Dans une lettre à Jones (17 mai 1914), Freud écrivait :
« Celui qui permettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion
sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un
héros. » Cette phrase peut sembler énigmatique pour qui voit en Freud l’apôtre
de la révolution sexuelle, le héros de la lutte contre la morale puritaine ou,
au contraire, le dernier défenseur de la famille patriarcale dominée les
hétérosexuels mâles… Mais Freud a raison : la sexualité est bien pour
l’humanité une embarrassante sujétion : nous ne pouvons pas échapper à la
pulsion sexuelle et pourtant celle-ci doit être refoulée, pour garantir la
possibilité d’une vie sociale, soumise aux impératifs du principe de réalité,
redirigée pour satisfaire des buts sociaux. Or, notre époque apparaît comme
celle qui a décidé, au prix des pires sottises, de se débarrasser de la
question sexuelle !
Déjà Adorno évoquait le sujet : « le sexe libéré de ses
inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même
plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée
comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers. » Le livre d’où est extraite
cette citation, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée, date
de 1951…
Aujourd’hui, le sexe est partout en apparence, la
pornographie est en accès libre dès le plus jeune âge : comment puis-je
donc affirmer que nous voulons nous débarrasser du sexe ? Je pourrais répondre
en faisant un peu de sociologie, en invoquant ce que les enquêtes nous
indiquent : baisse, voire effondrement de la pratique sexuelle des jeunes.
Partons de cette idée centrale : l’articulation de la
nature et de la culture, c’est fondamentalement l’articulation des besoins de
la reproduction naturelle sexuée et des normes sociales qui s’expriment,
négativement par l’interdit de l’inceste et positivement par les règles
élémentaires de la parenté, deux dimensions aussi inséparables que le revers et
l’avers. Or l’idéologie dominante de notre époque repose sur la négation de
cette nécessaire articulation et l’imposition du « tout culturel », « tout
social », « tout construit » ! Paradoxalement, si on se contente de noter
l’importance des revendications « écolos », toute notre époque est placée sous
le signe de « la haine de la nature » (voir l’excellent livre éponyme de Christian
Godin, éditions Champ Vallon, 2012).
Cette haine de la nature qui devient haine du sexe, j’en
donnerai quelques exemples qui ont envahi le champ « théorique ».
Je montrerai ensuite que derrière la volonté de briser les
ultimes « tabous » se cache une volonté normalisatrice et même un nouveau
puritanisme mortifère.
Enfin, j’expliquerai pourquoi nous devons défendre la
sexualité, comme défense de la vie, de l’Éros contre l’invasion de Thanatos qui
se cache derrière la culture genriste.
Une précision liminaire… qui s’impose avant
qu’on ne vienne me dire « Zemmour, sors de ce corps ! ». 1) Je suis bien un
vieux mâle blanc hétérosexuel binaire et cisgenre (je coche toutes les cases
qui vont m’envoyer en camp de rééducation quand l’Université serait
définitivement dominée par les disciples de Judith Butler). Mais je suis pour
le féminisme 1.0, le féminisme « old fashion » ou « canal
historique », celui que réclame l’égalité juridique, politique et sociale des
femmes et des hommes. Je ne sais pas si la femme est l’avenir de l’homme, car
Pénicaud et Belloubet ne me semblent pas un avenir enviable, mais je sais bien
que l’humanisation de l’homme a commencé par les femmes et qui, si les femmes
sont généralement moins fortes physiquement que les hommes, elles le surpassent
en bien d’autres points. 2) Je suis partisan de la lutte contre toutes les
discriminations qui pourraient frapper les homosexuels et je considère que
l’homosexualité est une forme de la sexualité humaine parmi d’autres. Mais je
crois que les groupes LGBTIQ+ ne sont pas des défenseurs des homosexuels, mais
peut-être leurs pires ennemis comme la jeune Mila a pu s’en rendre compte quand
elle a eu maille à partir avec les fanatiques islamistes.
1.
Il y a une « Théorie du genre »
Je commence par examiner rapidement (a) la théorie du genre.
