jeudi 31 août 2017

De la servitude à la libération: être libre comme Spinoza. Introduction à la lecture de l'Ethique de Spinoza


Quand il meurt le 21 février 1677, dans sa 44ème année, atteint de phtisie, dont il souffrait depuis longtemps, Spinoza laisse encore à l’état de manuscrit son œuvre maîtresse, l’Éthique. Celle-ci fut publiée pour la première fois après sa mort par Louis Mayer, un médecin ami de confiance de Spinoza. Bien que Spinoza soit un auteur peu prolixe (ses œuvres tiennent en un seul volume de la Pléiade), son Éthique est un livre majeur, un des plus grandes livres de l’histoire de la philosophie et une source toujours vive où les philosophes ne cessent d’aller puiser. Hegel, dans son Histoire de la philosophie en souligne l’importance : « Spinoza est le point capital de la philosophie moderne : ou le spinozisme, ou pas de philosophie » (Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, in Werke, Suhrkamp, vol. 20, p. 164). Mais l’enthousiasme de Hegel, que l’on peut retrouver dans l’introduction de la deuxième édition de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, n’empêche pas une critique systématique des limites du spinozisme. On cite souvent Bergson qui écrit à Léon Brunschvicg en 1927 « tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza. » Mais en 1928, dans une lettre à Jankélévitch, le ton est un peu différent : « Je crois vous avoir dit que je me sens toujours un peu chez moi quand je relis l’Éthique, et que j’en éprouve chaque fois de la surprise, la plupart de mes thèses paraissant être (et étant effectivement, dans ma pensée) à l’opposé du Spinozisme. » Si Spinoza apparaît comme un nœud de toute la philosophie moderne, de ce nœud partent des fils dans toutes les directions. Avec Diderot ou d’Holbach, nous avons un spinozisme matérialiste alors que Hegel le tire dans une toute autre direction. Le Spinoza d’Alain n’a aucun rapport véritable avec celui de Toni Negri. Celui de Martial Guéroult rencontre-t-il celui de Pierre Macherey ? C’est, dira-t-on, le sort de toutes les grandes philosophies. Il y eut un hégélianisme de droite et un hégélianisme de gauche. On a fait de Kant un moraliste conservateur autant qu’un républicain sympathisant de la cause de la révolution française. On a donc un Spinoza révolutionnaire, épaulant des marxistes en perte de vitesse et un Spinoza au conservatisme paradoxal. Tel économiste contestataire prend Spinoza comme guide pour tenter une nouvelle critique du mode de production capitaliste (voir Frédéric Lordon, Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza. Édition de la fabrique, 2010). Pour d’autres, Spinoza est une bonne médication contre le stress (Héloïse Guay de Bellissen, Spinoza antistress en 99 pilules philosophiques). Tout cela fait beaucoup pour un seul homme.
On dira que cet homme qui, une partie de sa vie, vécut très modestement de son métier – il polissait des lentilles – et ne publia pas grand-chose de son vivant, connaît une gloire posthume qui ne se dément pas : voilà une figure du génie méconnu par ses contemporains et à qui la postérité rend ce qui lui est dû. Mais Spinoza était déjà célèbre de son vivant. Une célébrité paradoxale pour cet homme qui ne chercha jamais la célébrité et louait la prudence comme la pratique : « Caute » était sa devise. Célébrité sulfureuse. Publié anonymement avec un faux nom d’éditeur, le Traité théologico-politique lui valut une solide mauvaise réputation. Ce traité, il est vrai, considérant la Bible comme une œuvre humaine et non un texte « sacré », essaye d’en comprendre la raison proprement politique et se termine par une défense de la liberté de penser sans avoir à se soumettre à l’autorité religieuse. Très vite connu dans toute l’Europe, ce texte vaut à son auteur une réputation d’athée et crée même un genre littéraire : la réfutation de « l’athée Spinoza ». Mais Spinoza a aussi la réputation d’être l’un des plus grands esprits de son temps. Leibniz cherche à le rencontrer et le rencontre en novembre 1676, à La Haye. Leibniz a trente ans et c’est une visite décisive. Leibniz est fasciné par le système de Spinoza et toute l’œuvre de Leibniz peut être lue comme une tentative de donner des réponses aux questions fondamentales qu’a posées Spinoza : si la conception déterministe de la réalité est vraie, comment l’homme peut-il encore être réputé posséder un libre-arbitre ? Quelle place reste-t-il pour la , la piété, etc. ? Quels rapports l’âme (ou l’esprit) entretient-elle avec le corps ? Leibniz et Spinoza sont tous les deux confrontés à l’œuvre de Descartes et à l’irruption de la physique moderne galiléenne. Ils cherchent tous les deux à en tirer toutes les conséquences et la confrontation de ces deux œuvres majeures n’a pas fini de nous éclairer.
Mais Leibniz ne se vantera jamais de cette visite, ni de l'intérêt qu'il porte à cet « athée » bien connu. Leibniz se veut diplomate, c'est un homme de cour qui fréquente les puissants et Spinoza est un hérétique indifférent aux honneurs et à l'argent. Il aurait pu avoir les uns comme l'autre. Jean Colerus rapporte cette anecdote, parmi beaucoup d'autres: « Simon de Vries, d'Amsterdam, qui marque beaucoup d'attachement pour lui dans la vingt-sixième lettre et qui l'appelle en même temps son très-fidèle ami (amice integerrime), lui fit un jour présent d'une somme de 2,000 florins, pour le mettre en état de vivre un peu plus à son aise ; mais Spinoza, en présence de son hôte, s'excusa civilement de ne pouvoir recevoir cet argent, sous prétexte qu'il n'avait besoin de rien, et que tant d'argent, s'il le recevait, le détournerait infailliblement de ses études et de ses occupations. » En 1673, un émissaire du prince de Condé lui avait fait savoir que ce prince souhaitait lui offrir une pension pourvu qu'il consentît à dédier quelque ouvrage au roi de France, proposition que Spinoza déclina avec toute la courtoisie dont il était coutumier. La même année, l'électeur Palatin voulut l'attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie : cette fois encore, il déclina l'offre.
Spinoza vécut selon les préceptes qu'il énonce au début du Traité de la réforme de l'entendement : renoncer à la gloire, à l'argent et aux honneurs pour rechercher un souverain bien stable, qui ne se peut trouver finalement que dans la connaissance de Dieu, des choses et de soi-même. Cependant, l'image d'un philosophe ascète retiré du monde ne convient pas non plus. Il est un homme fort sociable, engagé dans les discussions politiques et théologiques de son époque et qui n'a jamais caché ses convictions républicaines. Ainsi, il a toujours cherché dans ses œuvres à montrer les conséquences pratiques et politiques de sa philosophie. Son Traité Politique, demeuré inachevé, fait l'éloge des politiques, hommes pratiques, qui ne se fondent que sur l'expérience, face aux philosophes, théologiens et autres moralistes qui louent un homme qui n'existe nulle part, fabriquent des utopies pour mieux morigéner l'homme existant réellement. Un petit livre où la référence, à la fois explicite et implicite, à Machiavel est constante. Si constante et si appuyée que l'on peut sans difficulté dire : Machiavel-Spinoza, même combat ! Pour ceux qui ignorent la pensée de Machiavel et s'en tiennent aux calomnies d'un Frédéric II, le rapprochement paraît incongru et pourtant c'est bien le « très pénétrant florentin » qui inspire la politique de Spinoza.
Il est évidemment impossible de faire ici le tour de la pensée de Spinoza. Tout est bon et profondément éclairant dans cette œuvre puissante, y compris la correspondance, laquelle donne souvent des éclairages indispensables. Mais c'est l'Éthique qu'il faut lire, méditer, recopier. Écrite de 1661 à 1675, publiée seulement après sa mort, cette œuvre est à elle seule un monde dont on ne fait jamais le tour. Et c'est là qu'il nous faut entrer. La voie est difficile, comme le reconnaît le scolie de la dernière proposition de la Ve partie de l’Éthique : « Si, il est vrai, la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver ».

