jeudi 10 mai 2007

Le loup et le chien

Cet article a été le point de départ d''u travail qui s'est conclu par la publication de mon livre: La longueur de la chaîne (Max Milo, 2011). Je ne reprends par les autres articles de la même série qui ont été intégrés et développés dans le livre (Note de l'auteur. 2018)

Le loup et le chien
Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli , qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers ,
Sire loup l'eût fait volontiers;
Mais il fallait livrer bataille,
Et la mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le loup donc, l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
«Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui répartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien:
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi? rien d'assuré; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez moi, vous aurez un bien meilleur destin.»
Le loup reprit: «Que me faudra-t-il faire?
-Presque rien, dit le chien: donner la chasse aux gens
Portants bâtons et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire:
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons:
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse.»
Le loup déjà se forge une félicité 
Qui le fait pleurer de tendresse
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
"Qu'est-ce là? lui dit-il. - Rien. - Quoi? rien? -Peu de chose.
Mais encor? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le loup: vous ne courez donc pas
Où vous voulez? - Pas toujours; mais qu'importe? -
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.
(Jean de la Fontaine) 

Sommes-nous encore capables d’entendre Jean de la Fontaine ? L’étonnement et le véritable haut-le-cœur du loup, « vous ne courez donc pas Où vous voulez ? », étonnera peut-être l’immense majorité de nos contemporains. Ou s’il ne les étonne pas, c’est qu’ils ne savent plus guère lire ce génial auteur victime de son succès. En effet, on n’a peut-être jamais autant employé le mot « liberté » et ses dérivés du genre « libéral » et pourtant nous avons pris insensiblement l’habitude de porter un collier, « Rien (…) – Peu de chose. (…) Le collier dont je suis attaché ». Y a-t-il encore et pour combien de temps des loups pour remarquer notre cou pelé ?
On fait mine de s’interroger sur l’inflation législative, en France comme au niveau européen. On ne le devrait point. Nous voulons des interdits et des obligations dans tous les domaines. On a déjà fustigé cet « angélisme exterminateur » (Alain-Gérard Slama), cet État qui veut notre bien malgré nous, qui nous veut priver du plaisir de cracher nos bronches tabagiques au lever, ou qui prétend réglementer le vocabulaire et l’usage des injures et autres pittoresques noms d’oiseaux. Mais ce n’est que la surface des choses. Et d’ailleurs les pourfendeurs du « politiquement correct » s’empressent souvent de demander à leur tour l’intervention de la police et le retour à « la loi et l’ordre ». Au politiquement correct des modernes, ils opposent le politiquement correct des anciens. C’est tout.
Place Tienanmen, il y a une caméra tous les vingt mètres. Le pouvoir « communiste » veille à l’ordre. Mais les pouvoirs « capitalistes » du monde entier en font tout autant. Toutes les métropoles sont sous surveillance. L’obsession de la sécurité a envahi tous les pores de la société, aboli la notion même de vie privée, rendu possible ce que les libéraux des siècles passés n’eussent imaginé qu’avec horreur. Le Patriot act aux USA et les législations dites antiterroristes en Europe mettent en pièce l’habeas corpus. Les libertés individuelles traditionnelles sont à l’agonie.
Il n’en va pas mieux avec la liberté politique classique : la démocratie n’est plus qu’une mise en scène de la comédie du pouvoir : privée d’enjeux réels, faute de vraies divergences politiques, la joute électorale se résume à choisir entre deux versions de la pensée unique, une sorte de concours de beauté sans la moindre beauté, ou plutôt un spectacle sportif truqué dans lequel les athlètes portent tous les maillots aux couleurs des grandes marques. Confirmation des imprécations de Max Stirner : tout État, qu’il soit monarchique ou républicain n’a pas d’autre but que « lier, borner, subordonner l’individu, l’assujettir à la chose générale » et si certains États sont assez forts pour tolérer quelques activités libres des individus, ce n’est que « la tolérance de l’insignifiant et de l’inoffensif. »
