dimanche 21 août 2016

L'État totalitaire est-il encore un État?

Le XXe siècle a vu la naissance de formes politiques radicalement nouvelles, les États totalitaires, typiquement l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne, que Hannah Arendt désigne plus volontiers non pas comme « États totalitaires » mais comme « système totalitaire ». La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étant celui qui décide de la situation d’exception, l’État nazi n’est qu’une forme tout à faire légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche pour Carl Schmitt : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui un problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, disons, pour aller vite, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État- tel qu’il est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme mais bien plutôt des ingrédients de ce système.

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En premier lieu, il est évident que le système totalitaire se constitue à partir d’un État, mais généralement d’un État en crise, dont le « parti » totalitaire s’empare pour le transformer de l’intérieur. Le fascisme italien s’est glissé dans la monarchie parlementaire italienne sans jamais l’abolir officiellement ; Hitler a été nommé chancelier légalement et la constitution de la république de Weimar n’a jamais été abolie, les lois d’exceptions suffisant largement. De la même manière le système stalinien s’est installé dans le cadre formel du régime des Soviets issus de la révolution d’Octobre et les soviets ont été maintenus comme une pure façade. Une constitution a même été adoptée en 1936 et présentée comme « la plus démocratique du monde ». Tout se passe comme si l’État absorbait toute la société. La formule du totalitarisme est inventée d’un certain point de vue par Mussolini (1926) : « Tout dans l’État, rien hors de l’État et rien contre l’État ». Une formule qui conviendrait tout aussi bien à l’Union Soviétique stalinienne. Ainsi le système totalitaire ne serait d’autre qu’une excroissance de l’État souverain, ce monstre inventé par Hobbes qui lui donne le nom biblique du Léviathan. C’est à partir d’une certaine lecture de Hobbes que Schmitt cherche à construire le concept d’un « État total ».
Mais que la destinée de la conception hobbesienne du pouvoir souverain soit de servir de légitimation à « l’État total », rien n’est moins sûr ! Hobbes n’est pas du tout un théoricien de l’État total ou de quelque chose de semblable. Il est un théoricien de la souveraineté : il n’y a aucun pouvoir au-dessus du pouvoir du souverain lequel découle du contrat entre les citoyens (naturellement libres et égaux). Contre le féodalisme – empilage de pouvoirs qui peuvent entrer en conflits et provoquer des guerres interminables – Hobbes énonce que tous les individus doivent obéir au pouvoir souverain quelle qu’en soit la forme – pouvoir monarchique, pouvoir d’une assemblée ou pouvoir du peuple tout entier. L’affirmation de Hobbes est d’ailleurs évidente : aucun pouvoir ne subsisterait bien longtemps s’il admettait que certains dérogent, à leur gré, à la loi. Mais il suffit de lire le Léviathan et de rappeler avec quelle force il énonce ce qu’est la logique de la loi pour comprendre que Hobbes est bien, sous un certain angle, un penseur républicain, car c’est à la république (Commonwealth) qu’est entièrement dédié son Léviathan. Donc on ne peut pas passer du Léviathan de Hobbes à « l’État absolu » de Carl Schmitt.
Il est donc impossible de tirer le totalitarisme moderne de la philosophie politique classique, ni de Hobbes, ni a fortiori de Locke ou des autres penseurs libéraux, républicanistes … ou même monarchistes. Les États qu’ils ont sous les yeux, même les plus autoritaires, même ceux auxquels ils ne ménagent pas leurs critiques, ne sont à aucun titre des États totalitaires. Ni la monarchie absolue française ni l’autocratie russe où pourtant les libertés élémentaires d’opinion et d’expression ne sont pas garanties, où le pouvoir appartient « de droit divin » au monarque ne sont « totalitaires ». D’une part ces pouvoirs sont soumis à des lois qu’ils ne peuvent changer : le roi en France ne peut lever de nouveaux impôts sans avoir convoqué les « états généraux », que fit Louis XVI et constitua l’élément déclencheur de la révolution. D’autre part, il existe des corps « intermédiaires » qui ont leur propre pouvoir face au pouvoir du monarque : L’Église, en France comme en Russie, est une puissance qui peut contrebalancer sérieusement la puissance du monarque. Si les systèmes totalitaires modernes sont profondément différents même des États les moins favorables aux libertés et aux droits humains que nous tenons aujourd’hui pour essentiels, a fortiori, ils sont évidemment en rupture radicale avec tout ce qu’on a pris l’habitude de nommer « État de droit », qu’il s’agisse des monarchies constitutionnelles ou des républiques.
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Il est nécessaire d’admettre que le système totalitaire n’est un État que nominalement mais nullement dans son essence. Commençons par le plus délicat. Il est courant d’imputer à Hegel une conception de l’État conduisant au totalitarisme. Hegel emploie en effet la formule qui définit l’État comme une « totalité éthique ». Puisqu’un philosophe disciple indirect de Hegel comme Giovanni Gentile a apporté son soutien à Mussolini, il a été facile de tirer un trait de Hegel au totalitarisme moderne – d’autant que c’est à autre « hégélien », Marx, que l’on imputait la responsabilité du système stalinien en URSS. Mais cette façon de procéder n’a aucun rapport avec une réflexion sérieuse. Lorsque Hegel dit que l’État est une totalité éthique, il ne dit pas que le pouvoir des gouvernants est tout ! L’État est, pour lui, la sphère qui englobe, c’est-à-dire qui existe par toutes les autres sphères de la vie commune des hommes. La famille – cette première unité organique – et la société civile – cette affirmation de la liberté individuelle – ne sont pas absorbées par l’État. Elles en sont les constituants : sans l’État et la volonté générale, elles ne peuvent subsister durablement mais sans elles l’État n’existerait tout simplement pas. Les volontés particulières doivent se soumettre à la volonté générale – et non à la volonté de tel ou tel individu qui représenterait l’État – mais chacun peut défendre ses intérêts par l’intermédiaire d’organismes comme les « états », c’est-à-dire les divers corps de métiers. De même l’administration, si elle doit mettre en œuvre les lois et les décrets du pouvoir politique doit pourtant garder une certaine autonomie par rapport au gouvernement. Les gouvernants passent, mais l’administration permet la continuité de l’État. Enfin si l’État est une « totalité éthique » c’est précisément parce qu’il n’est pas sa propre fin mais qu’il a pour finalité de permettre une vie guidée par les « bonnes mœurs » ou « l’éthicité » (Sittlichkeit) que pratiquent spontanément en quelque sorte les citoyens.
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Ces quelques indications permettent de comprendre en quoi le système totalitaire n’a rien à voir avec cette « totalité éthique » hégélienne. L’État hégélien est l’État rationnel, c’est-à-dire l’expression du mouvement et du progrès de la raison humaine. Si les systèmes totalitaires utilisent la rationalité instrumentale de la technoscience si précieuse pour leurs menées guerrières et pour le contrôle de la population, ils sont non pas des manifestations de la raison mais des forces vouées à la destruction de la raison. L’exaltation nazie du sol et du sang (Blut und Boden) ou de l’instinct tout comme la valorisation du passé le plus obscurantiste indique sans le moindre doute ce que voulait ce régime. Mais ce qui apparaît en toute clarté dans le nazisme peut se retrouver facilement dans les autres régimes totalitaires.
En second lieu, la rationalité de l’État hégélien découle du fait qu’il est fondé sur la loi et non sur le caprice d’un despote. Or, ce qui caractérise les régimes totalitaires, c’est précisément que la loi n’y nullement un facteur d’ordre, mais un simple instrument de propagande dont on change quand on le veut. On maintient bien formellement un droit et un appareil judiciaire, mais les juges sont simplement priés d’entériner les ordres du despote. Les procès organisés par les nazis, de même que les procès de Moscou n’étaient des farces sinistres organisées à des fins de propagande. Staline fait des procès de 1936 des mises en scène à destination de politiciens et de publicistes occidentaux complaisants et, au fond, pas fâchés de voir Staline envoyer à la mort tous les hommes qui avaient fait la révolution d’octobre 1917. La justice et le droit dans le régime totalitaire ressemblent aux « villages Potemkine » sous Catherine II, villages, soigneusement apprêtés par le ministre Potemkine pour les visites à la « grande Catherine », selon ce qui n’est peut-être qu’une légende.
En troisième lieu, si la fin de l’État est la liberté ainsi que le soutiennent Spinoza et Hegel, non seulement le système totalitaire suspend toutes les libertés démocratiques de base mais encore annihile radicalement la plus élémentaire des libertés, celle de vivre en sûreté. Par l’insécurité permanente dans laquelle vit la grande majorité des citoyens, le système totalitaire est tout autre chose qu’un État autoritaire ou un État politico-militaire. Il est un régime de guerre civile permanente. Certes la frontière entre État autoritaire, régime dictatorial et système totalitaire n’est pas toujours bien claire. Les dictatures militaires recourent volontiers à la terreur et comme dans les régimes totalitaires n’hésitent pas utiliser des groupes armés formés de la lie de la société pour exécuter les basses besognes. Mais le propre des systèmes totalitaires est que la terreur n’y figure pas comme un moyen pour éliminer les ennemis du régime, mais comme une condition essentielle du fonctionnement du système et qu’ainsi elle frappe aussi volontiers les soutiens du régime que ses adversaires.
En quatrième lieu, le système totalitaire ne forme pas une totalité concrète mais un écrasement de toutes les sphères qui constituent l’État. La société civile n’existe plus ; elle est entièrement mise en coupe réglée par le parti unique et sa police politique. Les organismes indépendants ou simplement autonomes sont transformés en appendices du parti unique. La famille elle-même est menacée. L’embrigadement des enfants, la propagande pour qu’ils dénoncent leurs parents comme mauvais Allemands ou agents trotskistes dressent les enfants contre les parents. On force les femmes à qui on demande de dénoncer leur mari. Une poussière d’individus hagards, voilà ce que cherche à obtenir le système totalitaire qui n’est donc pas une totalité puisque une totalité suppose des parties. Le système totalitaire est l’anéantissement de toute .
Enfin, si l’État est une « totalité éthique » le système totalitaire repose sur la colonisation des consciences, la manipulation et la destruction systématique de toutes les sources de l’éthique. L’encouragement à dénoncer, piller ou tuer les « ennemis du peuple » suppose la destruction progressive de toute conscience . Les rituels quotidiens (le salut nazi par exemple) ou les manifestations de masses enrôlées pour la gloire du régime sont des éléments indispensables pour cette destruction de la conscience . L’antinazi qui doit saluer toute la journée en criant « Heil, Hitler ! » pourra difficilement supporter longtemps cette dissonance entre son attitude extérieure et ses pensées intimes et le plus simple sera de faire taire ses scrupules moraux et d’obéir de bon gré au régime.
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En conclusion, le système totalitaire n’est pas un État « extrémiste », une sorte variété parmi d’autres des États autoritaires. Les Hitler, Staline et leurs semblables sont autre chose que les despotes ordinaires dont l’histoire est pleine. Ils incarnent un horizon nouveau, un horizon « post-politique » comme le dit Slavoj Zizek à propos de Carl Schmitt qu’il approuve. Si la politique est, selon Hannah Arendt, l’activité dans laquelle les hommes se reconnaissent dans leur pluralité, le système totalitaire est donc bien, sinon anti-politique, du moins post-politique. Et si l’État concentre la question du politique, on doit donc considérer que le système totalitaire est autre chose qu’un État. Évidemment, il faut considérer cette affirmation avec toute la prudence requise. Aucun système totalitaire ne parvient à l’être complètement. En dépit des rodomontades de son chef, l’Italie n’a jamais réussi à être pleinement un système totalitaire, une féroce dictature à parti unique, sans aucun doute, mais lui manquent la plupart des traits qui définissent selon Arendt le totalitarisme. Même l’Allemagne nazie n’a pu réaliser jusqu’au bout cette pulvérisation de la société et l’armée, bien qu’étroitement encadrée par la SS n’est jamais devenue un simple prolongement du parti hitlérien. En outre le système totalitaire doit assumer certaines fonctions de l’État, de l’ordre public de base jusqu’au développement économique. Mais aussi importantes que soient ces précautions, elles ne doivent pas faire oublier les tendances fondamentales. Cela suppose également qu’on saisisse toute l’importance des institutions politiques et du système des lois, car c’est seulement l’État de droit, et non de vaines postures anti-étatistes, qui peut défendre la société contre les entreprises totalitaires.