En second lieu j’en aborde un aspect pratique : la question du transgenre
en donnant (b) un historique et en donnant (c) un aperçu de la situation
actuelle.
a)
Trouble dans la théorie : place à Butler
Si l’on parle de théorie du genre, on commence par vous
rétorquer qu’il n’y a pas de théorie du genre, mais seulement des « études de
genre ». Cette blague ne peut satisfaire que les gogos qui officient dans les
grands médias (à commencer par les médias du service public). Il n’y a des études
de genre que parce que, comme toujours, ces études sont assises sur un certain
nombre de présuppositions à caractère plus ou moins théorique.
La théoricienne en chef suivie par beaucoup d’autres est
Judith Butler, une philosophe américaine qui se présente comme une disciple de
Beauvoir et Foucault. La bible, c’est Troubles dans le genre paru en
1990. Le livre est sous-titré : « le féminisme et la subversion de
l’identité. »
Butler part d’un constat : le sexe objectif (XX ou XY)
ne coïncide pas toujours avec le sexe subjectif. Rien de bien nouveau :
les filles garçons manqués et les garçons efféminés, c’est vieux comme le
monde. Freud a consacré aux « invertis » quelques études. Ce qui est nouveau,
c’est ce qu’en tire Butler. Comme Foucault, elle veut libérer la sexualité « l’hétérosexualité
aliénante », et donc il faut ouvrir de nouveaux « champs de possibles en
libérant la sexualité des zones de reproduction jusqu’alors conventionnellement
privilégiées. » Marginaliser l’hétérosexualité, cela destitue le phallus et
s’offre comme “une promesse de plaisirs « infinis » hors du carcan de la
catégorie du sexe.” Elle veut penser une sexualité hors du sexe parce que ce
n’est pas le sexe qui est le centre, mais le corps. Et les gays et lesbiennes
lui servent précisément à penser cela.
Ainsi on commence à comprendre ce qui est en cause : il
ne s’agit pas de remplacer « sexe » par « genre », de traduire le français en
anglais ou l’inverse. Les anglicistes considèrent que traduire gender
par genre est un anglicisme.
Non, il y a quelque chose de nouveau qui apparaît qui est
bien une « théorie » dont Butler a donné les fondements. Cette théorie nous dit
qu’il faut révoquer le sexe (biologique) pour faire place au « genre » et ce
genre est une construction sociale qu’il faut « déconstruire » pour sortir de
l’aliénation des « binaires » que, pour la plupart, nous sommes encore. Je ne
vais pas plus développer, d’autant que la lecture de Butler est éprouvante pour
quelqu’un formé à la philosophie française des idées claires et distinctes et
que Butler se soustrait à l’avance à toute réfutation puisque la vérité n’a pas
place dans sa réflexion — ce doit être encore un concept hétéroblanc… Là encore
elle est foucaldienne !
En fait Butler ouvre sur la théorie « queer ». Il s’agit de
liquider les « genres fixes » pour faire place à la liberté du « genre flottant ».
D’où l’allongement infini de la chaine de caractères LGBT… à partir de là on
peut inventer autant de genres que l’on veut : on peut être gay ou
indifférent, lesbienne ou autosexuel, bi ou tout ce que l’on voudra. Si on suit
les élucubrations de Donna Haraway, il faudra introduire les animaux et les
robots dans le champ de nos rapports érotiques — je ne sais pas si c’est encore
le bon mot. L’idée est que l’on peut passer d’un genre à l’autre au gré des
désirs.
b)
Un précurseur : John Money
La pratique a cependant devancé la théorie. John Money
(1921-2006) est le grand maître du transgenre à notre époque. Psychologue et
sexologue renommé, enseignant, il soutenait l’idée que le genre est une
construction sociale. Bien que la réputation de Money ne soit pas toujours
fameuse dans les gender studies, en
raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une référence
incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle de genre »,
de paraphilie, et autres semblables qui sont devenus d’un usage courant dans
les milieux où l’on parle de ces choses-là. Les hermaphrodites constituent son
premier objet d’étude et c’est à partir de cette fascination pour les
hermaphrodites que Money en est venu à la conclusion que le sexe était une
construction sociale. Si on opère convenablement un bébé mâle, on peut le
transformer en fille, et c’est précisément ce que Money a tenté en prenant pour
cobaye un enfant mâle né avec une malformation du pénis. Comme il est nettement
plus facile de couper un morceau de chair des organes masculins que de greffer
des organes sexuels féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule
direction. Et s’est terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce
monsieur dans une catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps
nazis.
