dimanche 17 avril 2016

Histoire ou mémoire ?


Ce texte reproduit une intervention prononcée lors du colloque "Quelle histoire pour quelle mémoire?" qui s'est tenu à Chateauroux le 31 mars 2001.
Puisqu’il m’appartient d’ouvrir cette journée consacrée aux rapports entre l’histoire et la mémoire, je dois d’abord m’expliquer sur le titre donné à mon intervention. Un discours largement répandu nous fait le devoir, à nous professeurs, de "fabriquer de la citoyenneté". Sans doute parce que le citoyen est devenu plus que jamais un être problématique. L’une des composantes majeures de cette nouvelle citoyenneté est incontestablement le "devoir de mémoire", devenu un véritable impératif catégorique. De ce devoir de mémoire, on attend la naissance ou la renaissance d’une "culture commune", de valeurs communes qui puissent contribuer à forger chez nos élèves, chez les citoyens de demain la conscience d’appartenir à une communauté politique, avec ce que cela implique de droits et de devoirs. Ce devoir de mémoire, qui concerne d’abord essentiellement le crime contre l’humanité et l’extermination des Juifs d’Europe, tend à s’étendre à tous les évènements tragiques de notre histoire et fonctionne sur le mode du "plus jamais ça", mettant en œuvre toutes les figures de la morale et du combat du bien contre le mal. Dans cette entreprise, l’histoire, à la fois comme science sociale et comme discipline scolaire, est évidemment mobilisée au premier rang, puisqu’il semble aller de soi que l’histoire a, par nature, sa tâche de maintenir vivante la mémoire.
Pourtant, cette identification de la mémoire collective et de l’histoire est une source d’interrogations philosophiques et épistémologiques majeures. Lors de la session de juin 2000 du baccalauréat, le sujet de philosophie proposé aux candidats était : " La mémoire suffit-elle à l’historien ? " C’était un sujet d’actualité dont la majorité des candidats n’a saisi ni le sens ni la portée. Déformation professionnelle, c’est un peu cette question que je voudrais traiter aujourd’hui avec vous. Il me semble en effet que les rapports entre la mémoire collective et l’histoire doivent être tout sauf harmonieux et que, à bien des égards, l’histoire ne peut qu’entrer en conflit avec ce "devoir de mémoire" si souvent instrumentalisé à des fins politiques ou moralisantes.
Il semblerait que c’est le bon sens même qui parle quand nous lions intimement l’histoire et la mémoire. L’histoire, n’est-elle pas cette discipline qui fait revivre ce que la mémoire collective a enfoui ? L’histoire pourrait-elle se passer de cette mémoire collective, inscrite dans nos monuments, dans nos textes de lois, dans nos coutumes, dans notre langue ? Enfin, cette mémoire collective existerait-elle en dehors de l’enseignement de l’histoire, singulièrement, pour nous, l’enseignement que l’école nous a transmis ? Ceux qui ont presque appris à lire dans le " Malet & Isaac " savent que c’est une certaine identité nationale, un sentiment fort d’appartenance qui forme le tissu de ce grand texte – qui vaut bien nos modernes manuels richement illustrés mais si pauvres en contenu, bien que ce contenu soit politiquement correct, impeccablement correct !
Ces rapprochements et cette identification ne résistent cependant pas à l’analyse. On pourrait presque opposer point par point mémoire et histoire (I). Je m’arrêterai un moment sur les interrogations de Pierre Nora (II). Cette opposition entre histoire et mémoire, cependant, ne disqualifie pas le rôle politique de la mémoire mais exige une claire séparation des ordres (III). D’où nous pourrons sans doute tirer quelques leçons concernant ce que doit l’histoire à l’école (IV).
Histoire contre mémoire
Il semble en effet que l’histoire soit d’abord de la mémoire, systématisée, bien rangée. Mais seulement de la mémoire. Notre propre passé, nous le connaissons par la mémoire. N’est-il pas évident que l’histoire remplit collectivement cette même mission. C’est pourquoi l’histoire semble aller de soi. Faire comprendre que l’histoire est une science et qu’elle est confrontée, comme toutes les sciences à des problèmes épistémologiques épineux, ce n’est pas toujours facile ! Que l’histoire ne soit pas une science du même genre que les sciences de la nature, cela, c’est encore une autre histoire… dont il faudrait traiter une autre fois. L’histoire ne se contente-t-elle pas de raconter l’histoire, d’en faire le récit ? De la même manière que je fais le récit de tel moment de ma vie ? Lisons le prologue des Histoires d’Hérodote. À quoi vise ce travail : " empêcher que le passé des hommes ne s’oublie avec le temps et éviter que d’admirables exploits tant du côté des Grecs que de celui des Barbares, perdent toute célébrité. " L’histoire par le fondateur de l’histoire serait donc bien un " travail de mémoire ", une lutte contre l’oubli. Pourtant, c’est définition chez Hérodote n’est qu’un renvoi à l’opinion commune : la cité, pour les Grecs est ce lieu qui permet aux mortels de participer à l’immortalité, par le souvenir que les morts glorieux laissent dans la mémoire des vivants. Mais, immédiatement après ce que je viens de citer, Hérodote affirme que son but est " établir, enfin et surtout, la cause de la guerre qu’ils se sont livrée. " L’histoire n’est donc déjà plus récit, mais science parce qu’enquête sur les causes. Cette question des causes, évidemment, est la croix de l’épistémologie de l’histoire : l’histoire n’est une science que si elle peut être enquête sur les causes, mais qu’est-ce qu’une cause en histoire ? c’est là l’objet des controverses les plus dures. Mais laissons encore cela de côté. Si on voulait poursuivre l’analogie entre le destin de l’individu et le destin de la communauté humaine, ce n’est à la mémoire qu’il faudrait comparer l’histoire mais plutôt à la psychologie !
On peut dire que la science historique se construit d’abord par une patiente déconstruction de la mémoire. J’en donne quatre traits essentiels.
1. La mémoire est subjective. Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La mémoire historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du regard. Ce qu’on appelle objectivité, qui est la possibilité de se changer de point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.
2. La mémoire présuppose l’oubli comme son indispensable complément. Je ne peux me souvenir qu’en sélectionnant ce qui doit être oublié. La mémoire collective fonctionne, elle aussi, à l’oubli. On perçoit couramment l’oubli comme un pur négatif, un manque de mémoire. Mais l’oubli est comme le fond nécessaire à partir duquel peut émerger la mémoire. L’oubli est même parfois commandé, par exemple pour des raisons politiques, religieuses, etc. L’histoire (comme la psychanalyse !) vise à faire revenir l’oublié.
3. La mémoire s’inscrit dans un récit. La mémoire individuelle est ce par quoi l’individu constitue sa propre identité. Elle est entièrement pensée à partir du présent – la mémoire, c’est toujours le passé au présent. Il en va de même de la mémoire collective. Ce dont les communautés historiques gardent la trace, c’est qui constitue encore le présent. Ce qui disparaît de la mémoire collective, c’est ce qui n’a plus cours. Dans les deux cas, la mémoire est orientée dans un récit dont la fin est connue. Elle est donc nécessairement téléologique : la vérité des événements passés réside dans le présent. La science historique, dès qu’elle se veut véritablement scientifique, doit sortir du récit, précisément parce qu’elle doit sortir de la téléologie, de l’histoire orientée vers une fin idéale, c'est-à-dire, en réalité, de l’interprétation du passé en fonction du présent.
4. La mémoire ne se soucie que de l’enchaînement temporel des images – elle s’identifie à notre conscience intime du temps. Il en va de même avec la mémoire collective qui fonctionne par images (" les images d’Épinal !) L’histoire, au contraire, s’intéresse à la causalité. Les faits et les événements doivent apporter une intelligibilité de l’ensemble du processus historique.
Je sais bien que je dresse ici un portrait idéal de la science historique. Paul Ricoeur a longuement discuté des limites de la scientificité de l’histoire. Pour lui, en dépit des efforts de l’historiographie moderne, l’histoire ne peut s’émanciper du récit. La question de la causalité en histoire reste très largement en suspens. Nous savons bien que l’histoire ne se pense pas comme les sciences de la nature. Nous savons bien que les " lois " de l’histoire n’ont pas grand chose à voir avec les lois de la physique. Je suis même prêt à reprendre à mon compte la distinction de Dilthey entre sciences nomologiques et sciences herméneutiques et à placer l’histoire dans le camp de ces dernières. Mais cette séparation, si elle est fondée sur de bons arguments, n’émancipe pas pour autant l’histoire des exigences qui s’imposent aux sciences de la nature, même si " l’obligation de résultat " ne peut jamais être du même ordre.
Donc, la science historique ne peut que se placer dans une perspective de compréhension rationnelle et d’objectivité, cette perspective qui distingue radicalement le livre d’un historien d’un roman historique – sans que je veuille ici dévaloriser le roman historique comme genre littéraire. Certes l’histoire ne peut échapper au conflit des interprétations, mais la vérité scientifique reste son idéal régulateur.
Mémoire et histoire selon Pierre Nora
Cette opposition entre histoire et mémoire, Pierre Nora en fait le thème introducteur de ses " Lieux de mémoire ". Mais avec une forte connotation péjorative. Je voudrais en commenter quelques passages.
" Mémoire, histoire : loin d'être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l'amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations. L'histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n'est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l'histoire, une représentation du passé. Parce qu'elle est affective et magique, la mémoire ne s'accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans, censure ou projections. L'histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d'un groupe qu'elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l'a fait, qu'il y a. autant de mémoires que de groupes ; qu'elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L'histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel. La mémoire s'enracine dans le concret, dans l'espace, le geste, l'image et l'objet. L'histoire ne s'attache qu'aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l'histoire ne connaît que le relatif. "
Jusqu’ici, je crois que l’opposition entre histoire et mémoire est correctement perçue. Mais la suite pose plus de problèmes.
" L'histoire est dé-légitimation du passé vécu. "
Elle ne le délégitime que comme récit historique véridique. Le passé vécu est un objet d’histoire – ainsi, d’ailleurs, que Nora le dit plus loin. S’il y a dé-légitimation, c’est uniquement du point de vue qui est celui de l’historien, savoir celui de la recherche de la vérité. Mais dans son propre champ, le passé vécu reste parfaitement légitime. Une idée fausse reste vraiment une idée et, en tant que telle n’est pas un pur néant !
Continuons : " À l'horizon des sociétés d'histoire, aux limites d'un monde complètement historisé, il y aurait désacralisation ultime et définitive. Le mouvement de l'histoire, l'ambition historienne ne sont pas l'exaltation de ce qui s'est véritablement passé, mais sa néantisation. "
Il y a là quelque chose que je comprends mal. Le terme sartrien de " néantisation " a un sens précis dans la philosophie de Sartre. Sorti de cette problématique, il prend une connotation différente. Néantiser, c’est réduire à néant. Mais toute connaissance est " néantisation " puisqu’en délimitant son objet, la connaissance commence par le " ne … pas ". Omnis determinatio est negatio, dit Spinoza. Que l’histoire néantise la mémoire, ce n’est donc qu’une autre façon de dire que l’histoire se veut connaissance rationnelle et non simple vécu récité.
Nora poursuit :
Un des signes les plus tangibles de cet arrachement de l'histoire à la mémoire est peut-être le début d'une histoire de l'histoire, l'éveil, en France tout récent, d'une conscience historiographique.
En effet, il n’y a pas de mémoire de la mémoire. Se remémorer sa mémoire, c’est une expression qui n’a pas de sens précis. En revanche, l’histoire de l’histoire s’insère sans difficulté dans une discipline constituée, comme l’histoire des sciences. Nora écrit encore :
" c'est l'histoire tout entière qui est entrée dans son âge historiographique, consommant sa désidentification avec la mémoire. Une mémoire devenue elle-même objet d'une histoire possible. "
Ce constat n’est pas autre chose que celui de l’entrée de l’histoire dans l’âge de sa maturité. C'est-à-dire dans l’âge où elle peut faire sa propre critique, c'est-à-dire, encore, définir les conditions de validité de son propre discours. La question que pointe Nora est précise. Elle a rapport à la manière dont l’histoire s’inscrit dans la constitution de l’identité nationale française.
L'histoire, et plus précisément celle du développement national, a constitué la plus forte de nos traditions collectives; par excellence, notre milieu de mémoire.
dit encore Nora. Il s’agit de savoir si l’histoire comme discipline est ou non un élément de l’identité politique nationale. Avec nostalgie, il écrit :
" Le passé, on ne pouvait que le connaître et le vénérer, et la , la servir ; l'avenir, il faut le préparer. Les trois termes ont repris leur autonomie. La n'est plus un combat, mais un donné ; l'histoire est devenue une science sociale ; et la mémoire un phénomène purement privé. La -mémoire aura été la dernière incarnation de l'histoire-mémoire. "
Je crois qu’une partie de la réponse aux interrogations de Nora se trouve chez Marx, dans une conception de la tâche de l’historien qui rompt et avec l’idéologie et avec les conceptions téléologiques, c'est-à-dire théologiques, de l’histoire. Cette affirmation pourrait sembler paradoxale compte tenu de ce qu’on disait hier (en bien) de Marx et de ce qu’on en dit aujourd’hui (en mal). Mais le retour aux textes – et non au marxisme standard – permet de se convaincre qu’on tient là une piste sérieuse.
