lundi 2 juin 2003

Théorie et expérience : avant et après Galilée.

L’activité scientifique moderne, dont on peut dater, pas tout à fait arbitrairement, la naissance à l’œuvre de Galilée, suppose une rupture profonde entre la représentation sensible du réel et la théorie physique. Elle s’inscrit comme un élément d’une transformation culturelle, sociale, politique et religieuse de tout l’Occident chrétien qui, de proche en proche atteindra le monde entier. Cette rupture qui concerne principalement la théorie de la connaissance s’insère cependant dans un bouleversement général des représentations du monde, dans le passage « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du célèbre livre de Koyré.[1]

dimanche 1 juin 2003

Les raisons de la science (Le ragioni della scienza) par Ludovico Geymonat et Giulio Giorello, avec la participation de Fabio Minazzi. (Sagittari Laterza, 1986)

Ludovico Geymonat est un de ces philosophes italiens que l’appartenance au PCI et l’adhésion au marxisme orthodoxe n’ont pas empêchés de philosopher. Philosophe des sciences et rationaliste intransigeant, il est de ceux qui ont pris au sérieux le positivisme logique du « Wiener Kreis » aussi que l’épistémologie poppérienne. D’abord adhérent au néopositivisme de Moritz Schlick, qu’il a fait connaître en Italie dans les années 30, il est devenu marxiste et a cherché une formulation du matérialisme dialectique qui soit en lien strict avec les débats contemporains en philosophie des sciences et en épistémologie1. Il est connu en France par son livre sur Galilée (collection Points, Seuil). Giulio Giorello, spécialiste de philosophie des sciences a été l’élève de Geymonat. 
Le ragioni della scienza se compose
- d’un essai introductif de Geymonat (Dialectique scientifique et liberté) ;
- d’un autre essai de Giorello (Le conflit et le changement) ;
- d’une discussion entre Geymonat, Giorello et Minazzi, articulée autour de cinq thèmes : images de la science et vicissitudes de la philosophie, science et expérience, croissance de la connaissance et dialectique, rationalisme et/ou historicisme, une polémique sur le réalisme et la liberté ;
- d’un essai de Fabio Minazzi placé en appendice : épistémologie, criticisme et historicité.

INTRODUCTION DE GEYMONAT

Le fil directeur de ces essais et de ce débat réside dans le redéfinition de la tâche de la philosophie à l’égard de la science et dans la défense d’une approche historique de l’épistémologie. Ce qui est récusé, c’est la distinction rigide opérée par Popper entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Ainsi Geymonat écrit-il : « Si donc nous
pensons que la rigueur, ou la recherche de la rigueur, est ce qui caractérise le plus le discours scientifique relativement aux autres types de discours, nous devons admettre que cette caractérisation ne constitue pas quelque chose de méta-historique. En d’autres termes, aucune théorie ne peut être jugée rigoureuse dans l’abstrait ; elle mérite en effet le titre de scientifique seulement respectivement aux exigences de rigueur admises à une époque déterminée et qui peuvent être notablement différentes de celles acceptées à une autre époque. Ici réside la raison principale du caractère intrinsèquement historique de la science et, par conséquent, la non-acceptabilité de la conception de Comte qui considère la phase scientifique de notre connaissance comme une phase absolument différente des autres, c'est-à-dire considérait la science comme un absolu (neutre et atemporel). » (p.8)
Il s’agit ensuite de déterminer ce qui forme la spécificité de la science comme entreprise de
l’esprit humain. Geymonat met en garde contre le formalisme et les mirages de l’axiomatisation. « La rigueur formelle, bien que constituant l’un des facteurs principaux qui
distinguent la science de la non-science, n’est certainement pas l’unique constituant de la science elle-même. » (p.13)