Bien que Money ait été passablement démonétisé en raison de
ses échecs, ses idées et ses pratiques ont connu un essor étonnant. Quelle
meilleure manière de faire valoir l’indifférenciation des sexes que d’organiser
le passage de l’un dans l’autre, à volonté ?
c)
Situation actuelle : la réassignation de genre
Dans la manière dont les choses se passent, il y a deux
étapes, deux phases. L’une qui joue sur la transformation de la langue et
l’autre sur la biologie.
Transformation de la langue d’abord. Le sexe est un
vocabulaire aux fortes connotations biologiques. Il faut donc commencer par
chasser le mot sexe et le remplacer par le genre. Le mot genre, ce n’est pas de
la biologie, mais de la grammaire ! Dans tous les régimes totalitaires, la
langue doit être refaçonnée pour imposer l’adoption des principes du système
totalitaire. Orwell montre tout cela avec l’invention de la « novlangue » dans
le monde de 1984, une langue triturée de telle sorte que les « mauvaises
pensées » ne peuvent plus être formulées. Viktor Klemperer avec sa LTI (lingua
tertium imperium) a montré pratiquement comment le nazisme avait transformé
la langue allemande.
De ce premier point de vue les absurdités de l’écriture
inclusive ne sont nullement innocentes : elles participent de cette
destruction de la langue commune, tout comme les âneries de la langue « épicène »
qui veut imposer un retour au « neutre » dans les usages ordinaires de la
langue. Comment transformer des langues qui ignorent le neutre en langues
épicènes ? C’est très simple, il faut créer une « nouvelle langue », c’est-à-dire
une « novlangue ». Évidemment, le genre grammatical n’a aucun rapport avec le
sexe. Dire que la langue est sexuée est tout aussi stupide que les grandes
proclamations de Foucauld et Barthes dans les années 70 qui avaient
décrété que la langue est « intrinsèquement » fasciste ! La sentinelle monte la
garde et personne ne va demander que cela devienne « le sentineau » et si mon
médecin est une femme, je ne me rends pas chez « ma médecine ». Toutes ces
absurdités ont pourtant une signification : extirper « le sexe ». Le
langage dit de manière déguisée ce que l’inconscient social hurle !
Ce qui se passe sur le plan de la langue exprime aussi ce
qui commence à se passer dans la société. Si on en croit certaines
statistiques, les demandes d’opérations en vue d’un changement de sexe ont
fortement augmenté au cours des dernières années. Aux États-Unis, les
opérations officiellement reconnues auraient augmenté de 20 % en 2016 par
rapport à 2014 pour atteindre 3500 cas, mais ce chiffre ne décompte pas,
loin de là, toutes les opérations qui seraient environ cinq fois plus
nombreuses. Les compagnies d’assurance d’ailleurs proposent de plus en plus la
prise en charge des opérations de « réassignation de sexe » qui découlent de ce
que les psychiatres nomment « dysphorie de genre » (pour rester dans la langue
politiquement correcte). En Suède, les demandes venant d’enfants et
d’adolescents doublent d’une année sur l’autre. En France, désormais les
opérations de réassignation de sexe sont prises en charge (sous condition) par
la Sécurité sociale. Il y a une sorte de banalisation de ce qui, il y a peu,
était réservé à quelques individus, dans une certaine semi-clandestinité.
Il y a deux grands types de « réassignation » de genre. La
réassignation « faible » (qui ne change que l’apparence avec des traitements
hormonaux et chirurgies esthétiques si nécessaire) et la réassignation « forte »
avec ablation des organes sexuels et une chirurgie plastique plutôt invasive.
Nous sommes entrés dans la phase du charcutage organisé et élevé au rang de
liberté. Chacun doit pouvoir faire ce qu’il veut de son corps et donc
maintenant le corps est disponible, au nom de la science, ce qui constitue un
bond en arrière formidable sur le plan du droit et l’entrée dans le pire des
mondes (même si ce pire des mondes est baptisé meilleur des mondes).