jeudi 16 juin 2016

Pour une approche critique de l'islam

Pour une approche critique de l’islam

Présentation du livre de Yvon Quiniou, à paraître

Je publie ici bien volontiers la présentation qu'a faite Yvon Quiniou de son prochain ouvrage à paraître consacré à une approche critique de l'islam***
Je me permets répercuter ici la présentation de mon nouveau livre, qui vient de paraître chez un éditeur courageux, à destination des lecteurs de Mediapart. Ils y retrouveront, mais restructurées et enrichies, des idées que j’ai défendues sur ce blog, quitte à susciter des réactions polémiques extrêmes. Mais il faut avoir l’audace de voir les choses en face : « Le sommeil de la raison engendre des monstres » disait Goya… même s’il est entendu que l’islamisme trouve sa source aussi, sinon surtout, dans des facteurs socio-politiques qui sont hors-raison. Mais dénier aux idées ou aux croyances irrationnelles et déraisonnables une causalité propre dans la genèse ou l’entretien du malheur du monde, relève d’un angélisme ou d’une intelligence impardonnables à mes yeux, et l’on sait depuis Pascal que « qui fait l’ange fait la bête », en l’occurrence s’aveugle et alimente « la bête immonde ». Je ne veux pas participer à cette défaite inédite aujourd’hui de la pensée critique.
Yvon Quiniou, agrégé et docteur en philosophie, est connu pour ses travaux sur le matérialisme, la  et la politique qui lui ont souvent valu d’intervenir sur France Culture et même à la télévision. Il collabore diverses revues et, citoyen engagé, il intervient dans divers journaux, comme L’Humanité, Le Monde ou Marianne.

Dans ce livre il poursuit une réflexion critique sur la religion, développée dans son précédent livre, Critique de la religion (à La Ville brûle) qui a été un succès et a suscité de nombreuses réactions. Il s’attaque ici à l’islam, refusant à l’instar d’intellectuels de culture musulmane comme Medebb ou Adonis, de séparer l’islamisme de l’islam lui-même tel que le Coran l’a codifié. Sans forcer le trait et en se basant sur le texte lui-même, il en dénonce la violence intrinsèque, l’intolérance, le sort qu’il fait à la femme, son refus de considérer l’homme comme un être autonome auteur des lois de sa vie collective, son obscurantisme, enfin. Yvon Quiniou ne sous-estime pas les facteurs socio-historiques contemporains qui sont aussi à l’origine de la barbarie islamiste actuelle et qui sont présents dans son analyse ; mais il refuse d’innocenter la doctrine coranique dans laquelle les islamistes radicaux peuvent trouver une justification religieuse à leurs exactions. Contrairement à ce que peut suggérer un marxisme sommaire, il redonne à l’idéologie religieuse toute son efficacité, ici malfaisante. Il indique donc que, au-delà d’une solution politique à la tragédie actuelle qui reste fondamentale, il faut aussi renouer avec la critique intellectuelle, fondée sur la raison et ses valeurs universelles, du contenu même de l’islam (comme des autres religions quand elle le méritent) et ne pas céder à la complaisance des milieux politiques et intellectuels vis-à-vis de celui-ci, qui s’apparente à une véritable démission de la pensée motivée par de mesquins calculs politiques et économiques. Ce livre, malgré sa brièveté, mais du fait de sa clarté argumentative et de la passion qui l’anime, devrait provoquer des débats dont l’auteur assume pleinement les risques.
Pour une approche critique de l’islam, H§O, 193 p., 9 euros

mardi 7 juin 2016

Foi et religion

Brèves remarques

On pense communément que religion et foi sont la même chose. Cela n'a pourtant rien à voir. La foi est intérieure, elle renvoie à des croyances - pas très rationnelles, certes, mais qui peuvent toujours être mises en question - alors que la religion est, comme l'a enseigné Durkheim, l'organisation de l'espace social tout entier. Ce qui importe à la religion, ce ne sont pas les croyances, mais le respect des rituels et des règles sociales. Que vous soyez non croyant, peu importe si vous faites le ramadan.
Ce culte extérieur qui est l'essentiel de ce qu'exigent les religions révélées est pure superstition qui n'a pas d'autre finalité que d'assurer la domination et la soumission. Que ces rituels religieux se parent du nom de "tradition culturelle" ne change rien à l'affaire. Toutes les traditions culturelles ne sont pas également respectables. Nous respectons la philosophie grecque mais non les sacrifices humains! Ceux qui font le ramadan parce que c'est "culturel" pourraient très bien justifier l'excision avec le même motif.
Que l'on ait besoin de croire à une cause première transcendante qui donnerait sens au monde, pourquoi pas? C'est un hypothèse logiquement inutile, mais on ne va pas en faire un plat. Par contre la volonté des religions de gouverner les corps et les esprits, le cléricalisme sous toutes ses formes, voilà l'ennemi de toute personne de bon sens.
Les choses sont arrivées à un point tel, au pays des Lumières, qu'on se demande combien de temps encore pourrons-nous étudier en classe de terminale la préface du Traité Théologico-Politique de Spinoza qui dit à peu près et dans les termes de l'époque, ce que je viens de dire.

lundi 6 juin 2016

Charles Sanders Peirce contre Descartes


Explication du paragraphe 214 de l’essai Questions concernant certaines facultés attribuées à l’homme. Par Marie-Pierre Frondziak

Le problème soulevé par Peirce est de savoir si nous pouvons distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance par inférence.

Posons ceci tout de suite pour que ce soit clair :
  • une connaissance déterminée par une connaissance antérieure est une connaissance par raisonnement ou discursive. Elle est déterminée à partir de faits extérieurs et non à partir de l’intériorité, c’est une connaissance par inférence.
  • une connaissance déterminée par un objet transcendantal, soit une connaissance dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit est une connaissance intuitive. Il s’agit d’une prémisse absolument première qui ne pourrait être déterminée que par son objet transcendantal, c’est-à-dire tout objet de la pensée extérieur par définition à cette pensée.
La question de Peirce est : comment savons-nous, si nous pouvons le savoir, que nous avons la faculté de connaissance intuitive ? Pouvons-nous savoir sans raisonnement si une connaissance est intuitive ou non ? C’est-à-dire pouvons-nous savoir intuitivement si une connaissance est intuitive ?

