Dans un passage des Cahiers de prison (Q9.§69) qui s’inscrit dans les réflexions sur Machiavel, Gramsci écrit :
(Nombre et qualité dans les régimes représentatifs). L’un des clichés les plus banals que l’on répète contre le système électif de formation des organes de l’État est que « le nombre y est la loi suprême » et que « l’opinion de n’importe quel imbécile sachant écrire (et même d’un analphabète, dans certains pays) est valable pour déterminer le cours politique de l’État », (Les formulations sont nombreuses, certaines même plus heureuses que celle citée, qui est de Mario da Silva, dans la « Critica Fascista » du 15 août 1932, mais le contenu est toujours le même). Il n’est certainement pas vrai que les chiffres sont la loi suprême ni que le poids de l’opinion de chaque électeur est « exactement » égal. Les nombres, encore une fois, ne sont qu’une valeur instrumentale, donnant une mesure et un rapport et rien de plus. Et que mesure-t-on alors ? On mesure précisément l’efficacité et la capacité d’expansion et de persuasion des opinions du petit nombre, des minorités actives, des élites, de l’avant-garde, etc. etc., c’est-à-dire leur rationalité ou leur historicité ou leur fonctionnalité concrète. Cela signifie également qu’il n’est pas vrai que le poids des opinions des individus est exactement égal. Les idées et les opinions ne naissent pas spontanément dans le cerveau de chaque individu : elles avaient un centre d’irradiation et de diffusion, un groupe d’hommes ou même un homme isolé qui les élaborait et les présentait sous leur forme politique actuelle. Le nombre de « votes » est la manifestation finale d’un long processus dans lequel la plus grande influence appartient à ceux qui « consacrent leurs meilleures forces à l’État et à la nation » (quand ils le font). Si ces prétendus optimistes, malgré les forces matérielles illimitées qu'ils possèdent, n’ont pas le consentement des majorités, ils doivent être jugés ineptes et non représentatifs des intérêts « nationaux », qui ne peuvent que prévaloir pour induire les volontés dans une direction plutôt qu’une autre. Malheureusement, chacun est enclin à confondre son intérêt particulier avec l’intérêt national et trouve donc horrible que ce soit la « loi du nombre » qui décide.
Il y a dans ce passage de Gramsci une bonne dose d’ironie,
notamment quand il parle des hommes « consacrent leurs meilleures forces à l’État
et à la nation ». L’enthousiasme ou le désappointement à l’égard des élections
sont renvoyés dos à dos. Car les élections ne décident de rien. Elles ne font que
traduire en nombres l’activité des « minorités actives », celles qui
contribuent à faire naître certaines idées dans les cervelles des citoyens.
Si on revient une minute à la situation française, au moment
où ces lignes sont écrites, c’est-à-dire à la veille d’élections indécises, il
est bon de méditer Gramsci. Le résultat des élections est la mesure de l’activité
des divers groupes politiques et donc des diverses fractions de classes
sociales. Les « combines » n’y feront rien. L’important, ce sont les idées qui
se sont emparées des masses… ou les ont laissées indifférentes. Les sondages
nous donnent, au coude à coude, deux groupes à 28 % chacun sur une base
électorale très réduite, puisque plus de la moitié des électeurs potentiels ont
l’intention de rester chez eux. Bref, en gros le vainqueur pourra se prévaloir
du soutien du quart de la moitié des citoyens ! voilà qui indique assez
clairement l’état des pensées, par-delà tout fétichisme électoral.
Ce qui est dramatiquement absent, c’est le travail de fond
par lequel se forge une conscience politique. La démocratie athénienne était le
régime de citoyens qui se rendaient massivement aux assemblées, qui
participaient à toutes sortes de comités de dème, notamment sur le plan judiciaire,
et qui se cultivaient en se rendant au théâtre pour assister aux
représentations de Sophocle ou d’Aristophane. Sous les républiques précédant l’actuelle,
les partis dits « ouvriers » avaient d’innombrables relais, du bistrot du coin
jusqu’aux associations d’éducation populaire en passant par les clubs sportifs
et les philharmonies. Plus rien de tout cela n’existe. Les « loisirs » ont tout
absorbé.
Gramsci faisait du parti (le sien, le parti communiste) le « prince »
machiavélien dont a besoin la classe ouvrière. Mais ce devait être un parti de
masse, occupant toutes les casemates du pouvoir. C’est en suivant Gramsci, qu’après
la Libération, le PCI s’est efforcé d’ouvrir un local communiste près de chaque
église ! Aujourd’hui, le « prince » est aux abonnés absents. Mais ne nous y trompons :
sans la reconstruction d’une forte conscience politique populaire, sans les
institutions de cette conscience politique, nous aurons des aventures
césaristes sans lendemain et l’éclatement du peuple en une plèbe mendiant le
soutien de tel ou tel parrain.
Le 10 juin 2022