2.
Thanatos à la manœuvre ou comment cadenasser les
puissances de la vie.
On pourrait faire la liste interminable des bizarreries et
des horreurs que produit la « théorie du genre » (qui n’est pas une théorie !)
et la pratique envahissante des sectes « genristes » qui cherchent et
parviennent souvent à imposer leurs lubies à la société tout entière. Ce que je
veux montrer maintenant, c’est que cette substitution du genre au sexe permet
le développement d’idéologies et de pratiques qui, toutes, immanquablement, conduisent
au refus de la vie, à mise en place d’un nouvel ordre qui n’est que l’extension
du capital à ce qu’il y a de plus intime, au noyau de notre être (« das Kern
unseres Wesen », comme disait Freud).
a)
GPA et PMA pour en finir avec le sexe
Si on resitue dans ce contexte, les revendications concernant
la PMA et la GPA pour « tou.te. s », c’est qu’en effet pour en finir avec la
division en sexes il faut supprimer ce qui rappellerait une « sexualité
naturelle ». La « PMA pour toutes » est une avancée considérable dans cette
voie. Ainsi que l’a dit la députée Aurore Berger, il n’est pas question pour le
gouvernement d’interdire les modes naturels de la reproduction hétérosexuée :
étrange dénégation qui dit clairement, pour qui comprend un peu les mécanismes de
l’inconscient, qu’il s’agit précisément de cela, en finir avec cette sujétion
qui oblige encore trop largement les humains à faire l’amour pour espérer avoir
des enfants.
La PMA existait, jusqu’à présent, pour les couples « hétérosexuels »
infertiles et dans 95 % des cas, les méthodes de conception utilisent les
gamètes de l’homme et de la femme, l’appel à l’IAD restant très marginale. La
généralisation de la PMA, c’est tout autre chose. Elle ne découle pas
d’indications thérapeutiques, mais du désir des individus de concevoir un
enfant selon leur « projet ». Le hasard ne doit plus avoir de place, ou du
moins la place la plus restreinte possible. Expliquons cela : une femme
qui a recours à la PMA doit pouvoir choisir non pas un père (oh, l’horrible
chose !), mais des gamètes. Et c’est tout naturellement la génétique qui prend
la main. Dans l’IAD, le donneur est anonyme, mais pas ses gamètes : on
connaît toutes ses caractéristiques et les banques du sperme proposent
justement des catalogues détaillés. Quand il y a des erreurs, par exemple cette
femme inséminée par un gamète d’homme noir et qui proteste parce qu’elle se
retrouve avec un enfant métis, il faut s’en prémunir par des contrats de
garantie et sans doute des procédures de retour en magasin — cela s’est déjà vu
dans les cas de GPA.
Et en effet, on passera de la PMA à la GPA. D’abord, puisque
les sexes n’existent plus, il n’y a pas de différence acceptable entre hommes
et femmes. Si les couples de lesbiennes peuvent avoir des enfants, pourquoi les
couples gays seraient-ils privés de ce « droit » ? D’autant que la GPA existe
déjà dans les couples de lesbiennes : on prend les ovocytes de l’une des
femmes et les spermatozoïdes d’un donneur plus ou moins anonyme et on fait
porter le tout par l’autre femme et ainsi ce couple pourra avoir l’impression
d’être un vrai couple… Il est étrange de voir comment le biologique fait un
retour en force là on croyait l’avoir terrassé à coups de « constructions
sociales ».