Ici Peirce remet en cause le point de départ de la connaissance que nous avait donné Descartes. En effet, chez Descartes, le cogito est la première évidence, la première certitude, la première idée claire et distincte, la première et la plus certaine connaissance. À partir de lui, de la certitude de soi de la conscience, on a la norme de toute vérité, la règle, le critère de la vérité. De lui dépend la connaissance de toutes les autres connaissances. Or, ce cogito se saisit dans une intuition intellectuelle, dans l’expression existentielle et non dans un raisonnement. En fait, chez Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance.
Mais pour Peirce, ce point de départ, cette intuition ne peut être connue de manière intuitive. Toute preuve ne peut se faire que par inférence. C’est ainsi que Peirce rejette l’intuition comme point de départ de la connaissance.
Nous allons détailler :
Mais avoir une intuition et savoir intuitivement qu’il s’agit d’une intuition sont deux choses différentes ;
Peirce ne nie pas l’existence d’une intuition, mais il se demande si elle peut être érigée en connaissance : à savoir peut-on connaître par intuition ou encore l’intuition peut-elle être considérée comme connaissance ?
La question est de savoir si ces deux choses que l’on peut distinguer en pensée sont dans les faits invariablement liées, de sorte que nous pouvons toujours distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance déterminée par une autre connaissance.
Ces deux choses peuvent être distinguées en pensée, puisque nous sommes en train de le faire, mais dans les faits, dans la connaissance, pouvons-nous les distinguer grâce à l’intuition ?
Pouvons-nous distinguer de façon intuitive, c’est-à-dire indépendamment de toute connaissance antérieure, entre une connaissance faisant immédiatement référence à son objet, c’est-à-dire dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit et une connaissance déterminée par des connaissances, c’est-à-dire par une connaissance discursive, par l’inférence ? Ainsi, l’intuition se donne-t-elle intuitivement comme telle à la conscience ? L’intuition porte-t-elle en elle-même la marque de son caractère intuitif permettant de la reconnaître immédiatement (intuitivement) comme telle ? Est-ce que l’intuition peut être une connaissance immédiate d’elle-même ?
En fait, pouvons-nous avoir une connaissance par intuition ou l’intuition peut-elle être envisagée comme connaissance ?
Toute connaissance, en tant que quelque chose de présent, est évidemment une connaissance d’elle-même.
La connaissance comporte deux éléments : un élément objectif et un élément subjectif ; l’élément objectif de la connaissance consiste dans le fait que quelque chose est représenté et que nous avons conscience de cette chose représentée. Toute connaissance comme intuition d’elle-même est la simple conscience de la connaissance, toute connaissance est conscience immédiate d’elle-même. La connaissance est l’intuition de son élément objectif, de son objet immédiat.
Mais la détermination d’une connaissance par une autre connaissance ou par un objet transcendantal ne fait pas partie, du moins à première vue, du contenu immédiat de cette connaissance …
Cela signifie que la distinction, le pouvoir de distinguer, si l’on a affaire à une connaissance par inférence ou à une connaissance intuitive ne fait pas partie de la conscience de cette connaissance. Ce n’est pas parce que l’on a conscience d’une connaissance que l’on peut dire si cette connaissance est de nature intuitive ou si elle est discursive. La conscience de quelque chose n’est pas sa connaissance. La conscience ne permet pas de distinguer à quel type de connaissance on a affaire.
… bien que cette détermination semble être un élément de l’action ou de la passion de l’ego transcendantal qui ne se trouve peut-être pas immédiatement dans la conscience.
L’action ou la passion du moi par quoi s’accomplit la représentation est l’état subjectif de la connaissance. Cela peut se faire par le rêve, l’imagination, la conception, la croyance, c’est-à-dire par une certaine action ou passion du moi par lequel la connaissance devient représentée pour le moi. Ici, l’ego transcendantal nous fait penser à Kant, pour qui c’est le sujet, l’unité transcendantale du moi qui est le principe de l’activité connaissante unifiant le divers du sensible. Pour Descartes, c’est le je, le moi qui pense et dans la connaissance, il y a le sujet qui connaît et les objets à connaître. Mais en nous, il y a quatre facultés (entendement, sensibilité, imagination et mémoire), parmi lesquelles seul l’entendement est capable de percevoir la vérité. Aussi, dans la règle 12, Descartes nous parle-t-il de la force de la connaissance qui peut être passive, c’est-à-dire qui peut recevoir des empreintes des sens externes, l’objet ayant mis en mouvement ces sens reçoit une figure du sens commun pour former dans la fantaisie ou dans l’imagination les mêmes figures ou idées qui s’inscrivent dans la mémoire. Le sens commun centralise et ordonne tous les autres sens, recueille les sensations et les coordonne.
Cette force de connaissance peut-être aussi active ; elle s’applique aux figures qui sont conservées dans la mémoire, elle consiste à s’en souvenir, mais aussi à en former de nouvelles, elle conçoit et elle imagine.
L’élément subjectif de la connaissance consiste à recevoir, percevoir et se souvenir. Il comprend la conception et l’imagination. Ces capacités appartiennent au moi, au « je pense ». Pour Descartes, cette force est purement spirituelle, elle se saisit par l’intuition. Elle est une capacité du cogito, du sujet transcendantal et la distinction entre les différents éléments subjectifs de la connaissance (croyance, rêve, etc.) se fait par l’intuition.
Or Peirce émet l’hypothèse que l’élément subjectif de la connaissance ne se donne peut-être pas dans l’intuition, car il y a une différence entre les objets immédiats donnés à la conscience qui fait que ces distinctions sont présentes à l’esprit ; je n’ai donc pas besoin de l’intuition pour les distinguer. L’élément subjectif peut faire la distinction entre intuition et inférence, mais si ce n’est pas par intuition, il le fait par inférence, car l’existence d’une connaissance immédiate (l’intuition) ne peut être connue que de deux façons, soit par conclusion d’un raisonnement nécessaire, soit donnée par une connaissance également intuitive.
Pour Peirce, il n’y a pas de pouvoir de distinguer et de connaître intuitivement les éléments subjectifs de la connaissance. Par exemple, la croyance est obtenue par inférence. Il en va de même pour la sensation : la sensation du rouge est une inférence à partir du rouge saisi comme prédicat d’un objet extérieur, ce qui est différent d’une connaissance directe de l’esprit sentant. La sensation est une inférence, c’est la qualité naturelle d’une représentation ; un sentiment est la qualité naturelle d’un signe mental.
L’intuition est donc un élément subjectif de la conscience, mais elle-même ne se connaît pas par l’intuition, elle se connaît par inférence.