(La suite en achetant: Libre comme Spinoza. Une introduction à la lecture de l'Éthique, éditions Max Milo.

Marcuse a encore quelque chose à nous dire

Denis Collin interroge l’auteur de «Eros et Civilisation» et de «L’Homme unidimensionnel» et constate son actualité - recension parue dans Le Temps

Un remarquable petit livre nous donne aujourd’hui l’occasion d’exhumer du cimetière des philosophes un penseur naguère adulé et aujourd’hui largement tombé dans l’oubli: Herbert Marcuse (1898-1979). Idole de la jeune gauche allemande puis internationale des années soixante, héritier de Hegel, Marx et Freud, Herbert Marcuse n’a eu de cesse de critiquer les processus de domination qui étaient à l’œuvre dans les sociétés capitalistes modernes. Ses deux livres les plus connus sont Eros et Civilisation (1955), et surtout L’Homme unidimensionnel (1964), un livre fameux où il dénonçait la civilisation industrielle comme étant une «société de mobilisation totale», où «la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse».
De toute évidence, Denis Collin, lecteur sagace qui nous a déjà offert de remarquables essais sur Marx notamment, est convaincu que Marcuse a encore quelque chose d’essentiel à nous dire. Il nous fait part de sa conviction: «Le système industriel technicien, autrement dit le mode de production capitaliste à son stade avancé, se présente sous les oripeaux chatoyants de la liberté, la liberté du commerce, la liberté des mœurs, la liberté de consommer ce que je veux quand je veux. Marcuse nous montre que cette liberté illusoire est la forme suprême de l’aliénation et que le prétendu «monde libre» n’est rien d’autre qu’un totalitarisme doux, en apparence. On commence à s’en apercevoir plus largement.»