Mais dans la PMA comme dans la GPA, il y a encore quelque
chose de l’antique sexualité humaine. L’idéal serait d’en sortir totalement et
les transhumanistes ont déjà la solution : l’ectogenèse. Voici ce qu’on
peut lire dans un article de la revue Sciences humaines consacré à ce
sujet : « Demain, probablement, des enfants ne naîtront pas du ventre de
leur mère. La création d’utérus artificiels dans un futur plus ou moins proche
permettra en effet de réaliser la gestation d’un enfant entièrement en dehors
du ventre d’une femme (l’ectogenèse). Le développement de cette technique de
procréation, qui semble inéluctable, fait peur. » L’utérus artificiel, tout le
monde l’a reconnu, c’est Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, une des
grandes dystopies du siècle dernier. Mais ce « meilleur des mondes » est appelé
de ses vœux pour toute une série de gens qui ont pignon sur rue (Marcella
Iacub, Laurent Alexandre, etc.) ou considéré comme inéluctable par d’autres
comme Henri Atlan. Le problème est que le pire est maintenant sous nos yeux et
déjà banalisé. En tout cas, l’utérus artificiel, c’est-à-dire la fabrique
industrielle des bébés, correspondrait parfaitement aux souhaits des gays,
lesbiennes, transgenres et autres queers qui pourraient avoir des
enfants sans être obligé de revenir à des « rôles sexuels ». Certains seraient
sans doute horrifiés qu’on dise cela d’eux, mais c’est pourtant ce vers quoi
toutes leurs revendications se dirigent. Bossuet disait, en gros, que Dieu se
rit des hommes qui déplorent les effets de ce dont ils chérissent les causes. Les
pro-GPA et pro-PMA qui se disent humanistes contribuent à leur manière à
l’avènement du transhumain, du « successeur » qui réduira l’espèce humaine
actuelle au rôle de « chimpanzés du futur ». Je ne développe pas plus sur ce
point longuement abordé dans un ouvrage collectif récent, La mutation transhumaniste.
Critique du mercantilisme anthropotechnique (éditions QS).
b)
La parenté d’intention
Il y a encore un aspect qu’il faudrait développer :
puisque la nature ne nous gouverne plus et que tout n’est que construction
sociale, la « parentalité », comme on dit — il y a même des rayons « parenting »
dans les librairies — elle-même n’est qu’une construction sociale et la loi
française, à la suite de la loi californienne, fait désormais sa place à la « parenté
d’intention » qui devrait être reconnue comme la vraie parenté. L’imbroglio
juridique dans lequel nous entrainent ces inventions folles est indémêlable. Car
ce tremblement de terre anthropologique fait d’ores et déjà des dégâts énormes.
c)
Idéologie « trans »
Avec ces questions, on a parfois l’impression de vivre dans
un véritable monde de fous. « Bienvenue en absurdie » titrait récemment
l’hebdomadaire Marianne… Je propose d’essayer de comprendre cette
volonté d’éradiquer le sexe comme une des figures de l’idéologie dominante, qui
est l’idéologie de la classe dominante. En 1968, les niais que nous étions tous
un peu croyions que l’idéologie de la classe dominante, l’idéologie bourgeoise
à l’ancienne se résumait à « travail, famille, patrie ». C’était une grossière
erreur. La classe bourgeoise à l’ancienne était sans aucun doute baignée dans
cette vision traditionaliste qui correspondait à la transmission patrimoniale
du capital et à une classe qui n’était pas encore assurée de sa propre
domination et donnait des gages de respectabilité aux classes aristocratiques
anciennes. Mais comme Marx l’avait déjà indiqué dans Le manifeste communiste,
le capital détruit la famille et tous les sentiments sacrés pour ne laisser
place qu’au règne de l’argent.
Dans le mode de production capitaliste, l’essentiel est le
capital : les hommes et les choses ne sont que des moyens de la
circulation du capital, c’est-à-dire de l’argent qui produit de l’argent en
circulant. Tout ce qui entrave la mobilité du capital est à condamner. Et la
famille vient évidemment entraver cette mobilité. Dès ses origines, le capital use
indifféremment des hommes, des femmes et des enfants. Tout cela fait partie des
« ressources humaines ». Pas de statut, pas de droits acquis, pas de rôle
immuable. La loi de l’équivalent général, l’argent, oblige à rendre tous les
humains équivalents, soit à titre de ressources humaines, soit à titre de
consommateurs génériques et prévisibles grâce à Google et à l’IA.