Théorie et expérience

Il s’agit de justifier, à nouveaux frais, l’usage des mathématiques comme moyen adéquat pour rendre compte de l’expérimentation scientifique. Geymonat rejette la thèse pythagoricienne – platonicienne selon laquelle l’extraordinaire usage qu’on peut faire des mathématiques pour décrire et expliquer les phénomènes naturels viendrait du fait que l’univers est par essence ordonné mathématiquement. « Cette thèse se révèle manifestement incompatible avec l’exigence de rigueur dont nous avons dit qu’elle constituait l’une des principales caractéristiques de la science moderne » (p.14).
La logique mathématique est incompatible avec la soi-disant logique inductive. La réfutation du principe d’induction cependant laisse ouverte la question des rapports entre théorie et expérience. La réponse de Geymonat est que si l’expérience ne dicte jamais aucune loi ni aucune théorie générale, elle peut néanmoins les suggérer. L’expérience indique une certaine direction, suivant laquelle on doit poursuivre la recherche. Geymonat met au centre de sa réflexion épistémologique le concept d’approfondissement.
« Le traitement mathématique d’un phénomène est ce qui nous conduit à comprendre la signification du concept ‘d’approfondissement’ du phénomène lui-même. En effet, le traitement mathématique en question réussit à encadrer le phénomène examiné dans un schéma plus abstrait qui nous permet de nous en faire une idée plus générale, moins liée à la contingence : et justement, c’est en ceci que consiste l’approfondissement du phénomène.
Ainsi, par exemple, nous disons que la théorie de la relativité a approfondi le phénomène déjà connu de l’identité numérique entre la masse gravitationnelle et la masse inertielle parce qu’elle a réussi à l’encadrer dans une théorie générale où elle perd son caractère contingent, purement factuel pour la rendre nécessaire. Pour le scientifique ordinaire, approfondir un résultat signifie l’expliquer, ce qui équivaut à le déduire d’une théorie plus générale, et ceci justifie le fait que les deux concepts d’approfondissement et de mathématisation soient étroitement liés entre eux. » (p.17)

Geymonat propose d’étendre les principes de la rigueur scientifique aux discours autres que le discours scientifique. La philosophie des sciences permet de combattre le dogmatisme et pas seulement dans le domaine de la religion, mais aussi dans le champ de presque toutes les «institutions les plus respectables». Ainsi du discours politico-économique dominant : « quant à ceux qui invoquent les soi-disant ‘enseignements’ de l’expérience pour soutenir que les méthodes capitalistes de la production et de la distribution sont les seules à avoir réussi, il n’y a rien d’autre à faire désormais qu’à les renvoyer à un secteur désormais bien assis de la plus moderne critique épistémologique, selon laquelle l’expérience n’est jamais en mesure de nous dicter quelque conclusion absolument valide. » (p.20)

CRITIQUE DU MAÎTRE PAR LE DISCIPLE


Giorello, ancien élève de Geymonat soumet les principales thèses de son ancien maître au feu de la critique, une critique qui souvent se rapproche des conceptions développées par Imre Lakatos. Giorello commence par rappeler que toutes les théories antiques et médiévales cherchaient à sauver les phénomènes, c'est-à-dire à rendre compte du témoignage des sens. Au contraire avec Galilée et Copernic, il s’agit de « faire violence au sens ». « À tous ceux qui soutiennent que c’est à l’expérience de « suggérer » les principes d’une théorie nouvelle et révolutionnaire, Galilée est là pour rappeler que dans le cas de la révolution copernicienne, c’est le contraire qui est arrivé : non seulement Ptolémée mais aussi Copernic était « réfuté par les faits ».
Rappelant la démarche de Galilée et notamment les dialogues, Giorello fait de la controverse le véritable moteur du progrès scientifique : « la controverse fonctionne donc comme un stimulant décisif qui permet de découvrir – sur un mode que Peirce aurait appelé abductif2 – une raison assez plausible pour convertir un contre-argument en argument en faveur de. » Giorello en donne un exemple dans la deuxième journée du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde,3 où Galilée discute les prétendues réfutations mécaniques du mouvement de la terre. «À la base de ces ‘réfutations’ se trouve l’idée, encore acceptée par Tycho Brahe, que 1) les graves tombent perpendiculairement à la surface de la Terre, et 2) ils devraient tomber obliquement, si la Terre se mouvait. Pour éluder l’objection, Galilée devait montrer que la conjonction de 1) et 2) n’est pas conclusive contre le mouvement de la Terre. Comme on le sait, le jeu de Galilée a consisté dans l’introduction du principe appelé plus tard ‘principe de relativité galiléenne’. Contre le soi-disant argument du navire – une pierre qui tombe du sommet du grand mât devrait tomber visiblement loin de la base de ce même mât si le navire se mouvait d’une ‘course rapide’ – Galilée soutient qu’il est impossible à l’intérieur d’un système de déterminer s’il se trouve en repos ou en mouvement rectiligne uniforme.
Giorello donne un deuxième exemple avec la manière dont Galilée soutient l’atomisme contre les aristotéliciens – à propos de la lumière dans les Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nove scienze.4

