Il est difficile de donner une définition suffisamment précise de la démocratie. Trop vague et trop plein de bonnes intentions ! La vérité est que, sauf en de brefs éclairs de l’histoire, la démocratie n’a toujours été que la couverture plébiscitaire de l’oligarchie. C’était vrai à Athènes où les citoyens influents dirigeaient de fait. C’était non moins vrai dans les meilleures époques de la République romaine — Jules César fut selon le mot de Luciano Canfora un dictateur démocratique. Dans les cités-États italiennes du Moyen âge, ce sont les riches qui usaient de leurs pouvoirs pour manipuler telle ou telle fraction du « popolo ». La démocratie américaine n’a proclamé que l’égalité des égaux, c’est-à-dire les WASP, entérinant dès le commencement l’esclavage. Quiconque connaît un peu l’histoire française sait que notre république fut toujours le lieu où s’affrontèrent les diverses sous-classes de la classe dominante, les classes populaires ne jouant que des pressions qu’elles pouvaient exercer grâce à l’existence de « partis ouvriers ».
Bref, la démocratie réelle n’est pas le gouvernement du peuple
par le peuple et pour le peuple, mais bien un gouvernement du petit nombre avec
l’approbation plus ou moins extorquée du grand nombre, à qui il arrive que l’on
concède quelques miettes, pourvu que les intérêts du petit nombre des riches
soient suffisamment préservés. Que l’on ait le droit dans les « démocraties »
de faire des discours flamboyants contre le capitalisme, cela ne change rien à
l’affaire. Les bourgeois sont tous capables de faire ce genre d’envolées
lyriques. Dans son fameux discours d’Épinay (1971), Mitterrand dénonça « l’argent
qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue,
l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes. »
Mais cela ne l’empêcha nullement de donner à la France ce « jeune premier ministre »
qui fit de « la France qui gagne » (de l’argent) son drapeau, tout en faisant
le sale boulot dans la liquidation de la sidérurgie pour le compte de la CEE. N’oublions
pas non plus que même la liberté de crier dans le désert n’est pas toujours
garantie dans les « démocraties oligarchiques » : les États-Unis ne reculèrent
jamais quand il s’agissait de mettre en prison les socialistes antiguerre
(comme Eugen Debbs en 1917) ou plus tard les communistes. Cette grande démocratie
condamna à mort et exécuta des militants syndicalistes qui manifestaient pour
la journée de 8 heures à Chicago en 1886.
Quelque part, Costanzo Preve remarque que jamais les classes
dominées ne peuvent devenir des classes dominantes. Les classes dominées
donnent leur appui à une partie des classes dominantes — ce fut souvent la
petite bourgeoisie intellectuelle qui occupa cette place — mais ne gouvernent jamais
en personne. On peut en déduire que la démocratie n’est jamais que de la
rhétorique. En voyant dans la démocratie athénienne le règne des beaux parleurs,
des spécialistes de la flatterie et des montreurs de marionnettes[1],
Platon n’avait peut-être pas tort.
Une autre hypothèse se peut déduire de la lecture de
Jean-Jacques Rousseau. Pour que la république soit vraiment l’expression de la
volonté générale, il faut rendre les factions impossibles et en premier lieu il
faut l’égalité de conditions : que personne ne soit si riche qu’il puisse
acheter quelqu’un et que personne ne soit si pauvre qu’il soit obligé de se
vendre. La condition de la démocratie est donc une révolution sociale radicale.
Qui ne peut pas se faire par la voie « démocratique ».
Comment avancer, donc ? La première chose est de cesser de
se laisser éblouir par la rhétorique démocratique dont le principal usage au
cours de dernières décennies a été de justifier guerres et destructions :
c’est au nom de la démocratie et de la lutte contre le communisme que les États-Unis
ont tué deux millions de civils vietnamiens et un million de combattants,
toujours au nom de la démocratie, qu’ils ont soutenu Pol Pot contre le Vietnam,
au nom de la démocratie qu’ils ont propulsé les talibans, envahi l’Irak, détruit
les Libye, etc. Dénoncer sans relâche la « démocratie de la race des seigneurs »
et ses valets les montreurs de marionnettes. Du même pas, défendre les droits
réels, droits individuels autant que droits sociaux, que seule la lutte et les
rapports de force peuvent garantir.
Le 12 juin 2022