Déshérence

Et il est vrai que la relecture de Marcuse à laquelle nous incite Collin aujourd’hui produit un curieux effet de résonance, l’expérience d’un écho revenu d’un lointain silence. Comme la réplique d’un tremblement de terre, mais après une longue période de calme. Si l’œuvre de Marcuse est entre-temps tombée en déshérence, c’est d’une part que le puissant mouvement historique de l’après- chute du Mur a rendu, d’une manière générale, la pensée critique inaudible. Mais c’est aussi parce que les termes mêmes dans lesquels Marcuse formulait sa critique ont été soudain frappés d’obsolescence, irrémédiablement marqués qu’ils étaient du sceau d’une époque révolue.
Qui, en effet, parle encore aujourd’hui de «désublimation répressive»? C’est le genre d’expressions que les philosophes citent entre eux en clignant de l’œil, activant leur complicité de vieux combattants. C’est pourtant un concept central de la pensée de Marcuse, et il garde sans doute – Collin a raison – toute sa pertinence pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Cette expression aux apparences aujourd’hui désuètes est construite sur l’idée de Freud selon laquelle la civilisation n’a pu s’élever qu’en réprimant les instincts qui rendraient la coexistence impossible. C’est la répression du principe de plaisir, qui contraint les instincts à se sublimer en quelque chose d’autre.

L’homme libéré

Pour Freud donc, impossible d’imaginer une civilisation non répressive – et Marcuse notait que «cette conception est aussi vieille que la civilisation, et a toujours fourni la rationalisation la plus efficace de la répression». Marcuse, comme Marx, a pourtant toujours maintenu l’idéal de l’homme libéré. C’est à partir de lui qu’il juge notre société. Et il la juge sur-répressive, en ce qu’elle impose à tous le principe de rendement qui est le principe de l’organisation capitaliste du monde, et ce, au moment même où elle pourrait satisfaire plus largement les besoins des individus. Ces individus qui pourraient être libres, il faut les contrôler. Ils sont potentiellement libres, mais factuellement asservis au principe du rendement: désublimation (donc libération) répressive.

«L’internet est un condensé des analyses de Marcuse»

La libération sexuelle, par exemple, est une désublimation répressive (comme l’industrie pornographique à portée de tous aujourd’hui), car sous couvert de prétendument libérer davantage l’individu, on favorise en réalité la domination du système: «Du même coup, le besoin de sublimer est moins intense puisque le monde paraît moins hostile à la satisfaction libidinale», dit Collin commentant Marcuse. Et de poursuivre: «Le «sexy» est une valeur sociale, comme le savent depuis longtemps les publicitaires et les DRH» – la barrière qui séparait la vie privée de la vie publique s’est brisée, comme cela se doit dans une société de mobilisation totale. Qui dirait que ceci est obsolète? «L’internet est un condensé des analyses de Marcuse», dit Collin, les réseaux sociaux allant jusqu’à détruire l’idée même de vie privée.
Denis Collin, fin savant et excellent pédagogue, est sensible à ce que la pensée a de vivant, à ce qui en elle nous permet de mieux nous comprendre nous-mêmes et notre société. C’est dans c’est esprit qu’il a relu Marcuse, et qu’il nous donne envie de le faire à notre tour.

Mark Hunyadi - Le Temps - 18/08/2017

dimanche 23 juillet 2017

Le populisme est-il une maladie honteuse?