« Dans le Saggiatore (1623) Galilée avait conçu la lumière comme composée d’atomes absolument indivisibles alors que la chaleur était composée « d’ignés très petits » et les différents corps de ‘quanta très petits’5. Dans les Discorsi (1638) cette conception atomiste est reprise mais avec un important glissement : pour expliquer tant la cohésion des corps que les changements d’état (la glace fond, le métal entre en fusion, l’eau s’évapore) la structure fine
de la matière est représentée comme formant un réticule formé d’un nombre infini d’atomes séparés par un nombre infini de vides. Et puisqu’il s’agit toujours de portions de matières limitées, les atomes ne sont plus les ‘très petits quanta’ de 1923 mais des parties ‘sans quantité’6 et les vides eux-mêmes sont décrits comme des ‘vides non quanti’7. Un glissement s’est donc produit, de l’intuition de segments très petits à l’idée d’un continuum linéaire composé soit de ‘points’ soit de ‘segments’ infiniment petits (cette dernière dichotomie, implicite chez Galilée, bifurquera bien vite chez les partisans de la théorie des indivisibles et se trouvera encore chez les créateurs du calcul infinitésimal8). Ce glissement qui, à première vue, pousse Galilée à nier un des présupposés des aristotéliciens – la divisibilité d’un continu à l’infini – n’est cependant pas arbitraire. Avant tout, les parties ‘non quante’ de Galilée prétendent non seulement ‘sauver les phénomènes’ (cohésion, pénétration, changement d’état, etc.) mais aussi fournir in nuce une structure mathématique qui rende possible une interprétation physique des calculs en éludant les objections classiques contre l’atomisme. En
second lieu, Galilée semble épouser deux thèses distinctes : un continuum (soit pour fixer les idées un continuum linéaire) terminé (c'est-à-dire fini) 1) est divisible en un nombre arbitraire
(indéterminé) de parties ‘quante’ ; 2) est composé d’un nombre infini de parties ‘non quante’ et indivisibles. En soi, la 1)ne suspend pas tout à fait un aspect de la cosmologie aristotélicienne, pourvu qu’on accepte de traduire les partes semper divisibiles de l’aristotélisme scolastique par parties ‘quante’. En même temps, elle prépare l’acceptation des
‘atomes’ (« vous ne voyez pas que dire que le continu consiste en parties toujours indivisibles comporte que, en le divisant et en le subdivisant, on n’arrive jamais aux premiers composants.
Les premiers composants donc sont ceux qui ne sont plus divisibles et ceux qui ne sont plus divisibles sont les indivisibles. ») On pourrait par conséquent dire que Galilée introduit la 2)
sur un mode abductif pour justifier la 1). » (34-35)

Il est intéressant de noter que, bien qu’ayant rejeté le marxisme de son maître, et donc toutes les références au « matérialisme dialectique », Giorello, au nom d’une « théorie libérale » de la connaissance se révèle ici un dialecticien passionnant. Poussant l’analyse, il remarque que, sur cette question du continu, « Galilée a délimité de fait une sorte de compromis entre la ‘thèse’ et ‘l’antithèse’ du second conflit de la raison avec elle-même dont Kant parle dans la Dialectique transcendantale. » Cette dialectique, on le sait, est celle de l’illusion et elle contribue à définir les limites de l’usage théorique de la raison pure. Mais Giorello refuse ce kantisme trop orthodoxe. « Est-ce que, en fin de compte, une illusion ‘indestructible’ ne finit pas par constituer véritablement pour cela même un authentique problème ? » (39) Et de citer le « surprenant » appendice à la Dialectique transcendantale consacré à « l’usage régulateur des idées de la raison pure », qui pose la possibilité d’un « bon usage » des idées transcendantales.

Cette façon de considérer la « logique de la découverte scientifique » conduit naturellement à admettre qu’il est « difficile de tracer de manière rigide une ligne de démarcation entre science et métaphysique (ou entre science et théologie) » (43)

AUTRES QUESTIONS

La discussion aborde bien d’autres questions, celle de l’incommensurabilité des théories (on retrouvera la critique de Kuhn), celle du réalisme, celle des rapports entre science et technique, etc. Alors que Geymonat défend la valeur du matérialisme dialectique, contre l’empirisme logique, Giorello défend la valeur heuristique de la philosophie libérale, en se plaçant du point de la science. Cependant la longue discussion sur le marxisme apparaît tout à la fois obsolète – en ce sens que plus personne ne soutient le marxisme comme une grande théorie de tout, à la mode du « matérialisme dialectique développé dans l’environnement stalinien – et faible, dans la mesure où elle semble ignorer à peu près toutes les réflexions qui se sont développées hors de cet environnement stalinien.
Il reste que la discussion autour de l’historicité des sciences garde toute sa valeur à l’heure où le poppérisme a occupé – pour la stériliser – une large partie du champ épistémologique. Après tout, si la lecture ou la relecture de ces textes qui ont déjà une vingtaine d’année pouvait contribuer à « l’extinction du poppérisme », ce n’aurait pas été vain.