Pour Marx, cette invasion de l’histoire par la philosophie, propre au XIXe siècle, est, en même temps, un point de retournement dans la tradition philosophique. Il s’agit, pour lui, dans les textes de 1844-1845, de prendre congé de la philosophie de l’histoire, singulièrement dans sa version hégélienne. Si la philosophie n’a pas d’autre avenir que dans l’autoréflexion de la science historique, il faut renoncer à cette conception de l’histoire qui voit dans l’histoire future le but de l’histoire passée, ainsi que le dit Marx. De là, L’Idéologie Allemande tire plusieurs conclusions que je résume à grands traits :
1. Il faut s’en tenir, quand on fait œuvre d’historien, à la compréhension de la logique interne des faits historiques et par conséquent renoncer à écrire l’histoire à partir d’une norme extérieure, qu’il s’agisse de la norme théologique ou de sa version rationalisée par les Lumières sous les espèces de la marche de la Raison.
2. La connaissance historique doit devenir une " histoire totale ", pratiquement au sens où Braudel emploie ce terme. Car l’histoire ce n’est pas seulement l’histoire politique ou l’histoire des idées, c’est d’abord l’histoire des rapports entre l’homme et la nature, la formation de la " civilisation matérielle ", strate fondamentale de compréhension historique. Plus : les sciences de la nature elles-mêmes deviennent une partie de l’histoire, puisque la nature n’est connue que dans ce rapport pratique à travers lequel les individus cherchent à la maîtriser.
3. La réalité historique doit être " déconstruite ". Il faut en finir avec les expressions comme " sens de l’histoire ", " fin de l’histoire ", " ruse de l’histoire ", et peut-être même leçons de l’histoire. Ces expressions qui, à la rigueur, peuvent être utilisées métaphoriquement mais, prises au pied de la lettre, sont les expressions les plus claires d’une philosophie idéaliste ou de ce que Marx appelle une idéologie.
C’est donc une conception strictement nominaliste que propose Marx. L’histoire n’est que la succession des générations : " L'histoire ne fait rien, elle ne possède pas "de richesse énorme", elle "ne livre pas de combats" dit encore Marx, cette fois dans La Sainte Famille, et il poursuit " C'est au contraire l'homme, l'homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats.[…] ce n'est pas l'histoire qui se sert de l'homme comme moyen pour œuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part, – à ses fins à elle ; au contraire, elle n'est rien d'autre que l'activité de l'homme poursuivant ses fins. " C'est une liquidation en règle de la philosophie de l'histoire qui est proposée ici, ou plus exactement la réduction de la philosophie de l'histoire au rang d'idéologie. Donc le "matérialisme historique" n'est pas une philosophie de l'histoire mais une critique des fondements de toutes les philosophies de l'histoire.
Ces affirmations peuvent paraître paradoxales, alors que le nom de Marx n’est connu le plus souvent que dans le mot " marxisme ", l’une des grandes idéologies du XXe siècle. Et, de fait, le Marx militant, le Marx révolté contre la société capitaliste, le Marx qui ressuscite l’eschatologie chrétienne sous les espèces de la destinée du prolétariat, semble enterrer le vigoureux polémiste de la rupture avec le hégélianisme. Car le marxisme – au-delà des importants travaux de nombreux historiens marxistes – retombe dans la pire des philosophies de l’histoire, dans celle où le passé n’existe que comme moment du futur qui doit s’accomplir avec " la nécessité qui préside aux lois de la nature ". Peut-être le moment est-il venu procéder avec Marx comme ce dernier se proposait de faire avec Hegel : extraire le noyau rationnel de sa gangue mystique et redécouvrir un grand penseur des sciences sociales et un précurseur des historiens du siècle passé.
Quoi qu’il en soit du destin du marxisme et de Marx, je crois qu’il faut lire dans ce travail qui a plus d’un siècle et demi un plaidoyer pour la libération de l’histoire comme discipline scientifique, contre sa soumission aux impératifs du vécu social et politique. Pour une rupture également avec l’histoire romantique, avec cette histoire chargée d’exprimer le "Volksgeist", l’esprit du peuple.
Mémoire, politique, communauté de destin
Penser la possibilité de l’histoire scientifique, d’une objectivité de la connaissance historique, cela ne résout pas la question de la mémoire.
Si on s’intéresse au rapport histoire/mémoire, on présuppose nécessairement, et je l’ai présupposé jusqu’ici, qu’il y a quelque chose qu’on peut appeler mémoire collective. Je ne vais pas détailler l’analyse de cette mémoire collective telle que la fait Halbwachs, repris par Ricœur. Pour tout dire, pour Halbwachs, la mémoire est toujours collective puisque la mémoire individuelle est toujours donnée dans un cadre social déterminé. On ne se souvient pas seul, affirme Halbwachs.
Pour décrire cette mémoire collective, on pourrait reprendre la distinction de Bergson entre mémoire-reproduction et mémoire-image. Cette mémoire collective, elle en effet inscrite dans le corps social, dans ses rites qu’il reproduit presque mécaniquement. Mais elle existe aussi à travers des images et des mythes qui nous hantent, des références partagées, dans la trame même de la langue – le latin, par exemple, est une langue vivante !
La mémoire se présente d’abord comme transmission d’habitus, pour parler comme les sociologues. Après tout, nous naissons dans un monde déjà vieux !
Mais cette mémoire collective n’est pas simplement un phénomène spontané. Elle ne se maintient en vie que par le concours de la volonté et de l’action humaines. Elle est organisée et se lie étroitement au politique. Quand on consacre une tombe du soldat inconnu, quand toutes nos villes et villages se couvrent de ces terribles monuments aux morts de la Première Guerre Mondiale, on est dans la mémoire, mais surtout on est dans la politique. Comme sont dans la politique ceux qui édifient des monuments aux morts pacifistes, encore défendus aujourd’hui par une association.
La discipline historique elle-même est enrôlée dans cette fabrication de la mémoire collective. On sait comment l’histoire de " nos ancêtres les Gaulois " fut une histoire inventée par une Troisième République à la recherche d’un ciment civique mieux ancré dans l’inconscient que les abstractions fulgurantes du Contrat Social. Rappelons-nous les polémiques au moment de la commémoration du baptême de Clovis. Il ne s’agissait évidemment pas d’histoire, car la question de savoir si cet événement est l’acte de naissance de la France est dépourvue de sens sur le plan de l’objectivité scientifique, comme le sont toutes les questions qui renvoient aux mythes des origines – les origines sont toujours mythiques. La France, ça commence avec la conquête romaine (nous en héritons la langue), avec la conquête franque (nous en portons le nom), avec le partage de l’empire de Charlemagne au traité de Verdun (843) qui définit ce qui va être le noyau dur de son territoire, elle commence avec les Capétiens qui l’unifient et lui donnent sa structure administrative aussi bien que sa place en Europe, elle commence aussi à la salle du Jeu de Paume et à Valmy quand elle devient effectivement une politique, fondée sur le contrat et l’adhésion du citoyen à la , bref, elle n’arrête pas de commencer ! Que la mémoire de Valmy soit plus chère au cœur des Républicains que celle du baptême de Clovis, cela se comprend. Mais cela nous place hors de l’histoire, justement dans cette mémoire qui structure la vie de la et lui donne ses contours politiques.
Ces images de notre mémoire collective et individuelle, elles rendent possible la vie politique et sociale et par conséquent la vie tout court ! Elles sont aussi indispensables que cette mémoire-reproduction dont je parlais à l’instant. Seuls ceux qui pensent l’homme comme homo œconomicus, c'est-à-dire comme automate calculateur maximisant ses avantages, seuls ceux-là pourraient envisager que nous nous débarrassions de cet imaginaire historique, oubliant d’ailleurs que cet homo oeconomicus lui-même est un mythe – Robinson Crusoë , voilà le self made man par excellence !
La tâche de l’enseignement de l’histoire
Mais là, nous qui réfléchissons au rapport entre histoire et mémoire à partir de l’enseignement de l’histoire, là nous sommes devant un problème sérieux
Ces deux ordres, celui de la mémoire et celui de l’histoire, ont, l’un et l’autre, leur dignité. Si on considère qu’une n’est ni un fait de nature – contrairement à ce que l’étymologie pourrait laisser supposer – ni seulement un acte de la raison comme dans le Contrat Social de Rousseau, on comprend bien quel rôle politique fondamental y joue cette mémoire collective. C’est pourquoi on attend de l’enseignement de l’histoire qu’il serve ce qu’on appelle maintenant " devoir de mémoire ", autrement dit qu’il s’insère comme un élément fondamental dans la construction d’une mémoire collective dont, à tort ou à raison, une partie des politiques pense qu’elle est le remède au délitement du lien social auquel nous sommes confrontés.
La question précise qui nous est posée, est celle de la fonction de l’école comme institution. A-t-elle pour fonction de former ce qu’on appelle aujourd’hui une " culture commune ", expression bien dangereuse qui n’est pas très loin du " formatage idéologique " ? Ou, au contraire, doit-elle instruire et par l’instruction développer la rationalité critique ? Pour me faire comprendre, je voudrais prendre deux exemples à mon avis symptomatiques des problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Premier exemple : La question de la citoyenneté antique. Elle est au programme d’histoire des classes de Seconde, elle est abordée en ECJS, et on la retrouve en Terminale pour peu qu’on s’intéresse aux Politiques d’Aristote. On peut aborder cette question comme l’abordent de nombreux manuels d’histoire et comme le CNDP propose de l’aborder en ECJS, sous l’angle des limites de la démocratie athénienne : exclusion des femmes et des métèques, esclavage, etc. À partir de là, il est facile de montrer que notre démocratie moderne est bien supérieure à cette démocratie antique qui tolérait les pires inégalités et les pires discriminations. Je schématise. Mais c’est la ligne générale de ce qu’on voit publié ici et là. Alors comme cela on forme une mémoire, une mémoire qui glorifie le présent comme progrès sur un passé sombre, y compris dans ses pages les plus lumineuses. Mais, je regrette, en procédant ainsi on ne fait pas de l’histoire. On "dé-contextualise" les institutions politiques en les comparant à une norme idéale d’invention récente – l’égalité politique et civile des hommes et des femmes a moins de 30 ans dans notre pays. Donc on nage finalement en pleine idéologie, une idéologie pleine de bons sentiments, une idéologie dont je pourrais partager les visées, mais tout de même une idéologie. Or, du point de vue historique, ce qui est bien plus difficile à expliquer, ce qui pose vraiment problème, c’est cette exception grecque, c’est cette conception exigeante de la République comme gouvernement des égaux, de la citoyenneté comme l’état de ceux qui sont tour à tour gouvernants et gouvernés. C’est ce que Hegel appelle cette " fleur contingente " de la démocratie athénienne. Et pour la formation " citoyenne " d’un élève, n’est-il pas mille fois important d’apprendre à se " décentrer ", à sortir de l’horizon étroit de la doxa pour apprendre enfin à penser ?
Deuxième exemple : celui du nazisme et de l’extermination de masse. Ce qu’on appelle " devoir de mémoire ", c’est essentiellement la mémoire des camps d’extermination et l’impératif qui en découle : " plus jamais ça ". Là encore, les intentions sont bonnes. Mais là encore on fabrique un résultat inattendu, inattendu du moins pour qui espère trouver dans l’histoire un supplément de rationalité. Car le nazisme devient, pour nos élèves en Terminale, une incarnation du mal absolu, d’un mal incompréhensible tant il est monstrueux. Et toute l’histoire du XXe siècle est engloutie dans ce trou noir et elle devient un théâtre d’ombres qui exclut, contrairement à ce qu’on pourrait croire, toute réflexion politique ou civique, ces deux termes étant équivalents. Comment le nazisme a-t-il été possible ? Profond mystère. Quid de la révolution allemande de 1918-1919 ? Quid du traité de Versailles ? Là où la réflexion sur le passé est censée éclairer les esprits, elle les désarme. Pourtant, il est facile de faire remarquer que le XXe siècle a été "le siècle des camps". Il est facile de montrer comment la grande boucherie de la Première Guerre Mondiale a été l’élément décisif pour accoutumer les hommes à la cruauté portée à ce niveau. Mais là, patatras, tout le bel édifice du mal absolu s’effondre parce que la Première Guerre a été le fait d’États civilisés, d’États de droit et non de barbares et de monstres…
Je ne développe pas plus. Mais je crois qu’on commence à bien voir comment cet abus de la mémoire, comment ce " devoir de mémoire " érigé en impératif catégorique de notre système politique aussi bien que scolaire produit des effets pervers terribles. Nous voulons former des citoyens. Mais nous ne faisons qu’habituer les élèves aux bons sentiments, à des bons sentiments bien superficiels, alors que c’est seulement par la raison, par l’habitude de l’objectivité que se forme une pensée libre, c'est-à-dire une pensée critique.
Conclusion
Si l’enseignement de l’histoire a un sens, s’il est éminemment formateur, c’est seulement à condition de se dégager radicalement des impératifs sociaux de la mémoire collective, à condition de se dégager de l’obsession des préoccupations "contemporaines". C’est-à-dire en renonçant à vouloir forger la mémoire collective. On apprend plus à être citoyen en étudiant le règne de Louis XIV ou les guerres médiques qu’on ressassant les horreurs du siècle.
Je voudrais terminer par une question pour provoquer la discussion. Quand aujourd’hui on demande, un peu partout, un enseignement spécifique de l’histoire des religions – alors que les religions ont, normalement, toute leur place dans le programme d’histoire – est-ce qu’on est pas précisément en train de reconstruire cette mémoire instrumentalisée au nom de la " culture commune ", est-ce qu’on n’est pas en train de préparer une véritable bombe contre la science historique ?
Denis Collin -