Zygmunt Bauman définit nos sociétés comme des « sociétés
liquides », c’est-à-dire des sociétés où les individus sont isolés de toute
communauté et intégrés seulement par leur acte de consommation. Le « trouble
dans le genre » est parfaitement adapté à cette précarisation générale des
individus. Dans la théorie libérale pure (par exemple dans sa formulation chez
Rawls), les individus sont des individus abstraits, des « hommes sans qualité »,
qui ignorent leurs propres atouts et qui doivent donc être prêts à tout pour
s’adapter au flux incessant d’une société parfaitement fluide.
Que je n’aie aucun « genre fixe » auquel me rattacher, c’est
donné comme la promesse de pouvoir me choisir moi-même, de choisir si je serai
homme, femme, homme gay, femme lesbienne (cela va de soi), etc. exactement
comme j’ai la possibilité de choisir au supermarché entre 50 marques
différentes de céréales pour le petit-déjeuner (c’est à cela qu’un
éditorialiste d’un journal économique anglais ramenait liberté). Mais pour que
j’aie ce libre choix, encore faut-il que j’aie conscience d’avoir ce choix et
c’est pourquoi il faut enseigner le transgenre dès l’école. Sous couleur de
lutte contre la « transphobie », on incite les enfants à s’interroger sur leur
propre « genre » (car il ne faut plus dire sexe) et comme précisément la
puberté est le moment décisif de la construction psychique du sujet on voit
naturellement les jeunes garçons et les jeunes filles dans cette hésitation et
on suscite ainsi la demande qui croît presque exponentiellement de « changement
de genres ». En d’autres temps, ce type d’incitations aurait pu s’appeler « corruption
de mineurs », mais aujourd’hui de nombreuses voix s’élèvent pour que l’école,
chez nous à l’exemple suédois, éduque les élèves au « transgenrisme ». John
Money a gagné.
Il faudrait aussi évoquer le business transgenre avec ses
produits pharmaceutiques et sa chirurgie, le tout, encore fois, remboursé par
la Sécurité sociale dans le cas français. Un implant dentaire, cela coûte hors
de prix, il vaut mieux se faire implanter, selon les cas, un vagin ou un pénis.
Mais l’essentiel est ailleurs. Le « transgenre » forme le
noyau dur d’une idéologie globale qui annonce 1° que l’homme doit être dépassé
vers un « surhumain » (d’où le triomphe d’un nietzschéisme de supermarchés) et
2° l’abolition générale des frontières de l’humain.
Si nous ne devons rien à la nature et tout aux constructions
sociales, rien ne nous sépare naturellement, essentiellement des autres espèces
vivantes et notamment des animaux qui sont les plus proches de nous, puisque ce
qui nous en sépare ce ne sont que des constructions qui peuvent être
déconstruites. Ainsi les animalistes comme Peter Singer ou Donna Haraway
proposent-ils de faire entrer les animaux dans le cercle de nos préoccupations
éthiques, au même titre les autres humains.
Haraway et quelques autres, comme le Français Thierry Hoquet
est également en faveur de l’effacement des frontières entre homme et machine.
Ils sont des théoriciens du « cyborg », de l’implantation de machines dans des
corps vivants ou de la reconnaissance comme des sujets des machines dites
intelligentes.
L’analyse que Marx fait de la marchandise peut être transposée
ici. L’échange marchand opère une transformation extraordinaire : des
choses complètement différentes tant du point de vue physique que du point de
vue de l’usage qu’on en peut faire se trouvent privées de toute qualité
sensible pour être ramenées à la commune mesure qu’est l’argent : 2
exemplaires d’un livre de poche = 1 bouteille de whisky = 20 € ! Dans
l’échange marchand, la nature des choses disparaît, c’est pourquoi d’ailleurs,
comme le dit Marx, le monde de la marchandise est un monde complètement
fantasmagorique ! L’idéologie « trans », c’est exactement la même chose :
on passe de l’un à l’autre puisque tout est équivalent et tout est interchangeable,
un pénis, un vagin, un humain, un chien, un professeur, un robot, un être de
chair et d’os et un hologramme, etc.