© Denis Collin – 1er juin 2003

Notes

1. On peut trouver un analyse de ce cheminement dans « Dal neo-positivismo al materialismo dialettico », un essai publié dans le recueil « Reflessioni critiche su Kuhn e Popper » (edizioni Dedalo – Bari, 1983)
2 C.S. Peirce fait de l’abduction une des formes logiques essentielles de la découverte scientifique. Stricto sensu, de (p->q) et q, on ne peut déduire p. Mais si (p -> q) , et q, alors p est une hypothèse explicative possible pour q.
3 publié en français dans la collection Points au Seuil.
4 PUF, 2000, collection Épiméthée.
5 Je traduis naturellement « quanto » par « quantum » en utilisant « quanta » pour le pluriel. Ce qui n’est pas si anachronique qu’on le pourrait croire.
6 Je traduis « non quante » par « sans quantité ».
7 Cette conception de la structure fine de la matière est exactement celle que soutient Spinoza – voir, en particulier, Éthique, II.
8 Note de G.Giorello : Pour ces développements, on peut se reporter à G.Giorello : Lo spettro et il libertino. Teologia, matematica et libero pensiero, Mondadori, Milano, 185, pp. 187-91;

Le positivisme logique et l'interprétation de Copenhague


Toutes les sciences ont pour but de prévoir les évènements futurs et d’en diriger le cours dans la mesure du possible, à partir des évènements immédiatement présents. (…) Partout on y coordonne des symboles aux données immédiates.[1]

Remarques à partir d'un livre de Philipp Frank
L’interprétation dominante de la mécanique quantique (MQ), telle qu’a été défendue par Werner Heisenberg et Niels Bohr est résolument anti-réaliste. Affirmant qu’il est impossible de séparer l’observateur de l’objet observé, cette interprétation soutient que la science ne connaît que les expériences (dispositif expérimental inclus). En dehors de l’observation, il est impossible de dire quoi que ce soit de la réalité. Chez Heisenberg, cette thèse s’insère dans une philosophie de la science nettement idéaliste, qui se débat avec Kant. Il est curieux de remarquer que le positivisme logique, nettement empiriste, du « Cercle de Vienne » conduit, lui aussi, à une conception anti-réaliste. Et c’est d’autant plus curieux que certains des membres du cercle de Vienne, liés d’une manière ou d’une autre au marxisme, se disent réalistes. Philipp Frank, l’un des philosophes de cette école en expose de manière claire les idées essentielles en matière de théorie de la science.
Cette définition, tout d’abord, exclut tout référence à la réalité puisqu’il s’agit seulement des événements « immédiatement présents » c'est-à-dire qui des « données immédiates ». En second lieu, elle est purement « opérationnelle » puisque la science doit, d’une part, « prévoir les évènements futurs » – ce qui signifie par exemple que les sciences qui n’ont pas cette capacité de prévision ne sont pas à proprement parler des sciences – ainsi les « sciences historiques » ou les sciences de la nature comme la théorie de l’évolution, la paléontologie, etc. D’autre part, la science doit essayer de « diriger le cours » de ces évènements. C’est donc l’interaction pratique qui fait la science.
« L’instrument science » consiste en des « relations entre symboles ». Ces relations sont des formules (par exemple les équations du mouvement de Newton). Mais Frank précise que ces formules « ne sont pas des énoncés portant sur le donné expérimental réel » :
On ne peut les dire vraies ou fausses que dans le sens où un couteau mal aiguisé est un instrument tranchant qui peut être qualifié de « faux » ; mais non pas dans le sens ou il est faux de dire : « cette table est bleue » quand on l’a peinte en vermillon.[2]
La formule galiléenne de la « chute des graves » que dans la mesure où elle permet de calculer avec une bonne approximation le temps que mettra la pierre lâchée dans un puits pour atteindre l’eau. Mais en elle-même, elle n’est ni vraie ni fausse.
Il faut maintenant préciser ce qu’on entend par « données ». Ce ne sont que des « propositions-constat », du type « l’observateur A constate la présence d’une tâche sombre dans le coin supérieur gauche de l’écran ». La proposition ne porte pas sur l’existence de la tâche et encore moins sur la réalité dont la tâche est le signe, mais bien sur l’observation – en cela Philipp Frank soutient des positions semblables à celles de Bohr et Heisenberg en mécanique quantique.
O.Neurath nomme « physicalisme » l’attitude scientifique de ceux qui ne veulent utiliser que des propositions-constat comme celles dont nous venons de parler et R. Carnap montre que c’est seulement par ce moyen qu’on peut parler d’un « langage physique » susceptible d’être considéré comme la seule langue commune à toutes les sciences : celle dans laquelle on peut se faire comprendre de tous les hommes.[3]
Le « physicalisme » s’inscrit dans la démarche du cercle de Vienne visant à éliminer radicalement la métaphysique comme dépourvue de sens. Karl Popper a montré les contradictions auxquelles conduit cette tentative.[4] Popper, polémiquant contre Carnap, fait remarquer que toutes les théories physiques contiennent des éléments non testables – c’est-à-dire qui ne peuvent faire l’objet de propositions-constat pour parler comme Frank. Or l’élimination de ces éléments non testables pourrait avoir des effets encore plus destructeurs sur la science que la pollution des théories par la métaphysique. Par exemple Mach, que Carnap cite à l’appui de sa position, voulait éliminer de la théorie physique l’atomisme.