Étatisme, libéralisme et République sociale


À propos de "L'essence du néolibéralisme" de Pierre Bourdieu


[Avertissement: Cet article a d'abord été proposé au Monde Diplomatique. Mais la rédaction de ce journal n'a pas cru nécessaire de répondre, ne serait-ce que pour lui opposer une fin de non recevoir. Le débat n'en reste pas moins nécessaire. Si la "pensée unique" néolibérale est critiquée sévérement sous divers aspects dans des ouvrages à grand tirage, depuis le livre de Viviane Forrester sur L'horreur économique jusqu'aux Nouveaux chiens de garde de Serge Halimi en passant par ouvrages et articles de Bernard Marris, ce qui frappe c'est l'incapacité de cette critique à aller jusqu'à la racine des problèmes qui n'est pas dans le mais dans les rapports sociaux capitalistes eux-mêmes. Du même coup, il ne reste plus qu'à courir après les miracles, la taxe Tobin chez les uns, la résurrection de l'Etat chez les autres, un nouveau plan Marshall ailleurs ... Le Monde Diplomatique s'est mis en recherche d'une «nouvelle utopie» (n° de Mai 1998). Bourdieu s'inscrit dans cette configuration idéologique qui se présente aujourd'hui comme l'alternative à la "pensée unique" mais qui risque fort de n'en être que le double.]
L'article de Pierre Bourdieu, paru dans Le Monde Diplomatique de Mars 1998 mérite qu'on s'y attarde. Son ambition théorique, définir « l'essence du néolibéralisme » est suffisamment forte pour attirer l'attention. L'objectif proclamé, critiquer « cette utopie en voie de réalisation, d'une exploitation sans limite », est suffisamment clair pour intéresser tous ceux que la lutte contre l'idéologie dominante concerne. La réputation de Pierre Bourdieu, devenu presque un idealtype de l'intellectuel qui n'a pas renoncé à sa fonction ­ du clerc qui n'a pas trahi ­ invite enfin à porter à ce texte l'attention qu'il mérite. Pourtant le projet de Bourdieu laisse perplexe. Définir l'essence du néolibéralisme ? Le néolibéralisme est-il une chose dont on peut dire qu'elle a une essence ? Toute l'ambiguïté est là : le néolibéralisme est érigé en une théorie cohérente (une utopie) voire en « un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur. » Or cette problématique, loin d'éclairer les enjeux de « la lutte dans la théorie », pour reprendre une expression d'Althusser, contribue à la confusion théorique et politique.
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Le point de départ est, en effet, idéaliste. Après avoir réfuté l'idée que le discours dominant puisse décrire le monde tel qu'il est, Bourdieu laisse entendre que notre monde ne serait pas le résultat de lois naturelles mais « la mise en pratique d'une utopie, le néolibéralisme, ainsi convertie en programme politique, mais une utopie qui, avec l'aide de la théorie économique dont elle se réclame parvient à se penser comme la description scientifique du réel ».On comprend mal en quoi le monde peut être « la mise en pratique d'une utopie ». Le mode de production capitaliste ­ expression visiblement taboue dans le registre de l'article ­ n'évolue pas comme « mise en pratique » d'une théorie mais bien selon ses lois propres, selon son impératif catégorique à lui, celui de la recherche du profit maximum. Que cette pratique s'accompagne d'une idéologie ­ deuxième terme tabou ­ c'est quelque chose de parfaitement naturel ; en précisant que l'idéologie n'est pas réductible au discours mensonger des tyrans, ni au discours de la propagande, mais qu'elle est la représentation spontanée que les agents se font de la réalité sociale. Sur ce point encore, on n'a dit ni plus ni mieux que Marx dans sa fameuse analyse du caractère fétiche de la marchandise.(1)
Au lieu de cette méthode matérialiste (ou même tout simplement scientifique), Pierre Bourdieu part des représentations idéelles du réel pour en faire le facteur explicatif du réel. C'est son droit, mais c'est une prise de position métaphysique qui devrait s'annoncer comme telle. On peut cependant faire remarquer que ce retour en force de l'idéalisme comme méthode d'explication des phénomènes sociaux est très largement répandu. Le dernier livre de feu François Furet, Le passé d'une illusion, est exactement dans cette veine : c'est la théorie léniniste (et marxiste) qui est la matrice d'où sont sortis les monstres staliniens. Même rengaine chez Courtois et ses amis dans leur très médiatisé Livre noir. Il est assez surprenant de voir Pierre Bourdieu enfourcher ce bidet idéologique fourbu.
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Donc, nous commençons par la théorie. Bourdieu nous gratifie de quelques considérations allusives et fort confuses sur la théorie de Walras. Une petite note nous avertit que c'est à Auguste Walras (le père) qu'il est fait référence, et non, comme on aurait pu le croire à Léon Walras (le fils) ; sans doute le fils doit-il beaucoup à son père, mais le véritable inspirateur de la théorie économique moderne c'est Léon Walras et non Auguste Walras ; c'est Léon Walras qui écrit des Éléments d'économie politique pure (1874-1877). S'agit-il d'une confusion de la part de Bourdieu ? On a du mal à le croire. Que signifie alors cette référence inhabituelle ? Mystère. Peut-être s'agit-il du fait que Léon Walras emprunte à son père une définition de la notion de capital au sens large comme des biens qui servent plus d'une fois, et au sens étroit comme des biens durables qui eux-mêmes sont produits. Cette définition très vague coupe le concept de capital de son rapport avec la monnaie et la marchandise et c'est précisément cette coupure qui fonde l'économie « pure » moderne. Or, curieusement, il y a en France au moins un sociologue qui emploie le terme de capital dans un sens élargi à la manière de Walras : c'est Bourdieu !
Mais que reproche donc Bourdieu à Walras ? D'avoir liquidé la théorie de la valeur-travail, d'avoir construit une théorie générale de l'équilibre ? Rien de tout cela. Le reproche concerne non pas les positions théoriques de Walras, mais le fait même d'essayer de construire une théorie économique qui ne serait qu'une « fiction mathématique » fondée sur une « conception aussi étroite que stricte de la rationalité individuelle » et cette théorie ne serait ainsi qu'une « formidable abstraction ». Voici un dernier reproche bien curieux : toute théorie est, par essence, une « formidable abstraction ». La volonté de donner une formulation mathématique des lois économiques n'est pas propre au néolibéralisme en général ni à Walras en particulier. Si le Capital est inachevé, c'est parce que Marx n'a pas cru pouvoir livrer ses travaux au public tant qu'il ne pouvait pas résoudre quelques problèmes mathématiques épineux, notamment ce fameux problème de la transformation des valeurs en prix qui est une des clés de la conception marxienne.(2)
À d'autres égards, les reproches que Bourdieu adresse à Walras pourraient aussi être adressés à Marx qui lui aussi voulait faire une théorie pure du mode de production capitaliste, faisait abstraction « des conditions économiques et sociales des dispositions rationnelles » des individus. Le Capital est exposé comme une construction logique à partir du déploiement de ce qui est contenu dans la formule de la marchandise. Ce caractère d'abstraction « formidable » et de construction a priori a été, d'ailleurs, l'objet des critiques majeures qu'a suscitées cet ouvrage. Donc, contrairement à ce que croit Bourdieu, ce n'est pas le genre de préoccupation épistémologique de Walras qui conduit au néolibéralisme ; c'est le contenu positif de la théorie elle-même.
Il est très curieux de constater que le contenu de cette théorie ne soit pas abordé réellement, pas plus que ne sont évoquées les thèses de Kenneth Arrow(3) et Gérard Debreu, tous les deux prix Nobel d'économie et créateurs d'un modèle mathématique de l'économie de marché. Or ce qui est intéressant chez ces deux auteurs qui servent de référence au néolibéralisme, c'est qu'ils ont été amenés à prendre leurs distances avec leurs propres théories dont ils ont souligné eux-mêmes les difficultés. Comment traiter de l'essence du néolibéralisme comme théorie sans évoquer les contradictions internes à cette doctrine ?
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Bien qu'il soit en quête de l'essence du néolibéralisme, la suite de l'article est très largement constituée d'une partie descriptive qui n'est pas très nouvelle, puisqu'on y trouve essentiellement un résumé de ce qu'on trouve tout de même en beaucoup d'autres lieux, par exemple dans le Monde Diplomatique. Décrire comment est entreprise la destruction de toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du « marché pur », cela peut être utile. À condition de le faire sérieusement et ne pas se contenter d'énumérer le catalogue tératologique du « nouvel ordre mondial ». En effet faire du « marché pur » la question centrale, c'est se tromper de cible. Le « marché pur » est une idéologie qui ici sert de couverture à une politique qui se moque comme d'une guigne du marché, de la libre concurrence et des dogmes des grands ancêtres libéraux. Quand M. William Gates rencontre M. Chirac, rachète les droits de reproduction des uvres d'art des plus grands musées du monde, et organise méthodiquement, en France par son partenariat avec France Télécom, le contrôle du « net » d'un bout à l'autre de la chaîne, ce n'est pas le « marché pur » qui est visé, mais bien le monopole. Quand M.Dauzier est chassé de Havas par Messier et la Générale des Eaux, c'est encore le monopole généralisé qui est visé. En lisant le Monde Diplomatique, Pierre Bourdieu aurait d'ailleurs pu trouver de nombreux exemples pour confirmer que la concurrence n'est pas l'essence du mode de production capitaliste mais seulement le moyen par lequel s'accomplissent les lois immanentes du capital et que la concentration et la centralisation du capital sont les traits fondamentaux de ce mode de production. Ou encore, il aurait pu arriver à la conclusion que l'essence du néolibéralisme, c'est la fusion du capital industriel et du capital bancaire constituant ainsi une oligarchie financière qui vise à la domination mondiale. Mais tout cela aurait sûrement fait trop « marxiste » et aurait interdit à Bourdieu d'écrire que le néolibéralisme a « beaucoup de points communs » avec le marxisme.