L’accusation de « populisme » est devenue un figure obligatoire des « analyses » journalistiques et du « débat » politique. Je mets des guillemets à « analyses » et à « débats » car ces nobles mots ne semblent guère convenir pour caractériser la bouillie idéologique diffusée par la caste. Donc Trump est populiste, comme Kazincsky et Mélenchon, Le Pen et Iglesias, Grillo et Orban, et ainsi de suite. Une terme de si vaste emploi est suspect. Chose curieuse, non seulement les porte-voix stipendiés des classes dominantes n’ont eu de cesse de renvoyer dos-à-dos les « populismes » de droite et de gauche, mais l’extrême-gauche elle-même s’est emparée de la question. Pour Marlière et autres idéologues du multi-culturalisme gauchiste, Mélenchon et la France Insoumise ne sont que d’horribles populistes (nationalistes). Ayant été qualifié par Philippe Marlière, docte professeur de politique à Londres, de  « national marxiste réactionnaire », je ne m’étonne pas des noms d’oiseaux dont ces gens affublent la France Insoumise. Mais on retrouve aussi cet anti-populisme et cet anti-mélenchonisme hystérique chez quelques rescapés du trotskysme dont les prétentions théoriques vaniteuses n’égalent que l’impuissance rageuse face aux événements qui déjouent malicieusement toutes leurs prédictions.
Je voudrais ici montrer simplement que le populisme n’est pas une maladie honteuse, mais une attitude politique louable. Dans populisme, il y a évidemment peuple qui se dit en grec « demos » - il y a un autre mot grec pour désigner le peuple, c’est « laos » qui désigne le peuple en tant que masse désorganisée. Quand le « laos » est rassemblé dans « l’ecclesia » il devient précisément « demos ». Ou comme le dirait Rousseau, l’institution politique est justement ce moment où le peuple se fait peuple ! « We, the people… », tel est le célèbre commencement de la constitution américaine, une constitution dont la devise est « E pluribus unum », de la pluralité, de la multitude, faire un. On peut tourner le problème dans tous les sens. La démocratie (dont tous se réclament, tous prêts à crier plus fort les uns que les autres), c’est la question du peuple. Et donc dire « vive la démocratie » et « à bas le populisme », c’est un peu louche.
Le terme de démocratie peut s’entendre en trois manières : primo, comme le pouvoir du peuple tout entier, de l’assemblée des citoyens, ou du « corps politique » ; secundo, comme le pouvoir de la partie la plus basse du peuple, la plèbe romaine contre les optimates ; et tertio, comme le respect des droits individuels. Normalement, ces trois définitions devraient se compléter, mais dans les faits ce n’est pas souvent le cas. À Rome, la république avait fini par prendre en compte la nécessité que la partie inférieure du peuple puisse se faire entendre en instituant le tribun de la plèbe, personnage sacré qui jouera un rôle central dans les luttes de classes dans la Rome antique. De nos jours, c’est aussi ce deuxième moment qui semble problématique. Que la partie inférieure socialement puisse se faire entendre et faire prévaloir ses intérêts, ce fut toujours la hantise de ces démocrates pour qui la démocratie devait se résumer à la démocratie de la « race des seigneurs », les citoyens étant soigneusement divisés entre citoyens actifs et citoyens passifs. Précisément, le populisme est apparu comme le courant qui réclamait que soit entendu le peuple, le « bas peuple », celui à qui les belles gens veulent interdire la parole, parce qu’il n’est pas instruit, se laisse guider par ses passions – pour ces belles gens la passion de l’argent et de la domination n’est pas une passion, cela va de soi… Aux États-Unis, le populisme, incarné un temps par le « parti des fermiers » a été cette protestation contre la confiscation de l’espérance démocratique par les aristocrates. Il faut lire et relire Christopher Lasch qui, sur ce sujet, a produit les mises au point indispensables (voir mon article sur le livre Le seul et vrai paradis). L’apparition du populisme en Europe correspond exactement à cette même révolte contre la confiscation de la démocratie par la caste médiatique, financière et eurocratique.
Si le populisme est indissolublement lié à la démocratie, il l’est donc tout naturellement à la république. C’est Machiavel qui part du constat que dans toute république, il y a deux classes : les grands qui veulent gouverner et cherchent à dominer le peuple, et le peuple qui ne veut pas gouverner mais veut ne pas être dominé. Et donc toute république digne de ce nom est conflictuelle. Machiavel fait l’éloge des républiques tumultuaires où les révoltes populaires furent immanquablement favorables à la liberté. J’ai eu l’occasion d’exposer tout cela en détail dans mon livre sur Machiavel (Lire et comprendre Machiavel, Armand Colin, 2e édition, 2008). Je ne vais pas développer plus ici. Mais cet auteur est véritablement un des pères fondateurs de la pensée politique moderne et on ne comprend guère Spinoza (qui parle du « très pénétrant florentin ») ni Rousseau en oubliant qu’ils sont des bons lecteurs de ce penseur éminent. En tout cas, le populisme, tel qu’il est théorisé de nos jours par des gens comme Laclau ou Chantal Mouffe, part de Machiavel.
Donc, le populisme a de belles lettres de noblesse à faire valoir et l’on comprend mal que tant de professeurs de politique si fiers d’eux puissent en faire une caractérisation injurieuse. On ne demande bien où ils ont décroché leurs diplômes de « science politique ». Est-ce cela qu’on apprend à Sciences-Po (que d’aucuns surnomment « Sciences-pipeau ») ?
Si on comprend ce qu’est le populisme, on se gardera donc de le confondre avec l’ochlocratie, le pouvoir de la foule qui suit uniquement ses passions excitées par les démagogues. La populace – le popolaccio dont parlait Machiavel – ce n’est pas le peuple. On voit ainsi très clairement ce qui distingue le populisme de Mélenchon ou d’Iglesias de la démagogie des partis « identitaires » xénophobes, même si ces derniers essaient d’exploiter à leur profit les réactions populistes et y parviennent, au moins partiellement, quand le peuple se sent abandonné et méprisé par les grands.
Je reviendrai bientôt sur les rapports entre le populisme et la nation et sur la question de la lutte des classes.
23 juillet 2017 – Denis COLLIN

mardi 4 juillet 2017

Comprendre Marcuse



Vient de paraître
Pourquoi revenir à Herbert Marcuse aujourd'hui ? Désigné par les commentateurs comme l'inspirateur des mouvements contestataires de 1968, classé parmi les " freudo-marxistes ", il semble qu'il soit aujourd'hui passablement oublié. À tort. Marcuse est d'abord un philosophe qui s'inspire de la grande tradition de la philosophie allemande, celle de Kant, Hegel et Marx. Commentateur scrupuleux de Hegel, Marcuse en produit une lecture critique vivifiante, loin des idées toutes faites sur ce maître éminent. Fidèle à Marx – mais pas aux marxisme standard, ce qui lui a valu l'hostilité de tous les gardiens du temple marxiste – il lie étroitement la critique sociale à la théorie analytique de Freud. Bref avec Marcuse, c'est tout un pan de la culture moderne que nous sommes invités à reparcourir.