Ce qui est encore meilleur avec l’idéologie « trans », c’est
qu’elle épouse parfaitement le caractère révolutionnaire du capitalisme :
elle apparaît comme la contestation de l’ordre « bourgeois » alors qu’elle en
est l’expression la plus appropriée.
d)
La désublimation répressive et la fin du désir
La fin du sexe est une double fin : fin de la sexualité
humaine au profit de quelque chose de purement fictif, au profit des simulacres
(un pénis artificiel fabriqué à partir d’un morceau de cuisse et équipé d’un
ressort ou d’une petite pompe) et la destruction du désir lui-même.
Marcuse (philosophe allemand et un des porte-voix de la
synthèse entre Marx et Freud) avait déjà analysé tout cela : constatant
que la sexualité envahissait le monde industriel technique de notre époque, il avait
construit le concept de « désublimation répressive ». Pour Freud, la
sublimation est la répression de la pulsion compensée par des satisfactions
idéales culturelles (recherche, art, travail, etc.). Nos sociétés apparemment
laissent une plus grande place à la pulsion sexuelle, elles la mettent scène,
mais pour mieux la soumettre à ce que Marcuse appelle « principe de rendement »
(le principe de réalité soumis aux exigences propres au mode de production
capitaliste). C’est très exactement ce à quoi nous avons affaire : le
discours du sexe est partout pour soumettre le sexe aux exigences du capital.
Pensez à jouir braves gens, grâce à la pilule bleue ! Mesdemoiselles apprenez à
faire des fellations réussies (c’est sur des sites pour jeunes filles à qui on
apprend aussi à faire des bons gâteaux) parce qu’il fait être performant là
comme ailleurs ! Le désir n’a plus sa place que comme motif d’achat !
Pour expliquer la baisse de l’activité sexuelle des jeunes, on
évoque la facilité d’accès au porno qui permet des satisfactions masturbatoires
qui amenuisent l’urgence de trouver un partenaire. La surexposition de la « chose
sexuelle » se combinerait ainsi à un affaiblissement radical de la libido
moyenne, ce qui d’autant plus désirable qu’on peut enfin réaliser le vieil
idéal ecclésiastique augustinien, faire des enfants sans rapports sexuels, ce
qui est l’inverse exact de la revendication de la « libération sexuelle » des
années 60, avoir des rapports sexuels sans risquer de faire des enfants.
e)
Le goût immodéré de la mêmeté
Il y a un dernier point plus essentiel au fond.
L’indifférenciation revendiquée par les théoriciens du trouble dans le genre
remet en question le statut ontologique de l’humanité. L’humanité est faite des
hommes et des femmes. Les uns et les autres sont humains, également humains et
en même temps profondément différents. Identiques et différents : l’unité
dialectique de l’identité et de la différence est le fondement même de toute la
civilisation humaine. En détruisant la différence des sexes, on montre
finalement que la recherche de l’altérité dans l’autre sexe doit être
abandonnée au profit de l’amour immodéré de la mêmeté. Que ce soient des
fanatiques du « droit à la différence », de la reconnaissance de l’altérité et
de la spécificité individuelle qui soient à l’avant-garde de la promotion de
l’indifférencié, ce n’est pas un des moindres paradoxes de cette affaire !
3.
Défendre la vie
a)
Défense du féminisme « old fashion »
La grande revendication issue des Lumières (et peut-être
même d’un peu avant), c’est l’égalité de droit et de dignité des hommes et des
femmes. Platon admettait les femmes dans le corps d’élite des gardiens de la
cité et Paul de Tarse soutenait que l’Évangile annonçait qu’il n’y a plus
ni homme ni femme puisque tous sont égaux aux yeux de Dieu — ce qui ne
l’empêchait quelques lignes plus loin de prêcher l’obéissance des femmes aux
hommes… Que veut dire cette idée d’égalité des hommes et des femmes ? Tout
simplement, ce que disait déjà la Genèse, à savoir que Dieu a créé l’homme « homme
et femme », c’est-à-dire que l’humanité est duelle, substantiellement et c’est
l’union des deux sexes qui fait l’humanité.
Égalité des droits donc, inconditionnellement et dans tous
les domaines. Mais égalité, ça ne veut pas dire indifférenciation. Les hommes
et les femmes ne sont pas « la même chose ». C’est pourquoi il faut interdire
le travail de nuit des femmes, comme le revendiquait les « marxistes » de la
Première Internationale, car celui-ci contrevient « à la pudeur féminine ».