Il ne s'agit pas reprocher à Bourdieu de n'avoir pas lu Marx. Le problème est qu'il refuse d'affronter les questions réelles parce qu'il prend le discours dominant pour autre chose qu'un discours idéologique. Au fond, pour Bourdieu, si le discours dominant, « l'utopie néolibérale » ne décrit pas le monde tel qu'il est, il décrit néanmoins sérieusement le programme réel des classes dominantes et décrira demain le monde réel quand ce programme aura été mis en application. Donc l'idéalisme de Pierre Bourdieu atteint ici son plein accomplissement. Puisque c'est l'idée qui transforme le mode de production capitaliste, l'analyse du mode de production capitaliste peut avantageusement être remplacée par l'analyse de l'idée. Bourdieu fait exactement ce qu'il reproche aux économistes néolibéraux, confondre les choses de la logique avec la logique des choses. Du même coup la forme sous laquelle apparaissent les lois du capital est prise pour leur essence, le marché remplace le capitalisme et ainsi de suite. Et la question essentielle des rapports de production et de propriété est remplacée par la question secondaire des limites du marché, de l'efficacité du marché, de la compatibilité du marché avec les exigences sociales et . C'est-à-dire que la discussion est circonscrite à l'intérieur du cadre des rapports de production capitaliste, de la séparation du producteur et des conditions de la production. Ce qui est exactement l'idéologie dominante elle-même. Ou plus exactement le double de la pensée unique qui est suffisamment puissante pour s'imposer à ses adversaires les plus sincères.
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Ce qui est effacé dans le texte de Bourdieu, c'est la politique, c'est-à-dire la lutte politique. Comme si l'utopie dénoncée était déjà entrée en application ­ idée curieuse d'ailleurs puisqu'une utopie réellement existante est une contradiction dans les termes si l'utopie est, étymologiquement, le lieu de nulle part. En quoi Bourdieu efface-t-il le politique ? Tout simplement parce que comprendre la politique, c'est comprendre les conjonctures et que Bourdieu travaille avec des « essences ». Par exemple nous trouvons « les économistes » qui « habillent de raison mathématique » « la production et la reproduction de le croyance dans l'utopie néolibérale ». Que les économistes soient loin de former un bloc, que quelques centaines d'entre eux et pas des moindres aient lancé un manifeste « contre la pensée unique », qu'il y ait donc parmi la corporation des économistes une véritable lutte politique, le lecteur de Bourdieu ne le saura pas, car Bourdieu, fasciné par le regard du serpent des grands médias audiovisuels croit que Jean-Pierre Gaillard (à la Bourse de Paris, extraordinairement brossé par « les Guignols ») et Jean-Marc Sylvestre, le célèbre multicarte, représentent à eux seuls « les économistes ».
Plus sérieux : Bourdieu hypostasie l'État. Tout le texte est imprégné des idées qui dominent une partie de la gauche ­ la gauche non libérale ­ aussi bien que les « centristes révolutionnaires » de Marianne. Le néolibéralisme serait l'affaiblissement, voir la destruction de l'État au profit de l'économique. Du même coup on comprend bien la proposition centrale de Bourdieu pour mettre fin à « la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime socio-économique ». Il s'agit de « faire une place spéciale à l'État, État national ou, mieux encore, supranational, c'est-à-dire européen (étape vers un État mondial) capable de contrôler et d'imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers et surtout de contrecarrer l'action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail ».
Signalons tout d'abord ce que cette proposition présuppose en matière de philosophie politique : une conception purement instrumentale, fonctionnaliste, de l'État. Conception, qui curieusement est aussi celle qui domine la « pensée unique » : l'État n'est qu'un outil, un outil d'organisation de la liberté des marchés, un outil de contrôle des marchés pour les autres, mais dans tous les cas un outil. C'est bien pourquoi on peut envisager sans rire un « État mondial », utopie terrifiante qu'il est fort surprenant de retrouver chez un sociologue qu'on pensait doté du réalisme minimal nécessaire à l'exercice de cette discipline.
On retrouve, en deuxième lieu, la problématique centrale de tous les partisans de l'Europe de Maastricht : il faut plus d'Europe pour contrôler les marchés et une monnaie unique pour n'être point soumis aux intérêts américains et aux fluctuations du dollar. Nouvelle preuve que Pierre Bourdieu circonscrit entièrement ses critiques à l'intérieur du champ déterminé par ses adversaires. Une fois de plus, nous avons une nouvelle figure du couple diabolique de la pensée unique et de ses doubles. Car l'État est transformé en dispositif de contrôle technique de l'économie et la question de la souveraineté est évacuée. La position de Bourdieu est cohérente avec le projet social qui sous-tend son analyse. Pour lutter contre la misère, il faut contrôler les excès du mode de production capitaliste, mettre en place des contre-pouvoirs ou conserver ceux qui existent. Mais la question des rapports de propriété est tout simplement mise de côté. Comme pour les socialistes depuis leur congrès de l'Arche en 1991, il semble bien que, pour Bourdieu, « le capitalisme borne notre horizon historique » et sa réflexion s'inscrit à l'intérieur de ce champ.
Enfin, et ce n'est pas le moindre problème, Bourdieu reprend la problématique commune qui constitue le lot commun de la pensée libérale de droite ou de gauche et du républicanisme de gauche. C'est l'idée d'une opposition absolue entre l'État et le marché. Les libéraux disent « plus de marché et moins d'État » et la gauche répond « plus d'État et moins de marché. » Mais on devrait savoir depuis la magistrale étude de Karl Polanyi(4) que le libre marché présuppose une intervention réglementaire massive et le développement de l'appareil répressif.
Dans son premier âge, le capitalisme anglais avait mis les vagabonds au travail au moyen de sorte de « camps de concentration », les « workhouses ». Il ne suffit pas d'inciter au travail par la baisse des allocations chômage ou de d'augmenter « l'employabilité » en baissant les salaires minima. Il faut encore se prémunir contre les révoltes ouvertes ou larvées que cette politique engendre nécessairement. C'est pourquoi le « néolibéralisme » n'est pas seulement le marché pur, mais aussi le quadrillage du territoire, le « zonage » ­ ZEP, zones sensibles, etc. ­ et le fichage des pauvres, avec, dans le plus grand secret l'élaboration de dispositifs anti-émeutes, et l'intégration du soulèvement urbain dans les préoccupations des armées (et ceci tant en France qu'aux États-Unis).
La gestion du marché lui-même, même en mettant entre parenthèses la « question sociale » présuppose un État développé et une lourde bureaucratie dans laquelle la poids de l'appareil judiciaire tant public que privé ne cesse de croître. La privatisation du téléphone, par exemple, entraîne une prolifération pathologique de la réglementation, l'Europe suivant en cela le modèle américain. La diminution du poids de la loi votée par les représentants du peuple est plus que compensée par la montée en puissance de la jurisprudence civile et pénale. L'utopie néolibérale, ce n'est pas le marché pur, mais le profit protégé par un État tentaculaire mais camouflé parce que « non politique », parce qu'entièrement consacré à la gestion rationnelle technicienne du social, à l'administration des choses.
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A trop prendre l'idéologie au sérieux, on finit par décrypter toute réalité à travers la grille de l'idéologie et à laisser dans l'ombre ce que précisément l'idéologie a pour fonction de laisser dans l'ombre. L'exercice auquel Pierre Bourdieu se livre dans Le Monde Diplomatique révèle les limites intrinsèques d'un certain type de pensée critique aujourd'hui. Une critique qui impuissante les citoyens, puisque d'un côté on affirme, à juste titre, que la situation actuelle est intolérable, mais qu'en même temps on doit confesser qu'on a pas de véritable alternative à proposer. Une critique qui impuissante les citoyens pour une deuxième raison qui a beaucoup à voir avec l'incapacité de toute une partie de la gauche à tirer jusqu'au bout les leçons de l'URSS. Les politiques néolibérales ont été parfois imposées par des coups d'États (Chili) ou sous la pression directe des institutions internationales (FMI, BM), mais dans les grandes pays à peu près démocratiques, elles sont aussi, en partie, choisies par les citoyens qui n'ont guère sanctionné MM. Blair et Jospin pour ne citer que deux ralliés récents à la version « de gauche » ( ?) du néolibéralisme. On peut dire que les citoyens sont des abrutis ou qu'ils sont abrutis par les médias et se contenter de lancer des prophéties et des excommunications. Il serait beaucoup plus intéressant de se demander quelles sont les « bonnes raisons » qui ont poussé une partie des salariés à accepter, peu ou prou, ce néolibéralisme quitte à en limiter les effets les plus dévastateurs par de grands mouvements sociaux (1995 en France, grève chez UPS). On s'apercevra peut-être que ce n'est pas sans rapport avec les « bonnes raisons » qui ont conduits les principaux soi-disant bénéficiaires des « conquêtes du socialisme » à appuyer massivement leur renversement en URSS et dans les PECO.
Le socialisme ouvrier traditionnel, celui des origines à Marx inclus, n'est pas un antilibéralisme et, cent cinquante ans après le Manifeste, on se gardera bien de le confondre avec les diverses variétés de socialisme réactionnaire et petit-bourgeois. Ce socialisme-là était l'aspiration des prolétaires à étendre à la sphère économique les principes de liberté et d'égalité conquis dans la sphère politique, bref à faire rentrer dans les système des besoins le «  politique » ou encore, à considérer, comme John Rawls, qu'il faut étendre le contrat social à la détermination des positions sociales et des revenus garantis à chaque citoyen. Les aléas de l'histoire ont conduits souvent les socialistes à l'alliance avec les ennemis de leurs ennemis et donc à confondre le socialisme (« les producteurs associés » disait Marx) avec l'étatisme antilibéral, bref à passer de Marx à Lassalle. Mais il faut dire clairement qu'on ne sortira pas de la crise présente en se repliant sur les vieilles lunes d'un système d'intervention étatique qui, de sa version libérale (Keynes) à sa version fasciste (Schacht), a d'abord été inventé pour sauver le capitalisme en perdition. Il faut au contraire se demander comment on peut réconcilier Marx et Rousseau, abandonner la sociologie fonctionnaliste sommaire pour retourner à la philosophie politique et faire revivre, comme les ouvriers parisiens de 1848, la vieille idée de la République Sociale.
Le 17 Mars 1998 - Denis Collin