Pourtant, cette action ou cette passion transcendantale peut déterminer invariablement une connaissance d’elle-même …
Après avoir émis l’hypothèse que la détermination d’une connaissance par intuition ou par inférence ne pouvait se faire grâce à l’intuition, Peirce prend le point de vue de Descartes. En effet, pour Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance, le « je pense » peut affirmer une connaissance de lui-même, il est la première connaissance évidente que nous sommes capables d’avoir, ce qui pense est toujours en même temps qu’il pense quelque chose (voir Principes §7), or c’est une intuition. Dans l’expérience du cogito, l’esprit atteint la plus absolue vérité, alors qu’il ne sait rien concernant une autre réalité que lui-même. L’esprit est à la fois certitude (subjective) et vérité (objective). Le cogito, première vérité et premier principe, établit l’identité de la certitude, de l’expérience subjective de l’esprit s’expérimentant lui-même, et de la vérité.
Le cogito est une certitude subjective, mais universelle comme forme de la connaissance rationnelle dans son développement. Dans le cogito, Descartes trouve l’affirmation d’une vérité existentielle et la base de toute vérité objective ultérieure, c’est-à-dire la norme, l’évidence des idées claires et distinctes. Le point de départ de la connaissance donné par Descartes est donc une intuition, une évidence. Cette dernière, en tant que principe, est le point de départ de la vérité scientifique constituée d’idées claires et distinctes. Le monde extérieur est ainsi réduit à l’étendue géométrique, la nature est soumise à l’empire de la subjectivité humaine. Le point de départ de la connaissance est subjectif, c’est la conscience de soi. C’est dans l’expérience intérieure intuitive (je suis, j’existe) que le critère d’évidence va trouver son fondement logico-scientifique ultérieur.
Le point de départ de la science est donc ici l’intuition. Descartes utilise aussi la déduction pour la science, mais l’intuition est le « concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons ; ou bien, ce qui est la même chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison et dont la certitude est plus grande, à cause de sa plus grande simplicité, que celle de la déduction elle-même » (règle 3).
Chacun peut voir par intuition intellectuelle qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est limité par trois lignes seulement : c’est cela l’évidence et la certitude de l’intuition. Les premiers principes sont connus seulement par intuition : la lumière naturelle qui est la raison en tant qu’ensemble des vérités immédiates et indubitablement évidentes à l’esprit dès qu’il y porte son attention : « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement. » (Principes, §30)
L’intuition chez Descartes est donc l’acte unique, immédiat et instantané de la pensée. L’idéalisme consiste dans le fait que ce qu’on peut connaître du monde extérieur ne peut être différent des idées claires et distinctes, elles-mêmes garanties, car leur modèle logique est présent dans l’évidence que constitue le cogito.
Descartes fait fond sur l’évidence du cogito, saisie dans le doute lui-même (on ne peut douter sans être, Principes §7) pour ériger ensuite, comme critère de la vérité, l’évidence des idées claires et distinctes. Descartes fait de la subjectivité le critère de la connaissance, l’individu est garant de l’exactitude, il prend la certitude subjective et transcendantale de la conscience comme norme de toute vérité. Dans ce contexte, Dieu a une fonction épistémologique de garantie de la science, de la connaissance rationnelle dans son développement. Il n’y a aucune science certaine sans la connaissance de celui qui a créé la pensée, Principes §3. Le cogito signifie qu’il existe une substance pensante, créée par Dieu et Dieu est le garant de la continuité du savoir, de la rationalité du monde tel qu’il est pensé par moi scientifiquement (cf. Méditation V).
Mais Kant a montré l’erreur de Descartes dans les paralogismes : dans la conscience que nous avons de nous-mêmes, il semble que nous tenions cet élément substantiel (le « je pense ») dans une intuition immédiate ; la totalité dans le rapport des concepts semble être non une simple Idée de la raison, mais un objet, un sujet absolu lui-même. Nous avons tendance à poser le « je pense », non comme une simple condition logique de la connaissance, mais comme une réalité saisissable a priori, abstraction faite de toutes les conditions empiriques. Or « je pense » ne signifie pas « je me connais ».
… de sorte qu’en fait, la détermination ou la non-détermination d’une connaissance par une autre connaissance pourrait faire partie de la connaissance elle-même.
Ainsi, une fois posé le cogito, qui est donné dans l’intuition et que je considère comme connaissance, je reconnais que l’intuition peut faire la distinction entre une connaissance par intuition et une connaissance par inférence.
Dans ce cas, je dirais que nous ne sommes capables de distinguer intuitivement l’intuition d’une autre connaissance.
Si nous acceptons le cogito comme évidence, comme première connaissance, due à l’intuition, cela signifie que nous sommes capables de distinguer entre intuition et inférence, grâce à l’intuition. En effet, nous reconnaissons le cogito comme première connaissance et comme intuition, que ce cogito nous est donné par intuition et qu’on le reconnaît par l’intuition et par conséquent qu’il n’est pas une connaissance par inférence.
Rien ne prouve que nous soyons doués de cette faculté, mais nous en avons le sentiment.
Ici Peirce remet en cause l’idée clairement l’intuition comme connaissance. Nous n’avons aucune preuve de cette capacité intuitive, de cette connaissance comme évidence intuitive, nous pensons être capables intuitivement de distinguer entre une connaissance intuitive et une connaissance par inférence, mais nous n’en avons pas la preuve, nous le sentons seulement. En effet, pour Peirce, aucun énoncé, aucune proposition pas plus qu’aucune expérience ne contient en soi la marque de la vérité. Ceci est donc le contraire de la théorie des idées claires et distinctes, du cogito, qui contiennent en eux la preuve de leur vérité.
Le terme de sentiment est entendu ici comme semblant ne se référer qu’à l’esprit. Ainsi on pourrait obtenir une connaissance de l’esprit qui n’est pas inférée d’un quelconque caractère des choses extérieur. Il semble être une intuition. Par ailleurs, cette phrase nous fait penser à Pascal qui, dans les Penséesconcernant les premiers principes, dit que « nous les sentons ». Le cœur est la faculté intuitive qui nous fait voir directement les premiers principes ; c’est par lui que nous les assumons : « nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. » (L,110) Pour Pascal, à partir du moment où tous les esprits sont d’accord avec les principes que l’on pose grâce à la faculté intuitive, ils sont évidents. Ils ne nécessitent donc pas de raisonnement. Mais la différence entre Pascal et Descartes, c’est que, pour ce dernier le cogito permet d’avoir la certitude des idées claires et distinctes comme source de vérité objective, alors que Pascal propose de fabriquer les évidences, les vérités : « Il faut proposer des principes ou des axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit » (De l’esprit géométrique. Art. III : L’art de persuader). Pour Peirce, la première intuition, le « cogito ergo sum », est une croyance parmi d’autres que nous ne pouvons initialement refuser : « il y a une idée, donc je suis » est une contrainte pour la pensée mais n’est pas rationnel. Le « je pense » est une pétition de principe.
Ce témoignage, toutefois, se fonde entièrement sur la supposition selon laquelle nous avons le pouvoir de distinguer dans ce sentiment, si un sentiment donné est le résultat de l’éducation, d’associations passées, etc., ou s’il s’agit d’une connaissance intuitive.
Peirce pose la question de savoir si le sentiment dépend de l’apprentissage, des expériences passées, des idées reçues, enfin du rôle joué par les pensées antérieures dans la détermination de ce sentiment ou si simplement il dépend d’une intuition. Mais à ce moment-là, peut-on déterminer l’origine de ce sentiment de manière intuitive ? En le sentant ? Le problème reste le même : nous croyons que nous possédons cette faculté, mais nous ne pouvons le démontrer. Pour Peirce, le sentiment est l’objet de la conscience, la capacité de l’éprouver n’entraîne aucune reconnaissance intuitive de son origine. Le sentiment est toujours prédicat de quelque chose ou déterminé par une connaissance antérieure, à chaque fois qu’on éprouve un sentiment, on pense à quelque chose. Le sentiment chez Peirce est la qualité matérielle d’un signe mental, d’une représentation qui se découvre par inférence.
En d’autres termes, enfin, il se fonde sur la présupposition de cela même dont il veut témoigner.
Ce témoignage de l’existence du sentiment de pouvoir distinguer entre une intuition et une inférence présuppose l’existence de la connaissance par intuition, car le sentiment entendu ici est une intuition. Il se fonde sur le fait que nous sommes capables de distinguer intuitivement entre une connaissance déterminée par des connaissances antérieures et une connaissance par intuition, justement ce que nous cherchons à démontrer. Ce témoignage ne peut donc être recevable.
Mais ce sentiment est-il infaillible ? Et ce jugement sur ce sentiment est-il infaillible lui aussi et ainsi de suite ad infinitum ?
Le propre d’un sentiment étant le propre de ce qui ne peut être démontré, il peut donc changer. En fait nous opérons un jugement basé sur l’assentiment général. Mais ce jugement peut changer, évoluer, etc. Par exemple, au Moyen Âge, l’autorité extérieure régnait, c’est-à-dire qu’il y avait deux sources du savoir, Dieu et les Anciens. La crédibilité de l’autorité extérieure était l’ultime prémisse, comme une intuition. Or, elle a basculé et on a découvert qu’elle était une erreur. Quelque chose que l’on ne peut démontrer par inférence risque de pouvoir toujours être remis en cause. On ne peut donc prouver que ce sentiment est infaillible.
Si un homme pouvait vraiment s’enfermer dans une telle foi, il serait bien entendu imperméable à la vérité, à « l’épreuve de la preuve ».
En fait, le sentiment résulte d’une croyance, d’une foi. Il ne peut être prouvé ni accepté comme vérité. La preuve est un raisonnement visant à établir la vérité d’un fait ou d’une proposition théorique (quand il s’agit d’une proposition théorique, on peut dire que le raisonnement probatoire vise à établir universellement la vérité de cette proposition). Or il n’y a pas de preuve de cette intuition, il est impossible de distinguer par intuition entre inférence et intuition. Il n’est pas possible par un simple « regard » de distinguer ce qui est intuitif de ce qui ne l’est pas. Celui qui maintient malgré tout qu’une connaissance est possible par l’intuition ne peut le prouver et donc ne peut l’ériger en vérité.
Pour Peirce, la distinction entre une intuition et une inférence ne peut se faire que par inférence.
En conclusion :
L’intuition ne peut être érigée en connaissance, elle ne peut être le point de départ de la connaissance, car il est impossible de reconnaître si une connaissance donnée est ou non la connaissance immédiate de son objet.
Peirce rejette toute prétention de fonder la connaissance sur des vérités ultimes, y compris le cogito. Toute connaissance nécessite une connaissance antérieure ; il n’y a pas de connaissance intuitive qui serait l’ultime prémisse. De plus, aucune idée isolée ne peut, pour Peirce, atteindre à la certitude absolue. Une pensée en suit une autre et en appelle d’autres. Pour Peirce, la faculté la plus sûrement connue est la connaissance ; le processus de connaissance le mieux connu est l’inférence. La vie mentale est une inférence, il n’est pas besoin d’y avoir une intuition du moi.
Peirce rejette ainsi le cartésianisme et, plus généralement, toute philosophie qui prétendrait se fonder sur un donné interne absolument premier et indubitable. Peirce rejette non seulement le cartésianisme mais aussi les empiristes et la philosophie de Kant. Pour lui, Descartes et les empiristes partagent la même illusion d’un premier commencement et d’un premier commencement qui serait absolument certain. Or, on ne peut partir que de l’état réel où l’on se trouve, il n’y a pas de premier commencement, il y a toujours du déjà là, il n’y a pas de table rase.
Concernant la philosophie de Kant, Peirce affirme qu’il n’est pas nécessaire de faire jouer un rôle unificateur au « je pense », car l’unité de pensée consiste dans la cohérence logique de la pensée par signes qui se suffit à elle-même.