Mais Marcuse est aussi l'un des penseurs de la théorie critique. Son objet, c'est la société industrielle avancée, la nôtre. On pourrait croire que ses œuvres décrivent notre présent alors qu'elles ont été écrites voilà un demi-siècle et plus. La " désublimation répressive ", l'utilisation du principe de plaisir au profit de la domination, c'est bien quelque chose qui a pris aujourd'hui une ampleur que l'on pouvait à peine soupçonner au moment où Marcuse écrit Éros et civilisation ou L'homme unidimensionnel. Comment ne pas voir que l'extension indéfinie du marketing et des techniques de la communication produisent cette uni-dimensionnalité de la pensée que Marcuse analyse et dénonce si vigoureusement ?

Enfin Marcuse est un philosophe de la culture. L'art et le sens du beau sont, pour lui, essentiellement libérateurs. S'il continue de penser nécessaires l'émancipation politique et la transformation des rapports sociaux, il sait que la libération humaine est celle de l'individu qui doit reprendre possession de lui-même en se débarrasser de l'aliénation. Il ne s'agit pas de dessiner un avenir plus rationnel mais surtout la perspective d'une vie plus libre et plus belle.

  • Broché: 423 pages
  • Editeur : Max Milo (22 juin 2017)
  • Collection : ESSAI GRAPHIQUE
  • Langue : Français
  • ISBN-10: 2315007305
  • ISBN-13: 978-2315007301

Réflexions sur l'humanisme

Pic de la Mirandole
La revendication de l’humanisme comme programme politique n’est pas une innovation de Jean-Luc Mélenchon, mais une tradition dans laquelle il inscrit son action depuis longtemps. Il y a une longue tradition française qui fait de l’humanisme une référence politique et . C’est principalement dans les courants républicains notamment radicaux et radicaux-socialistes qu’on peut la repérer. Le vénérable « parti radical et radical-socialiste » faisait figurer l’humanisme parmi les cinq points de sa profession de foi, aux côtés de la laïcité, de la solidarité, de la tolérance et de l’universalisme. Cependant, cette référence à l’humanisme reste bien vague et pourrait n’être qu’une profession de foi de bons sentiments assez vide au total. Nous voudrions ici restituer à l’humanisme ses lettres de noblesse et en tirer quelques conséquences morales et politiques pour notre époque.


La tradition humaniste


On identifie souvent l’humanisme à la Renaissance et, en France, c’est Rabelais qui l’incarne. En vérité l’humanisme est bien antérieur au XVIe siècle français. On peut le faire remonter au grand mouvement de retour aux « humanités » classiques, c’est-à-dire aux auteurs grecs et latins anciens, « païens » et donc largement mis sous le boisseau dans une culture placée sous la domination de l’Église catholique. En Toscane, ce sont Dante, Pétrarque et Boccace, ces « pères fondateurs » au XIVe siècle de la littérature italienne et de la langue italienne qui incarnent ce mouvement.

Il y a, dans la même région toscane, un autre humanisme qui va se développer au cours du XIVe et du XVe siècle, un humanisme politique que l’on appellera beaucoup plus tard « humanisme civique ». Leonardo Bruni, le grand humaniste florentin fait entrer l’humanisme dans la sphère politique. Les derniers héritiers de ce mouvement seront Guicciardini et Machiavel. Il s’agit en réalité de tout un courant que redonne toute son importance à la politique en tant que telle, c’est-à-dire à la recherche de la vie heureuse à l’intérieur d’une cité qui repose sur la participation populaire aux instances de décision. L’éloge du « vivere civile » chez Machiavel fait écho à la défense de la politia chez Marsile de Padoue qui renoue avec les Politiques d’Aristote.

Sous toutes ses figures, l’humanisme s’enracine dans la connaissance de la tradition antique, qui doit être revigorée et diffusée largement : le savoir n’est plus réservé à une toute petite minorité de clercs, mais il se « laïcise » et devient une arme dans la vie politique. Les hommes peuvent exercer leur jugement s’il est convenablement instruit – ce qui renvoie à l’éloge de l’érudition qu’on retrouve jusqu’à Rabelais – et ils n’ont pas besoin d’un directeur de conscience. Du coup s’affirme plus ou moins clairement l’idée que les hommes peuvent se gouverner seuls, qu’ils n’ont a obéir ni au pape ni à quelque envoyé de Dieu sous la forme d’un monarque. La marmite d’où est sortie la pensée politique moderne bout là, entre l’Italie d’abord, la France et les Pays-Bas qui prennent le relais ensuite.