Notes
1. Capital, Livre I, I, 4.
2. Chose intéressante, Michio Morishima qui est l'un de ceux qui ont donné une solution au problème marxien de la transformation est aussi un spécialiste de Walras.
3. De Ken Arrow, on pourra lire Choix collectifs et préférences individuelles, réédité en collection de poche par Diderot éditeur (1997).
4. La Grande Transformation, Gallimard

Dieu ou la nature? (à propos de la religion de Spinoza)


« Dieu ne joue pas aux dés » affirme Einstein en réponse à l’interprétation non déterministe de la mécanique quantique. Si on ne veut pas que cette intrusion de Dieu dans une discussion entre physicien apparaisse trop incongrue, il faut prendre au sérieux l’affirmation d’Einstein selon laquelle son Dieu est « le Dieu de Spinoza » c'est-à-dire « Dieu ou la nature ». La formule n’occupe pas une place centrale dans « L’Éthique », elle n’apparaît que furtivement dans la préface de la IVe partie. Mais elle découle de ce qui est affirmé dès les premières définitions de la partie I.
Dieu est la « substance éternelle et infinie » et rien d’autre. Toute interprétation de Dieu comme transcendance est écartée. Le « créateur » et la « création » - si ces mots ont encore un sens chez Spinoza - sont coextensifs. Sont également réfutées comme produits de l’imagination les formules sur la « volonté de Dieu ». Si on peut parler de liberté de Dieu ou de sa volonté libre, c’est seulement en admettant que la volonté de Dieu s’exprime dans les lois de la nature – qui sont les lois de la nature divine. Mais ce n’est qu’une façon de parler car « ni l’entendement ni la volonté n’appartiennent à la nature de Dieu ».
L’ordre de la nature est celui d’une nécessité radicale. « Une chose qui est déterminée par Dieu à produire quelque effet, ne peut se rendre elle-même indéterminée. » La formule d’Einstein pourrait être une traduction approximative de cette proposition XXVII de la partie I. Et on y ajoutera la XXIX : « Dans la nature des choses, il n’est rien donné de contingent ; mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon. »
Faut-il déduire que le spinozisme est un panthéisme ? À l’évidence non. Le panthéisme suppose une forme de religion de la nature dont on ne trouve aucune trace dans le rationalisme de Spinoza. S’il est quelque chose qui mérite notre admiration et notre émerveillement, c’est la capacité de la raison à comprendre l’ordre naturel. Cette capacité qui nous remplit de joie, selon Spinoza. Ici Einstein a une position sensiblement différente : le sentiment religieux cosmique naît d’un mystère : « ce qui est incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible ». Ce qui nous met en garde contre des parallèles trop hâtifs entre les deux grands penseurs.
Denis Collin


Commentaires

spinoza athée ?
par djhaidgh, le Jeudi 8 Septembre 2005, 23:22
Ce n'est pas écrit dans ce texte. Mais la négation du panthéisme nous invite à considérer que Spinoza aurait pu être athée.<br />je crois qu'on aimerait tous le croire, mais il ne faut pas se voiler la face : à l'époque, rare sont les intellectuels ayant fait le choix de l'athéisme. En ce qui concerne Spinoza, effectivement, et vous le soulignez, au niveau théorique, ses écrits ne laissent aucune place à une quelconque forme de mysticisme. Mais il y a cependant une forme d'amour de la connaissance qui, pour ne pas être postulée théoriquement, est pourtant apparemment vécue par Spinoza d'une façon presque mystique.<br /><br />Djhaidgh, mon site Philo-analysis sur :<br />http://felsefe.chez.tiscali.fr/index.htm<br />
Panthéisme
par Henrique Diaz, le Vendredi 14 Octobre 2005, 17:50
D'accord pour éviter un parallèle trop rapide entre Spinoza et Einstein, en ce qui concerne notamment le statut du mystère. Einstein pensait partager les intuitions fondamentales de Spinoza mais était finalement physicien plutôt que philosophe et n'a donc pas forcément fait preuve de la même rigueur que Spinoza dans l'exploration de ces intuitions.

Cela dit refuser le terme de panthéisme à Spinoza du fait qu'il n'a pas développé une "religion de la nature" est un peu rapide.

D'abord il y a chez Spinoza une religion naturelle, distincte de la religion révélée réservée aux ignorants : "Quant au moyen d'unir les hommes par l'amour, je le trouve surtout dans les actions qui se rapportent à la religion ou à la piété (voyez sur ce point les Schol. 1 et 2 de la Propos. 37, et le Schol. de la Propos. 46, ainsi que le Schol. de la Propos. 73, part. 4)." (Ethique IV, appendice XV)

Scol. 1 de la prop. 37 : "Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l'idée de Dieu, je les rapporte à la religion."

L'objet sur lequel se fonde la connaissance et l'action rationnelles que le spinozisme se propose de construire reste le Dieu de la première partie de l'Ethique. Ce Dieu n'est pas "choisi" comme une option parmi d'autres par Spinoza. La démarche rationnelle exclut cette illusion du choix. Dans les preuves qu'il apporte concernant l'existence de Dieu en Ethique I, 11, Spinoza affirme clairement qu'un monde uniquement constitué d'êtres finis, ou qui ne serait encore que la somme (magiquement) infinie des êtres finis est inconcevable. Poser l'existence d'un être absolument infini lui apparaît aussi nécessaire que d'affirmer que la somme des angles d'un triangle fait deux droits. Et dire qu'il y a un être absolument infini, c'est dire qu'il existe un "ens realissimum" comme disaient les scolastiques auxquel Spinoza doit beaucoup tout comme Descartes.

Or que signifie le terme de panthéisme ? Si on le réduit à une sorte d'adoration effusive vis-à-vis du milieu naturel environnant, on est effectivement bien loin du spinozisme. Mais le terme signifie étymologiquement "Tout-Dieu", il a d'ailleurs été inventé par un philosophe disciple de Spinoza, Tolland, et signifie donc primitivement "affirmation que Dieu est la totalité de ce qui existe". Affirmation opposée aux théismes traditionnels qui conçoivent un Créateur transcendant sa création. Or que nous dit le spinozisme si ce n'est qu'il n'existe qu'une seule substance, cet être absolument infini, que rien n'existe en dehors d'elle et donc que tout ce que nous connaissons à titre d'êtres singuliers n'est qu'expression de cette substance un peu comme un geste de la main est l'expression d'un corps vivant ?

Présentation de «Morale et Justice sociale»


Voici le texte de la conférence que j'ai donnée à l'invitation de l'APPEP (Association des Professeurs de Philosophie de l'Enseignement Public - régionale de Rouen) le mardi 2 mars 2002, afin d'y présenter "Morale et Justice sociale"

L'avenir de la nature humaine selon Habermas


L'avenir de la nature humaine par Jürgen Habermas. (Traduit de l'allemand par Christian Bouchindhomme. Gallimard, 2002, " nrf essais ")

Dans L'avenir de la nature humaine, un ouvrage composée de plusieurs conférences; Habermas se livre à un exercice de philosophie appliquée autour des questions posées par les nouveaux développements des biotechnologies. Pour ceux qui l'auraient oubliée, son inspiration kantienne est manifeste et il en déploie rigoureusement toutes les conséquences. Au moment où toutes les barrières éthiques traditionnelles semblent brisées les unes après les autres devant les progrès des bio-technologies et les espérances médicales dont elles nous bercent, Habermas met en évidence la naissance d'un nouvel eugénisme, un eugénisme libéral, à l'opposé des méthodes barbares des nazis, mais un eugénisme qui commence à avoir les moyens de ses ambitions. Si la technique nous permet de corriger, dès la conception, tous les " défauts " dont nous héritons naturellement, inévitablement apparaîtra un humain-type, conforme aux normes de qualité " zéro défaut " et du coup les parents qui n'auraient pas pris la peine de se préoccuper de la qualité de leur produit apparaîtront comme des parents indignes et les vies des individus non conformes à la norme seront considérées comme des vies de moindre valeur. A l'évidence les analyses d'Habermas nous ramènent directement aux questions épineuses qui ont été soulevées en France en 2001 avec le fameux "arrêt Perruche".
Habermas est confronté à un adversaire de taille: l'utilitarisme qui domine très largement la réflexion en bioéthique. De quel droit s'opposerait-on aux manipulations génétiques qui permettraient la naissance d'un enfant débarrassé des handicaps génétiques que ses parents lui auraient légués en se contentant de procréer selon la méthode naturelle. Plus personne (ou presque) ne proteste contre la vaccination. Pourquoi s'interdirait-on d'intervenir plus en amont? Habermas montre la différence: ce qui est en cause, ce n'est plus la guérison " post festum " de maladies ou l'intervention préventive sur un sujet dont les caractéristiques génétiques sont fondamentalement dues au hasard ou, en tout cas, sont indépendantes du projet et de la volonté de quiconque. Ce qui s'annonce est d'un tout autre ordre. Il s'agit d'une transformation radicale du rapport de l'homme à sa descendance. Loin de se limiter à la procréation, il se transformerait en véritable " fabricant ", l'enfant deviendrait le simple résultat d'un projet parental auquel il faudrait le comparer, comme nous comparons la réalisation de la maison au projet de l'architecte. L'enfant né du calcul et des combinaisons de la génétique ne serait plus dans le regard de ses parents et dans le sien propre une personne autonome au sens de Kant. Le livre se conclut par cette question: " Est-ce que le premier homme qui déterminera dans son être naturel un autre homme selon son bon vouloir ne détruira pas également ces libertés égales qui existent parmi les égaux de naissance afin que soit garantie leur différence? "
On est donc bien au-delà du débat piégé sur la clonage, où les condamnations horrifiées du clonage reproductif servent de leurre derrière lequel s'avancent les partisans du clonage thérapeutique, c'est-à-dire à brève échéance de la procréation programmée selon les méthodes de l'élevage ou de l'industrie modernes.
Un regret : le livre de Habermas fait partie d'une discussion et il répond à certains auteurs, notamment américains, comme Dworkin ou Nagel, mais nous n'avons pas accès en français aux textes critiqués par Habermas. Peut-être des éditeurs nous permettront-ils d'accéder facilement aux derniers ouvrages de ces auteurs...


Les faits et les normes. Nouvelles réflexions sur Marx


RÉVOLUTION ET TRADITION : Contrairement aux affirmations brutales sur la «suppression de la philosophie» et aux interprétations trop rapides de l'’énigmatique onzième thèse sur Feuerbach, je suis persuadé que ce que Marx nomme «communisme» n’est rien qu’une reprise particulière, dans les conditions nouvelles du développement du mode de production capitaliste, de l’'idéal émancipateur de la pensée philosophique rationaliste, cet idéal qui sans doute prend sa source chez Platon et Aristote, mais que le XVIIe et le XVIIIe siècle porteront à ses plus hauts sommets dans la culture européenne et dont les grands noms sont Descartes, Spinoza, les philosophes français des Lumières, (singulièrement Diderot et les matérialistes), Rousseau, Kant ou Hegel. Je voudrais expliquer ici, pour les lecteurs de Carré rouge, pourquoi, selon moi, si nous voulons revivifier le courant de pensée issu de Marx, si nous voulons tirer sérieusement et sans concessions le bilan d’un siècle de mouvement ouvrier plus catastrophique qu’exaltant, si nous voulons penser les conditions d'’une perspective communiste pour notre temps, alors nous devons retravailler dans cette tradition philosophique. Plus : face à la montée de nouvelles formes d’obscurantisme et à la domination insolente et mutilante de l’idéologie bourgeoise dans la culture, notre tâche est de défendre cette tradition. Enfin, comme nous avons rompu avec le mode de pensée sectaire qui a fait tant de ravages, comme nous ne prétendons plus à la vérité absolue, nous devons nous confronter avec la pensée de ceux qui, à partir de prémisses et d'’une histoire radicalement différente de la nôtre, essaient de définir ce que serait une société juste et quel sens il faut donner aux mots d'’égalité et de démocratie. Je crois que nous avons à apprendre des traditions nonmarxistes ou «post-marxistes».
(Pour lire la suite de cet article, cliquez ici)

[Cet article est paru pour la première fois dans la revue Carré Rouge, en janvier 1999.]