Texte original de Peirce

Now, it is plainly one thing to have an intuition and another to know intuitively that it is an intuition, and the question is whether these two things, distinguishable in thought, are, in fact, invariably connected, so that we can always intuitively distinguish between an intuition and a cognition determined by another. Every cognition, as something present, is, of course, an intuition of itself. But the determination of a cognition by another cognition or by a transcendental object is not, at least so far as appears obviously at first, a part of the immediate content of that cognition, although it would appear to be an element of the action or passion of the transcendental ego, which is not, perhaps, in consciousness immediately; and yet this transcendental action or passion may invariably determine a cognition of itself, so that, in fact, the determination or non-determination of the cognition by another may be a part of the cognition. In this case, I should say that we had an intuitive power of distinguishing an intuition from another cognition.
There is no evidence that we have this faculty, except that we seem to feel that we have it. But the weight of that testimony depends entirely on our being supposed to have the power of distinguishing in this feeling whether the feeling be the result of education, old associations, etc., or whether it is an intuitive cognition; or, in other words, it depends on presupposing the very matter testified to. Is this feeling infallible? And is this judgement concerning it infallible, and so on, ad infinitum? Supposing that a man really could shut himself up in such a faith, he would be, of course, impervious to the truth, "evidence-proof."

lundi 9 mai 2016

La Dialectique dans la Téléologie

Un livre d'Évelyne Buissière

La dialectique n’est pas cette valse à trois temps (thèse, antithèse, synthèse ou plutôt foutaise) que l’on vend aux étudiants pressés. Ce n’est pas non plus cette histoire écrite à l’avance dont les médiations ne sont que les astuces d’un prestidigitateur qui à la fin de son tour sort un lapin du chapeau. Le propos d’Évelyne Buissière est d’abord de restituer à la dialectique hégélienne son tranchant, son caractère essentiellement critique et son mouvement. Sa cible est claire : montrer que la dialectique hégélienne n’est pas une téléologie et que la fin de l’histoire n’est pas déjà écrite dans son commencement. C’est alors que s’impose la confrontation avec deux des principaux continuateurs critiques de Hegel, Giovanni Gentile, « réformateur » de la dialectique pour en faire une dialectique affirmative et Theodor Adorno, défenseur de la dialectique négative. La longue introduction vise à montrer que la dialectique de Hegel n’a rien à voir avec les caricatures qui en sont généralement données. Les deux parties consacrées à Gentile et à Adorno montrent les incompréhensions et les impasses des tentatives de réformer la dialectique. Et la conclusion s’impose : « Les tentatives de Gentile et de Adorno pour sauver la totalité de la contingence et leur refus d’une science de la logique qui accompagne la dialectique permettent de comprendre par les difficultés et les formes d’impasses qu’elles rencontrent en quoi le Savoir absolu hégélien n’est en rien une perspective téléologique dépassée qui clorait en beauté le système achevé. » (134)
Évelyne Buissière reprend la question de la dialectique à la racine : la dialectique n’est pas autre chose que l’esprit de contradiction (selon un propos informel de Hegel relaté par Eckermann). Ce n’est pas un propos plaisant mais sans profondeur. Évelyne Buissière en développe toutes les conséquences. La dialectique est le mouvement même de la vie, celui par lequel le fini qui ne peut se suffire se dépasse lui-même sans jamais cependant s’abîmer dans l’infini. Chez Hegel, la dialectique a une origine grecque : Héraclite est le commencement de la dialectique. Rendons grâce à Évelyne Buissière d’avoir souligné ce point de façon très convaincante. « Aux yeux de Hegel, Héraclite n’est pas tant le penseur d’une guerre mère (ou père) de toutes choses que le penseur de la première réconciliation spéculative. Ainsi il défend Héraclite contre les accusations portées contre lui dans le Banquet. Comment expliquer qu’un équilibre puisse survenir sans l’amour et la concorde ? Quoi de plus absurde qu’une telle question pour Hegel ? L’harmonie est un libre jeu de la discorde et non un apaisement transcendant. » (22) C’est à partir d’Héraclite que l’on peut précisément penser l’alterité non pas extériorisée mais bien comme intériorisée. « Il ne s’agit pas de l’autre mais de son autre. » (23) Si la dialectique est la pensée du devenir, le devenir n’est pas la simple mouvance, il est « la synthèse de l’identité et de la différence intériorisée d’avec son autre. » (24)
Évelyne Buissière revient également sur la proximité de Hegel et Spinoza – une question longuement analysée jadis par Pierre Macherey, notamment dans son Hegel ou Spinoza, qu’on doit lire comme « Hegel sive Spinoza ». Elle montre cette proximité tout en exhibant les différences, qui du reste deviennent moins importantes au fur et à mesure que s’approfondit la lecture hégélienne de Spinoza – la tonalité est très différente du chapitre consacré à Spinoza dans les leçons sur l’histoire de la philosophie aux très nombreuses références souvent en défense de Spinoza que l’on trouve dans l’introduction de la dernière édition de l’Encyclopédie. « En un sens, il y a une proximité très forte entre les deux penseurs puisque pour l’un comme pour l’autre, tout le problème de la philosophie est de libérer le fini de sa finitude sans pour autant présupposer un infini providentiel et transcendant. » (29) Au-delà de la confrontation Hegel/Spinoza, Évelyne Buissière rappelle que « c’est pourtant chez Spinoza qu’on trouve l’idée d’un infini comme acte de totalisation » (42) et de renvoyer à cette lettre XII à Louis Meyer trop peu étudiée. Ni une totalité vide, ni une fin transcendante, tel est le tout chez Hegel : « Le tout n’est donc pas un but mais l’immanence du mouvement dialectique dans son aspect positif-rationnel. » (45)
Les mises au point d’Évelyne Buissière nous obligent à relire la philosophie hégélienne de l’histoire en la débarrassant de toute téléologie. Hegel ne pense pas un progrès linéaire – par exemple, la liberté d’un seul dans le despostisme asiatique, la liberté de quelques-uns dans la Grèce antique et la liberté de tous proclamée par le christianisme et réalisée dans l’État rationnel moderne ainsi que pourraient le laisser penser quelques pages de La Raison dans l’histoire. Mais cette vision de la philosophie de l’histoire de Hegel dans laquelle chaque moment particulier refléterait le tout est celle de la monade de Leibniz et non celle de Hegel.
On comprend donc pourquoi les deux « réformes » de la dialectique que proposent Gentile et Adorno manquent leur but. Mais manquant leur but, elles s’enfoncent dans des impasses. La théorie de l’acte pur de Gentile, « plus que constituer une régression vers la subjectivité par rapport à Hegel » construirait peut-être une pensée que Hegel qualifierait « d’acosmisme spirituel ». On connaît l’aphorisme d’Adorno, « le tout est le non-vrai » qui semble prendre l’exact contrepied de Hegel. Mais Évelyne Buissière montre qu’il n’en est rien et qu’Adorno reste à l’intérieur de la dialectique hégélienne qu’il cherche à critiquer à partir d’elle-même. Mais, en même temps, la « dialectique négative » d’Adorno, privée de la logique, mais libérée de la subjectivité, la dialectique devient collision en lieu et place de la nécessité. Il n’y a plus de devenir nécessaire mais une simple espérance.
Espérons que ces quelques aperçus donneront l’envie de lire l’ouvrage d’Évelyne Buissière et de là l’envie de se plonger ou de se replonger dans Hegel, de lire Gentile – si peu lu en France – ou de s’attaquer sérieusement à Adorno.
La Dialectique sans la Téléologie, Hegel, Gentile, Adorno, par Évelyne Buissière, éditions Kimé, collection « Philosophie en cours », 144 pages