L’humanisme a un manifeste : c’est Oratio de hominis dignitate, écrit en 1487, De la dignité de l’homme, un court ouvrage écrit par un jeune et brillant philosophe florentin, Pic de la Mirandole. Ce texte va à l’encontre de toutes les dépréciations de l’homme que répandent les esprits religieux. L’homme n’est pas un pauvre pécheur condamné à souffrir dans cette vallée de larmes qu’est la Terre. Il a été créé à l’image de Dieu et il est donc libre, essentiellement libre. Il choisit lui-même ce qu’il se fera, et n’est pas voué à une inflexible destinée comme le sont les bêtes. Toute la pensée qui va s’épanouir à partir de la Renaissance s’appuie sur cette affirmation de la haute valeur de l’homme et une foi inébranlable dans ses possibilités. Contentons-nous de citer les plus célèbres. C’est Érasme, défenseur de la liberté et critique aussi bien de l’Église de Rome que du protestantisme de Luther, Érasme dont la lecture influencera Giordano Bruno. C’est le grand humaniste français Rabelais dont l’œuvre est un plaidoyer pour la liberté – la célèbre abbaye de Thélème est ce lieu où l’homme n’écoutant que sa nature raisonnable peut vivre pleinement libre, débarrassé de toutes les contraintes qui l’ont enchaîné jusque là.

L’humanisme et les Lumières


Toutes les philosophies qui ont suivi la Renaissance ne sont pas humanistes. Littérairement, on classe souvent Montaigne parmi les humanistes. Mais son scepticisme l’en éloigne. Celui qui affirme (Apologie de Raymond Sebon) qu’il y a souvent plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, celui qui abaisse systématiquement les prétentions de la raison humaine, celui qui dénonce l’érudition (une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine …) ne peut être considéré comme un humaniste.

Où l’humanisme s’épanouit, c’est dans la philosophie des Lumières, à condition d’inclure dans ce courant les grands précurseurs que furent Descartes et Spinoza. Du point de vue historique et culturel, ces courants diffèrent des humanistes de la Renaissance. Mais sur le plan philosophique fondamental ils en sont le couronnement.

Descartes d’abord. Descartes est un héros, dit Hegel. Il opère en effet le premier la grande révolution philosophique qui fait de l’esprit humain, conscient de lui-même le sol natal de la vérité. La vérité ne vient plus d’en haut, de ce Dieu qu’il faut révérer, ni de la nature qu’il suffirait de contempler. Elle est l’activité propre de l’esprit de l’homme. Et cet homme qui s’est enfin retrouvé va pouvoir comprendre le monde et grâce à la science nouvelle qui se crée à cette époque, il pourra « se rendre comme maître et possesseur de la nature ».

Spinoza aussi, qui fait de la raison le guide suprême et considère que rien n’est plus utile à l’homme qu’un autre homme. Ses quatre ennemis : les théologiens, les moralistes, les mélancoliques et les misanthropes, brefs tous les fauteurs de tristesse et de haine. Tous ceux qui tiennent à mérite de déprécier l’homme et se sentent d’une grande valeur quand ils en disent pis que pendre. Spinoza, le républicaniste qui fait de l’État la des hommes libres.

C’est de ces deux-là que naît la philosophie des Lumières et celle-ci défend avec ardeur le pouvoir de la raison, la volonté de rendre la vie politique et sociale meilleure et donc un projet d’émancipation humaine. Même Rousseau, le plus « pessimiste » des penseurs des Lumières, le moins enthousiaste pour le progrès, affirme que l’homme est éducable – d’où l’importance de l’Émile – et que la société peut être profondément réformée afin de garantir la liberté qui est l’obéissance à la loi que l’on s’est soi-même prescrite. Une thèse que développe et approfondit Kant, lui qui fait du respect de l’humanité en chaque homme l’axe de sa philosophie .

Dans cette grande tradition de la philosophie humaniste, je n’omettrai pas Marx, pas seulement le « jeune Marx » qu’Althusser nous demandait d’oublier mais aussi le Marx de la maturité qui définit le renversement du mode de production capitaliste comme la condition nécessaire au déploiement de toutes les potentialités qui résident dans la nature humaine.