Rien de nouveau, dira-t-on. Erreur. La domination bénéficie maintenant de l’irruption violente des techniques de l’information et de la communication et des biotechnologies. La biométrie est en marche. Hier nous étions des sujets soumis à un pouvoir politique souverain. On est en train de nous marquer comme du bétail, des puces électroniques et non des bagues dans les oreilles comme les vaches, mais la différence ici est sans importance. Évidemment, c’est pour notre bien ! Le pouvoir politique est un bon pasteur qui prend soin de son troupeau et veut le protéger des loups et des brebis galeuses. Inusable métaphore du pasteur. Mais à la fin, le troupeau est toujours conduit à l’abattoir. Rousseau le disait déjà.
Pendant un siècle au moins, le débat idéologique se résumait à l’opposition des partisans de la liberté, prêt à sacrifier l’égalité (toujours chimérique) à cette noble cause, et de ceux de l’égalité pour qui il fallait bien casser quelques œufs des libertés « formelles » en vue de réaliser une société vraiment plus juste. Opposition absurde et bien idéologique, comme nous avons souvent eu l’occasion de le montrer. La croissance vertigineuse des inégalités sociales s’accompagne du développement d’une tyrannie ordinaire qui se baptise « libérale ». Dans 1984, Orwell met à jour le noyau de la pensée totalitaire : l’identification des contraires. La liberté, c’est l’esclavage ; la paix, c’est la guerre. Nous y sommes. La liberté c’est la surveillance généralisée. La liberté, c’est le fil électronique auquel nous sommes attachés, la liberté c’est le bourrage de crâne et les méthodes les plus sophistiquées de manipulation auxquelles est consacré l’essentiel des efforts dans les sciences humaines – appelées telles sans doute par antiphrase. La paix, c’est la guerre permanente contre un ennemi qu’on invente le cas échéant : fausses armes de destructions massives, groupes terroristes financés par les amis de ceux qui prétendent les combattre. Et ainsi de suite. Oceana n’est pas le pays du « angsoc » mais celui du « anglib »[1], mais les procédés de gouvernement ressemblent étrangement à ceux qu’avait imaginés Orwell, en prenant modèle sur l’Union Soviétique.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Paresse et lâcheté, dit Kant dans Qu’est-ce que les Lumières, nous conduisent à ne pas vouloir sortir de la minorité, à rester sous tutelle et les « tuteurs », du reste, font tout ce qu’ils peuvent pour nous convaincre que le mieux, pour nous, est d’accepter cette tutelle. L’explication est, cependant, insuffisante : elle invoque des dispositions permanentes de l’âme humaine et ne peut donc rendre compte des profonds et relativement récents changements d’attitude. Le paradoxe est qu’il faut peut-être chercher les causes de cette exténuation de l’amour de la liberté dans la manière même dont la société bourgeoise moderne a conçu la liberté. Comprendre pourquoi nous nous désintéressons de notre liberté renvoie sans doute à cette bifurcation qui se joue dans l’histoire anglaise du xviièmesiècle, entre les deux révolutions, la révolution républicaine scotomisée dans l’histoire européenne et la « glorious revolution », glorieuse parce qu’elle a sauvé la monarchie et imposé une conception libérale de la liberté[2] dont nous payons aujourd’hui le prix fort.
Il n’est pas dans notre propos d’explorer toutes les racines de cette ambivalence de l’idée de liberté. De Robert Filmer à Isaiah Berlin, on défend la liberté du chien à manger grassement les restes que son maître lui veut bien laisser. De Harrington à Rousseau et à leur héritiers modernes, on est plutôt du côté de la liberté du loup : la liberté peut exiger une pitance plus maigre. Chose curieuse : les théoriciens de la liberté libérale partagent avec les anciens partisans du « socialisme réel » cette idée que la prospérité vaut bien qu’on abandonne à un souverain tout puissant une partie de notre liberté naturelle. Et quand, de toutes parts, on nous répète que notre sécurité et la défense de nos propriétés vaut bien la généralisation de la vidéosurveillance, l’espionnage des conversations téléphoniques et du courrier, le fichage de toute la population et l’extension indéfinie des pouvoirs de la police on est bien dans une logique qui ne date pas d’hier. Une logique qui renvoie, au contraire, à l’une des deux conceptions majeures de la liberté qui se combattent depuis le début de l’ère des révolutions.
Mais avant d’en venir aux explications, et, éventuellement aux remèdes, essayons d’établir et d’analyser les faits, tâche complexe tant est-il que la domination sait maintenant se déguiser avec les habits trompeurs de la toute-puissance du caprice ou la tyrannie du plaisir.



[1] Le « angsoc » en novlangue désigne l’idéologie du parti dirigeant d’Oceana. Ce « socialisme anglais » s’appelle évidemment ainsi parce qu’il tourne le dos aux idéaux du socialisme. Il en va de même avec l’actuel «  » (qu’on pourrait appeler « anglib ») qui tourne le dos aux principes du classique.
[2] Voir Quentin Skinner : La liberté avant le .

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