D.COLLIN -  8 Mai 2016

dimanche 8 mai 2016

La dialectique sans téléologie



La dialectique n’est pas cette valse à trois temps (thèse, antithèse, synthèse ou plutôt foutaise) que l’on vend aux étudiants pressés. Ce n’est pas non plus cette histoire écrite à l’avance dont les médiations ne sont que les astuces d’un prestidigitateur qui à la fin de son tour sort un lapin du chapeau. Le propos d’Évelyne Buissière est d’abord de restituer à la dialectique hégélienne son tranchant, son caractère essentiellement critique et son mouvement. Sa cible est claire : montrer que la dialectique hégélienne n’est pas une téléologie et que la fin de l’histoire n’est pas déjà écrite dans son commencement. C’est alors que s’impose la confrontation avec deux des principaux continuateurs critiques de Hegel, Giovanni Gentile, « réformateur » de la dialectique pour en faire une dialectique affirmative et Theodor Adorno, défenseur de la dialectique négative. La longue introduction vise à montrer que la dialectique de Hegel n’a rien à voir avec les caricatures qui en sont généralement données. Les deux parties consacrées à Gentile et à Adorno montrent les incompréhensions et les impasses des tentatives de réformer la dialectique. Et la conclusion s’impose : « Les tentatives de Gentile et de Adorno pour sauver la totalité de la contingence et leur refus d’une science de la logique qui accompagne la dialectique permettent de comprendre par les difficultés et les formes d’impasses qu’elles rencontrent en quoi le Savoir absolu hégélien n’est en rien une perspective téléologique dépassée qui clorait en beauté le système achevé. » (134) Évelyne Buissière reprend la question de la dialectique à la racine : la dialectique n’est pas autre chose que l’esprit de contradiction (selon un propos informel de Hegel relaté par Eckermann). Ce n’est pas un propos plaisant mais sans profondeur. Évelyne Buissière en développe toutes les conséquences. La dialectique est le mouvement même de la vie, celui par lequel le fini qui ne peut se suffire se dépasse lui-même sans jamais cependant s’abîmer dans l’infini. Chez Hegel, la dialectique a une origine grecque : Héraclite est le commencement de la dialectique. Rendons grâce à Évelyne Buissière d’avoir souligné ce point de façon très convaincante. « Aux yeux de Hegel, Héraclite n’est pas tant le penseur d’une guerre mère (ou père) de toutes choses que le penseur de la première réconciliation spéculative. Ainsi il défend Héraclite contre les accusations portées contre lui dans le Banquet. Comment expliquer qu’un équilibre puisse survenir sans l’amour et la concorde ? Quoi de plus absurde qu’une telle question pour Hegel ? L’harmonie est un libre jeu de la discorde et non un apaisement transcendant. » (22) C’est à partir d’Héraclite que l’on peut précisément penser l’alterité non pas extériorisée mais bien comme intériorisée. « Il ne s’agit pas de l’autre mais de son autre. » (23) Si la dialectique est la pensée du devenir, le devenir n’est pas la simple mouvance, il est « la synthèse de l’identité et de la différence intériorisée d’avec son autre. » (24)
Évelyne Buissière revient également sur la proximité de Hegel et Spinoza – une question longuement analysée jadis par Pierre Macherey, notamment dans son Hegel ou Spinoza, qu’on doit lire comme « Hegel sive Spinoza ». Elle montre cette proximité tout en exhibant les différences, qui du reste deviennent moins importantes au fur et à mesure que s’approfondit la lecture hégélienne de Spinoza – la tonalité est très différente du chapitre consacré à Spinoza dans les leçons sur l’histoire de la philosophie aux très nombreuses références souvent en défense de Spinoza que l’on trouve dans l’introduction de la dernière édition de l’Encyclopédie. « En un sens, il y a une proximité très forte entre les deux penseurs puisque pour l’un comme pour l’autre, tout le problème de la philosophie est de libérer le fini de sa finitude sans pour autant présupposer un infini providentiel et transcendant. » (29) Au-delà de la confrontation Hegel/Spinoza, Évelyne Buissière rappelle que « c’est pourtant chez Spinoza qu’on trouve l’idée d’un infini comme acte de totalisation » (42) et de renvoyer à cette lettre XII à Louis Meyer trop peu étudiée. Ni une totalité vide, ni une fin transcendante, tel est le tout chez Hegel : « Le tout n’est donc pas un but mais l’immanence du mouvement dialectique dans son aspect positif-rationnel. » (45)
Les mises au point d’Évelyne Buissière nous obligent à relire la philosophie hégélienne de l’histoire en la débarrassant de toute téléologie. Hegel ne pense pas un progrès linéaire – par exemple, la liberté d’un seul dans le despostisme asiatique, la liberté de quelques-uns dans la Grèce antique et la liberté de tous proclamée par le christianisme et réalisée dans l’État rationnel moderne ainsi que pourraient le laisser penser quelques pages de La Raison dans l’histoire. Mais cette vision de la philosophie de l’histoire de Hegel dans laquelle chaque moment particulier refléterait le tout est celle de la monade de Leibniz et non celle de Hegel.
On comprend donc pourquoi les deux « réformes » de la dialectique que proposent Gentile et Adorno manquent leur but. Mais manquant leur but, elles s’enfoncent dans des impasses. La théorie de l’acte pur de Gentile, « plus que constituer une régression vers la subjectivité par rapport à Hegel » construirait peut-être une pensée que Hegel qualifierait « d’acosmisme spirituel ». On connaît l’aphorisme d’Adorno, « le tout est le non-vrai » qui semble prendre l’exact contrepied de Hegel. Mais Évelyne Buissière montre qu’il n’en est rien et qu’Adorno reste à l’intérieur de la dialectique hégélienne qu’il cherche à critiquer à partir d’elle-même. Mais, en même temps, la « dialectique négative » d’Adorno, privée de la logique, mais libérée de la subjectivité, la dialectique devient collision en lieu et place de la nécessité. Il n’y a plus de devenir nécessaire mais une simple espérance.
Espérons que ces quelques aperçus donneront l’envie de lire l’ouvrage d’Évelyne Buissière et de là l’envie de se plonger ou de se replonger dans Hegel, de lire Gentile – si peu lu en France – ou de s’attaquer sérieusement à Adorno.
La Dialectique sans la Téléologie, Hegel, Gentile, Adorno, par Évelyne Buissière, éditions Kimé, collection « Philosophie en cours », 144 pages

jeudi 21 avril 2016

L’homme est-il libre par nature ?

« Les hommes naissent libres ... » : nous connaissons tous ces premières paroles de la déclaration ds droits de 1789. Il y aurait une liberté naturelle de l’homme – puisque les hommes naissent libres. c’est encore cette liberté naturelle que Rousseau attribue à son sauvage et qui est tellement consubstantielle l’homme que renoncer à sa liberté ce serait renoncer à sa qualité d’homme.