La thèse du physicalisme conduit à considérer que le monde réel et le monde de notre expérience sont un seul et même monde. Carnap défendait dans un premier temps la thèse du « solipsisme méthodologique » qui affirme que la science est construite à partir de l’expérience individuelle. Sous l’influence de Neurath, qui était marxiste, le physicalisme fut introduit parce qu’il insistait sur la formulation d’un langage qui pourrait bénéficier de la validation intersubjective. Le physicalisme était défini par Neurath comme un « matérialisme méthodologique ».

De cette conception de la science, Philipp Frank est conduit à repenser le statut du réel. Il justifie l’identité du monde de l’expérience et du monde réel. Dans le langage commun, la différence entre « apparent » et « réel » renvoie, la plupart du temps à deux modes de l’examen d’un phénomène donc à deux genres d’expérience sensible : en apparence (1) A est B mais avec un examen plus approfondi, je me rends compte que (2) A et C. Les résultats (1) et (2) sont tous les deux des résultats empiriques. Bien qu’en physique, il semble en aller différemment, ce n’est pas le cas. Par exemple, nous pouvons dire qu’apparemment cette rose est rouge mais qu’en réalité il n’y a ni pas de couleur chatoyante mais seulement une onde électromagnétique de 650 nm. Ce qu’on appellera « réel » maintenant, c’est un « schéma mathématique » duquel on peut déduire des résultats expérimentaux. Mais le schéma mathématique n’a rien à voir avec un « arrière-monde » plus ou moins platonicien. Il est « le résumé le plus précis des données expérimentales ».[5] Ainsi,
Si le passage des apparences au réel est un progrès, celui-ci ne peut être accompli que par deux voies : ou bien par l’enrichissement de notre collection de données expérimentales, ou bien par les perfectionnements apportés à leur mise en ordre.[6]
Cette position, selon Frank est conforme aux progrès de la physique. La physique classique, par exemple, distingue des forces « vraies » et des forces « apparentes » : ainsi la « force centrifuge est souvent désignée comme « pseudo-force ». Il en va de même de la force de Coriolis. Mais dans la théorie de la relativité générale, ce type de distinction n’a plus lieu d’être.[7] Par conséquent :

La construction du monde dit « réel », « véritable », « physique », « objectif » ou « spatio-temporel » n’est pas autre chose que la mise en ordre des données de l’expérience suivant un schéma.[8]
On ne peut donc plus considérer la théorie physique comme un ensemble d’énoncés cohérents décrivant un « monde réel » qui existerait en dehors de la conscience. Il y a bien difficulté : comme les théories sont changeantes, ne pourrait-on pas considérer qu’elles sont toutes des approximations, plus ou moins réussies, d’un monde « vrai » ? Cet argument qui est un des arguments forts en faveur du réalisme, est cependant réfuté : il faudrait pouvoir comparer les théories entre elles et les placer sur la ligne d’un progrès marquant une certaine convergence. Or cette convergence ne peut se faire que sur les mesures expérimentales et nullement sur les théories elles-mêmes, puisqu’il « n’y a pas la moindre indication en faveur de la découverte finale d’une théorie définitive. »[9] Il n’y a donc pas place pour ce que Michel Bitbol appelle le réalisme convergent.[10]