Conséquences pratiques


En pointillé l’humanisme définit bien une politique. La préoccupation centrale, c’est bien « l’humain d’abord », l’humain broyé par le grand automate qu’est le capital dont le moteur et la valorisation de la valeur. Il faut prendre les choses à la racine et la racine de l’homme, c’est l’homme. Le capital ne fonctionne qu’en vue de produire une valeur nouvelle qui à son tour en produira une nouvelle additionnelle et ainsi de suite à l’infini. Or cette accumulation est impossible et cette impossibilité s’exprime dans ces crises qui périodiquement détruisent capital, marchandises et force de travail. Quand la guerre ne vient pas procéder aux destructions effroyables qui permettront le redémarrage du cycle d’accumulation. Remettre l’humain au centre, c’est briser cette machine infernale et revenir du cycle de l’accumulation du capital à celui de la production en vue de l’usage, revenir de la chrématistique à l’économique pour reprendre les termes d’Aristote. L’homme n’est pas une « ressource humaine » de la machinerie capitaliste, mais la finalité du travail humain.

C’est parce que l’humain est au centre que l’impératif écologique s’impose. La défense de la nature en elle-même n’a pas de sens, puisque la nature n’a de sens que pour une pensée humaine. La nature produit et détruit dans un processus « sans sujet et ni fins » – et le mode de production capitaliste ressemble ainsi aux processus naturels. Dans cinq milliards d’années (plus ou moins!) le Soleil devrait avoir épuisé son « carburant » et engloutissant toutes les planètes du système solaire dans un premier temps et devrait finir sous la forme d’une naine blanche. Toute trace de vie aura disparu et il y aura un futur sans nous, à moins que d’ici là les hommes aient réussi à coloniser des exoplanètes et assurent ainsi la poursuite des conquêtes de la civilisation humaine ! En tout cas si on se place du point de vue de la nature en général, rien ne plaide pour les préoccupations écologiques puisque de ce point de vue rien n’a de sens. En revanche, si on adopte un point de vue anthropocentré, il en va tout autrement. Il s’agit de considérer l’homme dans son environnement, donc cette interaction entre l’homme et le milieu, c’est-à-dire l’écoumène dont le géographie Augustin Berque a montré la pertinence théorique autant que pratique. Ce dont il s’agit, c’est de préserver les conditions d’une vie humaine digne, de préserver dans des limites rationnellement déterminées le métabolisme de l’homme et de la nature, ce qui n’est possible qu’en planifiant à long terme les grandes lignes du développement.

Enfin, c’est parce que l’humain doit être au centre que la maîtrise de son propre destin lui échoit. Ne plus être dominé par la puissance aveugle des échanges, disait Marx et donc parier sur l’intelligence collective, la capacité de tous à participer à une délibération rationnelle. C’est ce que signifie profondément la « révolution citoyenne » : non seulement la démocratisation des institutions, mais aussi et surtout la participation de majorité – c’est-à-dire du peuple – au contrôle du pouvoir politique. Le républicanisme est profondément humaniste. Défendant l’idée de liberté comme non domination, le républicanisme place en son centre l’autonomie de l’individu, sa capacité à déterminer lui-même le sens de son existence et le refus de toute forme de servitude. Le républicanisme, compris dans sa pleine acception, rejoint ainsi l’idéal de l’émancipation des individus que l’on avait pu trouver dans la pensée de Marx et dans toute la tradition humaniste à qui il donne une formulation politique concrète.