Bref nous sommes portés à croire que l’homme est bien libre par nature. La perte de sa liberté viendrait de circonstances extérieures, sociales pour l’essentiel, un peu comme les animaux sauvages semblent perdre leur liberté quand ils sont domestiqués (voir la fable Le loup et le chien de Jean de la Fontaine). Du même coup l’état civil n’aurait pas d’autre légitimité que la garantie de cette liberté naturelle qui s’exprime à travers des droits (tout aussi naturels).
Voilà en gros dans quel « bain » idéologique vivent les citoyens des États démocratiques ou à peu près démocratiques. Mais l’idée d’une liberté naturelle est fort problématique.
  1. n’est véritablement libre qu’une chose qui ne dépend pas d’autre chose, qui n’est pas causée par autre chose, bref seule peut être dite libre une chose qui est cause de soi. C’est la définition même de Dieu (dans toute théologie) ou de la Nature (chez Spinoza). Or l’homme n’est pas cause de soi – puisqu’il n’est pas Dieu.
  2. Si l’homme est libre « par nature », c’est donc que sa nature (son essence) est justement hors de l’ordre naturel des choses. Il est un sujet transcendant.
- I -
Commençons par le deuxième point. L’humanisme de Pic de la Mirandole (De la dignité de l’homme) pose l’homme en dehors de reste de la création. Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, il y a donc en lui quelque chose de divin. Loin de suivre les lois déterminées que suivent les choses créées, il se fait lui-même. Voici ce que Dieu dit à Adam, selon Pic de la Mirandole : « Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, c'est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. » Certains auteurs ont vu dans ce texte le fondement de toute la modernité, rupture radicale avec la pensée antique et médiévale. Loin d’être soumis au destin, loin de devoir rechercher sa juste mesure, l’homme est posé comme libre, absolument, et depuis la création. Il n’est certes pas son propre créateur, mais le créateur l’a fait libre. C’est parce qu’il est libre en tant qu’il est esprit qu’il peut se proposer ce projet fou de « devenir comme maître et possesseur de la nature » ainsi que le dit Descartes. Et en effet, si en tant que corps, chose étendue, je suis soumis aux lois naturelles déterministes, en tant qu’esprit, je n’éprouve aucune limite à la liberté de sa volonté. «  La liberté de notre volonté se connaît sans preuves, par la seule expérience que nous en avons. » (Principes de la philosophie, I, 39).
C’est Sartre qui donne au « cogito » cartésien toute sa portée du point de vue de la liberté. Le point de départ est la « facticité » comme le dit Sartre : l’homme ne s’est pas créé lui-même, il a été « jeté » dans le monde (pour reprendre ici une expression que Sartre emprunte à Heidegger). « Il est en tant qu’il y a en lui quelque chose dont il n’est pas le fondement : sa présence au monde. »1 On peut changer de nationalité en émigrant, s’endurcir par l’exercice physique si on est trop frêle, réciter des milliers de vers pour entraîner sa mémoire, combattre le gouvernement s’il est despotique, rechercher la richesse si on est pauvre. Mais ce qui nous échappe à tout jamais, c’est l’être né2, l’être né de ces parents-ci dans cette époque-ci. C’est pourquoi l’homme est, comme le dit Sartre « jeté dans le monde », « délaissé », « pure contingence ». C’est cela que Sartre appelle « facticité du pour-soi ». Et c’est cette facticité qui pose la question de la liberté. On connaît la fameuse formule par laquelle il résume ce qu’il entend par existentialisme : « l’existence précède l’essence ». Le contenu philosophique en est explicité ainsi : « Je suis un existant qui apprend sa liberté par ses actes ; mais je suis aussi un existant dont l’existence individuelle et unique se temporalise comme liberté. » Ainsi, cette liberté « n’est pas une qualité surajoutée ou une propriété de ma nature ; elle est très exactement l’étoffe de mon être. »3 Mais cette liberté est toujours en question. La liberté, pour la « réalité humaine »4, c’est la possibilité toujours ouverte de nier la liberté. C’est pourquoi nous sommes en permanence dans la tentation de nier notre liberté, de saisir la réalité humaine comme pur « en-soi ». Mais cette dénégation de notre propre liberté, typique conduite de mauvaise foi, se dénie elle-même. Nous sommes condamnés à être libres.
Cette liberté n’est pas une propriété de ma nature, dit Sartre, mais « l’étoffe de mon être », autrement dit je suis liberté, c’est ma nature. Et je dois en tirer toutes les conséquences sur le plan moral. On peut considérer la thèse sartrienne comme la conséquence ultime d’un développement de la pensée qui parcourt toute la philosophie moderne. Si les effets que cette pensée à produits sont considérables – l’entreprise de la technoscience moderne en est un exemple – elle repose sur une métaphysique pour le moins contestable. Arrachant l’homme à la nature, elle exige un dualisme que l’on retrouve tant chez Descartes que chez Sartre et qui apparaît en contradiction avec toute considération de la nature sans adjonction extérieure, une considération qui, soit dit en passant, est le principe premier de toute démarche scientifique.
-II-
Du point de vue d’une considération rationnelle de la nature des choses, l’homme n’est bien qu’une partie de la nature dont il suit le cours et il ne peut donc pas être « libre par nature » puisque par nature aucune chose n’est libre … sauf la nature elle-même qui, du reste, n’est libre que d’agir selon les lois de la nature ! Non seulement l’homme n’est pas libre puisqu’il a un corps qu’il n’a pas choisi, parce qu’il subit sa vie durant toutes les déterminations que lui impose ce corps, mais encore comme l’esprit de l’homme n’est rien d’autre que l’idée de ce corps qu’il est, son esprit n’est pas plus libre que le corps. Comme le dit Spinoza, ironiquement, « Quoique le fameux Descartes ait cru l'homme parfaitement libre, je sais cependant qu’il remonte aux premières causes de ses passions, et qu'il a tâché de nous faire connaître les moyens de les réprimer ; mais il n’a pas rempli son objet et il ne fait admirer dans ses ouvrages que la subtilité de son génie comme je le démontrerai en son lieu. » (Éthique, préface de la IIIe partie). En effet, ce que montre la raison et que confirme l’expérience, c’est que naturellement l’homme est soumis à la servitude de ses propres affects qui conditionnent sa manière de voir les choses et les idées qu’il se fait de sa propre vie. Le libre arbitre, que nous connaissons « sans preuve », selon Descartes, n’est pour Spinoza qu’une illusion. Nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent à agir.
Ce que dit Spinoza, Freud le confirme. Cette orgueilleuse conscience si fière de sa liberté n’est que la partie la plus superficielle de la psyché. « Le Moi n’est pas le maître dans sa propre maison » ! Quant à la « volonté de puissance » de Nietzsche, elle est tout sauf une volonté libre. Dans une autre direction que celle suivie par la philosophie, on doit remarquer que toutes les avancées des sciences, qu’il s’agisse de la biologie ou des sciences sociales comme la sociologie ou l’anthropologie, conduisent à mettre sérieusement en cause la liberté naturelle de l’homme. L’homme est un être social mais ce qui caractérise le « fait social », selon Durkheim, c’est la contrainte ! Et nous avons appris combien les relations avec la nature extérieure conditionnent les attitudes mentales (voir les ouvrages de Jared Diamond), combien les modes de propriété et les structures familiales conditionnent les idées politiques ou religieuses (voir Emmanuel Todd).
Bref, nous avons toutes les raisons de réfuter cette idée selon laquelle « l’homme est libre par nature ». On pourrait même dire que cette idée est par excellence la superstition de la modernité. Pourtant, si le conditionnement des comportements humains est incontestable, nous savons, depuis Leibniz au moins, que ce qui incline notre âme ne nécessite point. On trouve chez Marx une distinction entre conditionner et déterminer qui pourrait aussi nous éclairer.
L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant que la nature et le monde possèdent une rationalité et une simplicité intrinsèques. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Mais évidemment, si l’homme n’est qu’une partie de la nature dont il suit le cours, quelle place reste-t-il à la liberté humaine ? Leibniz se confronte méthodiquement à cette question.
Tout d’abord, Leibniz réfute l’argument de la raison paresseuse, qui figure dès l’Antiquité au rang des objections adressées au fatum des Stoïciens. Après avoir montré que ce nécessitarisme conduit à la superstition et détruit les fondements de la liberté en détruisant le libre-arbitre, Leibniz propose de sortir des apories traditionnelles sur ce sujet en s’engageant à « marquer les différents degrés de la nécessité. »Leibniz distingue une « nécessité absolue », la nécessité logique ou métaphysique, et une nécessité qui n’est point absolue. Pour que l’homme soit libre et même pour que Dieu lui-même puisse être dit libre, il faut admettre que la nécessité n’a pas un empire absolu sur le monde et que néanmoins rien n’arrive de manière absolument contingente. Les raisonnements leibniziens sont complexes : « Il faut avouer, Monsieur, que nous ne sommes point tout à fait libres, il n’y a que Dieu qui le soit, puisqu’il est seul indépendant. Notre liberté est bornée de plusieurs manières, il ne m’est point libre de voler comme un aigle ou de nager comme un dauphin, parce que mon corps manque d’instruments nécessaires. On peut dire quelque chose d’approchant de notre esprit. Nous avouons quelques fois de n’avoir pas eu l’esprit libre. Et, à parler à la rigueur, nous n’avons jamais une parfaite liberté d’esprit. Mais cela n’empêche pas que nous n’ayons un certain degré de liberté qui n’appartient pas aux bêtes, c’est que nous avons la faculté de raisonner et de choisir suivant ce qui nous paraît. Et pour ce qui est de la prescience divine, Dieu prévoit les choses telles qu’elles sont et n’en change point la nature. Les événements fortuits et contingents en eux-mêmes le demeurent nonobstant que Dieu les a prévus. Ainsi, ils sont assurés, mais ils ne sont point nécessaires. »
Il ne règne pas dans les affaires humaines une liberté absolue – en vérité et au-delà des prises de distance verbales répétées, Leibniz n’est pas tellement éloigné de Spinoza – mais la prévision des comportements est possible : Dieu qui connaît tous les paramètres en a même une connaissance parfaite et pourtant si assurés qu’ils soient – au moins pour Dieu – les comportements humains ne sont pas nécessaires. Ce qui est strictement nécessaire, nous dit Leibniz, c’est tout ce à quoi même Dieu ne peut rien changer. Dieu ne peut pas faire que trois fois trois ne donnent pas neuf ! Par contre n’est pas nécessaire ce qui peut être empêché, même si Dieu est assuré que cela ne le sera pas. Le pécheur qui se prépare à pécher ne le fait pas par nécessité mais il le fait tout de même. Son péché est seulement contingent, c’est-à-dire qu’il n’était nullement impossible qu’il puisse s’abstenir de pécher. S’il pèche, c’est parce qu’il était déterminé à pécher sans qu’il y ait pour cela nécessité. La contingence du péché signifie seulement la possibilité (abstraite) de ne pas pécher. Leibniz donne une définition précise des catégories du nécessaire, du possible et du contingent. Le nécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être, le contingent ce qui peut être conçu sans contradiction, le possible ce qui est conçu par un esprit attentif, et l’impossible ce qui ne peut pas être. L’impossible est donc l’opposé du nécessaire et le contingent l’opposé du possible. Autrement dit, renoncer à la nécessité n’est pas abandonner le cours des choses à la pure contingence mais ouvrir le champ de l’exploration des possibles.
Abordons encore autrement ce problème. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement «incline» et qui concerne tant la physique que la 1 ; ailleurs cette opposition recouvre l'opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d'une action en vue d'une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Nécessité et détermination sont des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Au sens strict, il n’y a donc aucune nécessité des lois naturelles, mais seulement un déterminisme. C’est pourquoi « la série des choses n’est pas nécessaire de nécessité absolue. Il y a en effet plusieurs autres séries possibles, c’est-à-dire intelligibles, même si leur exécution ne suit pas en acte. » C’est pourquoi, il y a une infinité de mondes possibles. La nécessité qui s’impose, même à Dieu, est la nécessité logique : tous les possibles ne sont pas possibles simultanément – ils ne sont pas nécessairement compossibles – et la liberté de Dieu consiste non dans le fait qu’il pourrait s’abstraire de la nécessité mais dans le choix du meilleur entre tous les mondes possibles – ces mondes possibles étant eux-mêmes soumis à la nécessité car il n’est pas plus possible de créer des montagnes sans vallées que de faire que trois fois trois ne fassent point neuf.
Si nous admettons donc que la liberté n’est jamais que relative et s’exerce toujours par rapport à un donné qui ne dépend pas de nous, alors nous pouvons considérer qu’il y a dans la nature même de l’homme une faculté d’explorer le champ des possibles et d’introduire dans sa propre conduite une détermination qui ne vient que de lui-même et non de l’effet des choses extérieures sur lui. En ce nous sens nous pouvons bien dire qu’en une certaine mesure « l’homme est libre par nature ».
Spinoza soutient : « Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des sentiments qui sont contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l’entendement. » (Éthique, V, proposition X). Ce pouvoir est certes limité – il ne faut pas être dominé par des sentiments contraires à notre nature – mais il est capital. La proposition XIV poursuit : « L’esprit peut faire que toutes les affections du corps autrement dit les images des choses soient rapportées à l’idée de Dieu. » et donc « Celui qui se comprend lui-même et comprend ses sentiments clairement et distinctement aime Dieu et d’autant plus qu’il se comprend mieux lui-même et comprend mieux ses sentiments. » (proposition XV). La liberté humaine pour Spinoza n’est d’autre que l’expansion de sa puissance d’être laquelle est dépendante de l’exercice de notre intellect (« la meilleure partie de nous-mêmes »).
Cette liberté relative n’existe que parce que nous avons en nous cette faculté de comprendre la nature des choses et ainsi si nous sommes « libres par nature », nous ne le sommes que potentiellement. Cette liberté ne devient effective que par le long travail qui permet de sortir de la servitude affective originaire en laquelle nous sommes tenus.
En conclusion, nous ne pouvons donc tenir la proposition pour vraie « l’homme est libre par nature » qu’en un sens très précis, non celui d’une absolue liberté métaphysique, mais bien d’une manière relative, comme la possibilité d’une libération. Cela pourrait nous permettre d’interpréter différemment le passage du début du Contrat Social dans lequel Rousseau affirme que « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ». L’homme est dans les fers, mais il doit pouvoir se libérer : tel le sens véritable du « contrat social » de Rousseau. Cette liberté par nature n’est donc pas une propriété dont nous pourrions jouir en bons rentiers, mais le sens même que nous devons donner à notre vie.