Bien commun et république


On dit souvent que la politique est un art d’exécution. De ce point de vue, ainsi que le note Léo Strauss, elle ne différerait pas de l’art d’être père de famille, de l’art de faire la cuisine, etc. Or, il n’y a pas de philosophie culinaire, ni de philosophie paternelle, alors qu’il y a une philosophie politique. S’il y a une philosophie politique, alors qu’il n’y a pas de philosophie culinaire, c’est que les finalités de la cuisine sont parfaitement claires, alors que les finalités de la politique ne le sont point. Le but premier de la philosophie politique, telle que les Anciens – Platon et Aristote – l’ont conçue, est le recherche de cette finalité suprême de la politique. Cette recherche, d’ailleurs, a une place si importante dans leur œuvre que l’on pourrait dire que l’expression « philosophie politique » est une expression pléonastique.
À la question quelle est la finalité de la politique ? la réponse traditionnelle est : la politique est la recherche du Bien Commun. Mais est-ce bien là le sens de la politique ? Et si c’est le cas, en quoi consiste ce Bien Commun ? Voilà sur quoi les avis divergent. D’autant que trois notions assez différents s’entremêlent : le bien commun est-ce vraiment la même chose que le bien public ou que l’intérêt général ? L’intérêt général est l’intérêt de tous, mais cet intérêt est-il quelque chose de commun ? Cette discussion en apparence assez byzantine recouvre en fait, comme on le verra plus loin, des conceptions assez différentes de la politique.

Le Bien commun est l’essence de la politique

C’est d’abord dans la philosophie antique qu’il faut aller chercher ce qu’est le Bien Commun. Je me contenterai d’explorer quelques aspects de la pensée aristotélicienne et de la pensée stoïcienne qui nous donnent, toutes les deux, un bon aperçu de ce problème. Il faudrait aussi étudier « Les Lois » de Platon et quelques autres textes canoniques. Mais à chaque jour suffit sa peine.
Qu’est-ce qu’une Cité ? Nous avons déjà abordé ce problème. Mais il faut redonner ici la réponse d’Aristote. Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ? Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et autres exemples favoris des philosophes. La plupart des grands mammifères vivent en groupes plus ou moins vastes et ces groupes connaissent toujours une forme, même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est un animal politique, un « zoon politikon » nous dit Aristote. Il y a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire »[1]. Mais cette traduction n’est pas la seule possible ; le grec mallon  peut se traduire par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous signale le traducteur. La première traduction laisserait entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire penser qu’il y a une différence de nature entre la vie grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que, par conséquent la cité humaine ne peut pas être comparée à la ruche ou à la fourmilière et que parler de la reine des abeilles ce n’est qu’une façon de parler anthropomorphique.
Il est inutile de s’engager plus en avant dans l’interprétation d’Aristote puisque les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir. La première peut s’appuyer 1° sur l’utilisation habituelle de mallon dans les autres parties de l’œuvre d’Aristote et 2° sur l’Histoire des animaux où les animaux sont divisés en deux grandes classes, les animaux sporadiques et les animaux politiques. Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction semble corroborée par de nombreux autres passages des Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est
plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi[2].
Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que vivre dans une Cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique individuelle, mais pour Aristote, ils définissent les raisons fondamentales de la vie dans une Cité. Nous ne pouvons pas être heureux en dehors de la vie dans Cité. Et nous ne pouvons même pas mener une vie guidée par un choix réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons : 1/ L’homme ne peut former son propre esprit et devenir apte à réfléchir que dans la vie commune – les petits d’homme ont besoin d’une longue éducation ; 2/ Une vie guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la vie politique dans une république dirigée par des citoyens égaux et libres ; autrement dit la vie politique donne en « grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.
Si la vie « politique » est le bien propre de l’homme, nous avons une première définition du Bien Commun. Il existe sans doutes des biens propres à chaque individu, pour celui-ci ce sera gagner de l’argent, pour celui-là de gagner le cœur de la femme de ses rêves. Mais il y a un Bien de l’homme en tant qu’homme et par définition ce Bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans une Cité.
Par conséquent agir en vue de la vie dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de son bien véritable. Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est vivre sous le commandement des lois. Autrement dit, notre bien le plus précieux, ce bien commun, réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité. Voyons un peu ce qu e cela pourrait vouloir dire pour un esprit contemporain. Dans le sentiment de la patrie, par exemple, entrent bien sûr toutes sortes de sentiments compliqués qui ont à voir avec la nostalgie : le sentiment de la patrie n’est jamais aussi fort que lorsqu’elle vous manque. Lorsque vous manquent la couleur du ciel  et les habitudes de vos voisins ou le son de votre langue maternelle. Mais le véritable patriotisme ne peut résider dans cet attachement aux choses ; il ne peut résider que dans l’attachement aux lois.
Qu’on me permette une digression. Voilà dans cette idée d’attachement aux lois une idée qui permet de répondre à une des questions centrales que pose Habermas. Habermas constate /1/ que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État- et  /2/ qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État- et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Je laisse de côté le caractère convenu du /1/ ­ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le /2/, eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C'est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.
Mais laissons là Habermas et revenons aux Anciens. Si le Bien Commun est ce bien qui nous est le plus précieux, c’est à lui que doivent naturellement être soumis les principes éthiques. L’éthique nous dit Aristote est subordonnée à la politique : cela veut dire que personne ne peut faire prévaloir ses propres conceptions morales ni sa propre vision du bonheur ; ce qui donne la direction et le sens de nos conceptions personnelles, c’est précisément ce bien commun qui existe dans la cité.
On peut, en restant chez les Anciens, voir comment les Stoïciens pensaient cette question du Bien Commun. On réduit trop souvent les Stoïciens à une de l’indifférence à la douleur et de refus des plaisirs, une qui visent uniquement la conquête de l’autonomie intérieure. Pourtant les Stoïciens ont aussi une politique, étroitement liée à leur physique et à leur . Cicéron en donne un exemple très intéressant dans son traité des devoirs ( de Officiis). Le point de départ de Cicéron est l’existence d’une humaine. Toute la doit être conçue à partir de ce primat de la humaine. Faire du tort à autrui, dit Cicéron, c’est « supprimer la vie commune et la société des hommes ». Or cette « société du genre humain » est ce qui est avant tout conforme à la nature. Notons que ce n’est pas la « polis » comme chez Aristote qui est le bien suprême conforme à la nature ; c’est l’expression bien plus large et bien plus indéterminée de « société du genre humain » qui renvoie à l’universalisme stoïcien. En effet comme le monde est un tout (« un gros animal » disent souvent les philosophes stoïciens), il existe par nature quelque chose qui unit tous les hommes et donc leur véritable cité est le monde (cosmos), ce qui fait de chaque homme un « citoyen du monde » (cosmopolitique).
Revenons un moment sur cette notion de société. Une société est un groupe de compagnons, elle est formée d’alliés ou d’associés. C’est donc bien plus vague que ce que les Grecs entendent par « polis ». Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’associe ? C’est le fait de faire prévaloir un intérêt commun aux associés. Donc, l’essence même de la vie sociale réside dans cet intérêt commun et ainsi que le dit encore Cicéron, il faut identifier l’intérêt particulier et l’intérêt général.
La portée de cette notion de Bien Commun est très vaste. Elle sert de fondement à l’idée de droit naturel. La justice n’est quelque chose de conventionnel, qui dépendrait du temps et du lieu, mais la mise en œuvre des principes dictés par la Raison humaine laquelle n’est pas autre chose que ce qui est commun à tous les hommes. Si on admet le droit naturel en ce sens ancien, on est alors obligé de renoncer à toutes les formes de relativisme et de positivisme juridique… On voit que les enjeux ne sont pas minces.

Ambiguïté du contractualisme

Évidemment, l’idée d’une nature humaine sociable est discutable. Hobbes remarque les hommes prennent plus de déplaisir que de plaisir à la vie en commun. Toutes les théories contractualistes modernes reposent sur cette idée ; ce n’est pas la nature qui fait la société et l’institution politique, mais pour cela il faut un artifice, une « première convention » dit Rousseau, qui marque, comme une césure fondamentale l’entrée dans la vie sociale, le passage de la nature à la culture s'effectuant ainsi dans l’institution du politique.
S’il est besoin d’un artifice, c’est que les hommes n’ont pas naturellement quelque chose à mettre en commun, ne ressentent pas  spontanément cette de nature du genre humain. Par conséquent la finalité du politique est profondément différente de ce que concevaient les Anciens. Dans le contractualisme moderne, le politique apparaît non comme l’expression du bien commun mais le système artificiel de coexistence de nos égoïsmes. Nous n’acceptons l’ordre politique que dans la mesure où il nous est utile. Le Bien commun n’est, s’il existe, que ce qui peut être utile à tous, le point d’intersection où nos objectifs personnels peuvent se rencontrer. Et rien d’autre. Qu’on comprenne bien les différences : chez Cicéron, par exemple, la question de l’utile n’est pas ignorée ; mais Cicéron affirme qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre le juste et l’utile, c'est-à-dire entre la reconnaissance de la suprématie du bien commun et notre « utile propre ». En effet, rien n’est plus utile à l’homme que cette vie commune dans laquelle sa nature s’épanouit.
Chez Hobbes, comme chez les principaux théoriciens libéraux, il n’en va pas ainsi : dans l’absolu, rien n’est plus utile à l’homme que d’affirmer son droit sur tous et sur toutes choses et c’est cela qui est conforme à sa nature et c’est pour cette raison que, comme le dit Hobbes, la condition naturelle de l’homme est la guerre. L’État et donc la loi commune ne sont acceptables que dans la mesure où ils assurent la protection de notre vie et de notre propriété et nous permettent de poursuivre en paix nos entreprises. On voit bien d’ailleurs que, du coup, il n’y a pas de contradiction entre l’État Léviathan « absolutiste » tel que le définit Hobbes et l’État minimum cher aux libéraux. Comme rien n’est commun aux hommes que leur égoïsme, l’État est nécessairement comparable au monstre biblique que Job ne pouvait pas pêcher avec un hameçon ! Pour tenir les hommes en respect, il n’y a que la force. Mais en même temps cet État minimal, car, puisque rien n’est commun, sauf cette crainte de la force, l’État doit être réduit à ses fonctions répressives et guerrières. Généralement on n’aime pas Hobbes parce que Hobbes évente le secret de l’État moderne et le secret du capitaliste, parce que, à l’avance, Hobbes démonte le soi-disant lien entre liberté économique et liberté politique, entre égoïsme sacré et défense des droits individuels des personnes. Quand il dit que la soumission à l’État Léviathan est la renonciation au droit au profit de l’obligation, il ne fait qu’exposer ce qui se passe effectivement. Pour les plus libéraux des libéraux, les plus démocrates des démocrates, les droits du Léviathan sont intangibles, inviolables. On respecte votre droit à vous agiter dans tout ce qui est insignifiant ou inoffensif, mais pour les choses sérieuses, c’est la force qui l’emporte. L’actualité nous en fournirait des exemples en abondance.
Le nœud de toute cette affaire est la question de la propriété. Le seul droit naturel sacré pour nos théoriciens est le droit de propriété. C’est pourquoi d’ailleurs les théoriciens lockéens des droits de l’homme qui proclamèrent l’indépendance des États-Unis firent passer les droits des hommes noirs après le droit de propriété des gros planteurs esclavagistes. Selon l’adage juridique, la propriété de tous n’est la propriété de personne. Or la propriété de personne est une propriété dont on ne prend aucun soin – puisque ce n’est pas à moi, je ne m’en occupe pas – et par conséquent c’est une propriété condamnée à dépérir rapidement. Autrement dit, moins il y a de choses que les hommes possèdent en commun et plus ils sont riches. Locke, grand théoricien de la propriété privée comme droit fondamental, appuie le mouvement des « enclosures » qui consiste à liquider la propriété commune des paysans écossais, irlandais ou anglais.
Il ne faut pas mettre tous les théoriciens modernes du contrat dans le même sac. Spinoza, tout en concevant la politique de manière moderne, rénove pourtant la pensée du droit naturel en soulignant 1/ que jamais le droit naturel ne peut disparaître devant le droit positif de l’État qui ne peut que le limiter et 2/ que toute la vie politique peut être fondée en raison en partant de la de nature des hommes (« il n’est rien d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme »), c'est-à-dire en faisant le lien avec la pensée stoïcienne ancienne. Chez Rousseau, les choses sont différentes, mais il ne s’oppose pas moins aux théoriciens libéraux anglais. Le point de départ de l’entrée des hommes dans l’état civil est bien l’intérêt particulier, mais le contrat, par ses termes mêmes produit une transformation singulière dans la condition des hommes :
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.  (Contrat Social, I, VIII)
Ce que Kant dit autrement : si les hommes passent à la vie sociale en raison de leur égoïsme – l’insociable sociabilité de l’homme dit Kant – celle-ci vie sociale s’ordonne selon le droit et convertit en moralité ce qui a été « pathologiquement extorqué ». Mais cette conversion est aussi le passage du moi à un moi collectif et alors mon bien le plus précieux n’est plus mon bien personnel mais le bien commun. La rousseauiste n’est pas naturelle, elle est instituée, conventionnelle, mais elle n’en a pas moins d’importance.