mercredi 14 juin 2017

Ordre du discours et parole fasciste: Foucault et Barthes

... ou de quelques guignolades post-soixantehuitardes

Dans son discours inaugural au collège de France, publié sous le titre L’ordre du discours (1971), Michel Foucault soutient qu’il y a une double inquiétude de l’institution face au discours :
inquiétude à l’égard de ce qu’est le discours dans sa réalité matérielle de chose prononcée ou écrite ; inquiétude à l’égard de cette existence transitoire vouée à s’effacer sans doute, mais selon une durée qui ne nous appartient pas ; inquiétude à sentir sous cette activité, pourtant quotidienne et grise, des pouvoirs et des dangers qu’on imagine mal ; inquiétude à soupçonner des luttes, des victoires, des blessures, des dominations, des servitudes, à travers tant de mots dont l’usage depuis si longtemps a réduit les aspérités.
Mais qu’y a-t-il donc de si périlleux dans le fait que les gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent ? Où donc est le danger ?
Pour répondre à cette interrogation, il avance une hypothèse :
je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité.
Qu’est-ce qui contrôle la production du discours ? Tout d’abord des procédures d’exclusion. La première est l’interdit qui lui-même prend des formes multiples qui concerne le discours du désir ou du pouvoir. Dans les deux cas d’ailleurs c’est précisément parce que l’enjeu du désir, c’est le discours (Freud) et l’enjeu du pouvoir, c’est le discours du pouvoir.
comme si le discours, loin d’être cet élément transparent ou neutre dans lequel la sexualité se désarme et la politique se pacifie, était un des lieux où elles exercent, de manière privilégiée, quelques-unes de leurs plus redoutables puissances. Le discours, en apparence, a beau être bien peu de chose, les interdits qui le frappent révèlent très tôt, très vite, son lien avec le désir et avec le pouvoir. Et à cela quoi d’étonnant : puisque le discours - la psychanalyse nous l’a montré -, ce n’est pas simplement ce qui manifeste (ou cache) le désir ; c’est aussi ce qui est l’objet du désir ; et puisque - cela, l’histoire ne cesse de nous l’enseigner - le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer. (Foucault, op. cit.)
Le deuxième principe d’exclusion est celui du partage et du rejet. Le discours de la folie peut se tenir mais il ne circule, on ne le partage pas.
Foucault va un peu plus loin en donnant le 3e principe d’exclusion :
Il est peut-être hasardeux de considérer l’opposition du vrai et du faux comme un troisième système d’exclusion, à côté de ceux dont je viens de parler. Comment pourrait-on raisonnablement comparer la contrainte de la vérité avec des partages comme ceux-là, des partages qui sont arbitraires au départ ou qui du moins s’organisent autour de contingences historiques ; qui sont non seulement modifiables mais en perpétuel déplacement ; qui sont supportés par tout un système d’institutions qui les imposent et les reconduisent ; qui ne s’exercent pas enfin sans contrainte, ni une part au moins de violence.
Pour être bien compris, il précise :
Certes, si on se place au niveau d’une proposition, à l’intérieur d’un discours, le partage entre le vrai et le faux n’est ni arbitraire, ni modifiable, ni institutionnel, ni violent. Mais si on se place à une autre échelle, si on pose la question de savoir quelle a été, quelle est constamment, à travers nos discours, cette volonté de vérité qui a traversé tant de siècles de notre histoire, ou quel est, dans sa forme très générale, le type de partage qui régit notre volonté de savoir, alors c’est peut-être quelque chose comme un système d’exclusion (système historique, modifiable, institutionnellement contraignant) qu’on voit se dessiner.
Je laisse ici la longue période que Foucault consacre à la « volonté de vérité » - dite dans un style « nietzschéen », ou du moins qui se voudrait tel.
Que retenir de tout cela ? Il y a bien des systèmes qui balisent la production des discours selon des normes imposées socialement aux individus. Où le propos de Foucault est ambigu, c’est au moment où se sépare l’exposé de ce qui est la pensée normative. Foucault semble considérer cet ordre du discours comme un ordre oppressif, dont il faudra peut-être se débarrasser. On peut certes contester un certain ordre du discours, contester les lieux où se place l’interdit. Mais peut-on contester la nécessité d’un interdit en général. Il y a là quelque chose d’étrange qui nous obligerait à une critique générale de la pensée de Foucault (ce que l’on a appelé son nietzschéisme, lui-même fort douteux).
Poussant le paradoxe un peu plus loin, Roland Barthes soutient que « la langue est fasciste » ! Ainsi, on peut lire :
Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commination. Jakobson l’a montré, un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire. Dans notre langue française (ce sont là des exemples grossiers), je suis astreint à me poser d’abord en sujet, avant d’énoncer l’action qui ne sera plus dès lors que mon attribut : ce que je fais n’est que la conséquence et la consécution de ce que je suis ; de la même manière, je suis obligé de toujours choisir entre le masculin et le féminin, le neutre ou le complexe me sont interdits ; de même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l’autre en recourant soit au tu, soit au vous : le suspend affectif ou social m’est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée.
(...)
La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.
Dès qu’elle est proférée, fût-ce dans l’intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d’un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l’autorité de l’assertion, la grégarité de la répétition. D’une part la langue est immédiatement assertive : la négation, le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers ; ce que les linguistes appellent la modalité n’est jamais que le supplément de la langue, ou ce par quoi, telle une supplique, j’essaye de fléchir son pouvoir implacable de constatation. D’autre part, les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète.
Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos. On ne peut en sortir qu’au prix de l’impossible : par la singularité mystique, telle que la décrit Kierkegaard, lorqu’il définit le sacrifice d’Abraham, comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure, dressé contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage ; ou encore par l’amen nieztschéen, ce qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous, qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes, il ne reste, si je puis dire, qu’à tricher avec la langue, qu’à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part : littérature.
Et encore ceci :
Les signes dont la langue est faite, les signes n’existent que pour autant qu’ils sont reconnus, c’est à dire pour autant qu’ils se répètent ; le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave : je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes : je dis, j’affirme, j’assène ce que je répète. Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Roland Barthes : Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France prononcée le 7 janvier 1977.
La répétition fait de nous des esclaves …
Il est à peine besoin de commenter ces textes proprement aberrants. Un verbiage pseudo-philosophique sert à justifier une désorganisation totale de la parole. Et ce sont des grands spécialistes de la parole et des textes, des universitaires professant au collège de France qui appellent à cette destruction de la parole.
D’un certain point de vue, ces discours peuvent être lus ou relus aujourd’hui avec un autre œil : ils expriment l’opération d’abolition des montages de l’Interdit dont parle Pierre Legendre et qui est si typique de la phase néolibérale que nous avons traversée avant de subir un coup de barre en retour.

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 Le «   socialisme scientifique   » fut une catastrophe intellectuelle et politique. Cette catastrophe trouve, pour partie, ses origines dan...