1 Jean-Paul Sartre : L’Être et le Néant, Gallimard, 1943, page 122 – idem pour les citations suivantes
2 Si, pour les Grecs, l’essence de l’homme est la mortalité, peut-être serait-il temps, ainsi que nous y invite Hannah Arendt, de nous intéresser à la natalité ?
3 L’Être et le Néant, op. cit. page 514
4 C’est par cette expression que Sartre traduit généralement le Dasein de Heidegger.

Qui ne travaille pas ne mange pas?

« Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger », dit Paul (2e lettre au Thessaloniciens, 3,10). Mais l’idée est commune. « Dès l’automne le paresseux ne laboure pas, à la moisson, il cherchera mais il n’y aura rien » (Proverbes, 20,4). Et finalement, c’est encore la même idée qu’on retrouve dans La Cigale et la Fourmi de La Fontaine : « vous chantiez, j’en suis fort aise, et bien, dansez maintenant ! ».
On peut prendre tout cela immédiatement : l’homme est condamné à travailler pour survivre, malédiction à laquelle il est soumis depuis la chute. Le travail est la condition naturelle de l’homme dit encore Hannah Arendt (voir Condition de l’homme moderne). Dans l’esprit de saint Paul, il s’agit d’autre chose. La lettre aux Thessaloniciens est une lettre à une de ces communautés chrétiennes qui sont en train d’essaimer dans le bassin méditerranéen à partir de leur point de départ en Galilée et en Judée. Dans ces communautés, les membres doivent changer radicalement de vie. Ils doivent vendre tous leurs biens et rompre avec leur passé. Les riches doivent renoncer à la richesse (car « un chameau s’introduit plus aisément dans le chas d’une aiguille qu’un riche dans le royaume de Dieu. », Matthieu, XIX, 21 et 23) et par conséquent tous doivent maintenant travailler pour vivre. Le riche ne peut plus vivre du travail de son esclave, car dans ces communautés, il n’y a plus ni maître ni esclave, même si, par ailleurs, Paul conseille aux esclaves d’obéir et de ne pas se révolter contre l’ordre imposé par les Romains. Le monde antique, grec comme romain, valorise l’homme qui est dispensé de travailler, celui qui bénéficie du « loisir » (skholè), au détriment de l’homme soumis à la presse de la vie quotidienne – travailler pour gagner sa vie, ce qui vaut aussi bien pour l’esclave que pour l’artisan ou pour toute personne qui vend son activité contre monnaie sonnante et trébuchante : chez Platon, les sophistes et les rhéteurs (des « intellectuels ») sont plus bas encore dans l’échelle des valeurs sociales que les artisans car ils vendent leur prétendu savoir. Le christianisme introduit ici une rupture fondamentale : travailler fait partie des devoirs de l’homme qui cherche son salut et on retrouvera cela dans les règles monastiques, notamment la plus importante d’entre elles, la règle de saint Benoît qui repose sur le travail et la prière (en commun).
On pourrait s’en tenir là. Mais l’Apôtre énonce peut-être un principe de portée plus générale, un principe de justice et pas simplement une règle religieuse. Ce pourrait être une règle de justice distributive : à chacun selon son mérite, dit Aristote qui ajoute qu’on ne s’entend généralement pas sur ce qu’est le mérite. Ici donc, mérite et travail se rejoindraient : qui ne travaille pas ne mérite pas de manger. Les corollaires de ce principe sont connus sous de nombreuses formules : à chacun selon son travail ! à travail égal, salaire égal ! Toutes formules qui ne sont pas sans poser de sérieuses difficultés.
Il faudrait d’abord être certain que le travail est un mérite. Robinson sur son île a-t-il du mérite à travailler ? Aucunement puisqu’il ne peut pas faire autrement sous peine de mourir. Le mérite est une notion  ou juridique et la nécessité naturelle n’implique aucun mérite. Le mérite n’intervient que lorsque les hommes se rapportent les uns aux autres ou à Dieu. La formule paulinienne peut s’entendre de manière restreinte : le travail étant une condition de la vie humaine, personne ne peut réclamer des autres qu’ils le nourrissent si lui-même n’a pas participé à l’œuvre commune. Mais cela n’implique rien de particulier concernant les règles de la distribution elle-même. Pour Paul, ce problème des règles de la distribution ne se pose pas : dans les communautés chrétiennes, ascétiques, la distribution est égalitaire, les repas se prenant en commun. Mais évidemment si on transpose la règle aux sociétés modernes complexes, les choses se présentent différemment.
Écartons d’abord les problèmes faciles à résoudre. À l’évidence, les enfants trop jeunes pour travailler, les vieillards impotents et les malades doivent manger bien qu’ils ne travaillent pas ! Le principe ici est « à chacun selon ses besoins », indépendamment de la quantité de travail fournie. Mais sitôt ces questions résolues s’en lèvent beaucoup d’autres, bien plus redoutables. Tout d’abord, il faudrait s’entendre sur le sens exact du mot « travail ». Toute activité n’est pas nécessairement un travail : par exemple, la création artistique n’est peut-être pas à ranger dans la catégorie du travail, sauf dès lors que l’œuvre d’art prend une valeur sociale, c’est-à-dire quand l’artiste vend ses œuvres ou travaille sur la commande d’un mécène, privé ou public. Les fonctions politiques (de représentation et de gouvernement) peuvent également ne pas entrer dans la catégorie du travail. On voit bien que le travail d’un mineur de fond et le « travail » d’un député n’ont pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Au demeurant, le député ne perçoit pas de salaire, mais une indemnité parlementaire et la précision du vocabulaire a sa raison d’être. Toute une tradition considère le travail manuel, la peine, comme une obligation qui devrait être partagée par tous et qui possède en outre une valeur rédemptrice. Du monachisme à certaines formes du socialisme du XXe siècle (révolution culturelle chinoise, campagnes de coupe de la canne à Cuba), on a cherché (ou du moins on l’a prétendu) à empêcher la coupure entre travail manuel et travail intellectuel : tout le monde mange et donc tout le monde doit fournir au moins un part du travail conçu comme labeur du corps. D’ailleurs, comme le disent les paroles de l’Internationale, « la terre n’appartient qu’aux hommes, l’oisif ira loger ailleurs. »
Se pose ensuite la question de la répartition des ressources en fonction du travail. Sauf dans le communisme monacal, les individus qui coopèrent à la production de la richesse sociale veulent obtenir à chacun son dû. Si celui qui ne travaille pas ne mange pas, il semble juste de penser que celui qui ne travaille qu’un peu ne mange qu’un peu et celui qui travaille beaucoup mange beaucoup ! La revendication « à travail égal, salaire égal ! » a pour corollaire « à travail inégal, salaire inégal » ou encore « à chacun selon son travail ». Mais les aptitudes des individus diffèrent en raison de la loterie naturelle qui distribue capacités, talents et dons inégalement entre les individus. Même en admettant que la justice distributive se ramène à la justice selon le travail, le principe de Paul se trouve d’application scabreuse. En quoi est-il juste que l’homme fort qui abat deux fois plus de travail que le malingre gagne deux fois plus ? Ce genre de justice ressemble à la « loi du plus fort » qui est loin d’être toujours la meilleure. En outre, il est très difficile de comparer des travaux différents et de les ramener à une mesure commune, sinon par la mesure commune qu’offre l’argent et la loi du marché. Donc, à part la répartition minimale (celle de la simple survie) le principe de Paul est sans portée réelle. Du principe de différence de Rawls à l’idée d’un revenu d’existence, toutes les théories de la justice contemporaines cherchent à dépasser cette règle de proportionnalité dont Marx disait qu’elle était l’expression du « droit bourgeois ».
Enfin, dans nos sociétés, celui qui vit de richesses accumulées, par son effort, par l’héritage ou par la chance, peut vivre sans travailler. Si le travail seul produit le mérite social, c’est-à-dire la possibilité de prendre sa part au festin commun, alors l’héritier n’est pas méritant. Il faut donc confisquer les héritages et interdire l’accumulation des richesses. Encore une fois, dans les premières communautés chrétiennes, celles que vise Paul, ces conditions sont réalisées puisque pour devenir membre de ces communautés, il fallait rompre avec sa vie « mondaine » et se débarrasser de ses biens. Mais c’était là un choix volontaire, fondé sur une recherche spirituelle, et non le principe de base de la vie sociale. Mais une société sans propriété privée et sans possibilité d’enrichissement personnel est-elle tout simplement viable ?
Donc le principe paulinien semble bien trop frustre pour être de quelque utilité quand il s’agit de définir les principes de bases d’une société juste. Il a même servi de prétexte dans les régimes usant du travail forcé pour condamner de prétendus « parasites sociaux », c’est-à-dire essentiellement des intellectuels plus ou moins indociles. Ce n’est certes pas un argument contre ce principe lui-même puisque les tyrannies totalitaires du XXe ont excellé dans l’art de pervertir les principes les plus sublimes. Cependant, il peut garder quelque utilité comme principe moral : il rappelle que la vie sociale repose sur le travail, dénonce les travers moraux de l’oisiveté et revendique la dignité et les droits du travailleur. On ne peut guère lui demander plus. Les paramètres de la justice sont trop nombreux pour qu’on puisse ramener la structure de base d’une société juste à quelques axiomes.

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