Il faut, selon Frank, éliminer impitoyablement toute trace de proposition métaphysique (c’est-à-dire se situant au-delà de la physique) dans la théorie physique. Par exemple, la découverte de la constante de Planck, h, qui permet de déterminer le quantum d’action, ne permet pas d’affirmer qu’il existe quelque chose qui serait un « grain d’énergie » ou quoi que ce soit d’autre du même genre. La physique des quanta ne peut pas être interprétée comme une nouvelle version de la physique atomiste et discontinuiste de Démocrite.

Philipp Frank reste cependant cohérent. Défendant l’épistémologie de Mach – qui fut l’un des premiers à réfuter l’opposition des deux mondes dans la science – il critique ceux qui déduisent des thèses de Mach la « défaite du matérialisme », à la différence, par exemple, aujourd’hui d’un Bernard d’Espagnat qui prétend que la MQ a permis de consommer la défaite du matérialisme. Frank montre que le matérialisme tel qu’il a été élaboré au siècle des Lumières, n’est pas une métaphysique du monde « vrai » opposé au monde de l’expérience, mais simplement « l’opinion d’après laquelle on peut rendre compte de tous les phénomènes naturels, même de ceux qui se passent dans les êtres vivants, à l’aide des lois et des concepts de la mécanique »[11]. Donc la querelle de Lénine contre Mach, dans Matérialisme et empiriocriticisme, repose sur un malentendu et notamment sur l’exploitation illégitime des thèses de Mach par les anti- matérialistes.
De la même manière, Frank se protège contre les accusations de scepticisme qui pourraient lui être adressées. Le refus d’admettre un monde « vrai » à côté du monde de l’expérience signifie seulement ceci :
La notion de monde réel n’a de sens que si l’on admet, en même temps, une intelligence surhumaine. Toute autre attitude n’est qu’un non-sens logique.[12]
L’anti-réalisme de Philipp Frank semble donc compatible avec une certaine interprétation du matérialisme, ce « matérialisme méthodologique » cher à Neurath. En même temps, Frank s’appuie sur les positions de Heisenberg et même de Planck qui lui semblent des confirmations de sa conception de l’activité scientifique.

C’est un rapprochement qui ouvre des perspectives de recherche : dans quelle mesure une version matérialiste de la philosophie critique de Kant est-elle possible ? Quels rapports entre le physicalisme viennois et le matérialisme ? un matérialisme anti-réaliste n’est-il pas une contradiction dans les termes ?
©Denis Collin – 2003


[1] Philipp Frank :Le principe de causali et ses limites, traduit de lallemand par J. du Plessis de Grenédan, Flammarion, 1937, « Bibliothèque de philosophie scientifique », p.15
[2] Op. cit. p.18
[3] Op. cit. p.51
[4]voir Karl Popper : La démarcation entre la science et la métaphysique, 1955, reproduit dans Pierre Jacob (dir.)
De Vienne à Cambridge, Gallimard, 1980
[5] P.Frank, op. cit. p.221
[6] Op. cit. p.222
[7]La force de Coriolis permet de décrire l’accélération que subit tout corps en mouvement relatif à un repère en rotation. Si on lance une boule sur un plan (en mouvement inertiel), elle va se déplacer en ligne droite en raison du principe d’inertie. Si ce plan est en rotation, la boule se déplacera toujours en ligne droite relativement un observateur extérieur mais relativement à uobservateusit suplaenrotation, elle aura une trajectoircourbe. La Terre étant un repère en rotation, la force de Coriolis y joue un rôle important  cest elle qui explique que les mouvements des masses d’air et des liquides sont déviés vers la droite dans lhémisphère nord et vers la gauche dans lhémisphère sud. Dans la physique relativistgaliléenne repose sur la conservation des lois dans lerepères en déplacement inertiel, le repère inertiel est un repère privilégié. Mais dans la théorie de la relativité générale formule des lois valables pour nimporte quel repère (Einstein parle de « système de coordonnées » oSC dans L’évolution des idées en physique).
[8] P.Frank, p.225
[9] P.Frank, p.234
[10] Michel Bitbol, L’aveuglante proximité dréel, Flammarion, 1998, collection « Champs », chapitre I
[11] Op. cit. p.247
[12] Op. cit. p.249

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