C’est pourquoi aussi, l’horreur du capitalisme est qu’il réduit les femmes à la
même condition que les hommes, à des travaux épuisants et d’autant plus
épuisants que les femmes sont moins faites pour les travaux de force.
Égalité ne veut pas dire indifférenciation parce qu’il y a
des différences morphologiques et anatomiques marquées entre hommes et
femmes : en moyenne (seulement) et c’est pourquoi les compétitions
sportives continuent de distinguer soigneusement hommes et femmes et c’est
pourquoi on a considéré comme des « tricheuses » ces athlètes allemandes de l’Est
qui avaient eu recours à toutes sortes de traitements hormonaux pour avoir une
musculature aussi puissante que celle d’un homme.
Égalité ne veut pas dire indifférenciation, parce que ce
sont les femmes qui portent les enfants et les mettent au monde, ce qui rend
horriblement jaloux les hommes dépourvus de cet extraordinaire pouvoir
d’enfanter.
Mais égalité ne veut pas dire indifférenciation. C’est même
le contraire ! L’égalité n’est à revendiquer, n’est une question politique que
précisément parce qu’il y a différence.
b)
L’hétérosexualité n’existe pas
Je propose l’hypothèse suivante : il n’y a pas
d’hétérosexualité, mais la sexualité tout court. Je reste freudien. Et
l’homosexualité n’est qu’une variante de la sexualité tout court, ordinairement
dirigée, au moins à l’âge adulte vers des personnes du sexe opposé. Mais il y a
assez d’homosexuels exclusifs et il arrive fréquemment que des prétendus « hétéros »
aient aussi des désirs dirigés vers une personne du même sexe. Les
catégorisations en vogue de nos jours sont donc absurdes et constituent une
régression du point de vue de la connaissance de la sexualité humaine.
c)
Il faut arrêter l’invasion de la technique
Ce qui le point commun de toutes ces tentatives d’en finir
avec la distinction des sexes, c’est l’invasion de la technique. Il ne s’agit
pas de la technique des sextoys, semble-t-il, presque aussi vieille que « sapiens »,
mais de la soumission de la vie et de sa reproduction à des processus
techniques. Il faudrait certainement dire radicalement et une bonne fois pour toutes
« non à la PMA » parce que « non à la reproduction programmée » et « non à
l’eugénisme ».
En conclusion
Récemment, un colloque de « féministes » (appellation non
contrôlée) s’est tenu à Paris sous le mot d’ordre : « sortir de
l’hétérosexualité ». Il s’agit évidemment toujours dans ce cas de
l’hétérosexualité masculine, c’est-à-dire des hommes qui préfèrent les femmes,
car il va de soi que les femmes ne peuvent pas aimer les hommes… C’est
seulement l’ordre patriarcal capitaliste qui les contraint à se soumettre à un
« mec ». Comment rééduquer les hommes ? Voilà le problème que ces penseuses ou
penseresses (?) avaient commencé à se poser. Sortir de l’hétérosexualité, ce
n’est possible que si 1) on se prépare à sortir de l’humanité ou si 2) on
généralise les modes artificiels de reproduction de l’espèce — on pourrait
garder quelques mâles dans des enclos réservés en vue de l’extraction du sperme
nécessaire à la fécondation en attendant la parthénogenèse ou la conception
virginale à l’exemple de Marie, mère de Jésus. Vu de cette manière on peut
penser que cette folie se passera d’une manière ou d’une autre et que le réel
va se rappeler au bon souvenir de tous ces gens. Mais si, comme je le crois,
cette folie est l’expression achevée du capitalisme à notre époque, de ce
capitalisme que plus rien ne retient dans sa course, alors nous avons quelques
raisons d’être inquiets.
Je résume en quelques phrases, quelques slogans :
1)
La médicalisation de la sexualité (transgenre,
etc.), c’est la soumission de la vie la technique, le retour à l’état
inorganique, c’est-à-dire la pulsion de mort.
2)
L’identité, c’est le refus de la vie !
3)
Notre corps n’est pas à notre disposition.
4)
Nous ne voulons pas de la société de « la
servante écarlate ».
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