La discussion actuelle

On voit clairement en quoi les problèmes qu’on vient d’évoquer s’inscrivent pleinement dans notre actualité. On pourrait schématiser cette discussion en opposant la République et la démocratie. Les républicains affirment l’existence d’un bien commun alors que les démocrates centrent la réflexion sur les droits de l’individu. Cette opposition pourrait être emblématisée : république française contre démocratie anglo-saxonne. Cette opposition prend du relief si on voit comment elle oppose d’un côté le courant utilitariste néolibéral et le courant républicain dont les figures les plus importantes sont sans doute Habermas et Rawls. L’un et l’autre tentent de reconstruire l’idée d’un bien commun sans avoir recours à des notions métaphysiques comme la nature humaine telle que les Stoïciens affirment qu’elle est. En réalité ces auteurs tentent de trouver une synthèse entre la démocratie libérale et l’idée républicaine.
Pour Habermas, c’est la politique délibérative, fondée sur l’éthique de la discussion qui doit permettre de  dépasser cette opposition. « Nos réflexions sur la théorie du droit nous ont appris que la procédure mise en œuvre par la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique. Une telle lecture de la démocratie a des conséquences pour la pour la conception d’une société centrée sur l’État d’où partent, en règle générale, les modèles traditionnels de la démocratie. On perçoit alors les différences qui séparent ce modèle à la fois de la conception libérale de l’État, gardien d’une société fondée sur l’économie et la conception républicaine d’une éthique institutionnalisée par l’État. » (Droit et démocratie, page 320) Quelles sont les deux conceptions en cause ?
·                     Le modèle républicain est celui d’une «  éthique ». « Selon la conception républicaine, la formation de l’opinion et de la volonté politiques des citoyens sont le medium à travers lequel se constitue la société en tant que totalité politiquement structurée. La société est par nature politique, societas civilis ; en effet, par la pratique d’autodétermination politique des citoyens, la prend pour ainsi dire conscience d’elle-même et, au moyen de la volonté collective des citoyens, agit sur elle-même. La démocratie est ainsi le synonyme d’une auto-organisation politique de la société dans son ensemble. » (ibid. page 322)
·                     Le modèle libéral est ainsi défini : « Le pivot du modèle libéral n’est pas l’autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l’imposition des normes de l’État de droit à une société fondée sur l’économie, censée assurer l’intérêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satisfaisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent activement à la production. » (ibid. page 322)
On voudrait bien pouvoir faire la synthèse de ces deux modèles, comme le voudrait Habermas. Mais la question qui bloque, c’est que ces deux conceptions sont opposées sur ce qui en constitue le pivot. En effet, en république, il existe véritablement quelque chose qui est commun, quelque chose qui n’appartient à personne et appartient à tous en même temps. Au contraire, la conception libérale au sens français ou au sens défini par Habermas ne définit rien qui véritablement commun ; les intérêts sont semblables et mutuellement compatibles, mais ils ne forment pas à proprement parler un intérêt commun.
1)      On pourrait discuter ces questions en se plaçant sur un terrain économique. L’existence de biens publics accessibles à tous donne certes réalité et consistance à l’idée de bien commun. De ce point de vue la question de la place des investissements publics, de la propriété nationale, des services publics, ce n’est nullement une question de technique pour savoir ce qui serait le plus profitable pour la croissance et les intérêts privés. C’est au contraire, à l’évidence, une discussion sur ce qu’on entend par République.
2)      Les libéraux politiques comme Rawls montrent que la reconstruction des principes d’une société bien ordonnée suppose l’existence de biens publics Rawls écarte aussi bien le capitalisme libéral que le socialisme bureaucratique. Il part de la notion de « bien public » qui contient les biens communs et ouverts à tous (défense, santé, etc.). Contre les maux publics (comme la pollution), il y a nécessité d’opposer d’autres biens publics (protection de l’environnement).
3)      Mais le bien commun, c’est peut-être autre chose de plus fondamental et qu’on comprend de plus en plus mal aujourd’hui. Ce que crée la vie politique, ce résultat le plus important de l’action, c’est un monde commun, un espace partagé dans lequel les hommes se reconnaissent mutuellement. La destruction des richesses matérielles publiques – en un mouvement qui rappelle irrésistiblement les vastes privatisation par lesquelles naissent le capitalisme anglais – va de pair avec le mouvement de la destruction de ce bien commun plus important au fond que le précédent. S’il ne s’agissait que d’un problème d’organisation économique et de répartition des richesses entre les divers composantes de la société, il n’y aurait vraiment rien de nouveau sous le soleil. On resterait dans un cadre bien connu, celui qui a défini la vie politique, avec ses affrontements droite-gauche. Or, aujourd’hui, on en est au point au point où l’espace même de la confrontation qui fait défaut ! La déconstruction méthodique de l’espace politique par la technocratie, c’est cela : la destruction de ce qui fait tenir debout la société, de ce qui fait qu’elle « une société » et pas un agglomérat.
4)      Il y a quelque chose qui exprime au paroxysme ce que nous disons ici. On parle de plus en plus du remplacement de la démocratie politique par la démocratie de l’actionnaire (la « corporate gouvernance »). Évidemment on remarquera que la soi-disant démocratie des actionnaires est l’enterrement du principe d’égalité : on vote si on a une action au moins et plus on est riche, plus on a de voix. Ce n’est donc pas de démocratie qu’il s’agit mais d’oligarchie et c’est quelque chose qui est ouvertement revendiqué par les intellectuels aux ordres du capitalisme néolibéral. Mais il y a peut-être pire encore : les actionnaires n’ont aucun lien avec l’entreprise dont ils sont les propriétaires nominaux. L’entreprise pour chaque actionnaire n’est qu’un lieu temporaire de placement en vue d’obtenir des dividendes et surtout une hausse du cours de l’action. Autrement dit 1/ L’actionnaire n’investit dans une entreprise que pour se débarrasser de cet investissement quand il aura réalisé une plus-value suffisante. 2/ Les actionnaires ne forment jamais une . On ne peut même pas dire qu’ils forment une association de co-propriétaires, car cette propriété ils ne l’exercent pas en commun et elle n’est même pas une propriété du tout ! c’est cela modèle qui nous est proposé, le modèle de la décomposition sociale la plus complète. Y a-t-il un bien commun entre les gens qui passent autour d’une table de jeux dans un casino ? C’est cela pourtant la société de demain, la « cyber-société » organisée autour de la soi-disant nouvelle économie.

 (17 mars 2000)


[1] Les politiques, I,2, 1253a.
[2] Les politiques, III, 9, 1280a.

Quelques remarques sur l’article de Jean-Jacques Kupiec, « La biologie a-t-elle opéré sa révolution copernicienne ? »

(La Raison, n° 474, septembre/octobre 2002)

Il faut dire, tout d’abord, que le livre de Kupiec et Sonigo, Ni Dieu, ni gène, (Seuil, 2000) est à lire et à relire, à la fois pour sa clarté, sa capacité à relier les questions philosophiques et les recherches scientifiques et par l’audace enfin des vues qui y sont exposées. Affirmant que la génétique n’est pas une science, mais seulement une théorie scientifique de l’hérédité, les deux auteurs jettent un pavé dans la mare. En proposant de faire de la théorie de l’évolution par la sélection naturelle la base d’une théorie matérialiste de l’ontogénèse, ils ouvrent une voie qui semble très féconde.
Résumant sa problématique philosophique pour La Raison, Kupiec a certainement raison de faire de la propagation du nominalisme une des conditions de la grande révolution scientifique moderne, celle qui donne les Copernic et les Galilée. Il me semble cependant qu’en opposant nominalisme et aristotélisme, Kupiec fait fausse route. Certes, la grande majorité des aristotéliciens sont partisans du réalisme des universaux. Mais les aristotéliciens nominalistes sont assez nombreux. Aristote, en effet, est aussi bien le père du nominalisme que celui du réalisme et, de fait, les écoles nominalistes de la philosophie médiévale partent de la relecture de la métaphysique aristotélicienne. Des propositions à connotation nominaliste se trouvent affirmées dès les premières pages des «Catégories». « La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c'est ce qui n'est ni affirmé d'un sujet ni dans un sujet : par exemple l'homme individuel ou le cheval individuel. » Or ces réalités individuelles sont le fondement de toute réalité : « Faute donc par ces substances premières d'exister, aucune autre chose ne pourrait exister. » Dans la « Métaphysique », Aristote développe la même idée en refusant que les universaux puissent être considérés comme substances, car l'universel est ce qui appartient naturellement à une multiplicité et donc « rien de ce qui existe comme universel dans les êtres n'est une substance ; c'est aussi parce qu'aucun des prédicats communs ne marque un être déterminé mais seulement telle qualité de la chose. » Et « Ainsi donc, nous venons de rendre évident qu'aucun des universaux n'est substance et qu'il n'y a aucune substance composée de substances. »
C'est précisément ce refus des universaux comme substances qui structure l'anti-platonisme d'Aristote et en particulier sa polémique contre la théorie des idées. Au couple Idée-apparence qui fait des multiples « étants » des manifestations phénoménales de l’Idée, seule dotée de réalité et d’intelligibilité, Aristote oppose la substance comme substrat singulier et véritable étant, dont les accidents modifient l’apparence. Les diverses substances peuvent avoir des attributs communs à partir desquels sont construits des « universaux », des espèces et des genres qui ne sont jamais véritablement des substances mais peuvent seulement « être dits » des substances en un certain sens particulier. Représentant le plus connu du nominalisme médiéval, Guillaume d’Occam (1290-1349) se situe dans cette filiation aristotélicienne. Et la philosophie d’Occam joue un rôle capital dans l’évolution intellectuelle qui conduit à la science moderne.
Ces remarques n’atteignent pas la problématique de Kupiec que je partage très largement. Mais il fallait rendre à César ou plutôt à Aristote (l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque, disait Marx) ce qui lui revient.
Denis Collin
(Cet article a été publié dans le n°476 du journal "La Raison")

