhouses) et par centaine ou par millier quotidiennement pendus pour des bagatelles, selon l’observation de Mandeville, lequel pourtant, au nom du salut de la nation, exige la condamnation à mort même des suspects. Le libéralisme est ainsi peu synonyme de défense de la liberté de l’individu que celle-ci finit par être pesamment limitée jusque pour les membres de la classe dominante : encore au milieu du 20e siècle, une trentaine d’États de l’Union interdisaient par la loi les rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux ; le pouvoir politique intervenait même dans la chambre à coucher ! D’autre part, à la fin du 19e siècle, deux auteurs aussi différents entre eux que Nietzsche et Oscar Wilde, avec un jugement de valeur négatif ou positif, considéraient le socialisme comme un mouvement « individualiste » en tant qu’il était engagé dans la lutte pour la reconnaissance de la dignité d’individu, même aux soi-disant instruments de travail, exclus de la théorie et de la pratique libérale. Il sera nécessaire d’attendre encore quelque décennies, c’est-à-dire Lénine et la révolution d’Octobre pour qu’une telle dignité soit aussi reconnue aux peuples coloniaux. Naturellement, il est plus facile de s’en tenir au manichéisme aujourd’hui dominant. Le résultat est pourtant sous les yeux de tous : le libéralisme perd son élément de grandeur (l’affirmation même contradictoire de la nécessité de la limitation du pouvoir) pour devenir une idéologie de la guerre et de la domination planétaire. 
(traduit de l'italien)


[1] « Mais il y a une autre sorte de serviteurs, que nous appelons, d'un nom particulier, esclaves, et qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre, sont, selon le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pou­voir arbitraire de leurs maîtres. Ces gens-là ayant mérité de perdre la vie, à laquelle ils n'ont plus de droit par conséquent, non plus aussi qu'à leur liberté, ni à leurs biens, et se trouvant dans l'état d'esclavage, qui est incompatible avec la jouissance d'aucun bien propre, ils ne sauraient être considérés, en cet état, comme membres de la société civile dont la fin principale est de conserver et maintenir les biens propres. » (§85 – trad. Mazel. NdT)

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