Sur la philosophie morale de Kant

La philosophie de Kant constitue une innovation majeure dans la pensée , non parce qu’elle conduirait à des propositions morales inédites mais parce qu’elle déplace le point de vue à partir duquel les principes moraux peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance à l’autorité divine – obéissance liée à un système de menaces (l’enfer) et de promesses de la béatitude éternelle – soit sur des principes ontologiques (par exemple dans l’idée de loi naturelle). Ces morales sont des morales téléologiques : les actes moraux visent une certaine fin, individuelle ou collective, censée être l’accomplissement de la destinée humaine. Agir moralement, c’est ainsi agir en vue d’un bien, sachant qu’un bien quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or ce genre de se perd dans de nombreuses difficultés. La loi divine n’est pas facile à connaître et ses commandements sont souvent obscurs. Les fins qu’il est bon de poursuivre sont l’enjeu de désaccords sérieux. Tel fait résider le bien dans le plaisir, tel autre dans la , tel autre encore dans la vie harmonieuse de la cité ou dans la contemplation du vrai. En outre, si les sociétés traditionnelles étaient toujours plus ou moins soumises à une dominante, issue de la tradition, dans la société moderne, pluraliste, doivent pouvoir coexister de nombreuses conceptions du bien raisonnables, mais néanmoins contradictoires les unes avec les autres. La démarche initiée par Kant promet précisément de résoudre ces contradictions en redéfinissant les fondements et le champ de la .
I.                   La bonne volonté
A.     Révolution copernicienne
Comme dans la théorie de la connaissance, Kant opère en philosophie une véritable révolution copernicienne. L’homme ne reçoit la loi ni de la nature ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action n’est pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est uniquement dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en coûter. Il ne s’agit plus d’atteindre le bonheur, mais seulement de s’en rendre digne, mais « sans garantie de résultat » ! À la téléologique se substitue une déontologique.
B.     La liberté
Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il est impossible de déterminer ce qu’est une bonne volonté en partant des fins visées par cette volonté. Les maximes d’une volonté déterminée par ces fins sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une volonté autonome, c'est-à-dire libre. Alors que, traditionnellement la loi est conçue comme ce qui vient limiter la liberté de l’homme, au sens du libre-arbitre, c'est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le mal, de pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient le principe même de la loi . Une liberté ne serait qu’une expression contradictoire. Être libre, c’est faire ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement ne peut pas être chose que ce que lui dicte sa raison, indépendamment de tout mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien d’autre que la loi que dicte la raison.
C.     L’universalité de la loi
Or la loi de la raison est une loi de non contradiction ou encore une loi d’universalité. Une volonté absolument bonne ne peut pas être mauvaise ! Elle ne peut pas se contredire elle-même : je ne peux pas vouloir « x » ici et maintenant et « non x » demain ou ailleurs. C’est ainsi que « le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec la connexion universelle de l’existence des choses selon des lois universelles, qui est l’élément formel de la nature en général. » D’où se déduit la formule de la volonté absolument bonne : « Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pur objet comme lois universelles de la nature. » L’impératif moral est un impératif catégorique, parce qu’il ne souffre aucune exception, parce que ses commandements sont nécessaires et ne sont soumis à aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.
II.                L’universalisation et le respect d’autrui
A.     La formelle
Nous sommes ainsi parvenus à ce principe d’universalisation qui constitue le noyau de la kantienne mais dont on n’aperçoit pas tout de suite la portée. Une action n’est une action que si la maxime qui la commande peut valoir comme loi universelle, répète Kant sous diverses formes. C’est là quelque chose de remarquable car la n’est plus définie par son contenu – sa « matière » dit Kant – mais uniquement par sa forme. C’est la conséquence du fait que la loi est un produit de la raison pure dans son usage pratique – donc indépendamment de tout mobile matériel – et c’est la condition de la moralité, car si la était définie par sa matière, s’y mêleraient nécessairement des mobiles empiriques et des considérations de prudence (pragmatiques).
L’application de ce principe est en apparence fort simple. Par exemple, on peut se demander s’il est permis, dans certains cas, de mentir. La réponse kantienne est catégorique : ne mentir jamais ! En effet, si je m’accorde le droit de mentir pour certaines raisons pragmatiques déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre, qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de mentir. Dès ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et de la vie humaine tout court qui devient impossible puisque plus personne ne peut avoir confiance en la parole de l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être souscrit.
Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui trouvera son développement dans la philosophie du XXe siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis par un contenu dont on pourrait éventuellement discuter, mais par une procédure. L’impératif catégorique kantien ne nous dit rien de déterminé ; il nous indique seulement – mais c’est considérable – la marche à suivre si nous voulons savoir comme agir et quelles maximes sont des maximes légitimes pour déterminer notre décision. Autrement, dit le formalisme kantien, loin de condamner l’impératif catégorique à l’impuissance – selon la célèbre formule qui dit que Kant a les mains pures mais n’a pas de main – se révèle, au contraire, un principe moral dont les applications « concrètes » sont les plus larges.
B.     Se mettre à la place de l’autre
L’impératif catégorique, en effet, n’est pas le principe d’une universalité abstraite qui laisserait la voie ouverte à toutes les mises en œuvres concrètes possibles, y compris les plus tyranniques. On pourrait, par exemple, imaginer que l’égoïsme soit un principe universalisable. Kant, lui-même, envisage cette solution, dans le texte cité plus haut. Une société d’égoïstes indifférents aux autres, donc non envieux, est ainsi théoriquement possible. C’est même l’hypothèse de base tant de l’économie politique classique de Smith que des théories modernes du choix rationnel. Néanmoins, Kant refuse cette hypothèse de l’égoïste indifférent, car si elle est possible universellement sans contradiction, nous ne pouvons pas la vouloir : en effet, « il peut survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa propre volonté. »
Il ne suffit pas seulement, comme semblent le croire des critiques un peu superficiels de Kant, que la maxime de l’action puisse être généralisée, il faut se demander si chaque homme – et même chaque être raisonnable – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque sorte se mettre à la place des autres, et en premier lieu à la place de tous ceux qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une règle, par ailleurs non contradictoire et acceptée par le plus grand nombre.
C.     Le respect de l’humanité dans chaque homme
Le principe d’universalisation kantien ainsi entendu conduit donc à une nouvelle formulation de l’impératif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Ce n’est pas l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque individu. Ainsi l’autre est un autre moi-même non parce qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même tribu ou à la même , mais parce que nous sommes également doués de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité, comme fin suprême.
C’est ainsi la raison pratique qui constitue la humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une qualité biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des individus comme sujets moraux. Et cela vaut pour tout homme, même le plus égoïste, même le plus méchant, car celui-là reconnaît encore une loi universelle même si, dans ses propres actions il ne la suit jamais, incapable qu’il est de résister à ses inclinations au mal.
III.             Conséquences de la de Kant
A.     Critique de l’utilitarisme
Ainsi, la philosophie de Kant s’oppose radicalement à toutes les morales utilitaristes. La maxime de l’utilitariste est : Agis en vue d’augmenter la quantité de bonheur du plus grand nombre. Il existe plusieurs formes de cet utilitarisme ; un utilitarisme hédonisme qui fait résider le bonheur dans le plaisir et dans l’absence de douleur chez Bentham, un utilitarisme plus élaboré chez John Stuart Mill ou Henry Sidgwick ; mais dans toutes ces doctrines, c’est la fin, le bonheur collectif, qui rend justice des moyens. Kant ne s’oppose pas à l’utilitarisme seulement parce que c’est une du bonheur - un eudémonisme – et donc une aux principes indéterminés puisque chacun a sa propre conception du bonheur, alors que, pour lui, seule l’intention est et seule la bonne volonté est vraiment bonne. Il s’oppose encore à l’utilitarisme parce cette doctrine viole la formule du respect de l’humanité dans chaque homme. En effet, l’utilitariste calculant la somme de bonheur collectif peut parfaitement admettre que quelques-uns soient défavorisés, si cela profite à la majorité.
Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je serais amené à considérer certains membres de la humaine uniquement comme des moyens et non comme des fins en soi. Les droits de chaque individu sont inviolables, même si ce respect aboutit à ce que l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse. On a souvent reproché à Kant son approbation de la terrible formule : fiat justitia, pereat mundus (que la justice soit faite et que périsse le monde). On a vu dans cette formule l’expression du fanatisme moral kantien. Kant précise pourtant l’interprétation qu’il en donne : « que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l’univers ; cette sentence, qui a passé en proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force. » (Projet de paix perpétuelle)
B.     Principes de justice
Dans la conception de Kant, la philosophie donne les fondements du droit dont la politique doit être la mise en œuvre. C’est donc dans la fidélité à l’inspiration kantienne que s’inscrit la Théorie de justice de John Rawls qui veut donner les principes de base d’une société bien ordonnée. Ces principes de base sont les suivants :
1)       Principe d’égale liberté : tous les individus ont « un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous ».
2)       Principe de différence : « les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »
Cela signifie qu’une règle d’organisation sociale – par exemple, une règle de répartition des richesses ou des pouvoirs – n’est juste que si elle peut être acceptée par chacune des personnes concernées. C’est là une conséquence directe de la formulation de l’impératif catégorique comme respect de l’autre. Mais cet exemple a encore un autre avantage : il permet d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’idée que le moralisme kantien est un rigorisme formel, insupportable pour l’humanité concrète. Imaginons qu’une certaine règle de répartition des richesses soit favorable à la croissance mais qu’elle suppose qu’une partie de la population en paie le prix – par des licenciements ou des baisses de salaires. Les défavorisés pourraient, à la limite, l’accepter au nom du sacrifice à la collectivité. Mais le législateur kantien refusera cette proposition parce que lui ne prône pas une du sacrifice mais une fondée sur des principes de justice. Or ces principes de justice supposent que chacun a le droit de vivre et de défendre ses propres intérêts. Et donc cette philosophie, qui refuse de faire du bien-être et de l’intérêt égoïste une motivation , est en même temps la philosophie qui considère comme légitimes les principes de prudence et les calculs pragmatiques de tous les individus, à égalité des droits.
C.     L’éthique de la discussion
Cette norme kantienne d’universalisation suppose-t-elle que nous acceptions préalablement des hypothèses métaphysiques fortes – par exemple l’adhésion à la philosophie transcendantale de Kant et au rôle qu’il donne à l’a priori ? Les théoriciens de l’éthique de la discussion, Jürgen Habermas et Karl Otto Apel montrent qu’il n’en est rien. Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas, « Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument. »
Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
        Bibliographie
Emmanuel Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs ;Traduction et postface de Victor Delbos. Le Livre de Poche, les classiques de la philosophie, 1993
Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, collection Profil, Hatier
John Rawls : Théorie de la justice, Traduction C.Audart ; Le Seuil, réédition Points,1998.
Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion, Traduction de Mark Hunyadi, Le Cerf, 1992, réédition Champs/Flammarion, 1999

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